II FAUSTA ET LE TORERO

Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, après une journée et une nuit aussi bien remplies, le Torero s’était rendu auprès de sa fiancée, la jolie Giralda.


Don César ne cessait d’interroger la jeune fille sur ce que lui avait dit cette mystérieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa famille, qu’elle prétendait connaître. Malheureusement la Giralda avait dit tout ce qu’elle savait et le Torero, frémissant d’impatience, attendait que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant cette princesse inconnue, car il avait décidé d’aller trouver Fausta.


Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le jeune homme ceignit son épée, recommanda à la Giralda de ne pas bouger de l’hôtellerie où elle se trouvait en sûreté, sous la garde de Pardaillan, et il sortit.


Sur le palier du premier étage, en passant devant la porte derrière laquelle Pardaillan dormait à poings fermés, il eut une seconde d’hésitation et il allongea la main vers le loquet pour entrer. Mais il n’acheva pas son geste, et, secouant la tête:


– Non! murmura-t-il, ce serait un crime de le réveiller pour si peu. Que me dirait-il d’ailleurs? Laissons-le reposer, il doit en avoir besoin; quoiqu’il ne se soit guère expliqué, j’ai idée qu’il a dû passer une nuit plutôt mouvementée.


Et il continua son chemin sur la pointe des pieds, descendit l’escalier intérieur en chêne sculpté, dont les marches, cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes comme le parquet d’une salle d’honneur de palais, et pénétra dans la cuisine.


Un cabinet semblable à peu près au bureau d’un hôtel moderne avait été ménagé là, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana. De ce cabinet, à l’abri des regards indiscrets, la fille de Manuel pouvait, par de grands judas, surveiller à la fois la cuisinière, la grande salle et le patio, sans être vue elle-même.


Le Torero pénétra dans ce retrait et, s’inclinant gracieusement devant la jeune fille:


– señorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne que jolie, c’est pourquoi j’ose vous prier de veiller sur ma fiancée pendant quelques instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne soupçonne sa présence chez vous?


Señorita! La petite Juana, toujours parée comme une dame, gracieuse et avenante avec tous, savait néanmoins imposer le respect. Peu de personnes, comme Pardaillan, se permettaient de l’appeler Juana tout court; bien moins encore, comme Cervantès, la tutoyaient. Les serviteurs et les clients la saluaient, pour la plupart, de ce titre de señorita, ou demoiselle, alors réservé aux seules femmes de noblesse.


Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:


– Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter à l’instant chercher votre fiancée, et tant que durera votre absence, je la garderai près de moi, dans ce réduit où nul ne pénètre sans ma permission.


– Mille grâces, señorita! Je n’attendais pas moins de votre bon cœur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan, à son réveil, que j’ai dû m’absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard. J’espère être de retour d’ici à une heure ou deux au plus.


– Le sire de Pardaillan sera prévenu.


Le Torero remercia et, tranquille sur le sort de la Giralda, il sortit après s’être incliné devant la fillette, avec autant de déférence que si elle avait été une grande dame.


Une fois dehors, il se dirigea à grand pas vers la maison des Cyprès, où il espérait trouver la princesse. À défaut, il pensait que quelque serviteur serait à même de le renseigner et de lui indiquer où il pourrait la trouver ailleurs.


Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques hérétiques. Comme le roi honorait de sa présence sa bonne ville de Séville, l’Inquisition avait donné à cette sinistre cérémonie une ampleur inaccoutumée, tant par le nombre des victimes – sept: autant de condamnés qu’il y avait de jours dans la semaine – que par le faste du cérémonial.


Aussi le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés qui tous se hâtaient vers la place San-Francisco, théâtre ordinaire de toutes les réjouissances publiques. Nous disons réjouissances, et c’est à dessein. En effet, non seulement les autodafés constituaient à peu près les seules réjouissances offertes au peuple, mais encore on était arrivé à lui persuader qu’en assistant à ces sauvages hécatombes humaines, en se réjouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à son salut. Le clergé, pour obtenir ce résultat, avait tout simplement prêché en chaire que chaque fidèle qui assisterait au supplice aurait droit à un certain nombre d’indulgences.


La foule se rendait donc en masse à ces exécutions puisque c’était tout profit pour elle.


En dehors des autodafés, il y avait encore les corridas. Mais les corridas étaient plutôt rares. En outre, il ne faudrait pas croire que la corrida était ce qu’elle est devenue aujourd’hui: un spectacle accessible à tous, moyennant finance. La corrida était alors, en Espagne, à peu près ce qu’était le tournoi en France: une distraction sauvage réservée à la seule noblesse. Pour descendre dans l’arène et combattre le fauve, il fallait être noble, à telles enseignes que le père de Philippe II, l’empereur Charles Quint, n’avait pas dédaigné de le faire. Pour assister à la corrida il fallait encore être de noblesse. Certes on réservait une place au populaire qu’on parquait debout au plus mauvais endroit, mais la plus grande partie des places était réservée à la noblesse.


Pour les exécutions, il n’en était pas de même. Ces spectacles s’adressaient surtout au peuple avec l’intention de le moraliser et de l’édifier. Naturellement on lui réservait la place d’honneur et il en était fier.


Parmi cette foule de gens pressés d’aller occuper les meilleures places ou de jouer leur modeste rôle dans la fête, car toutes les confréries participaient à l’autodafé, il s’en trouvait qui, reconnaissant don César, le désignaient à leurs voisins en murmurant sur un mode admiratif:


– El Torero! El Torero!


Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait les saluts et les sourires d’un air distrait et continuait hâtivement sa route.


Enfin il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit le perron et se trouva dans ce vestibule qu’il avait à peine regardé la nuit même, alors qu’il était à la recherche de la Giralda et de Pardaillan.


Comme il n’avait pas les préoccupations de la veille, il fut ébloui par les splendeurs entassées dans cette pièce. Mais il se garda bien de rien laisser paraître de ces impressions, car quatre grands escogriffes de laquais, chamarrés d’or sur toutes les coutures, se tenaient raides comme des statues et le dévisageaient d’un air à la fois respectueux et arrogant.


Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille il commanda, sur un ton qui n’admettait pas de résistance, au premier venu de ces escogriffes, d’aller demander à sa maîtresse si elle consentait à recevoir don César, gentilhomme castillan.


Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence:


– Sa Seigneurie l’illustre princesse Fausta, ma maîtresse, n’est pas en ce moment à sa maison de campagne. Elle ne saurait en conséquence recevoir le seigneur don César.


«Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s’appelle Fausta C’est toujours un renseignement.»


Et tout haut:


– J’ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut intérêt et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire où je pourrai la rencontrer.


Le laquais réfléchit une seconde et:


– Si le seigneur don César veut bien me suivre, j’aurai l’honneur de le conduire auprès de M. l’intendant qui pourra peut-être le renseigner.


Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade de pièces meublées avec un luxe inouï, dont il n’avait jamais eu l’idée.


«Oh! oh! songeait-il, je comprends les exclamations admiratives de don Miguel. Il faut que cette princesse soit puissamment riche pour s’entourer d’un luxe pareil. Et quand je pense que ces trésors sont restés toute une nuit sans défense, à la portée du premier malandrin venu, je me dis qu’il faut que cette princesse soit singulièrement dédaigneuse de ces richesses… ou qu’un mobile très puissant, que je ne devine pas, la guide à mon endroit, puisque c’est pour m’être agréable, pour me permettre d’arriver jusqu’à Giralda, qu’elle a consenti à laisser ces merveilles à l’abandon.»


En songeant de la sorte, il était parvenu au premier étage et était entré dans une chambre confortablement meublée. C’était la chambre de M. l’intendant à qui le laquais expliqua ce que désirait le visiteur et se retira aussitôt après.


M. l’intendant était un vieux bonhomme tout ridé, tout courbé, tout confit en douceur, d’une politesse obséquieuse.


– Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important personnage, me dit que vous vous appelez don César. Je pense que ceci n’est que votre prénom… Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire près de mon illustre maîtresse, j’ai besoin de savoir au moins votre nom… Vous comprendrez cela, je l’espère.


Très froid, le jeune homme répondit:


– Je m’appelle don César, tout court. On m’appelle aussi le Torero.


À ce nom, l’intendant se courba en deux et tout confus murmura:


– Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner… Je suis au désespoir de ma maladresse; j’espère que monseigneur aura la bonté de me la pardonner… La princesse est menacée dans ce pays, et je dois veiller sur sa vie… Si monseigneur veut bien me suivre, j’aurai l’insigne honneur de conduire monseigneur auprès de la princesse qui attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire.


Devant ce respect outré, sous cette avalanche de «monseigneur» inattendue, le Torero demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si ce discours ne s’adressait pas un autre. Il se vit seul avec M. l’intendant. Alors il regarda celui-ci comme pour s’assurer s’il avait bien tout son bon sens. Et il dit doucement, comme s’il avait craint de l’exciter en le contrariant:


– Vous vous trompez, sans doute. Je vous l’ai dit: je m’appelle don César, tout court, et je n’ai aucun droit à ce titre de monseigneur que vous me prodiguez si abondamment.


Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant les mains à s’en écorcher les paumes:


– Du tout! du tout! dit-il. C’est le titre auquel vous avez droit… en attendant mieux.


Le Torero pâlit et, d’une voix étranglée par l’émotion:


– En attendant mieux?… Que voulez-vous donc dire?


– Rien que ce que j’ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera elle-même. Venez, monseigneur, elle vous attend et elle sera bien contente… oui, je puis le dire, bien contente.


– En ce cas, conduisez-moi auprès d’elle, dit le Torero qui se dirigea vers la porte.


– Tout de suite! monseigneur, tout de suite! acquiesça l’intendant qui se hâta de prendre son chapeau, son manteau et se précipita à la suite du Torero.


Hors la maison, l’intendant précéda don César et, trottinant à pas rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San-Francisco, déjà encombrée d’une foule bruyante, avide d’assister au spectacle promis.


Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte de populaire, les tribunes, les balcons, les fenêtres qui entouraient la place n’étaient pas moins garnis. Mais là, c’était la foule élégante des seigneurs et des nobles dames.


Tous et toutes, nobles et manants attendaient avec la même impatience sauvage.


Au centre de la place se dressait le bûcher, immense piédestal de fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place les sept condamnés. Autour du bûcher, un triple cordon de moines sinistres, immobiles comme des statues, la cagoule rabattue, attendaient, la torche à la main, que les victimes leur fussent livrées pour communiquer le feu aux fascines. Et, en attendant, des torches allumées, une fumée âcre s’échappait en volutes épaisses, s’élevait en tourbillonnant et empestait l’air devenu difficilement respirable.


Nul ne s’en montrait incommodé, au contraire. Cette fumée, c’était comme le prélude de la fête. Tout à l’heure, l’encens viendra se mêler à elle, les flammes s’élèveront claires et gigantesques et purifieront tout.


Face au bûcher se dressait l’autel construit sur la place même. En temps ordinaire cet autel s’ornait d’une croix sur laquelle un Christ de bronze ciselé tendait ses bras implorants, levait vers le ciel des yeux vitreux qui semblaient le prendre à témoin de la méchanceté des hommes. Aujourd’hui l’autel est paré de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d’une blancheur immaculée, enguirlandé, fleuri, illuminé comme pour une grande fête: et c’était en effet jour de grande fête.


Du haut de la grosse tour du couvent de San-Francisco, proche, sans discontinuer, le glas tombait lent, lugubre, sinistre, affolant. Il annonçait que la fête était commencée, c’est-à-dire que les condamnés, les juges, les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui constituait l’abominable cortège, sortait de la cathédrale pour traverser processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi encombrées de curieux, avant d’aboutir à la place où les victimes, du haut de leur bûcher, devaient assister à la célébration de la messe, avant que les moines bourreaux ne missent le feu aux fascines. Il continuera de tinter, ce glas, jusqu’à la fin de la cérémonie, c’est-à-dire jusqu’à ce que le feu ait accompli son œuvre en dévorant les corps des suppliciés.


Et les cris de joie, les interpellations, les grasses plaisanteries, les imprécations, les malédictions à l’adresse des hérétiques, les hurlements de fauves, les trépignements d’impatience, les rires hystériques éclataient, fusaient, bourdonnaient, rebondissaient parmi cette foule endimanchée.


Oui, c’était une grande fête!


La haine, la fureur, l’impatience, la joie, une joie hideuse, tels étaient les sentiments qui éclataient sur toutes ces faces convulsées. Pas un mot de pitié, pas une protestation.


Au surplus, il est juste de dire que celui qui eût été assez mal inspiré pour faire entendre un murmure de réprobation, eût été infailliblement adjoint aux sept malheureux qu’on traînait, en ce moment, processionnellement, par les rues de la ville.


La pitié était soigneusement étouffée. Il fallait avoir une bonne dose de courage pour oser s’abstenir d’assister à l’effroyable spectacle, ou tout au moins se montrer sur le parcours de la procession. L’abstention, trop fréquemment renouvelée, rendait suspect et le suspect ne tardait guère à être appréhendé. Les casas santas, ou prisons de l’Inquisition, le recueillaient alors et il lui était loisible, dans la solitude du cachot, de méditer sur ce qu’il en coûte à paraître désapprouver les actes du Saint-Office. Encore devait-il s’estimer très heureux qu’on ne s’avisât pas de lui faire jouer un rôle plus important dans le sinistre drame, en l’envoyant achever ses méditations sur le bûcher.


Derrière l’intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte, se traçait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui paraissait aussi cassé, le Torero parvint jusqu’au perron d’une des plus somptueuses maisons en façade sur la place.


Contrairement à toutes les autres habitations, cette maison n’avait pas un seul spectateur à ses nombreuses fenêtres, pas plus qu’à ses balcons.


Guidé par l’intendant, après avoir traversé un certain nombre de pièces, meublées et ornées avec plus de magnificence encore que les salles de la maison des Cyprès, ce qui lui eût paru chose impossible avant d’avoir pénétré dans ce palais, don César fut introduit dans un petit cabinet, désert pour le moment.


L’intendant le pria d’attendre là un instant, le temps d’aller aviser sa maîtresse.


Le Torero acquiesça d’un signe de tête et, tandis que l’intendant se retirait, il demeura debout, l’air rêveur.


Dans le couloir où il s’engagea, le vieil intendant tout cassé redressa soudain sa taille, et d’un pas alerte et vif il monta au premier étage et pénétra dans un salon dont le balcon large et spacieux étalait sur la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forgé.


Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d’une grande simplicité, blanc, depuis les pieds nonchalamment posés sur un coussin de soie rouge merveilleusement brodé jusqu’à la collerette très simple, sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose méditative.


Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la vigueur d’un homme dans la force de l’âge, s’inclina profondément devant elle et attendit.


– Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta.


Centurion, puisque c’était lui qui, adroitement grimé, venait de jouer le rôle d’intendant, Centurion répondit respectueusement:


– Eh bien! il est venu, madame.


Si Fausta fut satisfaite, elle n’en laissa rien paraître. Elle se contenta d’un léger signe de tête pour manifester sa satisfaction, et très calme, l’air presque indifférent:


– Vous l’avez amené?


– Il attend votre bon plaisir en bas.


Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir un moment.


– Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosité.


Centurion fit une grimace qui avait la prétention d’être un sourire:


– S’il m’avait reconnu, dit-il avec conviction, je n’aurais pas l’honneur de l’introduire auprès de vous.


Fausta eut un mince sourire.


– Je sais qu’il ne vous affectionne pas précisément, dit-elle.


Centurion eut encore la même grimace et, piteusement:


– Dites qu’il me veut la male-mort, madame, et vous serez dans le vrai. Cela ne laisse pas de m’inquiéter beaucoup. Car enfin, si vos projets aboutissent et qu’il continue à me détester, c’en est fait de la situation que vous avez daigné me faire entrevoir.


Le sourire de Fausta se nuança d’une imperceptible raillerie. Et comme Centurion attendait sa réponse avec une anxiété visible:


– Rassurez-vous, maître, dit-elle gravement. Continuez à me servir fidèlement sans vous inquiéter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je réponds que le roi oubliera les injures faites à l’amoureux sans nom et sans fortune.


– J’avais besoin de cette assurance, madame, proféra Centurion, redevenu tout joyeux.


– Introduisez-le, continua Fausta; et dès qu’il sera parti, revenez prendre mes ordres.


Centurion s’inclina et sortit immédiatement.


Quelques instants plus tard il introduisit le Torero auprès de Fausta et, après avoir refermé la porte sur lui, il se retirait discrètement.


En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté aussi accomplie n’était apparue à ses yeux ravis. Avec une grâce juvénile, il s’inclina profondément devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par respect.


Fausta remarqua l’effet qu’elle produisait sur le jeune homme. Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherché à le produire, elle l’espérait. Il se réalisait au-delà de ses désirs. Elle avait lieu d’être satisfaite.


D’un œil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait dans une attitude pleine de dignité, ni trop humble ni trop fière, juste ce qu’il fallait. Cette attitude, pleine de tact, la mâle beauté du jeune homme, son élégance sobre, dédaigneuse de toute recherche outrée, le sourire un peu mélancolique, l’œil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur tous ses traits, le front large qui dénotait une intelligence remarquable, enfin la force physique que révélaient des membres admirablement proportionnés dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup d’œil, et si l’impression qu’elle venait de produire était tout à son avantage, l’impression qu’il lui produisit, à elle, pour être prudemment dissimulée, ne fut pas moins favorable.


Fausta accentua son sourire et, satisfaite, elle se dit que ce jeune aventurier ferait un souverain très noble et très fier, susceptible de faire impression sur la foule, qui s’attache beaucoup plus aux apparences qu’à la réalité; enfin, placé près d’elle, il ne serait pas écrasé. Au contraire, sa grâce juvénile, son élégance naturelle seraient mises en relief par la beauté majestueuse de la femme, qui ressortirait davantage elle-même. Ils se feraient valoir mutuellement, et tous deux ils constitueraient ce que l’on est convenu d’appeler un couple merveilleusement assorti.


De cet examen très rapide, qu’il soutint avec une aisance remarquable, sans paraître le soupçonner, le Torero se tira tout à son avantage. Chez Fausta, la femme et l’artiste se déclarèrent également satisfaites. Évidemment, elle n’attachait qu’une importance relative à ces détails secondaires. Ce n’était pas un homme qu’elle voulait conquérir, c’était la couronne que cet homme était à même de lui donner. Quand même elle était trop femme, trop éprise de beauté pour ne pas éprouver une réelle satisfaction en constatant que cette couronne se poserait sur une tête noble et fière, assez mâle, assez forte pour ne pas fléchir sous le poids.


Cette impression favorable lui était aussi d’une réelle utilité en ce sens qu’elle allait lui faciliter, dans une certaine mesure, l’œuvre de séduction qui allait commencer.


Œuvre redoutable. Œuvre capitale.


Tout le plan de Fausta dépendait de la décision qu’allait prendre le Torero. Cette décision elle-même dépendait de l’effet qu’elle produirait sur lui.


Qu’il se dérobât, qu’il refusât de renoncer à son amour pour la Giralda, et ses plans se trouvaient singulièrement compromis.


L’œuvre n’était pas irréalisable pourtant, du moins elle l’espérait. Et quant à sa difficulté même, pour une nature essentiellement combative, comme la sienne, c’était un stimulant.


Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d’achoppement, on a déjà vu qu’elle avait pris une décision à son égard. C’était très simple, la Giralda disparaîtrait. Si puissant que fût l’amour du Torero, il ne tiendrait pas devant l’irréparable, c’est-à-dire la mort de la femme aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et d’ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une couronne à lui donner, elle lui montrerait un royaume à prendre, un empire à conquérir. Quel esprit serait assez froid, assez puissant pour résister à pareil éblouissement? Quel amour, quels regrets seraient assez forts pour se dérober à un aussi prestigieux dérivatif?


Elle ne connaissait qu’un seul être au monde capable de rester froid devant d’aussi puissantes tentations: Pardaillan.


Mais Pardaillan n’avait pas son pareil.


Oui, l’œuvre de séduction serait difficile, mais non pas impossible.


Elle mit donc en œuvre toutes les ressources de son esprit subtil, elle fit appel à toute sa puissance de séduction, et de cette voix harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda:


– C’est bien vous, monsieur, qu’on appelle don César?


Et elle insista sur ces deux mots: qu’on appelle.


Le Torero s’inclina en signe d’assentiment.


– Vous aussi qu’on appelle El Torero?


– Moi-même, madame.


– Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous ignorez tout de votre naissance et de votre famille. Vous supposez être venu au monde, voici environ vingt-deux ans, à Madrid. C’est bien cela?


– Tout à fait, madame.


– Excusez-moi, monsieur, si j’ai insisté sur ces menus détails. Je tenais à éviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des conséquences très graves.


– Vous êtes tout excusée, madame. Au surplus, si vous le désirez, je n’ai qu’à me montrer à ce balcon. Je serais bien surpris si, parmi cette foule, il ne se trouvait pas quelques voix pour me donner ce nom d’El Torero, qui est devenu le mien.


Il dit cela gravement, sans arrière-pensée, désireux de la convaincre, pas plus.


Gravement aussi, et d’un geste très doux, elle refusa en même temps qu’elle disait:


– Veuillez vous asseoir.


De la main elle désignait un siège placé près de son fauteuil, presque vis-à-vis, et un gracieux sourire ponctuait le geste.


Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la souplesse de ses attitudes et, à part soi, elle murmura: «Oui, c’est bien du sang royal qui coule dans ses veines!… De cet aventurier, élevé à la diable, je ferai un monarque superbe et magnifique.»


À ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Le cortège des condamnés approchait du lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments par des hurlements féroces:


– À mort!… Mort aux hérétiques!…


Suivis de ces autres cris:


– Le roi!… Le roi!… Vive le roi!…


Seulement, les acclamations étaient moins nourries, moins imposantes que les cris de mort. Il faut croire que la férocité était le sentiment dominant. Il est à remarquer, du reste, que lorsqu’une foule en liesse est réunie quelque part, elle ne trouve rien autre à crier que: «Vivat!» ou «À mort!».


Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois complètement, le Miserere, entonné à pleine voix par des milliers et des milliers de moines, de pénitents, de frères de cent confréries diverses, se faisait entendre, encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en même temps.


Et dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.


Tout cela: chants funèbres, clameurs, vivats, sonnerie du bronze pénétrait, par la baie largement ouverte, dans la salle où Fausta recevait le Torero, la remplissait d’un bourdonnement assourdissant.


Mais si les nerfs du jeune homme se trouvaient mis à une assez rude épreuve, Fausta ne paraissait nullement en être incommodée. On eût dit qu’elle n’entendait rien de ces bruits du dehors qu’elle laissait intentionnellement pénétrer chez elle.


Cependant dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs, mettant tous ses efforts à surmonter le trouble étrange que la beauté de Fausta avait déchaîné en lui et qu’il sentait augmenter, le Torero dit doucement:


– Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à une personne qui m’est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude.


Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais créature humaine ne lui avait produit un effet comparable à celui que lui produisait Fausta. Jamais personne ne lui en avait imposé autant.


Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance en amour, chez l’homme, était décidément une bien fragile chose. Cette petite bohémienne, à qui elle avait fait l’honneur d’accorder quelque importance, comptait décidément bien peu. La victoire lui paraissait maintenant certaine, et si une chose l’étonnait, c’était d’en avoir douté un instant.


Mais l’allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mit quelque froideur dans la manière dont elle répondit:


– Je ne me suis intéressée qu’à vous, sans vous connaître. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous, uniquement pour vous. En conséquence, vous n’avez pas à me remercier pour des tiers qui n’existent pas pour moi.


À son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequel elle parlait de celle qu’il adorait. En outre, il ne laissait pas que d’être surpris. Une pareille attitude ne correspondait pas à l’enthousiasme manifesté par la Giralda à l’égard de cette princesse qu’elle déclarait si bonne. Il y avait là quelque chose qui le déroutait.


Dès l’instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir s’attaquer à l’objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce fut d’une voix plus ferme qu’il dit:


– Cependant, ce tiers qui n’existe pas pour vous, madame, m’a assuré que vous aviez été pleine de bonté et d’attentions à son égard.


– Bontés, attentions – s’il y en a eu réellement – dit Fausta d’un ton radouci et avec un sourire, je vous répète que tout cela s’adressait à vous seul.


– Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque vous ne me connaissiez pas. Oserai-je vous demander ce qui me vaut l’honneur insigne d’attirer sur mon obscure personnalité l’attention, mieux, l’intérêt d’une princesse puissante et riche comme vous paraissez l’être, jeune et belle, d’une beauté sans rivale?


Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d’une douceur enveloppante:


– Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra aisément le mobile auquel j’ai obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu’on prémédite d’assassiner lâchement une inoffensive créature, si vous saviez que tel jour, à telle heure, de telle manière, on meurtrira cette créature qui vous est inconnue, que feriez-vous?


– Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j’aviserais cette créature d’avoir à se tenir sur ses gardes, et au besoin je lui prêterais l’appui de mon bras.


À mesure qu’il parlait, Fausta approuvait doucement de la tête. Quand il eut terminé:


– Eh bien! monsieur, dit-elle, c’est là tout le secret de l’intérêt que je vous ai porté, sans vous connaître. J’ai appris qu’on voulait vous assassiner et j’ai cherché à vous sauver. La jeune fille dont vous parliez il y a un instant, devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire, l’instrument de votre mort, j’ai fait en sorte que vous ne puissiez l’approcher. Quand j’ai cru le danger passé, je vous ai facilité de mon mieux les voies et je vous ai fait conduire jusqu’à elle. Tout cela, monsieur, je l’ai fait par humanité, comme vous l’auriez fait, comme aurait fait toute personne de cœur. Je ne pensais pas vous connaître jamais. Et, à vrai dire, je n’y tenais pas, sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si l’on paraît rechercher un remerciement ou une louange. J’ignorais alors bien des choses, vous concernant, que j’ai apprises depuis, et qui m’ont fait désirer vivement vous connaître. Aujourd’hui que je vous ai vu, je me félicite du peu que j’ai fait pour vous et je vous prie de me considérer comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre pour vous sauver, et vous pouvez voir à mon air, monsieur, que je ne suis pas femme à promettre en vain et que le concours que je vous offre n’est pas à dédaigner.


Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotion communicative qui fit une impression profonde sur le Torero. Profondément ému à son tour, il s’inclina gravement et, avec un accent de gratitude très sincère:


– Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous remercier.


Et avec un sourire plein d’insouciance:


– Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à la légère? Suis-je donc si menacé?


Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du Torero, elle dit:


– Plus que vous ne l’imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont comptés; je vous dis: vous n’avez que quelques heures à vivre… si vous vous complaisez dans cette insouciante confiance.


Si brave qu’il fût, le Torero pâlit légèrement.


– Est-ce à ce point? fit-il.


Toujours très grave, elle fit signe que oui de la tête et reprit:


– Je n’ai qu’un regret: celui de vous avoir rapproché de cette jeune fille. Si j’avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du moins, vous ne l’eussiez retrouvée.


Un vague soupçon germa dans l’esprit du Torero. À son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis.


– Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d’ironie.


– Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort.


Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme imperturbable. Dans ce regard clair et lumineux il ne lut que loyauté éclatante, sincérité absolue et, à ce qu’il lui sembla, sympathie manifeste.


Le commencement de soupçon imprécis qui l’avait effleuré se fondit instantanément sous le feu de ce regard. De nouveau il fut repris par ce trouble étrange qui l’avait agité et qu’il croyait avoir maîtrisé.


– Mais enfin, madame, fit-il en passant à un autre ordre d’idées, qui est donc cet ennemi mortellement acharné après moi? Le savez-vous?


– Je le sais.


– Son nom?


– Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant il est nécessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fût-ce que pour défendre vos jours menacés. Je vous dirai donc que cet ennemi, c’est…


Elle s’arrêta, comme si elle eût hésité à porter un coup qu’elle pressentait très rude. Et son accent était si majestueux, si triste, si apitoyée sa physionomie, qu’étreint par une angoisse indéfinissable, il murmura machinalement, en passant sa main sur son front moite:


– C’est?…


– Votre père! lâcha brusquement Fausta.


Et sous ses dehors apitoyés elle l’étudiait avec la froide et curieuse attention du praticien se livrant à quelque expérience.


L’effet du reste fut foudroyant, dépassant au-delà tout ce qu’elle avait imaginé.


Le Torero se dressa d’un bond et, livide, hagard, échevelé, il gronda d’une voix qui n’avait plus rien d’humain:


– Vous avez dit?…


Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:


– Votre père!…


Le Torero la fixait avec des yeux qui n’avaient plus rien de vivant, des yeux qui semblaient implorer grâce. Et de cette même voix rauque, où l’on sentait gronder des sanglots refoulés:


– Mon père!… On m’avait dit pourtant…


– Quoi donc?


Et de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait avec une curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas?


Non! il ne savait pas sans doute, car il dit péniblement:


– On m’avait dit qu’il était mort, voici vingt ans et plus…


– Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie croissante.


– Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.


Elle haussa les épaules.


– Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas éloigner de vous tout soupçon de la vérité!


Et en disant ces mots elle le fouillait de plus en plus. Non! décidément, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front:


– C’est vrai! Niais que je suis! Comment n’ai-je pas songé à cela?… c’est vrai, il fallait éloigner…


Et changeant d’idée, frémissant d’une joie intense, oubliant ce qu’elle venait de lui dire:


– Alors, c’est vrai? dit-il d’une voix implorante, il vit?… Mon père vit?… Mon père!…


Et il répétait doucement ce nom, comme s’il eût éprouvé un soulagement ineffable à le prononcer.


Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié de lui. Mais Fausta ne voyait que le but à atteindre. Peu lui importaient les moyens et si elle semait des cadavres sur sa route.


Froidement implacable sous ses airs doucereux, elle reprit:


– Votre père est vivant, bien vivant… malheureusement pour vous. C’est lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a juré votre mort… et qui vous tuera, n’en doutez pas, si vous ne vous défendez énergiquement.


Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la réalité, momentanément oubliée.


Mais que son père voulût sa mort, cela lui paraissait impossible, contre nature. Instinctivement il cherchait dans son esprit une excuse à cette monstruosité. Et tout à coup il se mit à rire franchement et s’écria joyeusement:


– J’y suis!… Mordieu! madame, l’horrible peur que vous m’avez faite! Est-ce qu’un père peut chercher à meurtrir son enfant, la chair de sa chair? Eh! non, c’est impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi son nom, madame, j’irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous entendrons.


Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son esprit chaque parole, elle dit:


– Votre père sait qui vous êtes… C’est pour cela qu’il vous veut supprimer.


Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée à sa poitrine, comme s’il eût voulu s’arracher le cœur.


– Impossible! bégaya-t-il.


– Cela est! dit Fausta rudement. Que la foudre m’écrase si je mens! ajouta-t-elle d’un ton solennel.


– Que maudite soit l’heure présente! tonna le Torero. Pour que mon père veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque inavouable bâtard!… Il faut donc que ma mère, que l’enfer la…


– Arrêtez! gronda Fausta en se redressant frémissante. Vous blasphémez!… Sachez, malheureux, que votre mère fut toujours épouse chaste et irréprochable! Votre mère, que vous alliez maudire dans un moment d’égarement que je comprends, votre mère est morte martyre… et son bourreau, son assassin pourrais-je dire, fut précisément celui qui vous repoussa, qui vous veut la male-mort aujourd’hui qu’il vous sait vivant, après vous avoir cru mort durant de longues années. L’assassin de votre mère, c’est celui qui vous veut assassiner aussi: c’est votre père!


– Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard…


– Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta avec force. Je vous en fournirai les preuves… quand l’heure sera venue.


Et tranquillement elle reprit place sur son fauteuil.


Lui cependant, à moitié fou de douleur et de honte, clamait douloureusement:


– S’il en est ainsi, c’est donc que mon père est un monstre sanguinaire, un fou furieux!


– Vous l’avez dit, dit froidement Fausta.


– Et ma mère?… ma pauvre mère? sanglota le Torero.


– Votre mère fut une sainte, dit Fausta en levant l’index comme pour indiquer qu’elle devait être au ciel.


– Ma mère! répéta le Torero avec une douceur infinie.


– On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement Fausta.


Le Torero se redressa, étincelant, et d’une voix furieuse:


– Vengeance! oh! oui! vengeance!


Et tout à coup il s’écroula sur son siège, la tête entre ses deux mains, et râla:


– Mon père! Devrai-je donc frapper mon père pour venger ma mère?… C’est impossible!


Fausta eut un sourire sinistre qu’il ne vit pas. Elle était patiente, Fausta; c’était ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle n’insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la laisser germer.


De sa voix douce, caressante:


– Avant de venger votre mère, il faut vous défendre vous-même. N’oubliez pas que vous êtes menacé. Votre vie ne tient qu’à un fil.


– Mon père est donc un bien puissant personnage? fit amèrement le Torero, qui se souvint alors des «monseigneur» que lui avait prodigués l’intendant de cette princesse qui voulait bien s’intéresser à lui.


– Puissant au-dessus de tout, répondit évasivement Fausta.


Dans l’état d’esprit où il se trouvait, le Torero n’attacha qu’une médiocre importance à ces paroles.


– Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j’ignore à quel mobile vous obéissez en me disant les choses terribles que vous venez de me dévoiler.


– Je vous l’ai dit, monsieur, j’ai obéi d’abord à un simple sentiment d’humanité. Depuis que je vous ai vu, je n’ai pas de raison de vous cacher que vous m’avez été sympathique. C’est à cette sympathie désintéressée, croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous porte et que vous méritez. Je n’ai pas été longue à deviner que vous étiez une noble nature, monsieur.


Le Torero s’inclina profondément trop troublé d’ailleurs pour remarquer ce qu’il pouvait y avoir d’étrange, d’audacieux, dans les paroles de la princesse.


– Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à Dieu ne plaise! madame. Mais ce que vous venez de me révéler est si extraordinaire, si incroyable que – excusez-moi, madame – à moins de preuves palpables, indéniables, je ne saurais y croire.


– Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta. Je n’ai rien avancé que je ne sois en état de prouver d’irréfutable manière.


– Et vous me fournirez ces preuves?


– Oui, dit nettement Fausta.


– Vous me nommerez mon… père?


– Oui!


– Quand? madame.


– Je ne puis dire encore:… Dans un instant peut-être. Peut-être dans quelques jours seulement…


– Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et quoi qu’il advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, ma vie vous appartient…: Vous pouvez en disposer; à votre gré!


– Il s’agit d’abord de la préserver, votre vie, dit Fausta avec un gracieux sourire.


– C’est ce que je m’efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain qu’on ne me réduira pas aisément, si puissant qu’on soit.


«On» voulait dire son père.


– Je le crois aussi, dit Fausta d’un air entendu.


– Mais, reprit le Torero, pour me défendre il est certaines choses que j’ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser quelques questions?


– Faites, monsieur, et si je le puis, j’y répondrai en toute sincérité.


– Eh bien, donc, madame… comment, en quoi la jeune fille dont nous parlions tout à l’heure, la Giralda en un mot et pour la nommer, pourrait-elle être la cause de ma mort?


– À ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacrés, éclatèrent avec plus de force sur la place. Évidemment le cortège venait de déboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments par les mêmes vivats et les mêmes cris de mort.


Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva et s’approcha de son pas majestueux du balcon. Elle jeta un coup d’œil sur la place et vit qu’elle ne s’était pas trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui la regardait faire non sans surprise, et très calme:


– Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.


De plus en plus étonné, don César secoua la tête et, doucement:


– Excusez-moi, madame, dit-il, j’ai horreur de ces sortes de spectacles. Ils me révoltent.


– Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu’ils ne me répugnent pas, à moi? Croyez-vous que ce soit par cruauté malsaine ou par férocité que je suis venue à ce balcon et que je vous demande d’en approcher vous-même?


Le Torero comprit qu’en effet elle devait avoir un intérêt puissant à le faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, il se leva et la rejoignit.


Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.


En tête caracolait une compagnie de carabins [1], l’arquebuse posée sur la cuisse. Derrière les cavaliers venait une deuxième compagnie de gens d’armes, à pied. Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le populaire et de frayer un passage à la procession.


Derrière les soldats venait une longue théorie de pénitents noirs, la cagoule rabattue, un cierge à la main. En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la cagoule comme tous les autres, portait péniblement une immense croix de métal, sur laquelle un Christ doré, de grandeur presque naturelle, étendait ses bras encloués. C’était le Christ au nom duquel les sept condamnés allaient être suppliciés… Le Christ qui avait prêché le pardon, l’oubli des injures, l’amour du prochain…


Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le De Profundis.


Après cette interminable théorie de pénitents venaient les gardes de l’Inquisition: gardes à cheval, gardes à pied, et immédiatement après le tribunal de l’Inquisition, grand inquisiteur en tête.


Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, en habits sacerdotaux, portant à bras tendus le saint sacrement, et derrière, les sept condamnés, en chemise, pieds nus, la tête découverte, à seule fin que chacun pût les contempler et les insulter à loisir, un cierge énorme à la main.


Derrière les condamnés, d’autres juges. Puis des religieux, encore des religieux, toujours des religieux, des noirs, des rouges, des verts, des jaunes, tous le visage caché sous la cagoule. Et des prêtres, des évêques, des cardinaux, en habits pompeux, et tous, tous chantant, criant, hurlant les notes funèbres du De Profundis.


Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple rangée d’arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, sombre, traînant la jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II.


À sa droite, un pas en arrière, son fils: l’infant Philippe, héritier du trône. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames, dignitaires, tous en habits de cérémonie, et puis des moines, des moines et des pénitents.


Voilà ce que vit le Torero.


Le cortège s’arrêta devant l’autel de la place.


Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux condamnés.


Un prêtre en habits sacerdotaux s’approcha de chaque condamné et lui donna un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu’il était expulsé de la communauté des vivants.


Ceci au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en délire.


Alors l’évêque monta à l’autel. En même temps les condamnés étaient hissés sur le bûcher, attachés au poteau. Et la messe commença.


Lorsque l’évêque prononça les dernières paroles de l’évangile, la fumée commença de s’élever en tourbillonnant, et en même temps que la fumée, les hurlements éclatèrent:


– Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!


Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.


C’était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche, ayant occupé une charge importante à la cour. Le Torero, qui le connaissait de vue, le reconnut aussitôt.


Et le condamné clamait:


– Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe sur ceux qui m’ont condamné! J’en appelle à…


On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlèrent furieusement le Miserere et couvrirent sa voix.


En même temps les flammes commencèrent à s’élever, vinrent doucement lécher les pieds nus des condamnés comme pour goûter à la proie qui leur était offerte. Et l’ayant trouvée à leur goût elles s’élevèrent davantage encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les happèrent.


– Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux que j’ai connu bon vivant et plein d’avenir?


Il parlait pour lui-même. Il sursauta en entendant une voix qui murmurait à son oreille (la voix de Fausta qu’il avait oubliée):


– Il a commis le crime que tu rêves de commettre!… le crime pour lequel tu seras condamné comme lui, exécuté comme lui… si je n’arrive pas à te persuader.


– Quel crime? répéta machinalement le Torero.


– Il a entretenu des relations avec une hérétique qu’il a épousée.


– Oh! je comprends!… la Giralda! la bohémienne!… Mais la Giralda est catholique!


– Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est hérétique… ou du moins notoirement connue pour telle; cela suffit.


– Elle a été baptisée, se débattit le Torero.


– Qu’elle montre son acte de baptême… elle ne le pourra. Et, le pût-t-elle, elle a vécu en hérétique, cela suffit, te dis-je, et toi qui rêves d’unir ton sort au sien; tu seras traité comme celui-ci.


Elle montrait le bûcher.


– Quel est donc l’infâme qui impose de telles lois?


– Ton père.


– Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre altéré de sang que la nature maudite me donna pour père?


Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d’un des somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de Fausta, était resté, jusque-là, inoccupé. Et voilà que les larges portes-fenêtres, donnant accès au balcon, venaient de s’ouvrir toutes grandes, et une foule de seigneurs, de nobles dames, de prêtres et de moines se montraient par les baies.


Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un personnage, devant qui tous les autres s’effaçaient, parut sur le balcon, s’assit paisiblement, tandis que tous les assistants, restés à l’intérieur, se groupaient derrière le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur le bûcher embrasé et sur la foule hurlante un regard froid et acéré.


En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, Fausta s’approcha de lui jusqu’à le toucher, et la face étincelante, le dominant du regard, impérieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d’une voix tonnante:


– Ton père!… Tu veux savoir qui est ton père?…


Et elle apparut soudain si grandie, si superbement consciente de sa force, si froide et si inexorable que le Torero eut l’intuition rapide d’une révélation formidable, et affolé il bégaya:


– Oh!… Qu’allez-vous m’apprendre?


Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et répéta:


– Tu veux connaître ton père?… Eh bien! regarde!… le voici!…


Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, d’un air ennuyé, regardait se consumer les corps des sept suppliciés.


Le Torero fit deux pas en arrière, et les yeux hagards, les cheveux hérissés, le poing crispé sur le manche de sa dague, il cria d’une voix où il y avait plus de douleur certes que d’horreur:


– Le roi!…

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