Michel en Provence

Des années plus tard, Michel arriva quand même sur Mars.

Il y avait une représentation de l’Union européenne sur Argyre Planitia, au pied de Charitum Montes. Michel prit l’une des fusées Lorenz rapides, de sorte que le voyage ne dura que six semaines. Une fois arrivé, il s’installa pour un an et demi, le temps qu’il fallait aux planètes pour se réaligner de telle sorte que le voyage de retour soit le moins cher possible. Et malgré la vision spectaculaire des sommets de Charitum, qui rappelait les crêtes recuites des montagnes de l’Atlas ou certains endroits du désert Mojave, malgré la lumière parfaite (par comparaison avec les nuits de l’Antarctique), pas une seule fois il ne se retrouva vraiment dehors. Il était toujours enfermé, même quand il sortait en patrouilleur, ou dans les scaphandres spatiaux modifiés qui ressemblaient en fait à des combinaisons de plongée avec leur casque et leur sac à dos, si légers dans la gravité magique. Il était enfermé quand même. Hermétiquement. Cloîtré. Et Michel, comme la plupart de ceux qui étaient là, en souffrait de plus en plus au fur et à mesure que le temps passait. Tout le monde, dans les huit stations scientifiques, présentait des symptômes de claustrophobie. À part une petite minorité qui souffrait d’agoraphobie. Michel fit des dossiers sur chacun d’eux et enregistra en particulier des dépressions nerveuses spectaculaires et quelques évacuations médicales d’urgence. Aucun doute : il avait raison. Mars n’était pas un endroit habitable à long terme. Le terraforming, qui était théoriquement possible, prendrait des milliers d’années. En attendant, ce ne serait qu’un caillou dans l’espace, un astéroïde géant. Comme tout le reste de son équipe, Michel était fou de joie lorsque le moment vint de regagner leur monde bleu et chaud, à ciel ouvert.


D’un autre côté… Et s’il avait tort ? Mars était-elle vraiment différente de McMurdo, ou même de Las Vegas, cette ville qui avait poussé dans un désert invivable ? N’y avait-il aucun espoir qu’une colonie martienne permanente donne à l’humanité une sorte de but, une existence symbolique pour la guider à travers les splendeurs et les misères de ce siècle de ténèbres, ce millénaire de tous les dangers ? On faisait des miracles, sur Terre. La science progressait tous les jours, entraînant des changements radicaux. En médecine, surtout : la multiplication des traitements antiviraux et anticancéreux, le rajeunissement des cellules repoussaient toujours plus loin la mort. Les implications étaient affolantes pour l’esprit. La durée de vie des gens, de Michel ! était allongée de plusieurs dizaines d’années, elle dépassait de très loin l’échéance normale. S’ils avaient la chance d’accéder au traitement – s’ils pouvaient se le payer, en d’autres termes –, ils pouvaient espérer vivre des dizaines d’années de plus. Des dizaines d’années ! Et compte tenu de l’expansion logarithmique vertigineuse de la connaissance scientifique, qui sait ? ils pourraient peut-être changer les décennies en siècles.

D’un autre côté, personne ne savait quoi faire de ce cadeau incompréhensible, toutes ces années en plus. Ça défiait le bon sens, parce que les autres problèmes du monde n’avaient pas disparu. Au contraire, l’accroissement de la longévité posait un problème pratique, immédiat, pervers : plus de gens sur Terre, ça voulait dire d’autant plus d’affamés, de jalousies, de guerres, de morts inutiles. La mort semblait répondre coup pour coup, avec ingéniosité, aux avancées de la science. C’était un bras de fer titanesque, et Michel avait parfois l’impression, tout en détournant les yeux des gros titres, qu’ils ne gagnaient des années d’existence que pour avoir plus de gens à massacrer ou à plonger dans la misère. La famine tuait des millions d’êtres dans les pays sous-développés, et en même temps, sur la même planète, des gens increvables faisaient du sport dans leur Xanadu.

Peut-être la création d’un village international sur Mars aurait-elle permis à tout le monde de voir plus clairement qu’ils étaient une culture unique sur un monde unique. Les souffrances individuelles de tous les colons martiens auraient été négligeables par rapport aux avantages qu’ils auraient retirés de cette grande leçon. Le projet les aurait justifiées. Tels les bâtisseurs de cathédrales, ils auraient effectué un travail pénible, inutile, qui leur bouffait la vie, mais au service d’une chose magnifique qui aurait voulu dire : Nous ne faisons qu’un. Et il s’en serait certainement trouvé quelques-uns parmi eux pour aimer ce travail, et la vie qu’il leur imposait, à cause de sa finalité. De son but, le seul fait de se sacrifier pour les autres, d’œuvrer pour le bien des générations futures. Afin que les gens sur Terre puissent lever les yeux vers le ciel nocturne et se dire : Nous sommes aussi ça. Et pas seulement les horreurs des gros titres. Un monde vivant dans le ciel. Un projet à l’échelle de l’histoire.


Michel n’était donc pas à l’aise quand l’étoile rouge brillait dans le ciel, et pendant des dizaines d’années, après son retour de Mars, il avait vécu en proie à un trouble profond. Il tournait en rond, en Provence et même dans toute la France et les pays francophones, à la recherche d’un endroit où se poser. Il finissait toujours par lever le pied et par revenir en Provence. C’est là qu’il était chez lui. Pourtant, il n’y était pas à l’aise. Il n’était bien nulle part.

Et lui qui était thérapeute, il se faisait l’impression d’un escroc ; le docteur était malade. Mais il n’avait pas d’autre métier dans les mains. Alors il parlait avec des gens malheureux, il leur tenait compagnie, c’était son gagne-pain. Il essayait d’éviter la lecture des gros titres. Et il ne levait jamais les yeux la nuit.


Et puis, une année, à l’automne, il y eut à Nice un grand colloque sur l’habitat dans l’espace, en partie financé par le programme spatial français. Comme Michel avait été là-haut et avait étudié le problème, il fut invité à y prendre la parole. Ça se passait à quelques kilomètres à peine de chez lui, et comme cette idée n’arrêtait pas de lui tourner dans la tête, il eut beau résister, il accepta – par orgueil, sentiment de culpabilité, sens des responsabilités, ou sur un coup de tête, comment savoir ? –, bref, il accepta d’y participer. C’était le centenaire de leur hiver dans l’Antarctique.

Et puis il n’y pensa plus. Il s’en voulait d’avoir accepté l’invitation, peut-être même avait-il un peu peur. Alors il ignora toutes les informations qu’il reçut par la poste. C’est ainsi qu’il alla à la conférence, un matin, en sachant seulement qu’il devait participer à une table ronde cet après-midi-là… et Maya Toïtovna était là, dans le hall, au milieu d’un cercle d’admirateurs.

Elle le vit et se rembrunit légèrement. Elle haussa les sourcils et, les doigts écartés comme les plumes du bout de l’aile, elle effleura le haut du bras de l’homme qui se trouvait auprès d’elle, s’excusa et quitta le cercle. Et puis elle se trouva devant lui, lui serra la main.

— Je m’appelle Toïtovna. Vous vous souvenez de moi ?

— Je t’en prie, Maya, dit-il péniblement.

Elle eut un bref sourire et l’attira sur sa poitrine. Le tint à bout de bras.

— Tu vieillis bien, décréta-t-elle. Tu as l’air en pleine forme.

— Toi aussi.

Elle éluda le compliment d’un geste. C’était pourtant vrai. Elle avait les cheveux d’un blanc argenté, le visage strié de rides, mais ses grands yeux gris étaient aussi clairs et pénétrants que dans son souvenir. D’une immarcescible beauté. Même quand Tatiana était là pour lui faire de l’ombre, elle avait toujours été la plus belle femme de sa vie, la plus magnifique.

Ils parlèrent, plantés là, se regardant. Ils étaient vieux, maintenant, ils avaient bien plus d’un siècle. Michel devait faire un effort pour parler anglais, et elle parlait avec un accent marqué, ce qui l’obligeait à se concentrer. Il apprit qu’elle aussi, elle était allée sur Mars. Elle y était restée six ans, vers 2060, pendant les années de trouble. Elle haussait les épaules en y repensant.

— C’était difficile d’en profiter avec tout ce qui se passait de terrible, à ce moment-là.

Le cœur battant, Michel suggéra qu’ils dînent ensemble.

— Très bonne idée, répondit-elle.

La conférence en fut transformée. Michel regardait les gens avec un regard neuf. La plupart étaient beaucoup plus jeunes que Maya et lui, impatients de repartir dans l’espace, de vivre sur la Lune, sur Mars, sur les lunes de Jupiter – partout, sauf sur la Terre. Il était évident pour Michel que leur désir profond comportait une bonne dose de fuite en avant, mais il décida de fermer les yeux ou plutôt d’essayer de voir les choses comme eux, de modérer ses réactions, de les juger à l’aune de leur désir. Sans désir, qui aurait pu vivre ? Pour ces gens, Mars n’était pas un endroit, même pas une destination, mais une lunette d’approche qui leur permettait de focaliser leur vie. Les choses étant ce qu’elles étaient, il ne souhaitait pas considérer le problème avec son dédain habituel, position qui avait d’ailleurs cent ans de retard, et n’était peut-être plus adaptée au moment présent. Le monde foutait le camp. Mars amenait les gens à s’en rendre compte. Une fuite, oui, peut-être. Mais aussi une lunette d’approche. En s’y mettant, il pouvait contribuer à la mettre au point. Ou à la braquer sur certains problèmes.

Compte tenu de tout ça, il réfléchit à ce qu’il allait raconter. Il apparut que Maya participait à la même réunion que lui, cet après-midi-là. Un groupe de vétérans de Mars sur une estrade, partageant leur expérience avec le public, lui disant ce qu’il fallait faire à leur avis. Maya leur parla de la vie à la limite, du regard en arrière. De la perspective que ça vous donnait. Sous cet angle, les choses reprenaient leurs véritables proportions, et il était évident qu’une culture permanente, stable, était la chose la plus importante à laquelle la société devait œuvrer pour le moment.

Quelqu’un, dans l’auditoire, demanda s’ils pensaient que le projet russo-américain original, qui consistait à envoyer une centaine de colons permanents, n’aurait pas été, rétrospectivement, la meilleure façon de procéder.

Du bout de la rangée d’orateurs, Maya se pencha en avant et le regarda. Il était apparemment le plus qualifié pour répondre.

Il attira à lui son micro.

— Tout est possible, dans n’importe quelle situation donnée, dit-il en réfléchissant intensément. Une colonie martienne vers 2020 aurait pu devenir… tout ce que nous espérions. Mais…

Il secoua la tête, ne sachant comment poursuivre. Mais j’ai perdu mon sang-froid. J’ai perdu mon amour ; j’ai perdu tout espoir.

— Mais les probabilités étaient contre nous. Les conditions auraient été trop difficiles à supporter, à long terme. Les Cent auraient été condamnés à…

— Condamnés à la liberté, dit Maya dans son micro.

Michel la regarda, à l’autre bout de la rangée, choqué, sentant le désespoir monter en lui.

— La liberté, oui, mais dans une boîte. Dans une prison. Sur un monde de pierre, sans atmosphère. Ç’aurait été trop dur, physiquement. Vivre dans une boîte c’est vivre dans une prison, même si c’est une prison qu’on a conçue soi-même. Non, nous serions devenus fous. Beaucoup de ceux qui vont là-bas ne s’en remettent jamais. Ils présentent les symptômes d’une sorte de désordre, de tension post-traumatique…

— Mais vous avez dit que tout était possible, reprit la personne dans le public.

— Certes. La situation aurait pu évoluer. Nous ne le saurons jamais. « Et si ? » est une question sans réponse. En étudiant les données, j’ai dit à l’époque que le projet posait problème. Nous devons maintenant considérer la situation actuelle. Nous sommes quand même allés sur Mars, progressivement, en prenant les choses dans l’ordre. L’infrastructure est maintenant en place ; on peut commencer à en faire un endroit où la vie sera plus facile. Le moment est peut-être venu pour les colons de s’installer à demeure.

Et, par bonheur, d’autres prirent le relais, le décrochant de l’hameçon, le sauvant de leur interrogatoire.

Mais ce soir-là, au dîner, Maya l’observa attentivement. Et la conférence de l’après-midi lui revint à l’esprit.

— Je ne savais pas quoi dire, avoua Michel.

— Le passé, répondit évasivement Maya, évacuant la notion de passé d’un geste de la main.

Michel se sentit allégé d’un grand poids. Elle n’avait pas l’air de lui en vouloir.

Ils passèrent une soirée merveilleuse.

Le lendemain, ils explorèrent la côte, du côté de Nice, les petites plages que Michel connaissait depuis son enfance. Sur l’une d’elles, elle ôta ses vêtements et se baigna en slip et soutien-gorge dans la Méditerranée, une vieille femme au port de reine, aux épaules larges, aux longues jambes. C’était le cadeau de la science, ces années de vie et de santé supplémentaires alors que selon tous les critères ils auraient dû être morts depuis longtemps. Ils auraient dû être morts et enterrés depuis des dizaines d’années, et ils étaient là, au soleil, à jouer dans les vagues, forts et vigoureux, même pas courbés par les ans. Physiquement, en tout cas. Alors qu’il sortait en titubant des flots, ruisselant, aussi élancé qu’un dauphin, Maya rejeta la tête en arrière et partit d’un rire tonitruant. À côté d’elle, les jeunes femmes qui se doraient au soleil sur la plage étaient des gamines de cinq ans.

Ce soir-là, ils séchèrent la conférence et Michel l’emmena à Marseille dans un restaurant qu’il connaissait, au-dessus du port. Ce fut encore une soirée formidable. Quand ils rentrèrent, tard dans la nuit, à l’hôtel qui hébergeait la conférence, Maya le prit par la main et l’emmena dans sa chambre. Ils s’embrassèrent comme des jeunes de vingt ans et se laissèrent tomber sur son lit, tous les sens en feu.

Michel s’éveilla juste avant l’aube et regarda le visage de son amante. Le sommeil donnait des airs enfantins à ce profil de vieux faucon. Une beauté. C’était du caractère que naissait la beauté – l’intelligence, le tonus, le pouvoir de ressentir intensément, d’aimer. Le courage, c’était la beauté, le reste était dérisoire. En fin de compte, l’âge seul ajoutait à la beauté.

Il était heureux – heureux de voir au cœur des choses, de se sentir si présent, dans la réalité, dans cette aube grise. Mais surtout il éprouvait un soulagement sur lequel il n’arrivait pas tout à fait à mettre le doigt. Il la regarda respirer en réfléchissant. Si elle avait couché avec lui – avait fait l’amour avec lui, passionnément et avec quelle joie de vivre ! – alors elle ne devait pas lui en vouloir d’avoir sabré le projet martien, des années auparavant, n’est-ce pas ? À l’époque, elle voulait y aller, il le savait. Alors… alors elle avait dû lui pardonner. Le passé, avait-elle dit en évacuant tout ça. Tout ce qui comptait pour elle, c’était le présent. Le moment qu’on appelait maintenant, où tout pouvait arriver.

Elle se réveilla, ils se levèrent et ils allèrent prendre leur petit déjeuner. Michel éprouvait la sensation infiniment curieuse d’évoluer sous une gravité martienne. Il se sentait léger, il avait l’impression de planer légèrement, comme s’il effleurait à peine le sol. Il marchait sur un coussin d’air ! Il rit à l’idée de ce cliché devenu réalité, là, dans son propre corps, en ce moment même. Et il sut tout à coup qu’il se souviendrait de cette matinée jusqu’à la fin de ses jours, quoi qu’il arrive, même s’il vivait un millier d’années. Que tes dernières pensées soient pour ces instants, se dit-il, et tu seras heureux, à l’heure de ta mort, de savoir que tu auras un jour vécu un moment pareil. Le bilan sera positif, et même au-delà.

Après le petit déjeuner, ils laissèrent complètement tomber la conférence. Michel l’emmena faire un tour en voiture et lui fit visiter sa Provence. Il lui montra Nîmes, Orange, Montpellier et Villefranche-sur-Mer, sa vieille plage, où ils se baignèrent aussi. Il lui montra le pont du Gard, où les Romains avaient réalisé leur plus bel ouvrage d’art. « Nadia adorerait ça. » Puis il l’emmena aux Baux, ce village perché sur une colline, au-dessus de la Camargue et de la mer, les antiques cellules de l’ermitage creusé dans les pics, par ces pauvres moines exilés là-haut, au-dessus du monde et de tous ces Sarrasins… Plus tard, à Avignon, ils s’assirent à une terrasse de café sous les platanes, près du palais des Papes. Michel sirota une liqueur de cassis en la regardant se prélasser comme une chatte dans la chaleur de l’après-midi.

— C’est vraiment bien, dit-elle. Ça me plaît.

Du coup, il eut à nouveau une sensation d’apesanteur, et elle rit en voyant le sourire idiot plaqué sur son visage.

Mais le symposium prenait fin le lendemain. Alors cette nuit-là, après avoir fait l’amour, comme ils étaient allongés l’un contre l’autre, tout chauds et humides de sueur, il demanda impulsivement :

— Tu restes encore un peu ?

— Euh… non, répondit-elle. Non. Il faut que je rentre.

Elle se leva brusquement pour aller dans la salle de bains.

Quand elle revint, elle vit la tête qu’il faisait et elle dit aussitôt :

— Mais je reviendrai ! Je reviendrai voir tout ça.

— Vraiment ?

— Évidemment. Quoi ? Tu as cru que je ne reviendrais pas ? Pour qui me prends-tu ? Tu crois que je n’étais pas là, moi aussi ?

— Non.

— Tu crois que je suis tout le temps comme ça ?

— Non.

— J’espère bien !

Elle retourna se coucher et se redressa pour le regarder.

— Je ne suis pas du genre à déclarer forfait quand les enchères commencent à monter.

— Moi non plus.

— Sauf dans l’Antarctique, hein ? On aurait pu partir là-haut il y a un siècle, avoir notre monde à nous, y vivre ensemble. Exact ? insista-t-elle en lui enfonçant le bout du doigt dans les côtes.

— Ahh…

— Mais tu as dit non. (Et voilà, les poignards étaient sortis. Rien ne s’effaçait jamais, pas vraiment.) Tu aurais pu dire oui, on y serait depuis cent ans, depuis 2026. On aurait pu former un vrai couple, là-haut, peut-être. On aurait pu vivre ensemble. Si ça se trouve, on serait ensemble depuis soixante ou soixante-dix ans, qui sait !

— Allez, allez, dit-il.

— Mais si, ça aurait pu se faire ! Tu me plaisais, je te plaisais. C’était un peu comme ça, même dans l’Antarctique, reconnais-le. Mais tu as dit non. Tu as perdu ton sang-froid.

Il secoua la tête.

— Ça ne se serait pas passé comme ça.

— Tu n’en sais rien ! Tout était possible, tu l’as dit toi-même, à la conférence, l’autre jour. Tu l’as admis devant tout le monde.

Il eut une soudaine impression de pesanteur. De s’enfoncer de tout son poids dans le matelas.

— Oui, convint-il. Tout était possible.

Il devait l’admettre, l’admettre pour elle, juste pour elle, allongée, nue, à côté de lui.

— C’est vrai. Et j’ai dit non. J’ai eu peur. Si tu savais comme je regrette.

Elle hocha la tête, aussi sévère qu’un faucon.

Il s’allongea sur le dos et observa le plafond, incapable de soutenir son regard. Le plafond d’une chambre d’hôtel. Il s’alourdissait d’instant en instant. Il devait réagir, nager pour refaire surface.

— Enfin, dit-il. Maintenant, c’est maintenant. Et… on y est quand même arrivés, tous les deux, non ?

— Je t’en prie, dit-elle. On dirait John quand il a mis les pieds sur Mars.

Ils avaient formé, John Boone et elle, un couple célèbre pendant quelques années, il y avait des décennies de ça. Elle avait brièvement abordé le sujet, la veille. Un homme creux, avait-elle dit. Il ne pensait qu’à s’amuser.

— En attendant, c’est vrai, reprit Michel. Nous y sommes arrivés.

— Mais oui, mais oui. Et je reviendrai ; je te l’ai dit. Mais j’ai des choses à faire.

— Tu reviendras ? insista-t-il en lui prenant le bras. Même si… même si j’ai…

— Oui, oui, répondit-elle d’un ton évasif. Enfin, tu l’as admis. C’est ce que je voulais entendre. Nous en sommes là, maintenant. Alors je reviendrai.

Elle l’embrassa, roula sur lui.

— Quand je pourrai, dit-elle.


Le lendemain matin, elle partit. Michel la conduisit à l’aéroport, lui donna un baiser d’adieu. Il regagna sa voiture, regarda l’intérieur défraîchi, étouffa un gémissement. Il n’était pas sûr qu’elle revienne jamais.

Enfin, elle avait dit qu’elle le ferait. Et ils étaient là, sur Terre, en 2126. Ce qui aurait pu être n’était qu’un rêve, oublié au réveil. Ils devaient repartir d’ici et maintenant. Il fallait qu’il arrête de ruminer le passé, il devait penser à ce qu’il allait faire à présent. Une chose était sûre : si Maya devait revenir, ce ne serait pas pour consoler un vieil homme malheureux, écrasé sous le fardeau de la culpabilité. Maya regardait vers l’avant. Elle était prête à continuer sa vie, quoi qu’il ait pu arriver dans le passé. C’était l’une des qualités pour lesquelles il l’aimait. Elle vivait dans le présent, pour le présent. Et elle voudrait que son partenaire soit comme ça aussi. Alors il devait s’y faire ; il devait construire une vie ici et maintenant, en Provence. C’était digne de l’amour de Maya. Ça lui donnerait envie de revenir, encore et encore, peut-être pour de bon, au moins en visite. Peut-être pour l’inviter à l’accompagner en Russie. Peut-être à vivre ensemble.

C’était un projet.

La question était maintenant : où s’installer, où bâtir un chez soi ? Il était provençal ; il s’installerait donc en Provence. Mais il avait tellement bourlingué au fil des ans qu’il n’y avait aucun endroit où il se sentait vraiment chez lui. Or il voulait un chez lui. Quand Maya reviendrait (si elle revenait ; au téléphone, elle donnait l’impression d’avoir beaucoup de choses à faire chez elle, en Russie), il voulait pouvoir lui montrer un Michel centré dans le moment, heureux. Chez lui, et qui, étant chez lui, justifierait après coup le fait d’avoir dit non à Mars, d’opter plutôt pour la Méditerranée, ce berceau de la civilisation éternellement bercé par la mer, ses rochers inondés de lumière, sa côte brillant au soleil. Séduire la beauté russe avec la chaleur de la Provence.

Un signe apparut sous la forme d’un événement familial. Le grand-oncle de Michel mourut, lui laissant, ainsi qu’à son neveu Francis, une maison sur la côte, à l’est de Marseille. Pensant à l’amour de Maya pour la mer, Michel alla voir son neveu. Francis, qui était très pris par ses affaires à Arles, accepta de vendre sa part de la maison à Michel, comptant y être toujours bienvenu, ce qu’il serait assurément – le fils du défunt frère de Michel faisait partie des gens qu’il appréciait le plus au monde, un homme sain, plein de joie de vivre. Et, loué soit-il, parfaitement conciliant. Il semblait comprendre ce que mijotait Michel.

L’endroit appartenait donc à Michel. Une vieille maison de vacances sans grand confort au bord de la plage, à l’arrière d’une petite crique entre la pointe du Défens et Bandol. Un endroit modeste, conforme au caractère de son grand-oncle, et à son projet à lui, Michel. Maya ne pourrait qu’aimer cette maison joliment ombragée par les platanes, sur une petite butte de trois ou quatre mètres à peine, située juste en retrait d’une petite plage, nichée entre deux pointes rocheuses. Une rangée de cyprès soulignait un creux dans les collines où couraient des ruisselets.

Un soir, après que l’endroit fut officiellement devenu le sien, Michel passa la journée à installer ses affaires et alla se planter sur la plage, les deux pieds dans l’eau. Il regarda la porte ouverte de la vieille maison, puis l’immense horizon de la mer, et il éprouva à nouveau cette impression martienne de légèreté.

Oh, Provence, ô Terre, le plus beau des mondes, où chaque plage est un don du temps et de l’espace, pendant de la mer, étincelant au soleil… Il flanqua un coup de pied dans une vague qui se retirait après avoir léché la plage, et une gerbe d’eau jaillit sous son pied, verni de bronze par les rayons obliques du soleil. Le ciel était une barre d’étain brillant sur la mer éblouissante. C’est chez moi, Maya, se dit-il. Reviens vivre avec moi.

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