Plaidoyer pour la mise en œuvre de techniques de terraforming sûres

L’Oxia River charrie beaucoup de boue après les orages sur Margaritifer Terra, et ses eaux limoneuses se déversent, à travers les bancs de sable de l’embouchure, dans le golfe de Chryse, qui se teinte de rouge sur trois ou quatre kilomètres. On croirait voir s’épanouir une fleur de sang vers l’archipel, à l’horizon. Quand la marée reflue et que les boues se déposent sur le fond, le lit de la rivière en est presque toujours changé. Parfois, l’embouchure remonte jusqu’à l’autre bout de la plage. Le vieux chenal se comble alors d’alluvions, mais les vagues viennent encore se cabrer sur les berges submergées, qui les domptent. Tout cela évolue, semaine après semaine, tempête après tempête – tout sauf les éléments en cause, évidemment : le soleil, la mer, le ciel –, les falaises qui s’avancent dans la mer, encadrant le canyon de la rivière ; le lagon bordé de plages, les dunes, l’eau du fleuve qui ondoie vers le large, par-dessus les barres formées par les hauts fonds, et va se glisser sous les brisants. Tout cela est toujours là.

Enfin, « toujours »… il faut relativiser, bien sûr. Disons que les choses se sont passées comme ça pendant des années. Mais sur Mars, le paysage est en perpétuel changement. Un équilibre ponctuel sans équilibre, comme a dit Sax, un jour. Et avec le refroidissement des années 2210, les années sans été, si on n’avait rien fait, le paysage du delta ne serait pas longtemps resté tel quel.

Mais les méthodes qui semblent receler un espoir de ralentir cette tendance semblent bien drastiques en vérité. Pour les amoureux de ce paysage, l’idée d’un million d’explosions thermonucléaires dans le régolite profond a quelque chose de choquant, de mal. Vous pouvez avancer tous les arguments que vous voudrez sur le confinement des radiations, l’importance vitale de la chaleur souterraine et même l’utilisation de vieilles armes terrestres, un environnementaliste ne peut pas approuver une chose pareille.

Et la stupidité du langage utilisé par certains pour préconiser l’utilisation de ces méthodes industrielles lourdes n’arrangea pas les choses. Ces gens-là n’avaient pas compris le pouvoir de la langue. Ils se gargarisaient de la « destinée manifeste » de Mars, oubliant que cette formule était attachée à un moment précis de l’histoire américaine, intimement lié à une guerre impérialiste de conquête, à un patriotisme aveugle, inepte, et à un génocide dont la plupart des Américains renâclent encore à admettre l’existence. Le fait d’associer cette horrible vieille formule au sauvetage de la biosphère martienne était débile ; mais il s’est trouvé des gens pour le faire quand même.

D’autres, comme Irishka, en furent profondément écœurés. Tout ça pour un problème de vocabulaire. J’assistai à toute la session de la cour environnementale globale, et j’écoutai les arguments pour et contre. Et bien que je travaille sur les mots, je me dis : C’est absurde ; c’est affreux. Le langage n’est qu’un monstrueux ensemble de fausses analogies. Il y a un meilleur moyen de faire valoir son point de vue.

C’est ainsi que, à la fin de la saison, j’emmenai Irishka et sa compagne, Freya, en balade. Nous prîmes la piste équatoriale vers le fjord d’Ares, à l’ouest, puis nous remontâmes en direction du nord-ouest, vers le golfe de Chryse et la route empierrée qui va à Soochow Point, au-dessus de la large plage sur laquelle se jette l’Oxia. Nous arrivâmes, au détour d’un virage, sur la route de la falaise. C’était le début d’une belle matinée d’été, et tout était clair. Clair et bleu : l’horizon était une ligne nettement définie entre le ciel d’un bleu très foncé avec des reflets violacés, comme s’il y avait une pellicule rouge au-dessus du bleu, et la mer d’un bleu presque noir, très transparente, ce jour-là, jusqu’à une grande profondeur. Le paysage était de roche rouge teintée de noir. C’est une caractéristique de la région : le sol s’assombrit au fur et à mesure qu’on va vers Syrtis la noire, à l’est. Il n’y avait pas un poil de vent, et l’eau était si calme que les vagues faisaient comme dans ces bassins à vagues des cours de physique, déroulant nettement leur courbe dans le sillage de la vague précédente, ronronnant, abandonnant derrière elles une dentelle blanche, effervescente, qui venait mousser sur le sable rouge, humide, du rivage.

Je constatai tout de suite que le fond avait encore changé au cours de la dernière tempête. Il y avait un nouveau cordon littoral, sur la gauche de la plage. Et ce banc de sable formait un angle parfait avec les vagues matinales, qui étaient assez hautes. Sans doute le vent soufflait-il avec force dans le grand canyon et le fjord de Kasei, de l’autre côté du golfe de Chryse, formant ces vagues à mille trois cents kilomètres de là. Nous pouvions les voir s’enfler, sur l’horizon, leurs crêtes régulièrement espacées, un peu incurvées vers nous, comme les arcs d’un cercle plus vaste que le golfe de Chryse lui-même. Elles s’enroulaient autour de Soochow Point et de notre plage, plongeant d’abord sur le nouveau cordon littéral puis se brisant en une ligne continue, bien nette, tout le long de la plage, vers la nouvelle embouchure de la rivière, plus loin, à droite. Le courant était rapide, mais pas trop. Chaque vague était légèrement différente, évidemment, les creux peu profonds annonçant des murailles impressionnantes, ou de longues volutes qui s’enroulaient et déferlaient en cascades limpides. Les conditions n’auraient pu être meilleures. « Oh mon Dieu ! dit Irishka. C’est le paradis. »

Nous descendîmes de voiture sur la falaise, nous enfilâmes nos combinaisons, puis nous suivîmes le sentier et nous traversâmes la plage, nos palmes à la main. Les vagues qui venaient mourir sur le sable montaient sur nos bottillons et nous poussâmes des glapissements lorsque l’eau froide (elle était à huit ou dix degrés, mais elle se réchauffa rapidement) s’insinua dans nos combinaisons, à hauteur du mollet. Nous avançâmes dans l’eau jusqu’à la taille, puis nous enfilâmes nos palmes, ajustâmes nos capuchons, et nous sautâmes sous la vague suivante. Le froid nous arracha de grands cris bien que nous n’ayons que le visage d’exposé. Nous avions alors de l’eau jusqu’à la poitrine. Nous restâmes debout sous l’assaut des vagues, nous retournant lorsqu’elles s’écrasaient sur nous, puis nous plongeâmes sous une masse d’eau écumante, et nous nous éloignâmes à la nage.

Prendre le large ne fut pas si facile. Les vagues ont toujours l’air plus petites vues de la plage, et surtout du haut d’une falaise, d’autant qu’il n’y avait personne pour donner l’échelle. Nous étions bien placés, à présent, pour voir que les vagues brisées étaient des murs de deux ou trois mètres de haut, et que passer sous l’une d’elles pouvait être une épreuve assez risquée si on s’y prenait mal. Et nos combinaisons avaient beau être de bonne qualité, on était quand même saisi par le froid au début.

Je plongeai juste avant d’être heurté par une muraille, me détendis et me laissai aspirer. Il existe un courant qui traverse le corps des vagues dans lequel il faut se placer. Je fus secoué par les turbulences comme un drapeau dans le vent, puis je fusai brutalement hors de l’eau. Je crevai la surface et me mis à nager énergiquement dans le sifflement de la muraille bouillonnante suivante, sous laquelle je replongeai. Plutôt que de lutter contre le courant, il vaut mieux calculer son coup afin de profiter de l’aspiration. Irishka était très douée pour ça, et ce jour-là, comme toujours, elle était loin devant nous.

Je plongeai ainsi six fois de suite, puis je vis que je pouvais passer par-dessus ou à travers la prochaine vague juste avant qu’elle se brise, et je pressai le mouvement, donnant de grands coups avec mes longues palmes. En même temps, je sentis que le remous m’aspirait. Je volai littéralement sur l’épaulement, crevai la lèvre, retombai sur la levée et repartis en brasse coulée pour échapper aux turbulences. Vite, loin !

Je me laissai doucement porter par la vague suivante, ce qui me permit de voir que j’étais juste en retrait de la barre. Irishka et Freya étaient là, devant moi. Irishka nagea vers une vague, se retourna et se remit à nager puissamment sur le dos lorsque la vague la cueillit – une grosse masse d’eau, une montagne qui s’enflait, formait une muraille, emmenant Irishka sur son dos, comme par magie, toujours plus haut.

Elle se remit à plat ventre sur la vague, tendit ses gants palmés devant elle et vers le bas, réalisant une petite surface flottante, puis elle effectua un bottom-turn, projetant une gerbe d’eau blanche dans son sillage. Les combinaisons de cette époque vous faisaient ressembler à un oiseau : elles se raidissaient en réaction aux efforts qui leur étaient imposés, et les genoux se verrouillaient, ce qui permit à Irishka d’effectuer un passage en aquaplaning sur la surface de l’eau, ne l’effleurant plus que des mains, du bas des jambes et des palmes.

Elle plana ainsi sur le large dos de la vague, qui déferlait à gauche, à une allure majestueuse, pas très vite, sauf dans les creux occasionnels à travers lesquels elle filait, laissant à Irishka le temps d’effectuer des tracés vers le haut et vers le bas, effleurant la crête et redescendant comme une fusée. Dangereusement loin dans le creux, ce qui l’obligeait à remonter sur le mur, mais avec une énergie accrue, si bien qu’elle remontait très haut, presque jusqu’à la mousse qui plongeait vers le creux suivant. Un tube, oui ! Il y avait une section rapide à mi-distance de la plage, à ce qu’il semblait, où la vague devenait tubulaire sur une longue étendue, de sorte qu’Irishka disparut à ma vue pendant des secondes entières, puis surgit du tunnel, très haut vers l’épaule, et replongeant pour rester dans la vague.

Yooou ! m’écriai-je, et je nageai de toutes mes forces vers la barre. Freya prit une vague juste au moment où j’arrivais, et disparut derrière moi avec un cri excité. J’avais toute la vague pour moi, maintenant, et la suivante avait l’air aussi bonne, sinon meilleure. Je nageai vers la partie la plus abrupte, et me félicitai de mon timing. Je me retournai et nageai vigoureusement vers le rivage. La vague me cueillit, je commençai à dévaler le mur et je sus que je l’avais attrapée. Un bottom-turn, puis je remontai l’épaulement de la vague, étudiant la masse d’eau qui montait sous moi, à ma gauche, mais aussi le ciel et l’embouchure du fleuve à ma droite. Je chevauchais la vague comme un toboggan, dévalant une colline mouvante qui se mouvait éternellement dans la réalité, devant moi.

Chevaucher la vague est une expérience tellement étrange qu’elle est difficile à décrire. Le temps change, ou plutôt la perception qu’on en a, si tant est que ce ne soit pas la même chose. La durée s’allonge, se dilate comme un ballon ; on a l’impression de remarquer dix ou cent fois plus de choses qu’en un instant normal. Et parallèlement, ou dans une oscillation paradoxale, tout semble se condenser en un unique instant ponctuel. On a l’impression d’une petite éternité intemporelle concentrée en quelques secondes. Ça ne dure souvent que quelques secondes, à vrai dire, mais c’est l’impression qu’on finit toujours par avoir, même si ça dure une minute ou plus. Peut-être a-t-on seulement l’impression que ce n’était pas assez long !

Quelque expérience que l’on ait de ces nœuds dans le temps, après, on se rappelle à peine les détails de ce qui a été une journée en perpétuel mouvement. Pour soi, et pour le monde. Quelque chose englue la mémoire ; il n’y a peut-être pas de mots pour ça. Les vagues se fondent l’une dans l’autre, et à la fin de la journée, quand on se retrouve sur la plage, dans la réalité ordinaire, si on fait un effort pour se souvenir, seuls certains moments particuliers reviennent à l’esprit, des instants de vision où une image, un mouvement s’est gravé au fer rouge dans le cerveau, pour revenir aux moments les plus inattendus, dans des rêves dont on ne gardera aucun souvenir.

C’est ainsi que de chaque vague individuelle de ce jour-là je ne peux pas dire grand-chose, bien que la première (comme toujours) me soit restée plus vivement en mémoire que les autres. C’était une longue chevauchée pleine d’événements, comme toutes celles qui suivirent. Je planai sur l’épaulement, montant et descendant, traçant un beau sillage sur la vague qui s’enflait, sentant mon corps à la fois immobile et en rapide mouvement, changeant d’angle afin de réorganiser ma trajectoire. Je vis venir la section rapide, et m’installai dans un tube qui dura un certain temps ; puis je vis que le tube se refermait. Je passai à toute allure au paradis, ressortis et remontai très haut sur le mur, presque de l’autre côté. J’effectuai un tour complet sur moi-même, retombai dans la vague, effectuai un bottom-turn et remontai. Et comme ça sur toute la longueur de la plage, durant près de deux minutes.

Je chevauchai ainsi je ne sais combien de vagues. Quand c’était fini, nous trouvions plus simple de nous laisser rouler sur le rivage, repartir à pied le long de la plage et nager jusqu’à la pointe plutôt que de nager vers le large et le sud sur toute la longueur de la plage. C’est ce que nous faisions donc : nous chevauchions la vague et repartions à pied en donnant des coups de pieds dans les creux, faisant jaillir des éventails d’écume devant nous. Et nous commentions les vagues en poussant des hurlements éperdus d’admiration pour cette journée éclaboussée de soleil. Et nous repartions pour un nouveau combat, sauvage, épuisant, et nous ressortions, et nous recommencions.

Les vagues prirent de la hauteur au fur et à mesure que le matin laissait place à l’après-midi, puis le vent finit par troubler la surface vitreuse de l’eau. Mais c’était un vent qui venait de l’intérieur des terres, l’ami du surfeur ; en dévalant le canyon sous le soleil de l’après-midi, il nous offrit de belles vagues, tenant les brisants en respect et chassant l’écume de leurs crêtes, une mousse qui retombait comme une pluie tropicale sur le dos des vagues. Parfois, alors que nous étions ballottés par les crêtes, nous voyions certains de ces arcs-en-ciel éphémères dans les embruns que les Hawaïens appellent ehukai. À la fin de la journée, je vis Irishka plonger devant moi dans l’épaulement de la même vague. Au bout d’un moment intemporel, je filai dans le tunnel, derrière elle. Nous étions tous les deux immobiles comme des statues et pourtant nous volions dans un immense tube d’eau qui s’enroulait sur notre gauche et au-dessus de nos têtes. Puis je vis le tube se refermer devant Irishka, nous remontâmes et nous explosâmes tous les deux en même temps dans le crachin soufflé par le vent. Alors je me retournai, et je la vis suspendue dans l’ehukai, les bras écartés, telle une sirène cambrée sur un arc-en-ciel.

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