Cependant le taureau avait été lâché.
Tout d’abord, comme presque toujours, ébloui par la lumière éclatante, succédant sans transition à l’obscurité d’où il sortait, il s’arrêta, indécis, humant l’air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête.
Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis, il fit quelques pas à sa rencontre, l’excitant de la voix, lui présentant sa cape déployée.
Le taureau ne se fit pas répéter l’invite. Ce morceau de satin écarlate qu’on lui présentait lui tira l’œil tout de suite, et il fonça droit sur lui, tête baissée.
Ce fut un moment d’indicible émotion parmi ceux qui ne souhaitaient pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, empoigné par la tragique grandeur de cette lutte inégale, suivait avec une attention passionnée les phases de la passe.
Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le choc, sans bouger, sans faire un geste. Au moment où le taureau allait donner son coup de corne, il déplaça la cape à droite. Prodige, le taureau suivit le morceau d’étoffe qu’il frappa. En passant, il frôla le Torero.
La seconde d’après, les spectateurs haletants virent don César qui, la cape jetée sur les reins, se retirait avec autant d’aisance et de tranquillité qu’il eût pu en montrer dans son intérieur paisible.
Un tonnerre d’acclamations salua ce coup d’audace exécuté avec un sang-froid et une maîtrise incomparables. Même les courtisans oublièrent tout pour applaudir. Le roi, d’ailleurs, n’avait pu dissimuler un geste émerveillé.
Le taureau, stupéfait de n’avoir frappé que le vide, se rua de nouveau sur l’homme. Celui-ci s’enroula dans sa cape en la tenant par les extrémités du collet, et, tournant le dos à la bête, il se mit à marcher paisiblement devant elle.
La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra que l’étoffe. Elle retourna à la charge et frappa à gauche. Le Torero, par une série de balancements du corps, évitait les coups et lui présentait toujours l’étoffe. Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre chose que ce leurre qu’on lui présentait.
Et les acclamations se firent délirantes.
Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d’un air dédaigneux et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n’accomplit en somme que les exploits que le dernier des capéadores exécute sans sourciller aujourd’hui.
Qu’on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme trois siècles avant que ne fussent créées et mises en pratique les règles de la tauromachie moderne.
Ce qui paraît très naturel aujourd’hui, paraissait, et en fait était réellement prodigieux, à une époque où nul encore ne s’était avisé de risquer sa vie avec un si superbe dédain. Est-il bien nécessaire d’ajouter que, pour se risquer à tenter des coups d’une audace aussi folle, il fallait connaître à fond le caractère de la bête combattue.
Quoi qu’il en soit, les passes de notre Torero, inconnues à l’époque, retrouvées plusieurs siècles plus tard, avaient tout le charme de la nouveauté et pouvaient, à juste raison, susciter l’enthousiasme de la foule.
Le taureau, surpris de voir qu’aucun de ses coups ne portait, s’arrêta un moment et parut réfléchir. Puis il pointa ses oreilles, gratta rageusement la terre, frôla le sol de son mufle et recula pour prendre son élan.
Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de la ligne de son corps. En même temps, il vint se placer droit devant le taureau, le plus près possible, et avançant un pied, il provoqua la bête.
Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant la tête, se disposait à porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui faisant décrire un arc de cercle. En même temps, il se mettait hors d’atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste, sans bouger les pieds.
Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape trompeuse. Le Torero fit alors un demi-tour complet et se présenta de nouveau devant la bête.
Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son épée le flot de rubans qu’il avait lentement cueilli au passage.
Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur et d’angoisse, laissa éclater sa joie, et à la considérer, hurlante et gesticulante, on eût pu croire qu’elle venait soudain d’être prise de folie. Les uns criaient, d’autres applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire, là des sanglots convulsifs.
Partout, on voyait des faces congestionnées, convulsées, des rictus grimaçants, des yeux exorbités. De tous côtés, on percevait le souffle rauque des respirations trop longtemps contenues.
Sur les gradins une dame avait saisi à deux mains le cou d’un seigneur assis devant elle, et inconsciente de ses gestes, en poussant des cris inarticulés, elle serrait de ses mains nerveusement crispées la gorge du pauvre sire qui déjà râlait et tirait la langue.
Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient le résultat de la réaction qui se produisait. C’est que, pendant tout le temps où le Torero, après avoir provoqué sa fureur, attendait l’assaut de la bête sans reculer d’une semelle, avec un calme souriant, l’angoisse étreignait les spectateurs à un degré tel qu’on pouvait croire que la vie était suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards, striés de sang, qui suivaient passionnément les mouvements violents de la brute qui, seule, attaquait, tandis que l’homme, en la bravant, se soustrayait à ses coups, à l’ultime seconde où ils étaient portés.
Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre celui qui lui rappelait son déshonneur d’époux, le roi, pendant tout ce temps, trahissait son émotion par la contraction de ses mâchoires et par une pâleur inaccoutumée.
Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait s’empêcher de frémir en songeant qu’un faux pas, un faux mouvement, une seconde d’inattention pouvait provoquer la mort de ce jeune homme en qui reposait l’espoir de ses rêves d’ambition.
Seul d’Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne pas dire que pendant les instants mortellement longs où l’homme, impassible, subissait l’attaque furieuse de la brute, tous ceux de la noblesse, qui savaient cependant qu’il était condamné, faisaient des vœux pour qu’il échappât aux coups qui lui étaient portés.
Puis, cette espèce d’accès de folie, qui s’était emparé de la foule, se transforma, en admiration frénétique, et l’enthousiasme déborda, délirant, indescriptible.
Mais ce n’était pas fini.
Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. Il pouvait se retirer. Mais on savait que s’il ne tuait jamais la bête, il s’imposait à lui-même de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens.
Tout n’était pas dit encore. Par des jeux multiples et variés, semblables à ceux qu’il venait d’exécuter avec tant de succès, il lui fallait acculer la bête à la porte de sortie. Pour cela, lui-même devait se placer devant cette porte et amener le taureau à foncer une dernière fois sur lui.
Lorsqu’il recevait, sans reculer d’un pas, le choc de la brute leurrée par la cape, il était au milieu de la piste. Il avait l’espoir derrière lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui était impossible. Il ne pouvait que s’effacer à droite ou à gauche.
Que le comparse chargé d’ouvrir la porte par laquelle, emporté par son élan, devait passer le taureau, hésitât seulement un centième de seconde, et c’en était fait de lui. C’était l’instant le plus critique de sa course.
Et notez qu’avant d’en arriver là, il lui faudrait risquer un nombre indéfini de passes pendant lesquelles sa vie ne tiendrait qu’à un fil. Ce pouvait être très bref, ce pouvait être effroyablement long. Cela dépendrait du taureau.
La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des forces, en vue de supporter les émotions violentes de la fin de cette course.
Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero aurait le droit de déposer son trophée aux pieds de la dame de son choix; pas avant. Ainsi en avait-il décidé lui-même.
Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait cependant lui être refusée, car c’était l’instant qui avait été choisi précisément pour son arrestation.
Aussi, pendant qu’il risquait sa vie avec une insouciante bravoure, uniquement pour la satisfaction d’accomplir jusqu’au bout la tâche qu’il s’était imposée de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps les troupes de d’Espinosa prenaient les dernières dispositions en vue de l’événement qui allait se produire.
Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, par la foule des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats, armés de bonnes arquebuses, destinées à tenir en respect les mutins, si mutinerie il y avait.
Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux gradins, c’est-à-dire qu’elles prenaient position du côté où était massé le populaire. Et cela se conçoit, les gradins étant occupés par les invités de la noblesse, soigneusement triés, et sur lesquels, par conséquent, le grand inquisiteur croyait pouvoir compter: il n’y avait nulle nécessité de garder ce côté de la place. Il était naturellement gardé par ceux qui l’occupaient en ce moment et qui étaient destinés à devenir, le cas échéant, des combattants.
Tout l’effort se portait logiquement du côté où pouvait éclater la révolte, et là officiers et soldats s’entassaient à s’écraser, attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fût fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.
S’il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses compactes d’hommes d’armes casqués et cuirassés, sans compter ceux qui occupaient les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place, chargés de le prendre par derrière. Par ce dispositif, la foule se trouvait prise entre deux feux.
Les hommes chargés de procéder à l’arrestation n’auraient donc qu’à entraîner le condamné du côté des gradins où ils n’avaient que des alliés. Rien ne devait les distraire de leur besogne bien délimitée et ils devaient laisser aux troupes le soin de tenir tête, s’il y avait lieu, à la populace.
Ces mouvements de troupes s’effectuaient, nous venons de le dire, pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en détournant l’attention des spectateurs concentrée sur les passes audacieuses qu’il exécutait en vue d’amener le taureau en face de la porte de sortie.
Parmi ceux qui ne savaient rien, bien peu prêtèrent attention à ces mouvements de troupes; ils étaient passionnément intéressés par le spectacle pour détacher, ne fût-ce qu’une seconde, leurs yeux de lui. Ceux qui les remarquèrent n’y attachèrent aucune importance.
Ceux qui connaissaient les dessous de l’affaire, au contraire, les remarquèrent fort bien. Mais comme ceux-là avaient une consigne et savaient d’avance ce qu’ils avaient à faire, ils firent comme ceux qui n’avaient rien vu et ne bougèrent pas.
Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c’est-à-dire qu’il était du côté opposé à celui que les troupes occupaient peu à peu. Il vit fort bien le mouvement se dessiner et ébaucha un sourire railleur.
Au début de la course du Torero, il n’avait autour de lui qu’un nombre plutôt restreint d’ouvriers, d’aides, d’employés aux basses besognes qui avaient quitté précipitamment la piste au moment de l’entrée du taureau et s’étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant de retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne.
Tout d’abord il n’avait prêté qu’une médiocre attention à ces modestes travailleurs. Mais au fur et à mesure que la course allait sur sa fin, il fut frappé de la métamorphose qui paraissait s’accomplir chez ces ouvriers.
Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s’étaient tenus, comme il convenait, modestement à l’écart, armés de leurs outils, prêts, semblait-il, à reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se redressaient et montraient des visages énergiques, résolus, et se campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition supérieure à celle qu’ils affichaient quelques instants plus tôt.
Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d’où, envahissaient peu à peu cette partie du couloir, se massaient près de la porte où il se tenait, se mêlaient à ces ouvriers qu’ils coudoyaient et avec qui ils semblaient s’entendre à merveille.
Bientôt la porte se trouva gardée par une cinquantaine d’hommes qui semblaient obéir à un mot d’ordre occulte.
Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutré de plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces étranges ouvriers s’occupaient à scier les poteaux de la barrière.
Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop étroite, pratiquaient une brèche dans la palissade, tandis que les autres s’efforçaient de masquer cette bizarre occupation.
Il dévisagea plus attentivement ceux qui l’environnaient, et avec cette mémoire merveilleuse dont il était doué, il reconnut quelques visages entrevus l’avant-veille à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit tout.
«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d’honneur que Fausta destine à son futur roi d’Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon petit prince sera bien gardé, et je crois décidément qu’il se tirera sain et sauf du guêpier où il s’est jeté inconsidérément. Ces gens-là, le moment venu, jetteront bas la palissade qu’ils viennent de scier, et au même instant ils entoureront celui qu’ils ont mission de sauver. Tout va bien.»
Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-être dû se demander si tout allait aussi bien pour lui-même. Il n’y pensa pas.
À l’inverse de bien des gens, toujours disposés à s’accorder une importance qu’ils n’ont pas, notre héros était peut-être le seul à ne pas connaître sa valeur réelle. Il était ainsi fait, nous n’y pouvons rien.
L’idée ne l’effleurait même pas qu’il pouvait être visé lui-même et qu’il se trouvait en position mille fois plus critique que celui dont il se préoccupait.
«Tout va bien!» avait-il dit-en songeant au Torero. Ayant jugé que tout allait bien, il se désintéressa en partie de ce qui se passait autour de lui pour admirer les passes merveilleuses d’audace et de sang-froid de don César, arrivé à l’instant critique de sa course, c’est-à-dire adossé à la porte de sortie où il avait fini par attirer le taureau qui, dans un instant, foncerait pour la dernière fois sur lui et irait s’enfermer lui-même dans l’étroit boyau ménagé à cet effet.
À moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne payât de sa vie, au moment suprême d’en finir, sa trop persistante témérité.
C’était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit. L’homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait frappé à mort.
Aussi les milliers de spectateurs haletants n’avaient d’yeux que pour lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement.
Et tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, il se retourna et aperçut à quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un sourire mauvais, le regardait comme une proie couvée.
«Mort Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de moi! je tomberais foudroyé.»
Mais les événements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux yeux de Pardaillan, une signification dont il s’efforçait de dégager la cause séance tenante.
«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté la fenêtre où il se prélassait pour venir ici? Ce n’est pas, je pense, dans l’unique intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche après laquelle il court infructueusement depuis si longtemps? Ma foi! devant toute la cour d’Espagne réunie, il ne me déplairait pas de lui infliger une dernière défaite. Après ce coup-là, mon Bussi-Leclerc mourra de rage et j’en serai délivré.»
Ayant ainsi monologué, de ce coup d’œil sûr et prompt qui n’était qu’à lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin son coup d’œil rejaillit sur ceux qui l’entouraient et alors il tressaillit.
«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave Bussi-Leclerc vient à la tête d’une compagnie d’hommes d’armes… C’est ce qui lui donne cette assurance imprévue.»
Presque aussitôt il eut un léger froncement de sourcils et il ajouta en lui-même:
«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d’une compagnie de soldats espagnol? Est-ce que par hasard il viendrait m’arrêter?»
En même temps, d’un geste machinal, il assurait son ceinturon, dégageait sa rapière, se tenait prêt à tout événement.
Comme on le voit, il avait été long à s’apercevoir qu’il était en cause autant et plus que le Torero. Maintenant son esprit travaillait et il s’attendait à tout.
À cet instant, un tonnerre de vivats et d’acclamations éclata, saluant la victoire du Torero.
Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une dernière fois par la cape prestigieuse et, croyant atteindre celui qui depuis si longtemps se jouait de lui avec une audace rare, il était allé s’enfermer lui-même dans le box ménagé à cet effet, et la porte, se refermant derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste.
Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d’acclamations délirantes, la salua de son épée et se dirigea vers l’endroit où il avait, dès le début de la course, aperçu la Giralda, avec l’intention de lui faire publiquement hommage de son trophée.
Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait sous une poussée violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux ouvriers, qui n’attendaient que cet instant, envahirent la piste, entourèrent de toutes parts le Torero, comme s’ils étaient poussés par l’enthousiasme de sa victoire, mais en réalité pour lui faire un rempart de leurs corps.
À ce moment aussi les soldats, massés dans le couloir circulaire, quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en colonnes profondes, la mèche de leurs arquebuses allumée, prêt à faire feu devant les rangs serrés du populaire surpris de cette manœuvre imprévue.
En même temps, un officier à la tête de vingt soldats, se dirigeait à la rencontre du Torero.
Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas la barrière et qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne comprenait pas encore ce qui lui arrivait, l’entraînait dans la direction opposée à celle où il voulait aller.
En sorte que l’officier qui pensait se trouver en face d’un homme seul, qu’il avait mission d’arrêter, l’officier qui avait trouvé quelque peu ridicule qu’on l’obligeât à prendre vingt hommes avec lui, commença de comprendre que sa mission n’était pas aussi aisée qu’il l’avait cru tout d’abord et se trouva ridicule maintenant d’être obligé de courir après un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui tournait le dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent pas disposés à se laisser faire.
Voyant que celui qu’il avait mission d’arrêter allait lui glisser entre les doigts, l’officier, pâle de fureur, ne sachant à quel expédient se résoudre pour mener à bien sa mission, persuadé que tout le monde devait avoir, comme lui, le respect de l’autorité dont il était le représentant, l’officier se mit à crier d’une voix de stentor:
– Au nom du roi!… Arrêtez!
Ayant dit, il crut naïvement qu’on allait obtempérer et qu’il n’aurait qu’à étendre la main pour cueillir son prisonnier.
Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient ainsi qu’ils le faisaient n’avaient pas le sens du respect de l’autorité. Ils ne s’arrêtèrent donc pas.
Bien mieux, à l’invite brutale de l’officier, qui s’arrachait de désespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils répondirent par un cri imprévu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui assistait, impassible, à cette scène:
– Vive don Carlos!
Ce cri, que nul n’attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de masse qui les effara.
Et comme si ce cri n’eût été qu’un signal, au même instant des milliers de voix vociférèrent en précisant plus explicitement:
– Vive le roi Carlos! Vive notre roi!
Et comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effarés et surpris que les gens de noblesse, comme une traînée de poudre, volant de bouche en bouche, le bruit se répandit qu’on voulait arrêter le Torero. Mais Carlos! qu’était-ce que ce roi Carlos qu’on acclamait? Et on expliquait: Carlos, c’était le Torero lui-même.
Oui le Torero, l’idole des Andalous, était le propre fils du roi Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort, par la Trinité sainte, et le roi cafard et ses moines seraient emportés comme fétu dans la tourmente et on aurait enfin un roi humain, un roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères et saurait y compatir; mieux, remédier.
Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l’apprenait en un moment inappréciable. Et rendons-leur cette justice, la plupart de ces hommes du peuple n’entendaient et ne comprenaient qu’une chose: on voulait arrêter le Torero, leur dieu!
– Qu’il fût fils de roi, qu’on voulût faire de lui un autre roi, peu leur importait. Pour eux c’était le Torero. Cela disait tout.
Ah! on voulait l’arrêter! Eh bien! par le sang du Christ! on allait voir si les Andalous étaient gens à se laisser enlever bénévolement leur idole!
Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous ces hommes, bourgeois, homme du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants de ce qui se tramait, devinrent littéralement furieux, se changèrent en combattants prêts à répandre leur sang pour la défense du Torero.
Comme par enchantement – apportées par qui? distribuées par qui? est-ce qu’on savait! est-ce qu’on s’en occupait! – des armes circulèrent, et ceux qui n’avaient rien, sans savoir comment cela s’était fait, se virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui un pistolet chargé.
Et au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée en masse sur les barrières brisées, arrachées, éparpillées, la prise de contact immédiate avec les troupes impassibles.
Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un éclair de pitié devant la lutte inégale qui s’apprêtait.
– Que personne ne bouge, cria-t-il d’une voix tonnante, ou je fais feu!
Une voix résolue, devant l’inappréciable instant d’hésitation de la foule, cria, en réponse:
– Faites! Et après vous n’aurez pas le temps de recharger vos arquebuses!
Une autre voix entraînante hurla:
– En avant!
Et ils allèrent de l’avant.
Et le vieil officier mit à exécution sa menace.
Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu’une gerbe de coquelicots rouges.
Dans ces secondes de cauchemar effrayant, les plus froids, les plus méthodiques, perdent souvent le sens de l’à-propos. Et c’est fort heureux en somme, car un oubli de leur part évite parfois que la catastrophe ne prenne les proportions d’un désastre irréparable.
Si les officiers qui commandaient là avaient pris la précaution élémentaire d’échelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de recharger les arquebuses – opération assez longue – pendant que d’autres auraient fait feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui n’avait que des poitrines et non des cuirasses à opposer aux balles.
Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou s’ils y songèrent, les soldats ne comprirent pas et n’exécutèrent pas l’ordre. La décharge fut générale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait prédit se réalisa: ayant déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le choc à l’arme blanche.
La partie devenait presque égale en ce sens que si les soldats casqués et cuirassés de buffle ou d’acier offraient moins de prise aux coups de leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la supériorité du nombre.
Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné de part et d’autre.
Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses partisans, entraîné malgré ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgré sa défense désespérée.
Ils étaient cinquante qui l’avaient entouré et enlevé. En moins d’une minute, ils furent cinq cents. De tous les côtés il en surgissait.
C’est que, en effet, soustraire le roi Carlos – comme ils disaient – aux vingt soldats chargés de l’appréhender n’était rien. Il fallait passer sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer la route.
Fausta éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement le champ de bataille sur lequel il devait évoluer, Fausta avait minutieusement et merveilleusement organisé l’enlèvement. Car c’était, en somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là.
L’itinéraire à suivre était tracé d’avance. Il devait être, et il était en effet, rigoureusement suivi.
Il s’agissait d’entraîner le Torero, non pas vers une sortie où l’on se fût heurté à des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les coulisses de l’arène. Ces coulisses se trouvaient, nous l’avons dit, dans l’enceinte même de la plaza, c’est-à-dire sur la place même.
D’Espinoza, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir que le Torero serait entraîné là, puisqu’il n’y avait pas de sortie. Toutes les rues étaient barrées par ses soldats. Il avait donc négligé d’occuper ces coulisses. C’était précisément sur quoi comptait Fausta.
Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout des groupes d’hommes à elle étaient postés. On se passa le Torero de main en main jusqu’à ce qu’il fût amené devant une maison qui appartenait à l’un des conjurés.
Malgré lui, on le porta dans cette maison, et sans savoir comment, il se trouva dehors, dans une rue étroite, derrière des troupes nombreuses qui gardaient cette rue, avec mission d’empêcher de passer quiconque tenterait de sortir de la place.
Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient scrupuleusement ce qui était devant eux et ne s’occupaient pas de ce qui se passait sur leurs derrières.
L’obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à Fausta se trouvaient échelonnés de distance en distance, dans des abris sûrs, et le Torero, écumant, fut conduit ainsi en un clin d’œil hors de la ville et enfermé, pour plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les apparences d’une prison.
Pourquoi le Torero s’était-il efforcé d’échapper aux mains de ceux qui le sauvaient ainsi malgré lui et malgré sa résistance désespérée?
C’est qu’il pensait à la Giralda.
Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n’avait songé qu’à elle. Tout le reste n’avait pour ainsi dire pas existé pour lui. Et en se débattant entre les mains de ceux qui l’entraînaient, dans son esprit exaspéré, cette clameur retentissait sans cesse:
– Que va-t-elle devenir? Dans l’effroyable bagarre que je pressens, quel sort sera le sien?
Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire en peu de mots:
Lorsque les troupes royales s’étaient massées devant la foule, qu’elles tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier rang, se trouvait une des plus exposées, et, à moins d’un hasard providentiel, elle devait infailliblement tomber à la première décharge.
Très étonnée, mais non effrayée, parce qu’elle ne soupçonnait pas la gravité des événements, elle s’était dressée instinctivement en s’écriant:
– Que se passe-t-il donc?
Un des galants cavaliers, qui l’avaient poussée à cette place privilégiée, répondit, obéissant à des instructions préalables:
– On veut arrêter le Torero. C’est une opération qui rencontrera quelques difficultés, car ils sont là des milliers d’admirateurs résolus à l’entraver de leur mieux. Notre sire le roi, qui prévoit tout, a pris des mesures en conséquence. Si vous voulez m’en croire, demoiselle, vous ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont beaucoup seront mortels.
De tout ceci, la Giralda n’avait retenu qu’une chose: on voulait arrêter le Torero.
– Arrêter César! s’écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis?
Et n’écoutant que son cœur amoureux, sans réfléchir, elle avait voulu s’élancer, courir au secours de l’aimé, lui faire un rempart de son corps, partager son sort quel qu’il fût.
Mais tous ceux qui l’environnaient, y compris les deux soldats en sentinelle à cet endroit, étaient placés là uniquement à son intention à elle.
Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion, renforcés pour la circonstance. Leur besogne leur avait été clairement expliquée et ils savaient par conséquent ce qu’ils avaient à dire et à faire pour la mener bien.
La Giralda ne put même pas faire un pas. D’une part les deux soldats se jetèrent en même temps devant elle pour lui barrer le chemin; d’autre part, le même cavalier empressé la saisit au poignet d’une main robuste et l’immobilisa sans peine. En même temps, pour expliquer et excuser la cruauté de son geste, le cavalier disait, sur un ton qu’il s’efforçait de rendre courtois:
– Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.
– Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant.
Et prise d’une inspiration soudaine, elle se mit à crier de toutes ses forces:
– À moi! On violente la Giralda… la fiancée du Torero!
Cet appel ne faisait pas l’affaire des sacripants qui avaient mission de l’enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du Torero, la Giralda, se réclamant de son titre de fiancée en semblable occurrence, avait des chances d’ameuter la foule contre les hommes de Centurion, qui n’étaient pas précisément en odeur de sainteté aux yeux du populaire.
Le galant chevalier, qui était le sergent de Centurion et comme tel commandait en son absence, comprit le danger. Il eut à son tour une inspiration, et la lâchant aussitôt, il dit en faisant des grâces qu’il croyait irrésistibles:
– Loin de moi la pensée de violenter l’incomparable Giralda, la perle de l’Andalousie. Mais, señorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que don Gaspa Barrigon est mon nom, vous iriez au devant d’une mort aussi certaine qu’inutile en courant par là. Voyez plutôt vous-même. Montez sur cet escabeau. Voyez-vous les partisans du Torero qui l’enlèvent au nez et à la barbe des soldats chargés de l’arrêter? Voyez l’officier qui s’arrache la moustache de désespoir!
– Sauvé! s’écria la Giralda, qui avait obéi machinalement à don Gaspar Barrigon, puisque tel était son nom.
Et sautant lestement à terre, elle ajouta:
– Il faut que je le rejoigne à l’instant.
– Venez, señorita, s’empressa de dire Barrigon; sans moi vous ne passerez jamais à travers cette multitude. Et croyez-moi, ne perdons pas une seconde. Dans un instant un ouragan de balles va s’abattre ici, et je puis vous assurer qu’il fera chaud.
La Giralda eut un geste d’impatience à l’adresse de l’importun. Mais voyant ses efforts se briser devant l’impassibilité des compagnons qui l’entouraient et qui ne bougeaient – pour cause – elle eut un geste de déception douloureuse.
– Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous n’avez rien à craindre de moi. Je suis un admirateur passionné du Torero et suis trop heureux de prêter l’appui de mon bras à celle qu’il aime.
Il paraissait sincère devant les bourrades qu’il ne ménageait pas à ses hommes; ceux-ci se hâtaient de lui livrer passage. La jeune fille n’en chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se rapprocher de son fiancé.
Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule, dans une des petites rues qui bordaient la place. Sans songer à remercier celui qui lui avait frayé son chemin et dont l’aspect rébarbatif ne lui disait rien, elle voulut s’élancer.
Alors, elle se vit entourée d’une vingtaine d’estafiers qui, loin de lui faire place, se serrèrent autour d’elle. Alors elle voulut crier, appeler à l’aide; mais sa voix fut couverte par le bruit de l’arquebusade qui éclata comme un tonnerre à cet instant précis.
Avant d’avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée, jetée sur l’encolure d’un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, paralysaient toute résistance, la maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier murmurait:
– Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci, je te tiens bien, et tu ne m’échapperas pas.
Elle leva son œil où se lisait une détresse qui eût apitoyé tout autre et considéra celui qui lui parlait sur ce ton à la fois grossier et menaçant, et, elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue. D’autant mieux qu’autour d’elle, elle ne voyait que ces cavaliers à mine patibulaire qui l’avaient si galamment poussée au premier rang de la foule, ces mêmes cavaliers qui l’avaient ensuite escortée jusque-là et qui, maintenant, riant haut, avec d’ignobles plaisanteries à son adresse, enfourchaient les chevaux que des acolytes gardaient dans ce coin de rue en prévision de l’événement qui se produisait.
Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté, lui apparut dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, hélas! comment elle avait pu être aveugle au point de n’avoir eu aucun soupçon à la vue de ces mufles de fauves qui suaient le crime.
Il est vrai que toute à la joie du triomphe escompté de son bien-aimé César, elle n’avait pas même songé à les regarder à ce moment-là, et Dieu sait si elle regrettait maintenant.
Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie ses ailes et s’abandonne en tremblant à la main cruelle qui s’abat sur lui, frissonnante d’horreur et d’effroi, elle ferma les yeux et s’évanouit.
La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme un corps sans vie, le familier comprit et, cynique et satisfait, il gouailla:
– La tourterelle est pâmée. Tant mieux! Voilà qui simplifie ma besogne.
Et d’une voix de commandement, à ses hommes:
– En route, vous autres!
Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du peloton, qui s’ébranla et partit à toute bride.