III LE FILS DU ROI

Un long moment, Fausta considéra silencieusement, avec une sombre satisfaction, le jeune homme qui paraissait accablé de douleur.


Elle avait lieu d’être satisfaite. Elle avait mené toute cette partie de son entretien avec une habileté infernale.


Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, qui n’inspirait que la terreur à la grande majorité de ses sujets, était franchement abhorré par une minorité composée d’une élite dans laquelle tous les éléments de la société fraternisaient, momentanément unis dans la haine et l’horreur que leur inspirait le sombre despote.


Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants, soldats, bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette minorité. Pour tous ces opprimés, généralement d’intelligence plus ouverte et d’idées plus avancées que le commun du troupeau habitués à courber l’échine, la fureur religieuse du roi, qui l’incitait constamment à des répressions sanglantes, avait fait de celui-ci, à leurs yeux, une sorte de monstre qu’il eût été licite, au point de vue purement humain, de supprimer.


Nous ne parlons pas, bien entendu, d’une tourbe d’intrigants – il yen a et il y en aura toujours – qui ne voyaient dans le renversement de l’ordre établi qu’une occasion de satisfaire leurs passions. Nous ne parlons que de ceux qui étaient sincères.


Quoi qu’il en soit, le mécontentement était assez général, assez profond pour qu’un mouvement occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou illuminés dont le désintéressement ne pouvait être suspecté. Nous avons vu Fausta présider et diriger à son gré une réunion de ces révoltés. Qu’un mouvement sérieux vînt à se dessiner, et une foule d’inconnus ou d’hésitants se joindraient à ceux qui auraient donné le branle.


Fausta savait tout cela.


Elle savait encore que le Torero était au nombre de ceux pour qui le nom du roi était synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et à qui il n’inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du tyran se doublait d’une haine personnelle pour celui qu’il accusait d’avoir assassiné son père.


La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date, farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s’était pas affilié à ceux qui cherchaient, dans l’ombre, à frapper ou tout au moins à renverser le despote, ce n’était pas par prudence ou par dédain. Sa haine était personnelle, et il était résolu à l’assouvir personnellement. En outre, nature essentiellement droite et loyale, il avait horreur de tout ce qui était sombre, tortueux et caché. Résolu à frapper celui qu’il considérait comme un ennemi des siens, il était non moins résolu à agir franchement et au grand jour… dût-il être broyé lui-même.


Tels étaient les sentiments de don César à l’égard du roi Philippe au moment où Fausta s’était dressée devant lui pour lui crier: «C’est ton père!»


On comprend que le coup avait pu l’accabler.


Ce n’est pas tout: depuis qu’il avait l’âge de raisonner, don César, trompé par des récits – probablement intéressés – où la fiction côtoyait dangereusement la vérité, don César s’était complu à dresser, dans son cœur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu’il n’avait jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux, il le parait des qualités les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu’un dieu.


Sur cette adoration muette, qu’il voyait toujours en lui, si loin qu’il remontât le cours de ses ans, Fausta avait soufflé. Et le dieu s’était écroulé. Ce dieu vénéré s’était mué en un monstre sanguinaire, car toute haine personnelle mise à part, c’est ainsi qu’il considérait le roi. Il avait suffi à Fausta de dire: «Voici ton père!» pour que cette vénération ardente, passionnée, croulât lamentablement.


Ceci, c’était le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui paraissait pas croyable.


Il se disait: «J’ai mal entendu… je suis fou. Le roi n’est pas mon père… il ne peut pas être mon père puisque… je sens que je le hais toujours!… Non, non, mon père est mort!…»


Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. Il n’y avait pas à douter: c’était cela, c’était bien cela, le roi était bien son père. Alors il se raccrochait désespérément à son idéal renversé, il cherchait des excuses à cet homme qu’on lui désignait pour son père. Il se disait que sans doute il l’avait mal jugé et il fouillait furieusement les actes connus du roi pour y découvrir quelque chose, n’importe quoi, susceptible de le grandir à ses yeux.


Et désespéré, s’accablant d’injures et d’anathèmes, il constatait qu’il ne trouvait rien. Et son horreur, sa fureur contre soi-même allaient grandissant, car non seulement il ne trouvait rien, mais encore il persistait à ne voir en lui que le monstre qu’il avait toujours vu. Et dans une révolte de tout son être, il se disait: «C’est mon père, pourtant! C’est mon père! Est-il possible qu’un fils haïsse son père? N’est-ce pas plutôt moi qui suis un monstre dénaturé?»


Alors sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère.


On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute autre que nous ignorons, sa mère n’avait jamais occupé dans son cœur la place qu’y avait eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes il avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première place avait toujours été pour son père. Et voici que, par un de ces revirements qu’il ne cherchait pas à s’expliquer, tout d’un coup la mère détrônait le père et prenait sa place.


Et il croyait comprendre: «Par Dieu! clamait-il dans son esprit éperdu, j’y suis! Je continue à détester mon père parce qu’on m’a dit qu’il a martyrisé et fait mourir ma mère. C’est cela!…»


C’était un peu cela en effet.


Et ceci c’était le chef-d’œuvre de Fausta qui avait lentement, savamment soufflé la haine dans son cœur, la haine contre son père, et qui soudain, pour excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus profonde, plus tenace, plus naturelle aussi, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait intervenir sa mère.


Est-ce que la mère ne doit pas passer avant le père? Et lorsque le père est assez lâche, assez infâme pour torturer et tuer lentement la mère, est-ce que le fils doit hésiter? Ne doit-il pas la défendre, la venger? Même contre son père!


Voilà qui expliquait tout. Voilà qui mettait sa conscience déchirée en repos.


Et ç’avait été une idée magistrale que Fausta avait eue là. Maintenant le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments divers, n’était plus qu’une loque humaine qu’elle pourrait arranger à sa guise.


Le plus fort était fait, le reste ne serait qu’un jeu. Le Torero, le fils du roi, était à elle, elle n’avait qu’à tendre la main pour le prendre. Elle serait reine, impératrice, elle dominerait le monde par lui – car il ne serait jamais qu’un instrument entre ses mains.


Et en attendant il fallait le lâcher sur celui qu’elle lui avait dit être son père. Il fallait lui faire admettre l’idée d’un meurtre régicide doublé de parricide, en le parant des apparences d’une légitime défense.


Et comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbités obstinément fixés sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta poussa les battants de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux; dérobant à ses yeux une vue qui lui était si pénible.


En effet, dès qu’il ne vit plus le roi, don César poussa un long soupir de soulagement et parut sortir d’un rêve angoissant comme un cauchemar. Il jeta un regard trouble sur les splendeurs qui l’environnaient comme s’il se fût demandé où il était et ce qu’il faisait là. Puis ses yeux tombèrent sur Fausta, qui l’observait en silence, et la notion de la réalité lui revint tout à fait.


Fausta, voyant qu’il s’était ressaisi et qu’il était maintenant à même de continuer l’entretien, dit doucement d’une voix grave où perçait une sourde émotion:


– Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement dévoilé la vérité. Les circonstances ont été plus fortes que ma volonté et m’ont emportée malgré moi.


Le Torero fut secoué d’un frisson qui le parcourut de la nuque aux talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris dans la bouche de Fausta une ampleur insoupçonnée. De plus, il semblait lui dire qu’il n’était pas le jouet d’un rêve, que tout ce qu’il avait vu et entendu jusque-là, si affreux, si douloureux que cela lui parût, était bien une réalité.


En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression pénible qu’il traduisit en répétant avec amertume et en secouant la tête:


– Monseigneur!…:


– C’est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en attendant mieux.


Une fois encore, le Torero reçut un choc dans la poitrine.


Que signifiait cet «en attendant mieux»? L’intendant de la princesse avait, presque textuellement, prononcé les mêmes paroles. Que lui voulait-on, décidément? Il résolut de le savoir au plus tôt, et comme Fausta, avec cette imposante noblesse d’attitude qui la faisait si majestueuse qu’elle semblait toujours dominer les têtes les plus haut placées, comme Fausta lui indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir», le Torero s’assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui lui paraissait obscur et ténébreux dans l’extraordinaire aventure qui lui arrivait.


– Ainsi, madame, dit-il d’une voix très calme en apparence, vous prétendez que je suis le fils légitime du roi Philippe?


Fausta comprit qu’il cherchait à se dérober, et que si elle le laissait faire il lui échapperait.


Elle le fouilla d’un regard pénétrant, et ne put s’empêcher de rendre intérieurement hommage à la force d’âme de ce jeune homme qui, après des secousses aussi rudes, avait su se dominer au point de montrer un visage aussi calme, aussi paisible.


«Décidément, songeait-elle, ce petit aventurier n’est pas le premier venu. Il a une dose d’orgueil vraiment royale. Tout autre, à sa place, eût accepté la révélation que je lui ai faite en exultant. Vraie ou fausse, un autre se fût empressé de la tenir pour valable. Celui-ci reste froid. Il ne se laisse pas éblouir, il discute, et je crois, Dieu me pardonne! que son plus cher désir serait d’acquérir la preuve que je me suis trompée.»


Et pour la première fois depuis le commencement de cet entretien, un doute commença de pénétrer sournoisement en elle et, avec une angoisse terrible, elle se posa la question: «Serait-il dénué d’ambition à ce point? Après avoir eu le malheur de me heurter à un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur d’avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces fous pour qui fortune, naissance, puissance, couronne même, ne sont que des mots vides de sens?»


En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard chargé d’imprécations et de menaces, comme si elle eût sommé Dieu de lui venir en aide.


Mais c’était une rude jouteuse que Fausta, et elle n’était pas femme à renoncer pour si peu. Ces réflexions avaient passé dans son esprit avec l’instantanéité d’un éclair. Et quels que fussent son doute et son angoisse, sa physionomie n’exprima rien que cette immuable sérénité qu’il lui plaisait de montrer.


Et à la question du Torero qui ne la suspectait pas personnellement, elle répondit du tac au tac:


– Des documents, d’une authenticité indiscutable, que je possède, des témoins, dignes de foi, prétendent que vous êtes fils légitime du roi Philippe. Et c’est pourquoi je le dis. Mais je ne prétends rien, personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l’ai dit, un jour, très prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux. Et vous serez bien forcé de convenir vous-même que je ne prétends rien qui ne soit l’expression de la plus absolue vérité.


Très doucement, le Torero dit:


– À Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je suspecte vos intentions!


Et avec un sourire amer:


– Je n’ai pas reçu l’éducation réservée aux fils de roi… futurs rois eux-mêmes. Tout infant que je suis – puisque vous l’assurez – je n’ai pas été élevé sur les marches du trône. J’ai vécu dans les ganaderias, madame, au milieu des fauves que j’élève pour le plus grand plaisir des princes, mes frères. C’est mon métier, madame, à moi, un métier dont je vis, n’ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d’un gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous êtes accoutumée sans doute, vous, princesse souveraine.


Fausta approuva gravement de la tête.


Le Torero, s’étant excusé à sa manière, reprit aussitôt:


– Ma mère, madame, comment s’appelait-elle?


Fausta leva les sourcils d’un air surpris, et avec force:


– Vous êtes prince légitime, dit-elle. Votre mère s’appelait Élisabeth de France, épouse légitime de Philippe roi, reine d’Espagne, par conséquent.


Le Torero passa la main sur son front moite.


– Mais enfin, madame, dit-il d’une voix tremblante, me direz-vous pourquoi, puisque je suis fils légitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnée d’un père contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l’épouse légitime, haine qui est allée jusqu’à l’assassinat?… Car vous m’avez bien dit, n’est-ce pas, que ma mère était morte des mauvais traitements que lui infligeait son époux?


– Je l’ai dit et je le prouverai.


– Ma mère était donc coupable?


Et il tremblait en posant cette question. Et ses yeux suppliants imploraient un démenti qu’elle ne lui fit pas attendre car elle dit, très catégorique:


– Votre mère, je l’ai dit et je le répète et je le prouverai, la reine, votre mère, votre auguste mère, était une sainte.


Évidemment, elle exagérait considérablement. Élisabeth de Valois, fille de Catherine de Médicis, façonnée au métier de reine par sa redoutable mère, pouvait avoir été tout ce qu’il lui aurait plu d’être, hormis une sainte.


Mais c’est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piété filiale, d’autant plus ardente et aveugle qu’il n’avait jamais connu sa mère, pour lui faire accepter toutes les exagérations qu’il lui conviendrait d’imaginer.


Fausta avait besoin d’exaspérer autant qu’il serait en son pouvoir le sentiment filial en faveur de la mère. Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable aux yeux du fils, et plus, forcément, sa fureur contre l’époux, bourreau de sa mère, se déchaînerait violente, irrésistible. Or il fallait que cette fureur arrivât à un point tel qu’il oubliât totalement que cet époux c’était son père.


C’est pourquoi, pour les besoins de sa cause, Fausta n’hésitait pas à canoniser, de sa propre autorité, la mère du Torero.


Celui-ci accueillit l’affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il eut un long soupir de soulagement et demanda:


– Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet acharnement pourquoi ce long martyre dont vous avez parlé? Le roi serait-il réellement le monstre altéré de sang que d’aucuns prétendent qu’il est?


Il oubliait que lui-même l’avait toujours considéré comme tel. Maintenant qu’il savait qu’il était son père, il cherchait instinctivement à le réhabiliter à ses propres yeux. Il espérait, sans trop y compter, qu’elle dirait des choses qui le disculperaient, comme elle en avait dit en faveur de sa mère.


Ceci ne pouvait faire l’affaire de Fausta. Implacable, elle répondit:


– Le roi, malheureusement, n’a jamais eu, pour personne, un sentiment de tendresse. Le roi, c’est l’orgueil, c’est l’égoïsme, c’est la sécheresse de cœur, c’est la cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant d’excuse.


– Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, inconséquente, oh! innocemment, sans le vouloir?


Fausta secoua la tête.


– Non, dit-elle, la reine n’eut rien à se reprocher. Si j’ai parlé d’un semblant d’excuse, c’est qu’il s’agit d’une aberration commune à bien des hommes, indigne toutefois d’un monarque qui doit être inaccessible à tout sentiment bas. Elle porte un nom, cette aberration spéciale, on l’appelle: jalousie.


– Jaloux!… Sans motif?


– Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour.


– Comment peut-on être jaloux de qui l’on n’aime pas?


Fausta sourit.


– Le roi n’est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle.


– Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu’au crime? Ce que vous appelez jalousie, d’autres pourraient, plus justement peut-être, l’appeler férocité.


Fausta sourit encore d’un sourire énigmatique qui ne disait ni oui ni non.


– C’est tout une histoire mystérieuse et lamentable qu’il me faut vous conter, dit-elle, avec un léger silence. Vous en avez entendu parler vaguement, sans doute. Nul ne sait la vérité exacte et nul, s’il savait, n’oserait parler. Il s’agit du premier fils du roi, votre frère, de celui qui serait l’héritier du trône à votre place, s’il n’était pas mort à la fleur de l’âge.


– L’infant Carlos! s’exclama le Torero.


– Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.


Alors cette terrible histoire de son vrai père, Fausta se mit à la lui raconter, en l’arrangeant à sa manière, en brouillant la vérité avec le mensonge, de telle sorte qu’il eût fallu la connaître à fond pour s’y reconnaître.


Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des précisions qui ne pouvaient ne pas frapper vivement l’esprit de celui à qui elle s’adressait, et ceci d’autant plus que certains de ces détails correspondaient à certains souvenirs d’enfance du Torero, expliquaient lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-là incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui.


Et toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir avec un relief saisissant le rôle odieux du roi, du père, de l’époux, cela sans insister, en ayant l’air de l’excuser et de le défendre. En même temps la figure de la reine se détachait douce, victime résignée jusqu’à la mort d’un implacable bourreau.


Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la légitimité de sa naissance, il était convaincu de l’innocence de sa mère, il était convaincu de son long martyre. En même temps il sentait gronder en lui une haine furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l’enfant devenu un homme. Et il se sentait animé d’un désir ardent de vengeance.


Et une révolte aussi lui venait contre cet acharnement mortel dont il était là victime. N’avait-il pas droit à la vie comme toute créature? N’avait-il pas droit à sa part de soleil comme tout ce qui vit et respire? Eh bien, puisqu’il se trouvait acculé à cette nécessité qui lui paraissait monstrueuse d’avoir à se défendre contre son propre père, il se défendrait, sang du Christ! et s’il y avait crime, que le crime retombât sur celui qui avait attaqué le premier.


Ce n’était pas tout à fait ce qu’avait voulu Fausta. Quand même c’était un résultat très appréciable d’avoir fait pénétrer dans cet esprit une pensée de résistance, étant donné surtout qu’elle avait craint un moment qu’il ne se dérobât tout à fait. Avec un peu de patience elle l’amènerait où elle voulait. Pour passer de la défensive à l’offensive, que faut-il, le plus souvent? Peu de chose. Un renfort, une arme, un mouvement d’audace ou de colère, il n’en faut pas plus pour amener à charger vigoureusement tel qui jusque-là s’était contenté de parer les coups. Ces armes, elle saurait les lui mettre dans les mains; cette audace, elle saurait la lui insuffler.


Quand elle eut terminé son récit, quand elle le vit dans l’état d’exaspération où elle le voulait, elle l’attaqua résolument, selon sa coutume:


– Vous m’avez demandé, monseigneur, pourquoi je m’étais intéressée à vous sans vous connaître. Et je vous ai répondu que j’avais répondu à un sentiment d’humanité fort compréhensible. J’ai ajouté que depuis que je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une sympathie qui s’accroît de plus en plus, au fur et à mesure que je vous pénètre davantage Chez moi, mon prince, la sympathie n’est jamais inactive. Je vous ai offert mon amitié, je vous l’offre encore.


– Madame, vous me voyez confus et ému à tel point que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer ma gratitude.


Très gravement, avec une douceur enveloppante, avec un regard ensorcelant, un sourire enivrant, elle dit:


– Attendez, prince, avant d’accepter ou de refuser…


– Madame, interrompit vivement le Torero, qui s’exaltait sans s’en apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insensé, assez ingrat, pour refuser l’offre généreuse d’une amitié qui me serait précieuse au-dessus de tout?


Elle secoua la tête avec un sourire empreint d’une douce mélancolie.


– Défions-nous des mouvements spontanés, prince. Ce qui est accessible aux mortels ordinaires ne l’est pas pour nous, princes, désignés par Dieu pour conduire et diriger les foules.


Et avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement le jeune homme enivré:


– S’il nous était permis de suivre les impulsions de notre cœur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans désemparer ce que le mien me dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants de la terre, car je devine en vous les qualités rares qui font les grands rois.


Très ému par ces paroles prononcées avec un accent de conviction ardente, plus ému encore par ce qu’elles laissaient deviner de sous-entendu flatteur, le Torero s’écria:


– Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m’abandonne entièrement à vous.


L’œil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme pour signifier qu’elle acceptait de le diriger et qu’il pouvait s’en rapporter à elle. Et, très calme, très douce:


– Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques mots nos positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et ce que vaut cette amitié que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler ce que vous êtes, j’entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, ce que vous pouvez faire, et où vous allez.


– Je vous écoute, madame, fit avec déférence le Torero. Mais quoi que vous disiez, d’ores et déjà, je suis résolu à accepter l’amitié précieuse que vous voulez bien m’offrir. Et si vous ne me l’aviez offerte spontanément, sachez que je l’eusse sollicitée avec ardeur. Il me semble, madame, que la vie me paraîtrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus l’éclairer de votre radieuse présence.


Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière à l’époque en général, et plus spécialement au tempérament, extrême en tout, de l’Espagnol. Néanmoins, Fausta crut démêler un accent de sincérité indéniable dans la manière dont furent prononcées ces paroles. Elle en fut très satisfaite. Plus le Torero s’enflammerait, plus sa tâche en serait facilitée.


Elle reprit avec force:


– Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d’entreprendre quoi que ce soit de grand, malgré votre popularité, parce que votre obscurité et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contré des préjugés de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si vous tentiez quelque hardi coup de main, nul ne vous suivrait, hormis quelques hommes du peuple qui ne comptent pas. Si vous avez du génie, vous êtes condamné quand même à végéter, obscur et inconnu: votre naissance vous interdit d’aspirer aux honneurs, aux emplois publics. Ce que je vous dis là, est-il vrai?


– Très vrai, madame. Mais je ne désire ni gloire ni honneurs. Mon obscurité ne me pèse pas, et quant à la pauvreté, elle m’est légère. Au reste, vous savez peut-être que si je voulais accepter tous les dons que les nobles amateurs de corrida jettent dans l’arène à mon intention, je pourrais être riche.


– Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero. On dit aussi: généreux comme le Torero. Cependant, maintenant que vous savez que vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer l’humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu’à ce jour.


– Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette existence a son charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais. D’après ce que vous me dites, je ne serai jamais un prince royal. Pourquoi ne resterai-je pas ce que j’ai été jusqu’à ce jour?


Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles dénotaient un manque d’ambition qui contrariait ses projets. Néanmoins elle ne laissa rien paraître et se garda bien de combattre ouvertement ces idées.


– Vous oubliez, dit-elle simplement, qu’il ne vous est pas permis de vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué de biens et d’ambition. Vous oubliez que demain, quand vous paraîtrez dans l’arène, vous serez misérablement assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver… si je vous abandonne.


Le Torero eut un sourire de défi.


– Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous laisserez pas égorger comme mouton à l’abattoir.


– C’est bien cela, madame.


Fausta eût un haussement d’épaules apitoyé.


– Vous oubliez encore, reprit-elle froidement, que celui qui veut votre mort détient la puissance suprême, vous oubliez que celui-là, c’est le roi. Pensez-vous qu’il s’arrêtera à des demi-mesures et se contentera de lâcher sur vous quelques misérables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons qui n’hésiteront pas à tirer l’épée pour votre défense. Insensé que vous êtes! Sachez donc, puisqu’il faut tout vous dire, que demain une armée sera sur pied à votre intention. Demain des milliers d’hommes d’armes, avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espère, on compte qu’un incident surgira qui permettra de charger la canaille. Vous serez frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle. Je vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement. Que si, par impossible – il faut tout admettre, même un miracle – vous veniez à vous tirer sain et sauf de la bagarre, on en sera quitte pour recommencer. Si vous échappez encore, on jettera le masque, vous serez ouvertement saisi, jugé, condamné, exécuté.


Ces paroles, prononcées avec une violence croissante, produisirent impression sur le Torero. Néanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ.


– Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.


Fausta étendit la main sur le balcon, et désignant le bûcher que les lourds rideaux dérobaient à leur vue:


– Le même crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son innocence.


C’était la deuxième fois qu’elle faisait une allusion détournée à la Giralda, et cette fois encore l’allusion sous-entendait une menace. Le Torero le comprit. Il pâlit légèrement.


– Ah! fit-il avec angoisse, est-ce à ce point?


Sur un ton solennel, Fausta répondit:


– Je vous dis que rien ne peut vous sauver.


Si brave que fut le Torero, il sentait la terreur se glisser sournoisement en lui et c’était ce que voulait Fausta.


– Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je fuirai. Je quitterai l’Espagne.


Fausta sourit.


– Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.


– J’ai des amis, je puis m’assurer les services de quelques braves résolus à tout, pourvu qu’on y mette le prix. Je passerai de force.


– Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armée entière, car vous vous heurterez, vous, à une armée, à dix armées s’il le faut.


Le Torero la considéra un instant. Il vit qu’elle ne plaisantait pas, qu’elle était sincèrement convaincue que le roi ne reculerait devant rien pour le faire disparaître. À son tour, il eut la perception très nette que sa vie, comme elle disait, ne tenait qu’à un fil. En même temps, il comprit que la lutte était impossible. Il eut une révolte intérieure. Il ne voulait pas mourir, mourir du moins ainsi, stupidement assassiné, avant d’avoir goûté aux joies de la vie. En même temps aussi, une voix intérieure lui disait que cette femme qui lui parlait était une force capable de lutter contre la puissance qui le menaçait, capable peut-être de battre cette puissance. Machinalement il demanda:


– Que faire alors?


Cette question, Fausta l’attendait. Elle avait tout dit pour la lui arracher.


Très calme, elle reprit:


– Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser une question: Voulez-vous vivre?


– Si je le veux! Mordieu! madame, j’ai vingt ans! À cet âge, on trouve la vie assez bonne pour y tenir!


– Êtes-vous résolu à vous défendre?


– N’en doutez pas, madame.


– Encore faudrait-il savoir jusqu’à quel point?


– Par tous les moyens, madame.


– S’il en est ainsi, si vous m’écoutez, peut-être réussirai-je à vous sauver.


– Mort du diable! madame, parlez, et s’il ne tient qu’à moi, je suis assuré de mourir de vieillesse!


– En ce cas, je puis répondre à votre question: vous ne vous sauverez qu’en frappant votre ennemi avant qu’il vous ait mis à mal.


Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines circonstances. Il semblait qu’elle avait dit la chose la plus simple, la plus naturelle du monde. Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait vivement l’effet de ses paroles, et ce n’était pas sans anxiété qu’elle observait le jeune homme.


Le Torero, à cette proposition inattendue, s’était dressé brusquement, et livide, tremblant, il s’exclamait:


– Tuer le roi!… tuer mon père!… Vous n’y pensez pas, madame… Vous voulez m’éprouver sans doute?


Fausta posa son œil noir sur lui. Elle vit qu’il n’était pas encore au point où elle le voulait. Cependant elle insista.


– Je croyais, dit-elle avec un léger dédain, que vous étiez un homme. Je me suis trompée. N’en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu’une femme, je ne laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance.


– Ma mère! dit le Torero d’un air égaré.


Impitoyable, elle poursuivait:


– Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui vous assassinera, puisque vous tremblez à la seule pensée de frapper.


– Ma mère, répéta le Torero en crispant les poings avec fureur. Mais le tuer, lui, mon père!… C’est impossible! J’aime mieux qu’il me tue moi-même.


Fausta comprit qu’insister davantage risquait de lui faire perdre le terrain gagné dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle changea de tactique, et avec un haussement d’épaules:


– Eh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer?


Depuis qu’il avait cru comprendre qu’elle lui proposait un parricide, le Torero, bouleversé, oubliant toute étiquette, allait et venait d’un pas nerveux et saccadé dans l’immense salle encombrée de meubles précieux, de bibelots rares. Cet attentat contre nature lui paraissait si monstrueux qu’il ne pouvait pas tenir en place. Il s’arrêta net et, regardant Fausta en face, il dit vivement:


– Cependant vous avez dit…


– J’ai dit: il faut frapper. Je n’ai pas dit, je n’ai pas voulu dire: il faut tuer.


Le Torero eut un soupir de soulagement d’une éloquence muette. Ses traits convulsés se rassérénèrent, et pour cacher son désarroi, il s’excusa en disant:


– Pardonnez ma nervosité, madame.


– Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta.


– Expliquez-vous, de grâce.


– Je vais donc parler clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c’est que l’on apprenne que vous êtes son fils légitime et l’héritier de sa couronne.


– Je comprends ceci qui est la conséquence logique de son incompréhensible haine à mon égard.


Fausta approuva d’un signe de tête et reprit:


– Il eût pu employer la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la besogne en lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être. Mais si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats, qui peut jurer qu’une indiscrétion ne sera pas commise? Sa terreur à ce sujet est telle qu’il a préféré s’engager dans des voies tortueuses, sacrifier des centaines d’innocents à seule fin que votre mort passât sinon inaperçue – vous êtes trop connu – du moins sans éveiller les soupçons.


– Cependant vous disiez tout à l’heure que j’étais menacé d’une arrestation suivie d’une condamnation à mort, naturellement.


– Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité que lorsqu’il lui sera dûment démontré qu’il ne peut vous atteindre autrement.


– Il n’aura pas cette peine, dit le Torero avec amertume. Que pourrais-je contre le roi, le plus puissant de la terre?


– Vous pouvez plus que vous ne pensez. D’abord exploiter cette terreur du roi au sujet de la divulgation de votre naissance.


– Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose à toutes ces complications. Puis, que vous dirais-je? La pensée que je suis réduit à comploter bassement contre mon propre père, cette pensée m’est aussi douloureuse qu’odieuse, et j’avoue qu’elle m’enlève toute ma lucidité. Éclairez-moi donc, madame, vous dont le cerveau puissant se joue à l’aise au milieu de ces intrigues qui m’épouvantent.


– Je comprends vos scrupules et je les approuve. Encore ne faudrait-il pas les pousser à l’extrême. Hélas! je conçois que votre cœur soit déchiré, mais si douloureux pour vous, si pénible pour moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis donc: Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne du roi. Le père n’existe pas. L’ennemi seul reste; c’est lui seul que vous devez voir, c’est lui seul que vous devez combattre. Ceci peut vous paraître monstrueux, anormal. Dites-vous bien que vous n’y êtes pour rien; que tout le mal vient de votre ennemi qui a tout fait, lui, et qu’au bout du compte Vous êtes le champion d’un droit sacré: le droit à la vie, que possède toute créature qui n’a pas demandé à venir au monde.


Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front il dit douloureusement:


– Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j’ai peine à l’accepter.


Fausta se fit glaciale.:


– Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez à vous défendre et que vous consentez à tendre bénévolement le cou pour mieux recevoir la mort?


Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel Fausta l’examina avec une anxiété qu’elle ne pouvait surmonter. Enfin il se décida.


– Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d’une voix sourde. J’ai droit à la vie comme tout le monde. Je me défendrai donc coûte que coûte. D’autant que, comme vous l’avez dit, il ne s’agit pas de frapper mon père, mais de me défendre. Veuillez donc m’expliquer en quoi je pourrai exploiter cette terreur du roi dont vous parliez.


Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de reprendre:


– Prenez les devants. Le roi craint qu’un fâcheux hasard ne fasse connaître votre naissance. Proclamez-la vous-même, hautement: Je vous remettrai les preuves irréfutables de cette naissance. Ces preuves, étalez-les au grand jour. Que nul ne puisse suspecter vos dires. Il faut que, dans quelques jours, tout le royaume sache que vous êtes l’héritier légitime de la couronne. Il faut que l’on connaisse l’odieuse conduite du roi envers votre sainte mère et envers vous. Quand on saura tout cela, quand chacun, du plus grand au plus petit, sera dûment convaincu par les preuves que vous aurez produites, il s’élèvera un tel cri de réprobation unanime contre votre bourreau qu’il tremblera sur son trône. Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le. Vous voyez qu’il ne s’agit pas d’un assassinat, comme vous l’avez cru, et si je vous pardonne de m’avoir supposée capable d’un conseil aussi bas, c’est que je comprends, je vous l’ai dit, vos déchirements. Ce que je vous dis de faire est juste et légitime. Le plus rigoriste ne pourrait trouver à y redire.


– C’est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’un front aussi pur que le vôtre ne peut receler que des pensées nobles et pures. Il faudrait être sourd pour ne pas entendre qu’une voix suave comme la vôtre ne peut laisser tomber que des paroles généreuses.


Fausta daigna sourire.


– Soit, dit-elle négligemment, n’en parlons plus.


– Vous pensez donc, madame, que j’échapperai à la haine mortelle du roi en proclamant moi-même ma naissance?


– Sans doute. Le roi n’osera plus vous faire assassiner. La vérité étant connue de tous, votre meurtrier serait incontinent désigné par tous. Si puissant, si orgueilleux qu’il soit, le roi reculera devant un tel défi jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de vous traduire devant un tribunal. Là, vous réclamerez hardiment la reconnaissance publique de tous vos droits. Et soyez tranquille, les preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s’incliner. Vous serez proclamé, c’est votre droit, héritier de la couronne. Vous n’aurez qu’à attendre qu’il plaise à Dieu de rappeler à son divin tribunal le meurtrier de votre mère pour régner à votre tour.


– Est-ce possible! balbutia le Torero ébloui.


– Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera beaucoup plus tôt que vous ne croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses jours sont comptés. Avant longtemps, il vous cédera la place sans aucune intervention criminelle.


– Eh bien! madame, dit généreusement le Torero, si extraordinaire que cela puisse paraître, je lui souhaite de me faire attendre longtemps.


Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle l’avait tout doucement amené à accepter ses idées. Il restait maintenant à lui faire abandonner la Giralda. Sans qu’elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait là le plus dur de sa tâche. Mais elle avait mené à bien des intrigues autrement scabreuses. L’avoir amené à trouver tout naturel de monter sur un trône, c’était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu’il le voulût ou non, une fois pris dans l’engrenage, il serait bien forcé d’aller jusqu’au bout. Et quant à la petite bohémienne, s’il se montrait irréductible sur ce point, elle aurait tôt fait de s’en débarrasser.


À l’exclamation du Torero, elle répondit gravement en levant son index vers le ciel:


– Nous sommes tous dans la main de Dieu.


– Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un rêve éblouissant, ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m’acquitter envers vous?


– Nous parlerons de cela tout à l’heure, dit Fausta d’un air détaché. Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de cette entreprise. Vous pensez bien que cela n’ira pas sans quelques difficultés.


– Je m’en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.


– Je vous ai offert mon amitié et mon aide, reprit Fausta. Avant d’accepter il faut que je vous dise ce que je peux faire pour aboutir à ce rêve qui vous éblouit.


– Madame…


– Je sais, interrompit vivement Fausta, vous acceptez sans savoir. J’estime qu’il est nécessaire que vous sachiez. Écoutez-moi, donc.


Le Torero s’inclina respectueusement, reprit sa place sur son siège et dit:


– Je vous écoute, madame.


– D’abord la journée de demain. Je vous l’ai dit: une armée entière tiendra la ville sous la menace. Il faut qu’il y ait bagarre, émeute, tel est le plan du roi, conseillé par M. d’Espinosa. Dans la lutte, vous serez tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J’en fais mon affaire, mes précautions sont prises. À l’armée du roi, j’oppose une armée à moi, que j’ai levée de mes deniers.


– Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé.


– Je l’ai fait.


– Mais pourquoi?


– Je vous le dirai tout à l’heure, dit froidement Fausta. À cette armée de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est à moi, qui a pour mission de veiller uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l’or est répandu à pleines mains dans le but de raviver l’enthousiasme. Comme une traînée de poudre, le bruit se répandra que le Torero est menacé. De toutes parts les défenseurs surgiront. Ce n’est pas tout. En même temps le bruit se répandra que le Torero n’est autre que l’infant Carlos – c’est sous ce nom que vous régnerez – disparu dès sa naissance, poursuivi sa vie durant par la haine implacable autant qu’injuste de son père. L’infant Carlos sera acclamé de tous. Le roi entendra ces acclamations et vous pouvez imaginer sa fureur, d’autant que ses troupes seront battues. Vous sortirez sain et sauf de la bagarre. Je l’ai décidé ainsi, mes mesures sont prises, cela sera. Ne revenons plus sur ce point.


– Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.


Sans relever ces mots, Fausta reprit:


– Donc vous êtes sauf. Au milieu d’une armée qui vous acclame, je défie le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero; après-demain, vous serez l’infant Carlos. La ville tout entière est à vous. Vingt mille hommes d’armes, à vous, tiennent en respect les troupes royales. L’Andalousie entière se soulève en votre faveur. Des émissaires à moi sont partis. Des millions sont répandus de tous côtés. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi est pris, détrôné, enfermé dans un couvent et vous montez sur le trône à sa place.


Et comme le Torero ébauchait un geste de protestation, elle ajouta vivement:


– Mais vous êtes généreux. Vous n’abuserez pas de votre victoire. Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d’égal à égal. Et il s’estime trop heureux, devant la rapidité foudroyante du mouvement, de vous reconnaître publiquement pour l’héritier de sa couronne. Et vous, en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir. Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder.


– Je rêve!… balbutia le Torero.


– Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du Portugal, prince souverain des Pays-Bas; empereur des Indes. Je vous donne mes états d’Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage, cela vous donne la moitié de l’Italie. Vous prenez le reste.


– Oh!


– Alors vous vous tournez vers la France. C ’est le rêve de votre père, cela. Vous l’envahissez par les Pyrénées et par les Alpes. En même temps vos armées descendent des Flandres. Une campagne rapidement menée vous livre la France qui n’acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous remontez au nord et à l’est, vous envahissez l’Allemagne comme vous avez envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut celui de Charlemagne. Vous êtes le maître du monde. Voilà ce que vous pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous?


Fausta s’était enflammée peu à peu à l’évocation de ses rêves gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illuminé transportèrent littéralement le Torero, qui, ne sachant s’il était éveillé ou s’il rêvait, s’écria:


– Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter. Mais vous, madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse désinvolture des millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos états, vous enfin qui m’éblouissez par l’évocation d’une prestigieuse puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part?


Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux de Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe:’


– Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.


Sans hésiter, sans un regret, sous le coup de l’enthousiasme, il s’écria:


– Ce n’est pas trop, certes!


Fausta nota la manière parfaitement détachée avec laquelle il avait souscrit à ses conditions.


– Trop désintéressé, songea-t-elle. À tout prendre, je le préfère cependant ainsi.


Et tout haut, en le fixant toujours d’un regard aigu:


– Il reste à régler la façon dont se fera le partage.


Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu’elle admira en connaisseur.


– Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.


Très galamment, il répondit:


– Ce que vous ferez sera bien fait.


Tenace, elle reprit:


– Ce partage se fera de la manière la plus simple et la plus naturelle.


Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et brusquement elle porta le coup:


– Je serai votre épouse!


Le Torero bondit. Il s’attendait à tout, hormis à une prétention semblable, formée d’une manière si anormale, qui n’était pas sans le choquer quelque peu. Il tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux, il se trouvait face à face avec la réalité brutale.


Cette sorte d’exaltation factice qui s’était emparée de lui au contact de Fausta s’était dissipée brusquement. Il la regardait d’un air effaré et ne la reconnaissait pas. Il lui semblait que ce n’était pas la même femme qu’il avait devant lui. Sous le coup de l’emballement, cette incomparable beauté avait excité en lui le désir. Maintenant il la voyait tout autrement. Toujours aussi belle, certes, mais cette beauté nouvelle, loin d’exciter en lui le désir, le repoussait au contraire par il ne savait quoi de sombre, de fatal. Pour tout dire: elle lui faisait peur.


Dans sa stupeur, il ne put que bégayer:


– M’épouser! Vous! madame! vous!


Fausta comprit que c’était l’instant critique. Elle se redressa de toute sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irrésistible, et adoucissant l’éclat de son regard:


– Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque que vous allez être?


– Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité, je vois que vous êtes, en effet, la jeunesse même, et quant à la beauté, jamais, je le crois sincèrement, nulle beauté n’égala la vôtre. Vous êtes déjà, madame, un modèle accompli de majesté souveraine, et près de vous les plus grandes reines paraîtraient de simples dames d’atours, Mais…


– Mais?… Dites toute votre pensée, dit Fausta, très froide.


– Eh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Vous n’êtes pas une femme ordinaire, madame; la franchise la plus absolue me paraît seule digne d’un caractère noble et fier tel que le vôtre. Je vous dirai donc en toute sincérité, sans fausse humilité, que je me crois tout à fait indigne du très grand honneur que vous me voulez faire. Vous êtes trop souveraine et pas assez… femme.


Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux.


– Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l’êtes pas assez de votre côté. Il serait temps de faire abstraction de votre ancienne personnalité et de bien vous pénétrer de cette pensée que vous êtes, dès maintenant, le premier personnage du royaume après le roi. Demain, vous serez peut-être roi vous-même. Vous allez jouer un rôle important sur la scène du monde. Vous ne vous appartenez plus. Les pensées, les sentiments qui pouvaient vous paraître très naturels quand vous n’étiez qu’un simple gentilhomme ne sont plus de mise avec votre nouvelle situation. Vous n’êtes plus un homme: vous êtes un roi. Il faut vous habituer à voir et à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur extravagante de penser qu’il pouvait être question d’amour entre nous? Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant d’être femme, de même que l’homme doit s’effacer en vous devant le souverain.


Le Torero hocha la tête d’un air peu convaincu:


– Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes née souveraine et avez vécu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et si mon cœur parle, j’écoute ce qu’il me dit.


Audacieusement, elle dit:


– Et votre cœur est pris.


Très simplement, en regardant en face sans provocation, mais avec fermeté, il répondit en s’inclinant très bas:


– Oui, madame.


– Je le savais; monsieur. Cela ne m’a pas retenue un seul instant. L’offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens.


– C’est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon cœur s’est donné une fois, il ne se reprend plus.


Fausta haussa dédaigneusement les épaules.


– Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l’aventurier. Il ne saurait en être autrement.


Et comme le Torero allait protester, elle l’interrompit vivement en ajoutant:


– Ne dites rien! N’accomplissez pas l’irréparable. Vous réfléchirez, vous comprendrez. Vous me donnerez une réponse… tenez, après-demain. Les événements qui vont se dérouler demain vous feront comprendre mieux que tous les discours la valeur de l’alliance que je vous offre. Ils vous feront comprendre aussi à quels périls vous seriez exposé si vous commettiez la folie de refuser mes ordres. Vous pourrez voir de vos propres yeux que ces périls sont tels que vous succomberez infailliblement si je retire la main que j’ai étendue sur votre tête.


Et sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus doucement:


– Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez pas, vous dis-je. J’attends votre retour avec confiance. Votre réponse ne peut pas ne pas être conforme à mes désirs. Allez.


Et d’un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia sans qu’il eût pu dire ce qu’il avait à dire.


Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle avait très bien compris ce qui s’était passé dans l’esprit du Torero. Elle avait vu dans son esprit que si elle le laissait parler, il allait proclamer hautement son amour pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir entre l’amour et la couronne qu’elle lui faisait entrevoir, le prince, sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver son amour. Fausta avait senti cela, et c’est en pensant à cela qu’elle avait dit: «N’accomplissez pas l’irréparable».


Elle restait à sa place, très soucieuse. L’entrevue n’avait pas tourné au gré de ses désirs. Le prince lui échappait. Tout n’était pas perdu cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait l’obstacle, voilà tout. La Giralda morte, disparue, enlevée, déshonorée, elle ne doutait pas qu’il ne vînt à elle, soumis et obéissant.


Elle allongea la main et frappa sur un timbre.


À son appel, Centurion, dégrimé, ayant repris sa personnalité, parut avec son sourire obséquieux.


Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des instructions détaillées concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo s’éclipsa sans doute pour procéder à l’exécution immédiate des ordres reçus.


Fausta demeura encore une fois seule.


Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir secret et en sortit un parchemin qu’elle considéra longuement avant de le cacher dans son sein en murmurant:


– Je n’ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le remettre à M. d’Espinosa. Je fais ainsi d’une pierre deux coups. D’abord, je me concilie l’amitié du grand inquisiteur et du roi. S’ils ont des soupçons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je trouve sécurité et liberté d’action. Ensuite, tout ce que le roi Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son successeur. Sans qu’il s’en doute il travaillera pour le bien et pour la gloire de mon futur époux – car le Torero acceptera – partant, pour mon propre bien et ma propre gloire.


Elle réfléchit une seconde et: «Pardaillan!… Que dira-t-il quand il saura que j’ai remis ce parchemin à M. d’Espinosa? Voilà sa mission manquée, lui qui a promis de rapporter ce parchemin à Henri de Navarre. Qui sait? Si d’Espinosa le manque, je me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan. Avec ses idées spéciales, il est capable de se croire déshonoré!»


Et avec un sourire terrible: «Lorsqu’un homme comme Pardaillan se croit déshonoré et qu’il ne peut laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n’a qu’une ressource: le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!… C’est à voir!…»


Elle demeura encore, un moment rêveuse, et ce nom de Pardaillan appela dans son esprit celui de son fils, et elle songea: «Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan? Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant.»


Elle réfléchit encore un moment et murmura:


– Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je réussisse, soit que j’échoue. Il sera temps alors de rechercher mon fils.


Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et jeta un ordre à la suivante, accourue.


Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s’arrêtait devant le vestibule d’honneur du grand inquisiteur, logé au palais.


Fausta eut un long entretien avec d’Espinosa, à qui, en échange de certaines conditions qu’elle posa, elle remit spontanément la fameuse déclaration du feu roi Henri de Valois proclamant Philippe II d’Espagne héritier de la couronne de France.

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