IV ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO

En quittant Fausta, le Torero s’était dirigé en hâte vers l’auberge de La Tour , où il avait laissé celle qu’il considérait comme sa fiancée confiée aux bons soins de la petite Juana.


En cheminant par les rues étroites et tortueuses encore encombrées du populaire en liesse, il se morigénait vertement. Il se reprochait comme une trahison le très court et très fugitif instant d’emballement qu’il avait eu devant la beauté de Fausta.


Il allait d’un pas accéléré, sans se soucier des passants qu’il bousculait, pris soudain d’un sinistre pressentiment qui lui faisait redouter un malheur. Il lui semblait qu’un danger pressant planait sur la Giralda, et il se hâtait avec cette idée qu’il allait apprendre une mauvaise nouvelle.


Chose étrange, maintenant qu’il n’était plus captivé par le charme de Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance qu’elle lui avait contée n’était qu’un roman imaginé en vue d’il ne savait quelle mystérieuse intrigue.


Les offres de Fausta, ses projets, ce mariage qu’elle lui avait proposé avec un superbe dédain des convenances, surtout, oh! surtout, cette couronne entrevue, ces rêves de conquêtes grandioses, tout cela lui paraissait invraisemblable, faux, impossible, et il se raillait amèrement d’avoir prêté un moment une oreille crédule à d’aussi chimériques propos.


«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je été assez sot pour me laisser abuser à ce point? C’est à croire que cette énigmatique et incomparablement belle princesse est douée d’un pouvoir surnaturel, susceptible d’égarer la raison. Moi, fils du roi? Allons donc! Quelle folie! Le brave homme qui m’a élevé et qui m’a donné maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement m’a toujours assuré que mon père avait été mis à la torture sur l’ordre du roi et que pour être bien assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu à assister lui-même à l’épouvantable supplice. Le roi n’est pas, ne peut pas être mon père.»


Et avec une sévérité qui n’avait d’égale que sa sincérité: «En admettant que le roi soit mon père, quel pouvoir magique a donc cette princesse Fausta qu’elle ait pu m’amener aussi aisément à un degré d’aberration telle que j’ai pu, moi, misérable, envisager froidement la révolte ouverte contre celui qui serait mon père, et, qui sait, peut-être son assassinat. Puissé-je être dévoré vivant par des chiens enragés plutôt que de descendre à un tel degré d’infamie. Quel qu’il soit, quoi qu’il soit et quoi qu’il ait fait, mon père doit rester mon père, et ce n’est pas à moi à le juger. Que la malédiction du ciel s’abatte sur moi si l’idée me vient seulement de me faire complice des sombres projets de cette Fausta d’enfer!»


Et avec une ironie féroce: «Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C’est une pitié seulement que j’ai pu m’arrêter un instant à pareille folie! Suis-je fait pour être roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la satisfaction d’une stupide vanité, j’aurai sacrifié ma liberté, mes amis, mon amour et lié mon sort à celui de Mme Fausta, qui fera de moi un instrument bon à tuer des milliers de mes semblables pour l’assouvissement de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai là un maître redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royauté. Torero je suis, Torero je resterai, et vive l’amour de ma gracieuse et tant douce et tant jolie Giralda! Celle-là ne me demande que de l’amour et se soucie fort peu d’une couronne. Et s’il est vrai que le roi me poursuit de sa haine et me veut la male mort, vive Dieu! je fuirai l’Espagne. Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de m’emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté par un gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunté pour ne pas faire mon chemin, honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, c’est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui.»


En monologuant de la sorte, il était arrivé à l’hôtellerie, et ce fut avec une angoisse, qu’il ne parvint pas à surmonter, qu’il pénétra dans le cabinet de la mignonne Juana.


Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien tranquille, riant et jasant avec la petite Juana. Presque du même âge toutes les deux, aussi jolies, de même condition, vives et rieuses, aussi franches, elles étaient devenues tout de suite une paire d’amies.


Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France veillait avec son sourire narquois sur la fiancée de ce jeune prince pour qui il s’était pris d’une soudaine et vive sympathie. Et c’était encore un spectacle peu banal et qui eût fait béer d’étonnement ses ennemis que de voir le terrible, le redoutable, l’invincible Pardaillan assis entre deux fillettes, écoutant en souriant d’un sourire jeune et indulgent leurs innocents et futiles propos, et ne dédaignant pas d’y prendre part de temps en temps.


Lorsque Pardaillan s’était réveillé, après avoir dormi une partie de la matinée, la vieille Barbara, sur ordre de Juana, lui avait fait part du désir exprimé par don César de le voir veiller sur la Giralda. Sans dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son épée – cette épée qu’il avait ramassée sur le champ de bataille, lors de sa lutte épique avec les estafiers de Fausta – et il était descendu, sans perdre un instant, se mettre à la disposition de la petite Juana.


Il s’était placé de façon à barrer la route à quiconque eût été assez téméraire pour pénétrer dans le cabinet sans l’assentiment de la maîtresse du lieu. Et à le voir si calme, si confiant dans sa force, les deux jeunes filles s’étaient senties plus en sûreté que si elles avaient été sous la garde de toute une compagnie d’hommes d’armes du roi.


La petite Juana, en maîtresse de maison avisée, soucieuse de satisfaire son hôte, sans attendre que le chevalier le demandât, avait donné discrètement un ordre à une servante, laquelle s’était empressée de placer devant Pardaillan un verre, une assiette garnie de pâtisseries sèches et une bouteille d’excellent Vouvray mousseux et pétillant. Juana avait en effet remarqué que son hôte avait un faible pour ce vin.


Pardaillan fut très sensible à cette attention; il se contenta pourtant de remercier d’un sourire sa jolie hôtesse. Mais ce sourire était si cordial, la joie qui pétillait dans son œil était si évidente que Juana s’estima plus amplement récompensée que par la plus alambiquée des protestations.


Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:


– Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il donc?


Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incrédule:


– Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce titre d’ami à un aussi piètre personnage que le Chico?


– Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un piètre personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n’ai pas, Dieu merci! l’habitude de subordonner mes sentiments à là condition sociale de ceux à qui ils s’adressent. Tel qui paraît un grand et illustre personnage, chargé de biens et de quartiers de noblesse, m’apparaît parfois comme un triste sire, et inversement tel pauvre diable m’apparaît très noble et très estimable. Si je donne ce titre d’ami au Chico, c’est qu’effectivement il l’est. Et quand je vous aurais dit que je suis extrêmement réservé dans mes amitiés, ce sera une manière de vous dire que le Chico mérite tout à fait ce titre.


– Mais enfin qu’a-t-il donc fait de si beau qu’un homme tel que vous en parle de si élogieuse façon?


Pardaillan trempa flegmatiquement un gâteau dans son verre, et faisant mousser le vin en l’agitant, il dit avec un sourire narquois:


– Je vous l’ai dit: c’est un brave. Que si vous désirez en savoir plus long, je vous dirai un de ces jours ce qu’il a fait pour acquérir mon estime. Pour le moment, tenez pour très sérieux que je le considère réellement comme un ami et répondez, s’il vous plaît, à ma question: comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis à vous aussi, ma jolie Juana?


Il sembla à Juana qu’il y avait une intention de raillerie dans la façon dont le chevalier prononça ces dernières paroles. Mais avec le seigneur français, il n’était jamais facile de se prononcer nettement. Il avait une si singulière manière de s’exprimer, il avait un sourire surtout si déconcertant, qu’on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s’arrêta-t-elle pas à ce soupçon, et avec une moue enfantine:


– Il m’agaçait, dit-elle, je l’ai chassé.


– Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?


– Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement… c’est un sot.


– Un sot! le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez pas croire. C’est un garçon très fin au contraire, très intelligent, et qui vous est, je crois, très attaché. J’espère que ce renvoi n’est pas définitif et que je le reverrai bientôt ici.


– Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu’on ait besoin de l’y convier. Le Chico, monsieur le chevalier, quand je lui interdis la porte, il revient par la fenêtre, et tout est dit. Jamais je n’ai vu drôle aussi éhonté, aussi dépourvu d’amour-propre.


– Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement de l’air dépité avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas trop s’y fier toutefois, et je crois que si tout autre que vous se permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi bénévolement que vous dites.


– Il est de fait qu’il a la tête assez près du bonnet. Et ce n’est pas à sa louange, convenez-en.


– Je ne trouve pas.


Juana parut étonnée. Le sire de Pardaillan avait des manières d’apprécier les choses qui étaient en contradiction flagrante avec tout ce qu’elle entendait journellement formuler par la sainte morale représentée par son vénérable père, le digne Manuel. Et le plus fort, ce qui l’étonnait bien davantage encore et bouleversait toutes ses idées acquises, c’est qu’elle se sentait portée à voir, à juger et à penser comme ce diable de Français. Elle en était sincèrement honteuse, mais c’était plus fort qu’elle.


– En attendant, reprit Pardaillan, voyant qu’elle restait bouche close, en attendant il ne manque, à moi, le Chico. Quelle que soit sa faute, j’implore son pardon, ma jolie hôtesse.


Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine de refuser quoi que ce soit à Pardaillan. La grâce fut donc magnanimement accordée. Bien mieux, on courut à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.


Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans son gîte mystérieux et il n’insista pas davantage.


Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, il commençait à trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le délivrer.


La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû se rendre chez cette princesse qui prétendait connaître sa famille et se disait en mesure de lui révéler le secret de sa naissance. Mais comme don César était parti sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu qu’elle savait.


Cela d’autant plus aisément que Pardaillan, avec sa discrétion outrée, s’abstint soigneusement de toute allusion à l’absence du Torero. Il pensait que pour que don César fût résolu à s’absenter alors qu’il croyait sa fiancée en péril, c’est qu’il devait y avoir nécessité impérieuse. De deux choses l’une: ou la Giralda savait où était allé don César, et toute allusion à ce sujet eût pu lui paraître une amorce à des confidences qu’il n’était pas dans sa nature de solliciter, ou elle ne savait rien, et alors des questions intempestives eussent pu jeter le trouble et l’inquiétude dans son esprit. |


Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancée: il veillait. Il se demandait bien, non sans inquiétude, où pouvait être allé le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui. Pardaillan estimait que la meilleure manière de témoigner son amitié était de ne pas assommer les gens par des questions. Lorsqu’il plairait au Torero de parler, Pardaillan l’écouterait d’une oreille complaisante et attentive.


Quoi qu’il en soit, l’arrivée du Torero lui fut très agréable à un double point de vue. D’abord parce que, n’étant pas sans inquiétude, il était content de voir qu’il ne lui était rien arrivé de fâcheux. Ensuite, parce que son retour le délivrait d’une faction, qu’il eût endurée jusqu’à la mort sans murmurer, mais qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver quand même un peu fastidieuse.


Il accueillit donc le Torero avec ce bon sourire qu’il n’avait que pour ceux qu’il affectionnait.


De son côté, le Torero éprouvait l’impérieux besoin de se confier à un ami. Non pas qu’il hésitât sur la conduite à tenir, non pas qu’il eût des regrets de la détermination prise de refuser les offres de Fausta, mais parce qu’il lui semblait que, dans l’extraordinaire aventure qui lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il était persuadé qu’un esprit délié comme celui du chevalier saurait projeter la lumière sur ces obscurités.


Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir remercié la petite Juana avec une effusion émue, après l’avoir voir assurée de son éternelle gratitude, il entraîna le chevalier dans une petite salle où il lui serait possible de s’entretenir librement avec lui et sans témoin et en même temps de surveiller de près l’entrée du cabinet où il laissait la Giralda avec Juana. Une sorte d’instinct l’avertissait en effet que sa fiancée était menacée. Il n’aurait pu dire en quoi ni comment, mais il se tenait sur ses gardes.


Lorsqu’ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques flacons poudreux, le Torero dit:


– Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison où nous nous sommes introduits cette nuit et où j’ai trouvé ma fiancée appartient à une princesse étrangère?


Pardaillan savait parfaitement à quoi s’en tenir. Néanmoins, il prit son air le plus ingénument étonné pour répondre:


– Non, ma foi, J’ignorais complètement ce détail.


– Cette princesse prétend connaître le secret de ma naissance. J’ai voulu en avoir le cœur net. Je suis allé la voir.


Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu’il allait porter à ses lèvres, et malgré lui s’écria:


– Vous avez vu Fausta?


– Je reviens de chez elle.


– Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.


– Vous la connaissez donc? demanda curieusement le Torero.


Sans s’expliquer autrement, Pardaillan se contenta de dire:


– Un peu, oui.


– Quelle femme est-ce?


– C’est une jeune femme… Au fait, quel âge a-t-elle? Vingt ans, peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est remarquablement belle, et… vous avez dû le remarquer, je présume, dit Pardaillan, de son air le plus ingénu, en fixant sur le jeune homme un regard aigu.


Le Torero hocha doucement la tête.


– Elle est jeune, elle est fort belle, et je l’ai remarqué en effet, dit-il. Je désire savoir quelle sorte de femme elle est.


– Mais… j’ai entendu dire qu’elle est colossalement riche, et généreuse en proportion de sa fortune. Ainsi un de mes amis m’a assuré l’avoir vue donner à un pauvre ménage de mariniers [2], en remerciement d’une hospitalité d’une heure accordée dans leur misérable cabane, une boucle de ceinture en diamants. La boucle valait bien cent mille livres.


– Cent mille livres! s’exclama le Torero ébloui.


– Oui, elle a de ces générosités. On la dit très puissante aussi. Ainsi le même ami, qui la connaît bien, m’a assuré qu’elle donnait ses ordres à ce pauvre duc de Guise, qui est mort si misérablement après avoir été à deux doigts de conquérir le trône de France, le plus beau du monde. C’est elle qui a renversé le pauvre Valois, mort misérablement, lui aussi. Elle fait trembler sur son trône le jouteur le plus terrible de cette époque, le pape Sixte Quint. Et ici même, je ne serais pas surpris qu’elle réussît à dominer votre roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous fâcher, et M. d’Espinosa lui-même, qui me paraît autrement redoutable que son maître.


Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il sentait confusément que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup plus long qu’il ne voulait bien le dire. Il le soupçonnait fortement d’être lui-même cet ami bien renseigné sous le couvert duquel il donnait des bribes de renseignements. Et ce qu’il disait, le ton grave avec lequel il le disait, faisait passer sur sa nuque un frisson de terreur. Il eût bien voulu en savoir davantage. Mais c’était une nature très fine que celle de Torero, et quoi qu’il ne connût le chevalier que depuis peu, il n’avait pas été long à remarquer que cet homme ne disait que ce qu’il voulait bien dire. Il était parfaitement inutile de l’interroger, Pardaillan ne dirait que ce qu’il avait décidé de dire.


– Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut avoir confiance en elle.


– Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en Fausta! Cela dépend d’une foule de considérations qu’elle est seule à connaître, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné – et elle a parfois la franchise de vous prévenir – vous pouvez vous en rapporter à elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-être prudent de s’informer jusqu’à quel point aide et assistance lui seront profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent de compter sur elle dès l’instant où vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime, tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n’aurez été aussi près de votre dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c’en est fait de vous. Si vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance. Ainsi, tenez, le même ami m’a raconté qu’après avoir sauvé la vie de Fausta, dans le temps même où il s’efforçait de la conduire en lieu sûr, elle machinait un joli guet-apens dans lequel il n’a tenu qu’à un fil qu’il laissât ses os. Après cela, fiez-vous donc à Fausta!


– C’est qu’elle m’a révélé des choses extraordinaires. Et je ne serais pas fâché de savoir jusqu’à quel point je dois prêter créance à ses paroles.


– Fausta ne fait et ne dit jamais rien d’ordinaire. Elle ne ment jamais non plus. Elle dit toujours les choses telles qu’elle les voit à son point de vue… Ce n’est point sa faute si ce point de vue ne correspond pas toujours à la vérité exacte.


Le Torero comprit qu’il ne lui serait pas facile de se faire une opinion exacte tant qu’il s’obstinerait à procéder par questions directes. Il jugea que le mieux était de conter point par point les différentes parties de son entrevue.


– Mme Fausta, dit-il, m’a dit une chose inconcevable, incroyable. Tenez-vous bien, chevalier, vous allez être étonné. Elle prétend que je suis… fils de roi!


Pardaillan ne parut nullement étonné, et ce fut le Torero, au contraire, qui fut ébahi de la tranquillité avec laquelle était accueillie cette révélation qu’il jugeait sensationnelle.


– Pourquoi pas, don César? J’ai toujours pensé que vous deviez être de très illustre famille. On sent qu’il y a de la race en vous, et malgré la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d’une lieue.


– Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de là à être de sang royal, et qui mieux est, héritier d’un trône, le trône d’Espagne, avouez qu’il y a loin.


– Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible pourtant, et j’avoue, quant à moi, que vous feriez figure de roi autrement noble et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui règne sur les Espagnes.


– Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées? fit le Torero en scrutant attentivement la physionomie de Pardaillan.


Mais les traits du chevalier n’exprimaient généralement que ce qu’il voulait bien laisser voir. En ce moment il lui plaisait de montrer une froide assurance et son œil se fixait plus scrutateur que jamais sur son interlocuteur assez décontenancé.


– Pourquoi pas? fit-il pour la deuxième fois.


Et avec une intonation étrange il ajouta:


– N’avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme vous dites?


– Oui, dit franchement le Torero. J’avoue que j’ai eu un instant de sotte vanité et que je me suis cru fils de roi. Mais j’ai réfléchi depuis, et maintenant…


– Maintenant? fit Pardaillan, dont l’œil pétilla.


– Je comprends l’absurdité d’une pareille assertion.


– Je confesse que je ne vois rien d’absurde là, insista Pardaillan.


– Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la prétention elle-même. Ce qui la rend absurde à mes yeux, ce sont les circonstances anormales qui l’accompagnent.


– Expliquez-vous.


– Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi et d’une mère irréprochable, j’aie été poursuivi par la haine aveugle de mon père? Qu’on en ait été réduit, pour sauver les jours menacés de l’enfant, à l’enlever, le cacher, l’élever – si on peut dire, car en résumé je me suis élevé tout seul – obscur, pauvre, déshérité? Admettez-vous cela?


– Cela peut paraître étrange, en effet. Mais étant donné le caractère féroce, ombrageux à l’excès du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de tout à fait impossible à ce qui peut paraître un roman.


Le Torero secoua énergiquement la tête.


– Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans lesquelles j’ai été élevé sont normales, naturelles, je dirai mieux, elles me paraissent obligatoires s’il s’agit – et je crois que c’est mon cas – d’une naissance clandestine, du produit d’une faute, pour tout dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à fait inadmissibles dans un cas normal et légitime… tel que la naissance de l’héritier légitime d’un trône.


Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment sincère, le Torero demeura un moment rêveur.


Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait de l’observer avec une attention soutenue, songea en lui-même: «Pas si mal raisonné que cela.»


Le Torero redressa sa tête fine et intelligente et, avec un accent de mélancolie profonde, il dit:


– Il est d’autres raisons, toutes de sentiments, qui me font repousser la version de la princesse Fausta. Vous savez, chevalier, qu’on m’a raconté que mon père avait été supplicié par ordre du roi et en sa présence. Je vous ai dit quelle haine j’ai vouée à l’assassin de mon père. Eh bien! comment expliquer que je le hais toujours? Sachant que le roi est mon père, la haine n’aurait-elle pas dû fondre en mon cœur comme se fond la neige aux premiers rayons du soleil? Or, je vous le dis, je le hais toujours. Vous voyez bien qu’il ne peut pas être mon père!


– Vous m’en direz tant! fit Pardaillan qui ne paraissait pas convaincu.


Et en lui-même il se disait: «Allez donc nier la voix du sang. Ce garçon paraît doué d’une sorte de divination. La rude école du malheur en a fait un homme, la ruée des basses ambitions cherche à en faire un prince, un monarque. S’il se laisse circonvenir, c’en est fait des qualités que je voyais en lui. Se laissera-t-il tenter? Il me paraît de caractère assez noble pour résister, et somme toute, il faut bien convenir que l’éclat d’une couronne est bien fait pour faire tourner bien des cervelles.»


Cependant le Torero reprenait:


– Et quand bien même je serais le fils du roi, quand bien même Mme Fausta étalerait à mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces fameuses preuves qu’elle détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que je vous dise? Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je m’efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais, je fuirais l’Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom.


– Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan dont les yeux pétillaient.


– Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait les bras, s’il me reconnaissait, s’il s’efforçait de réparer le passé, ne serais-je pas en droit d’accepter la nouvelle situation qui me serait faite?


– Si votre père vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre devoir serait de le presser sur votre cœur et d’oublier le mal qu’il pourrait vous avoir fait.


– N’est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C’est bien ce que je pensais. Mais ce n’est pas du tout cela que l’on m’offre.


– Diable! que vous offre-t-on!


– On m’offre des millions pour soulever les populations, on m’offre le concours de gens que je ne connais pas et en qui il m’est bien permis de voir des ambitions et non du dévouement. On ne m’offre pas l’affection paternelle. En échange de ces millions et de ces concours, on me propose de me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte de fils sera un acte de rébellion envers mon père. Mon premier geste sera un geste de violence, peut-être de mort.


C’est à la tête d’une armée que je prendrai contact avec ce père, et c’est les armes à la main que je lui adresserai mon premier mot. Et quand je l’aurai humilié, bafoué, vaincu, je lui imposerai de me reconnaître officiellement pour son héritier. Voilà ce que l’on m’offre, ce que l’on me propose, chevalier.


– Et vous avez accepté?


– Chevalier, vous êtes l’homme que j’estime le plus au monde. Je vous considère comme un frère aîné que j’aime et que j’admire. Je ne veux avoir rien de caché pour vous. Or, vous qui m’avez témoigné estime et confiance, apprenez à me connaître et sachez que j’ai commis cette mauvaise action de songer à accepter.


– Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne à prendre. On peut la ramasser dans le sang et dans la boue, la foule reste toujours prête à s’aplatir devant celui qui la porte.


– Je vous comprends. Quoi qu’il en soit, on m’avait présenté les choses de telle manière, je crois, Dieu me pardonne, que la raison m’abandonnait; j’étais comme ivre, ivre d’orgueil, ivre d’ambition. J’étais sur le point d’accepter. Heureusement pour moi, la princesse à ce moment m’a fait une dernière proposition, ou, pour mieux dire, m’a posé une dernière condition.


– Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il retournait.


– La princesse m’a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes conquêtes – car elle escompte tout cela – en devenant ma femme.


– Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan. On vous offre la fortune, un trône, la gloire, des conquêtes prodigieuses, qui sait, peut-être la reconstitution de l’empire de Charlemagne, et comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l’amour sous les traits de la femme la plus belle qui soit et vous vous plaignez. J’espère bien que vous n’avez pas commis l’insigne folie de refuser des offres aussi merveilleuses.


– Ne raillez pas, chevalier, c’est cette dernière proposition qui m’a sauvé. J’ai songé à ma petite Giralda qui m’a aimé de tout son cœur alors que je n’étais qu’un pauvre aventurier. J’ai compris qu’on la menaçait, oh! d’une manière détournée. J’ai compris qu’en tout cas, elle serait la première victime de ma lâcheté, et que pour me hausser à ce trône, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre de l’innocente amoureuse sacrifiée. Et j’ai été, je vous jure, bien honteux.


«Amour, amour, songea Pardaillan, qu’on aille après celle-là, nier ta puissance!»


Et tout haut, d’un air railleur:


– Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.


– Je n’ai pas eu le temps de refuser.


– Tout n’est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur.


– La princesse ne m’a pas laissé parler. Elle a exigé que ma réponse fût renvoyée à après-demain.


– Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant l’oreille.


– Elle prétend que demain se passeront des événements qui influeront sur ma décision.


– Ah! quels événements?


– La princesse a formellement refusé de s’expliquer sur ce point.


On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait l’attentat prémédité sur sa personne, que lui avait annoncé Fausta. Est-ce à dire qu’il n’y croyait pas… Tout lui faisait supposer qu’elle avait dit vrai, au contraire. Seulement Fausta avait parlé d’une armée mise sur pied, elle avait parlé d’émeute, de véritable bataille, et sur ce point le Torero croyait fermement qu’elle avait considérablement exagéré. S’il avait connu Fausta, il n’eût pas eu cette idée et peut-être alors aurait-il mis Pardaillan au courant. Le Torero croyait donc à une vulgaire tentative d’assassinat, et il eût rougi de paraître implorer un secours pour si peu. Il devait amèrement se reprocher plus tard ce faux point d’honneur.


Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité dans les réticences du jeune homme. Il n’eut pas de peine à la découvrir, puisqu’il avait entendu Fausta adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même: «Allons, il est brave vraiment. Il sait qu’il sera assailli, et il ne me dit rien. Il est de la catégorie des braves qui n’appellent jamais au secours et ne comptent que sur eux-mêmes. Heureusement, je sais, moi, et je serai là, moi aussi.»


Et tout haut il dit:


– Je disais bien, tout n’est pas perdu. Après-demain vous pourrez dire à la princesse que vous acceptez d’être son heureux époux.


– Ni après-demain, ni jamais, dit énergiquement le Torero. J’espère bien ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n’ai aucun droit au trône qu’on veut me faire voler. Et quand bien même je serais fils du roi, quand bien même j’aurais droit à ce trône, ma résolution est irrévocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour accepter, je vous l’ai dit, il faudrait que le roi consentît à me reconnaître spontanément. Je suis bien tranquille sur ce point. Et quant à l’alliance de Mme Fausta – remarquez, je vous prie, que je ne dis pas l’amour; elle-même, en effet, a pris soin de m’avertir qu’il ne pouvait être question d’amour entre nous – j’ai l’amour de ma Giralda, et il me suffit.


Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait bien sincère, bien déterminé. Néanmoins il tenta une dernière épreuve.


– Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une couronne. Je ne connais pas de mortel assez grand, assez désintéressé pour refuser la suprême puissance.


– Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare. Je vous jure bien, chevalier, et vous me feriez injure de ne pas me croire qu’il en sera ainsi que je l’ai décidé: je resterai le Torero et serai l’heureux époux de la Giralda. N ’ajoutez pas un mot, vous n’arriveriez pas à me faire changer d’idée. Laissez-moi plutôt vous demander un service.


– Dix services, cent services, dit le chevalier très ému. Vous savez bien, mordieu! que je vous suis tout acquis.


– Merci, dit simplement le Torero; j’escomptais un peu cette réponse, je l’avoue. Voici donc: j’ai des raisons de croire que l’air de mon pays ne nous vaut rien, à moi et à la Giralda.


– C’est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.


– Je voulais donc vous demander s’il ne vous ennuierait pas trop de nous emmener avec vous dans votre beau pays de France?


– Morbleu! c’est là ce que vous appelez demander un service! Mais, cornes du diable! c’est vous qui me rendez service en consentant à tenir compagnie à un vieux routier tel que moi!


– Alors c’est dit? Quand les affaires que vous avez à traiter ici seront terminées, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je pourrai me faire ma place au soleil, sans déroger à l’honneur.


– Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j’y perdrai mon nom.


– Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: s’il m’arrivait malheur…


– Ah! fit Pardaillan hérissé.


– Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la, protégez-la. Ne la laissez pas ici… on la tuerait. Voulez-vous me promettre cela?


– Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancée sera ma sœur, et malheur à qui oserait lui manquer.


– Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce que vaut votre parole.


– Eh bien! éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez éprouvé un déchirement à renoncer à la couronne qu’on vous offrait – oh! ne dites pas non, c’est naturel en somme – si vous avez éprouvé un regret, dis-je, soyez consolé, car vous n’êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.


– Ah! je le savais bien! s’écria triomphalement le Torero. Mais vous-même! comment savez-vous? Comment pouvez-vous parler avec une telle assurance?


– Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: vous n’êtes pas le fils du roi, vous n’aviez aucun droit à la couronne offerte.


Et avec une gravité qui impressionna le Torero:


– Mais vous n’avez pas le droit de haïr le roi Philippe. Il vous faut renoncer à certains projets de vengeance dont vous m’avez entretenu. Ce serait un crime, vous m’entendez, un crime!


– Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, si tout autre que vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. À vous je dis ceci: dès l’instant où vous affirmez que mon projet serait criminel, j’y renonce.


Cette preuve de confiance, cette déférence touchèrent vivement le chevalier.


– Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter, s’écria-t-il gaiement. J’ai remarqué que nos actions se traduisent toujours par des événements heureux ou néfastes, selon qu’elles ont été bonnes ou mauvaises. Le bien engendre la joie, comme le mal engendre le malheur. Il n’est pas nécessaire d’être un bien grand clerc pour conclure de là que les hommes seraient plus heureux s’ils consentaient à suivre le droit chemin. Mais pour en revenir à votre affaire, vous verrez que tout s’arrangera au mieux de vos désirs. Vous viendrez en France, pays où l’on respire la joie et la santé; vous y épouserez votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et… vous aurez beaucoup d’enfants.


Et il éclata de son bon rire sonore.


Le Torero entraîné, lui répondit en riant aussi:


– Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison.


– Voyons ta raison, si toutefois ce n’est pas être trop curieux.


– Non, par ma foi! Je crois à ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous portez bonheur à vos amis.


Pardaillan le considéra un moment d’un air rêveur.


– C’est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m’est restée gravée là – il mit son doigt sur son front – une femme qu’on appelait la bohémienne Saïzuma [3], et qui en réalité portait un nom illustre qu’elle avait oublié elle-même, une série de malheurs terrifiants ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m’a dit la même chose, à peu près dans les mêmes termes. Seulement elle ajouta que je portais le malheur en moi, ce qui n’était pas précisément pour m’être agréable.


Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en juger par l’expression de sa figure. Sans doute, il évoquait un passé, proche encore, passé de luttes épiques, de deuils et de malheurs.


Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d’avoir, sans le savoir, éveillé en lui de pénibles souvenirs, et pour le tirer de sa rêverie il lui dit:


– Savez-vous ce qui m’a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta?


Pardaillan tressaillit violemment et, revenant à la réalité:


– Qu’est-ce donc? fit-il.


– Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouvé en présence de certain intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur» à tout propos et même hors de tout propos. Rien n’était risible comme la manière emphatique et onctueuse avec laquelle ce brave homme prononçait ce mot. Il en avait plein la bouche. Parlez moi de Mme Fausta pour donner aux mots leur véritable signification. Elle aussi m’a appelé monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par l’intendant, placé dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n’aurais jamais soupçonnée. Elle serait arrivée à me persuader que j’étais un grand personnage.


– Oui, elle possède au plus point l’art des nuances. Mais ne riez pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit à ce titre.


– Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur? fit en riant le Torero.


– Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je ne le fais pas, c’est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l’attention d’ennemis tout puissants.


– Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacée?


– Je crois que vous ne serez réellement en sûreté que lorsque vous aurez quitté à tout jamais le royaume d’Espagne. C’est pourquoi la proposition que vous m’avez faite de m’accompagner en France m’a comblé de joie.


Le Torero fixa Pardaillan et, d’un accent ému:


– Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma naissance mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Comment l’étranger que vous êtes a-t-il pu, en si peu de temps, soulever le voile d’un mystère qui reste toujours impénétrable pour moi, après des années de patientes recherches? Ce secret n’est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et partout à des gens qui savent et qui semblent s’être fait une loi de se taire?


Vivement ému Pardaillan dit avec douceur:


– Très peu de gens savent, au contraire. C’est par suite d’un hasard fortuit que j’ai connu la vérité.


– Ne me la ferez-vous pas connaître?


Pardaillan eut une seconde d’hésitation et:


– Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop pénible. Je vous dirai donc tout.


– Quand? fit vivement le Torero.


– Quand nous serons en France.


Le Torero hocha douloureusement la tête.


– Je retiens votre promesse, dit-il.


Et il ajouta:


– Savez-vous ce que prétend Mme Fausta?


Et devant l’interrogation muette du chevalier qui se tenait sur la réserve:


– Elle prétend que c’est le roi, le roi seul qui est mon ennemi acharné, et veut ma mort. Et vous, vous me dites que le frapper serait un crime.


– Je le dis et je le maintiens, morbleu!


Le Torero remarqua que Pardaillan évitait de répondre à sa question. Il n’insista pas, et le chevalier demanda d’un air détaché:


– Vous prendrez part à la course de demain?


– Sans doute.


– Vous êtes absolument décidé?


– Le moyen de faire, autrement? Le roi m’a fait donner l’ordre d’y paraître. On ne se dérobe pas à un ordre du roi. Puis il est une autre considération qui me met dans l’obligation d’obéir. Je ne suis pas riche, vous le savez… d’autres aussi le savent. La mode s’est instituée de jeter des dons dans l’arène quand j’y parais. Ce sont ces dons volontaires qui me permettent de vivre. Et bien que je sois le seul pour qui le témoignage des spectateurs se traduise par des espèces monnayées, je n’en suis pas humilié. Le roi d’ailleurs prêche l’exemple. À tout prendre, c’est un hommage comme un autre.


– Bien, bien, j’irai donc voir de près ce que c’est qu’une course de taureaux.


Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer et ne sortirent pas de l’hôtellerie. Le soir venu, ils s’en furent se coucher de bonne heure, tous deux sentant qu’ils auraient besoin de toutes leurs forces le lendemain.

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