Grand Homme amoureux

Quand le Grand Homme tomba amoureux d’une femme humaine, ce fut une sacrée histoire.

Elle s’appelait Zoya. Oui, comme Zo Boone. En fait, c’était un clone de Zo, réalisé par des amis de Zo après l’accident qui lui avait coûté la vie. Génétiquement, Zoya était donc une autre fille de Jackie, et par conséquent l’arrière-petite-fille de Kasei, et l’arrière-arrière-petite-fille de John Boone. Et ce n’est pas tout. Comme le corps de Zo avait flotté un moment dans la mer du Nord, qui était légèrement salée, elle avait été, bien involontairement, touchée par la résurgence des archéobactéries. Et dans cette soupe primitive de mer salée, effervescente, elle avait apparemment aussi hérité de certaines caractéristiques du varech et des patèles, des dauphins, des otaries et allez savoir quoi d’autre. Elle était donc beaucoup de choses : grande comme Paul Bunyan, sauvage comme Zo, rebelle comme les archéobactéries, heureuse comme John et aussi tempétueuse et indomptable que la mer du Nord. Telle était Zoya ; Zoya était tout. Elle nageait entre les icebergs, elle volait dans le jet stream, elle faisait le tour du monde en courant en un après-midi. Elle buvait, elle fumait et elle prenait des drogues étranges, elle couchait avec de parfaits étrangers, parfois même avec des amis, et elle laissait tomber son travail dès qu’il y avait de belles vagues sur la mer. Bref, elle cherchait les émotions ; elle bafouait la morale et les conventions. Elle ridiculisait tous les principes du progrès humain. Elle pouvait tuer d’un regard ou d’un coup sur le nez. Sa devise était « S’amuser à tout prix ».

C’est ainsi que lorsque le Grand Homme passa sur Mars, un jour, et vit Zoya surfer sur les vagues de cent mètres de haut de la péninsule Polaire, il eut le coup de foudre. C’était exactement son genre de femme !

Et Zoya n’était pas contre. Elle aimait les hommes grands, et le Grand Homme était grand. Alors ils s’amusèrent ensemble dans tous les coins de Mars. Le Grand Homme prit bien soin de mettre les pieds dans ses anciennes marques de pas afin d’éviter de provoquer de nouveaux désastres et fit de son mieux pour ne pas s’empêtrer dans les choses, mais il n’y avait rien à faire… Ils batifolèrent le long de la crête d’Ius, et il eut beau marcher sur la pointe des pieds, c’est lui qui fit tomber toutes ces falaises, il y a dix ans. Il alla nager avec Zoya et c’est ainsi que la péninsule de Boone’s Neck se retrouva sous l’eau, alors qu’il n’en avait que jusqu’aux genoux. Il vola dans le jet stream avec elle, et son ombre provoqua la première année sans été. Mais ils ne remarquèrent rien de tout ça. Ils s’amusaient trop.

Ils essayèrent même de faire l’amour. Zoya grimpait dans les oreilles du Grand Homme, qui la prenait dans la paume de sa main et se mettait à gémir comme King Kong avec Fay Wray, vous voyez ce que je veux dire : Allez, bébé, je t’en prie, fais l’amour avec moi, laisse-moi te faire l’amour, mais elle éclatait de rire, elle tendait le doigt vers son sexe en érection et elle disait : Désolée, Grand Homme. Je voudrais bien, mais ça ne marcherait pas. Enfin, il me faudrait la journée rien que pour grimper sur cette tour irréductible. Autant escalader les Plats dans l’Évier ou l’Other Old Man of Hoy. Et pour lui montrer, elle essaya un peu, escaladant ce promontoire et massant ce qu’elle pouvait. Mais pauvre Grand Homme ! ça lui faisait le même effet que si une fourmi l’avait pincé.

Dommage, disait-elle en allant nager. Je ne peux pas mieux faire.

Mais il le faut, gémissait le Grand Homme, j’en ai envie, j’en ai besoin, tu ne vas pas me laisser comme ça, bref, ce que disent les garçons et les filles du monde entier. Sauf que cette fois, il n’y avait rien à faire. Je regrette, disait Zoya. Je ne peux pas. Si seulement tu étais moins grand.

Et puis, un jour, se sentant un peu frustrée elle-même, elle dit : Écoute, c’est une question de volonté. Il suffirait que tu sois un peu plus petit pour que ça marche entre nous ! Je te chevaucherais toute la nuit. Tu devrais peut-être essayer de te procurer un sexe plus petit.

Comment ? s’écria le Grand Homme. Que veux-tu dire ?

Ce que je viens de dire : un sexe plus petit. Fais-t’en greffer un autre. Tu te fais couper celui-ci et on t’en recoud un plus petit à la place.

Un plus petit ? Couper ?

C’est la situation qui l’exige, Grand Homme. Il va falloir en passer par là si tu veux que ça marche entre nous.

Quoi ? Comment ?

Une greffe ! Une transplantation ! Tu trouveras ça partout où on transplante des organes. Dans un hôpital, quoi !

Pas question, répondit le Grand Homme. D’abord – et ce n’est pas ma seule objection – les organes transplantés sont prélevés sur des cadavres.

Tu pourrais faire cloner le tien, en plus petit. On sait faire ce genre de chose, à notre époque.

Oh, je t’en prie, dit le Grand Homme. Rien que d’en parler, je me sens tout patraque.

Ce n’est pas ma faute, rétorqua Zoya. Quand on veut, on peut. Et elle s’éloigna à tire-d’aile, toute seule.

Enfin, que voulez-vous ? La vie n’était plus drôle du tout. Le Grand Homme finit par sombrer dans la neurasthénie. Si bien qu’il commença à se renseigner discrètement sur la question. Il alla dans une clinique et raconta une histoire d’ami qui avait une très très petite fiancée. Et il découvrit que les derniers progrès de la biotechnologie des échinodermes permettaient bel et bien de faire ce qu’il voulait. On pouvait l’amputer de ses parties génitales et les remplacer par un greffon cultivé à partir de cellules de l’original. Des cellules de la partie la plus sensible, lui assura un docteur. Une réduction du quart de la moitié lui permettrait d’arriver à la taille voulue pour Zoya.

Le Grand Homme ne connut plus la tranquillité d’esprit. Il était en proie à un cruel dilemme, un gros problème ou un petit ? C’est horrible ! se disait-il. C’est ridicule. Je ne ferai jamais une chose pareille. Je préfère l’oublier. Il quitta la clinique de chirurgie esthétique uro-génitale, bien décidé à ne pas y remettre les pieds.

Mais le Grand Homme était amoureux, et l’amour du Grand Homme était un grand amour. Or l’amour est une grande chose ; une chose qui amène à se surpasser. C’est bien triste, une vie sans amour. Et la vie sans Zoya était d’un ennui inconcevable.

Alors, un jour, le Grand Homme dit : Ça va, ça va. D’accord. Et il retourna à la clinique pour qu’ils prélèvent des cellules de l’endroit le plus sensible de son individu. Ça lui fit un mal de chien.

Après cela, il se rendit sur le nuage d’Oort pour communier avec lui-même. Nous jetterons un voile pudique sur cette scène intime. Disons seulement que, lorsqu’il revint, las et plein d’appréhension, il se déclara prêt. Alors Zoya lui tint la main pendant qu’ils lui administraient des litres d’anesthésique et procédaient à l’opération. Et quand il reprit connaissance, ses parties génitales étaient le quart de la moitié plus petites qu’avant.

Ridicule, dit-il.

En hommage à son courage, Zoya avait fait chimiquement momifier son ancien organe et l’avait envoyé par la voie des airs vers Hellespontus Montes, où il avait été placé à côté du massif appelé les Plats dans l’Évier. Depuis, c’est un promontoire très populaire parmi les amateurs d’escalade, qui le gravissent sous toutes ses coutures.

Enfin, lorsque toutes les cicatrices furent résorbées et que le Grand Homme fut physiquement remis, au milieu de l’été, Zoya l’emmena vers le rivage du golfe de Chryse, sur l’une de ses plages favorites, une bande de sable déserte dans une baie isolée.

Veux-tu m’aimer, maintenant ? lui demanda le Grand Homme.

Je le veux, répondit Zoya.

Cette fois encore, jetons un voile pudique et laissons-leur un peu d’intimité. Sachez seulement que, lorsqu’ils redescendirent vers le sud, le Grand Homme se sentait incroyablement léger pour la première fois de sa vie ; il marchait dix mètres au-dessus du sol. Il ne savait pas que ça pouvait être si bon.

Plus tard, hélas, Zoya le quitta et lui brisa le cœur, mais il fut bien forcé de s’y faire, ainsi qu’à son organe, réduit à une douce petite chose entre ses jambes. Ça lui faisait un peu drôle, mais ce n’était pas mal, au fond. Comme ça, quand il rencontrait des femmes qui lui plaisaient, il pouvait avoir avec elles des relations assez satisfaisantes. Et quand il tombait sur Zoya, ils renouaient parfois leur ancienne liaison, avec la même passion. Alors, en fin de compte, l’un dans l’autre et tout bien considéré, il se disait que ça valait la peine. Et tous les amateurs d’escalade de Mars se félicitent, eux aussi, de cette décision.

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