XIV FAUSTA

Pardaillan s’attendait à être jeté dans quelque cul de basse fosse. Il se trompait.


La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, chargés de sa surveillance, était claire, propre, spacieuse, confortablement meublée d’un bon lit, d’un vaste fauteuil, d’un coffre à habits, d’une table, et munie de tous les objets nécessaires à une toilette complète.


Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la fenêtre, sans les doubles verrous extérieurs qui fermaient la porte massive, avec son judas très large percé au milieu, il eût pu se croire encore dans sa chambre de l’hôtellerie de La Tour.


Les moines-geôliers l’avaient débarrassé de ses liens et s’étaient retirés en annonçant que, sous peu, le souper lui serait servi.


Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été de se rendre compte de la disposition des lieux, et il s’était vite persuadé de l’inutilité d’une tentative de fuite par la porte ou la croisée. Alors, comme il était couvert de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus tard de rechercher les moyens de se tirer de là et s’était empressé de procéder à un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit d’ailleurs de constater avec satisfaction qu’il n’avait que des écorchures insignifiantes.


Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que délicat et des vins des meilleurs crus de France et d’Espagne y figurèrent avec une profusion royale.


En fin gourmet qu’il était il y fit honneur avec ce robuste appétit qui ne lui faisait jamais défaut, même dans les passes les plus critiques. Mais tout en vidant les plats, tout en entonnant fortes rasades, avec une conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul que d’appétit réel, il réfléchissait profondément.


Tout d’abord, il remarqua que sur cette table somptueusement dressée, les mets, servis dans des plats d’argent massif, étaient préalablement découpés, et il n’avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche, qu’une petite fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une fourchette, rien qui pût, à la rigueur, devenir une arme.


Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait vouloir l’entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait, lui paraissaient étrangement suspects. Il sentait une indéfinissable inquiétude l’envahir sournoisement.


Tout de suite après ce succulent souper il se sentit la tête lourde et il fut pris d’une irrésistible envie de dormir.


Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans un bâillement:


– C’est bizarre! D’où me vient cet impérieux besoin de sommeil? Mordieu! je n’ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute…


Lorsqu’il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus lourde encore que lorsqu’il s’était couché, les membres brisés, il constata avec stupeur qu’il était complètement déshabillé et couché entre les draps.


– Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr pourtant de ne pas m’être déshabillé!


Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober sous lui. Il éprouvait une lassitude comme il n’en avait jamais éprouvé de pareille, même après ses plus rudes journées.


Il se traîna, plutôt qu’il n’alla, vers le bassin de cuivre destiné à sa toilette, vida l’aiguière dedans et plongea sa figure dans l’eau fraîche. Après quoi il alla à la fenêtre qu’il ouvrit toute grande. Il sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements pour s’habiller.


– Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l’attention de remplacer mon costume en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!


Il examina et palpa les différentes pièces du costume en connaisseur.


– Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et solide. On connaît mes goûts apparemment, murmurait-il en faisant cette inspection.


Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à terre, au pied du lit. Il s’en empara aussitôt et les examina comme il avait fait du costume.


– Ah! Ah! voilà la clé du mystère! fit-il en éclatant de rire. C’est pour cela qu’on m’a fait prendre un narcotique.


C’étaient bien ses bottes qu’on avait jugées en assez bon état pour ne pas les remplacer, ses bottes qu’on avait consciencieusement nettoyées. Seulement on avait enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une tige d’acier longue et acérée, maintenue sur le coup-de-pied par des courroies.


En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse, alors qu’il était enfermé avec son père dans une sorte de pressoir de fer où ils devaient être broyés [8], le chevalier avait détaché des éperons semblables, en avait donné un à son père, et tous deux, pour se soustraire à l’horrible supplice, avaient froidement résolu de se poignarder avec cette arme improvisée. Depuis lors, en souvenir de cette heure, de cauchemar, il avait continué à dédaigner l’éperon à mollette. Or, c’étaient ces éperons qui pouvaient constituer à la rigueur un poignard passable qu’on avait eu la précaution de lui enlever pendant son sommeil.


Tout en s’habillant, Pardaillan songeait:


– Diable! il me paraît que j’ai affaire à des adversaires qui ne livrent rien au hasard! D’Espinosa? Fausta? ou ces moines?


Et avec un froncement de sourcils:


– Que veut-on de moi, enfin? A-t-on craint que je me servisse de ces éperons pour frapper mes geôliers enfroqués? N’a-t-on voulu plutôt me mettre dans l’impossibilité de me soustraire par une mort volontaire au supplice qui m’est réservé?… Quel supplice?… De cette association de l’ancienne papesse avec ce cardinal inquisiteur, quelle invention infernale surgira, créée à mon intention?


Et avec un sourire terrible:


– Ah! Fausta! Fausta! quel compte terrible nous aurons à régler… si je sors vivant d’ici!


Et tout à coup:


– Et ma bourse?… Ils l’ont emportée avec mon costume déchiré… Peste? M. d’Espinosa me fait payer cher le costume qu’il m’impose!


Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement sur la table. Il s’en empara et l’empocha avec une satisfaction non dissimulée.


– Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal juger… Mais, mordiable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte qu’on ne mélange encore quelque drogue endormante à ma pitance.


Il réfléchit un instant, et:


– Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Il est à présumer qu’ils ne chercheront pas à m’endormir de nouveau. Attendons. Nous verrons bien.


Comme il l’avait prévu, il put boire et manger sans éprouver aucun malaise, sans qu’aucune drogue fût mêlée à ses aliments.


Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d’autres personnes que les moines qui le servaient et le gardaient en même temps, sans jamais se départir d’un calme absolu, sans jamais lui dire une parole.


Il avait voulu les interroger, savoir, s’informer. Les religieux s’étaient contentés de le saluer gravement et profondément, et s’étaient retirés sans répondre à ses questions.


Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans sa prison, marchant d’un pas nerveux et saccadé pour se dérouiller, cherchant et combinant dans sa tête une foule de projets, qu’il rejetait au fur et à mesure qu’ils naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte, comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait devant cette fenêtre.


Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et aperçut une balle grosse comme le poing qui venait d’être projetée par la croisée ouverte. Avant même que de ramasser cette balle, il se précipita à la fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait vue.


«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit! Ah! le brave petit homme!… Comment diable a-t-il pu s’introduire ici?»


Il alla ramasser la balle, non sans s’assurer au préalable qu’il n’était pas épié par le judas percé au milieu de sa porte. Le judas était fermé… ou du moins il paraissait l’être.


Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la porte, et contempla l’objet qui venait de lui être jeté. C’était un assez gros paquet de laine enroulé autour d’un corps dur. Il le défit rapidement et trouva un feuillet enroulé autour d’une pierre. Il déplia le feuillet et lut:


«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu’on vous servira. On veut vous empoisonner. Avant trois jours j’aurai réussi à vous faire évader. Si j’échoue il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»


– Trois jours sans boire et sans manger, songea Pardaillan en faisant la grimace, diable! À ce compte-là, je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux me résigner au poison tout de suite… Oui, mais si le Chico réussit?… Hum!… Que veut-il faire?… Bah! après tout je ne mourrai pas pour trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement du poison… d’autant que ces trois jours se réduisent à deux, attendu qu’il me reste de mon souper d’hier de quoi me nourrir aujourd’hui. Puisque j’ai mangé de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j’ai tout lieu de penser qu’elles ne sont pas empoisonnées. En conséquence, je puis encore en manger.


Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient, en fit deux parts, et attaqua bravement la première. Quand il ne resta plus miette de la ration qu’il s’était accordée, il prit la deuxième part et alla l’enfermer dans le coffre à habits. Et il attendit.


Il paraissait très calme en apparence, mais de l’effort qu’il faisait pour se maîtriser il sentait la sueur perler à son front. En effet, savait-il si on n’avait pas profité de son sommeil pour mêler à ces restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico. Si brave et si maître de lui qu’il fût, Pardaillan passa là deux heures d’angoisse sans nom, au bout desquelles il se sentit rassuré.


Entre temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les moines qui le servaient avaient paru s’étonner de la disparition des restes du souper de la veille. Mais comme le prisonnier avait refusé de toucher au déjeuner qu’ils apportaient, ils avaient dû penser que, pris d’une fringale subite, il avait préféré se contenter de ces restes et que maintenant, il n’avait plus faim. Ils avaient donc laissé la table servie et s’étaient retirés, toujours sans ouvrir la bouche.


Certain maintenant de ne pas être empoisonné – pour le moment, du moins – il se mit à réfléchir. Il pensait au Chico et se sentait profondément touché par le dévouement du petit homme. Est-ce à dire qu’il comptait sur le nain? Pardaillan ne comptait que sur lui-même.


Mais l’esprit toujours en éveil, plus que quiconque il savait profiter des incidents les plus futiles en apparence, et les faire tourner à son avantage. Qui sait si l’intervention inespérée de Chico ne ferait pas surgir un de ces incidents dont il saurait profiter?


En attendant, la plus élémentaire prudence conseillait de tenir compte de l’avis reçu en ne s’exposant pas de propos délibéré à la mort qu’on lui destinait.


À vrai dire, il s’étonnait un peu que Fausta et d’Espinosa n’eussent pas trouvé quelque supplice plus long, plus raffiné. Mais, somme toute, savait-il quel genre de poison lui serait administré? Savait-il si ce poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes, plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n’y avait pas à douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement le jardin et lui faire un geste amical. Donc le billet était bien du nain, donc son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le suivre.


Il fut interrompu dans ses réflexions par l’arrivée soudaine du grand inquisiteur.


«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose.»


Et il se hérissa, prêt à lutter, car il devinait que l’entrevue avec un tel adversaire ne pouvait être qu’une sorte de duel.


D’Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent, pourrait-on dire. Dans son attitude aisée, correcte, pas l’ombre de défi, pas la moindre manifestation de satisfaction de son succès. On eût dit d’un gentilhomme venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme.


Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes, d’Espinosa s’était rendu, directement à la Tour de l’Or. C’est là, si on ne l’a pas oublié, que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l’ordre de d’Espinosa, par un moine médecin.


D’Espinosa avait décidé de le faire partir pour Rome et de se servir de leur influence réelle pour peser sur les décisions du conclave, à l’effet de faire élire un pape de son choix. Sans doute avait-il des moyens à lui d’imposer ses volontés, car, après une résistance sérieuse, le cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir. Cependant Ponte-Maggiore qui, n’étant pas prêtre, n’avait rien à espérer personnellement dans cette élection, s’était montré plus rebelle que Montalte qui, lui, prince de l’Église, était éligible et pouvait espérer succéder à son oncle Sixte Quint.


D’Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la résistance de ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur prouver qu’ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien à redouter de Pardaillan. Il n’avait pas hésité un seul instant.


Très faibles encore, leurs blessures à peiné cicatrisées, il les avait conduits au couvent San Pablo, les avait fait pénétrer dans la chambre de Pardaillan et le leur avait montré, profondément endormi, sous l’influence du narcotique puissant qui avait été versé dans son vin. Et il leur avait dit ce qu’il comptait en faire. Et sans doute, ce qu’il leur révélait était au-dessus de tout ce que leur haine eût pu concevoir, car ils se regardaient, très pâles, les dents serrées, la respiration rauque.


Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan n’existait plus. Quant à Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver et, en attendant, délivrés du cauchemar de Pardaillan, ils se surveillaient mutuellement, très étroitement, repris par leur haine jalouse, l’un contre l’autre.


– Monsieur le chevalier, dit doucement d’Espinosa, comme s’il se fût excusé, vous me voyez désespéré de la violence que j’ai été contraint de vous faire.


– Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan, votre désespoir me touche à un point que je ne saurais dire.


– Convenez du moins, monsieur, que j’ai tout fait pour vous éviter cette fâcheuse extrémité. Je vous ai loyalement prévenu que le mieux que vous aviez à faire était de retourner chez vous, en France.


– Je confesse volontiers qu’en effet vous m’avez averti loyalement. Quoique, à vrai dire, je cherche vainement cette même loyauté dans la manière spéciale dont vous vous êtes emparé de ma personne. Peste! monsieur, un régiment entier mis sur pied pour s’assurer de ma modeste personnalité! Convenez à votre tour que c’est un peu excessif.


– Ceci doit vous prouver, dit gravement d’Espinosa, et l’importance que j’attachais à m’assurer de votre personne et la haute estime que je professe pour votre force et votre vaillance.


– L’honneur n’est pas mince, j’en conviens, fit Pardaillan, avec son plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer pleinement sur l’avenir de mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez nous. Il lui faut renoncer à ce rêve.


– Pourquoi cela, monsieur? demanda malgré lui d’Espinosa.


– Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s’il faut mille Espagnols pour arrêter un Français, convenez que je peux être bien tranquille. Jamais S. M. Philippe d’Espagne n’aura assez de troupes pour s’emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!


– Il vous plaît d’oublier, monsieur, que tous les Français ne valent pas M. de Pardaillan. Je doute fort même qu’on en puisse trouver un seul de votre valeur, dit sérieusement d’Espinosa.


– Paroles précieuses, venant d’un homme tel que vous, répondit Pardaillan, en s’inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles paroles, vous allez m’inciter à pécher par orgueil!


– S’il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne vous refuserai pas l’absolution. Mais je suis venu ici m’assurer si vous ne manquez de rien et si, durant cette longue semaine de détention, on a bien eu pour vous tous les égards auxquels vous avez droit. J’espère que mes ordres ont été obéis. En tout cas, si vous avez quelque plainte à formuler, n’hésitez pas. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous rendre ce séjour aussi agréable que possible.


– Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traité. C’est à tel point que, lorsqu’il me faudra quitter ces lieux – car il faudra bien que je m’en aille – j’éprouverai un véritable déchirement. Mais, puisque vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je vous prie, de l’incertitude où je suis plongé par suite de vos paroles.


– Parlez, monsieur de Pardaillan.


– Eh bien, vous venez de dire que j’ai passé une longue semaine de détention en ce lieu qui serait un véritable paradis… si j’y avais plus d’air et d’espace. Vous l’avez bien dit, n’est-ce pas?


– Sans doute.


– Quel jour sommes-nous donc?


– Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d’Espinosa avec surprise. Vous êtes entré ici lundi. Je n’exagère donc pas trop en disant, que vous y êtes depuis une semaine.


– Pardonnez-moi d’insister, monsieur. Vous êtes bien sûr que c’est aujourd’hui samedi?


D’Espinosa le considéra une seconde avec une surprise grandissante et une inquiétude qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Pour toute réponse, il porta à ses lèvres un petit sifflet d’argent et fit entendre une modulation stridente. À cet appel, deux moines parurent aussitôt – preuve qu’ils se tenaient derrière la porte, remarqua Pardaillan – s’inclinèrent, profondément et, sans faire un pas, attendirent qu’on les interrogeât.


– Quel jour sommes nous? demanda d’Espinosa.


– Samedi, monseigneur, répondirent les moines d’une même voix.


D’Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines recommencèrent leur profonde révérence et sortirent sans ajouter un mot de plus.


– Vous voyez, dit alors d’Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui songeait:


– Ainsi donc j’aurais dormi sans m’en douter deux jours et deux nuits. Bizarre! Quelle drogue maléficieuse ce prêtre cafard m’a-t-il fait absorber? Où veut-il en venir et quel sort me réserve-t-il?


Voyant qu’il se taisait, d’Espinosa reprit avec une sollicitude que trahissait l’attention soutenue avec laquelle il le dévisageait:


– Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce point que vous avez perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous être ici?


– Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son clair regard.


– Seriez-vous malade? dit d’Espinosa qui paraissait très sincère. Et remarquant alors le déjeuner encore intact:


– Dieu me pardonne! vous n’avez pas touché à votre repas. Ce menu ne vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre goût? Commandez ce qui vous plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent ont l’ordre formel de contenter tous vos désirs, quels qu’ils soient… Hormis de vous ouvrir la porte et de vous laisser aller, bien entendu. Il n’est jamais entré dans ma pensée d’imposer des privations à un homme tel que vous.


– De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet. Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances dont vous m’accablez.


S’il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si bien voilée que d’Espinosa ne la perçut pas.


– Je vois ce que c’est, dit-il d’un air paternel. Vous manquez d’exercice. Oui. Évidemment, un homme d’action comme vous s’accommode mal de ce régime sédentaire. Une promenade au grand air vous fera du bien. Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans les jardins du couvent?


– Cela me sera d’autant plus agréable, monsieur, que le plaisir de la promenade se doublera de l’honneur de votre compagnie.


– Venez donc, en ce cas.


De nouveau, d’Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d’argent. De nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles.


– Monsieur le chevalier, dit d’Espinosa en écartant les moines d’un geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin.


– Faites, monsieur.


Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas. Seulement, dès que Pardaillan et d’Espinosa se furent engagés dans le couloir, les deux moines rejoignirent deux autres moines qui étaient restés dehors et tous les quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier, se maintenant toujours à quelques pas derrière lui, s’arrêtant quand il s’arrêtait, reprenant leur marche dès qu’il se remettait à marcher.


D’ailleurs de tous côtés, dans les embrasures, aux détours des couloirs, sur les paliers, dans les cours, à l’ombre des grands arbres du jardin, partout Pardaillan voyait surgir des frocs, par deux, par trois et par quatre, qui allaient, venaient en s’inclinant devant le grand inquisiteur, mais restaient constamment à portée de sa voix.


En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade avec le vague espoir qu’une occasion inespérée se présenterait peut-être de fausser compagnie à son obligeant guide, dut s’avouer à lui-même que ce serait une insigne folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.


Et quand bien même il serait parvenu à se défaire du grand inquisiteur, ce qui lui eût été relativement facile, malgré que d’Espinosa parût faire plein de force et de vigueur, comment eût-il pu forcer les innombrables portes, gardées par de véritables postes de moines, qui semblaient fonctionner militairement, ces portes qui se déverrouillaient pour leur livrer passage et se reverrouillaient immédiatement après?


Comment fût-il sorti de ce dédale de couloirs larges et clairs, étroits et obscurs, sans cesse sillonnés en tous sens par des groupes de religieux? Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles qui ceinturaient cours et jardins de tous côtés? À moins d’être oiseau, il ne voyait pas.


Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour le moment. Mais tout en marchant posément à côté d’Espinosa, tout en paraissant écouter avec une attention souriante les explications qu’il lui donnait complaisamment sur les nombreuses et bizarres affectations de ce couvent, ainsi que sur les occupations variées des membres de la communauté, il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir la moindre occasion propice qui se présenterait.


Et à les voir passer d’un pas lent et désœuvré, à les voir s’entretenir aussi paisiblement, presque affectueusement, on n’eût jamais pu soupçonner que l’un de ces deux hommes était une victime aux mains de l’autre qui s’apprêtait à le torturer et qui, en attendant, par un raffinement de cruauté digne de ce Torquemada dont il était un des successeurs, se délectait à jouer avec sa victime impuissante comme le chat avec la souris, avant de lui briser les reins d’un coup de dents.


Pardaillan se disait que d’Espinosa n’était pas homme à lui faire faire une promenade dans les jardins, d’ailleurs admirables, uniquement par humanité. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait une idée bien arrêtée qu’il finirait par exprimer.


Mais d’Espinosa continuait à parler de choses indifférentes et Pardaillan attendait patiemment qu’il lui plût de se décider, bien persuadé qu’avant de le quitter d’Espinosa lui porterait le coup qu’il méditait.


Cependant, le grand inquisiteur, toujours accompagné de Pardaillan franchit une dizaine de marches et s’engagea dans une large galerie.


Cette galerie s’étendait sur toute la longueur du corps de bâtiment où ils se trouvaient en ce moment. Tout un côté était occupé par de minces colonnettes dans le style mauresque, reliées entre elles par un garde-fou qui était une merveille de mosaïque et de sculpture.


Cela constituait une longue suite de larges baies par où la lumière entrait à flots. Le côté opposé était percé, de distance en distance, de portes massives: cellules sans doute.


Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient les attendre, les entourèrent silencieusement. Pardaillan remarqua la manœuvre. Il remarqua aussi que ces moines étaient taillés en athlètes.


– Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du dénouement. Mais diantre! il paraît que ce que M. d’Espinosa veut faire ne laisse pas que de l’inquiéter, puisqu’il me fait garder de près par ces dignes révérends qui me paraissent taillés pour porter la cuirasse et la salade plutôt que le froc. Sans compter ceux qui, sans avoir l’air de rien, sillonnent cette galerie et me font l’effet d’être placés là pour m’empêcher d’approcher de la balustrade. Tenons nous bien, mordieu! c’est le moment critique.


En effet, la galerie, comme l’avait remarqué Pardaillan, était sillonnée, en tous sens, par une infinité de moines qui paraissaient surtout garder les baies.


D’Espinosa s’arrêta devant la première porte qu’il rencontra.


– Monsieur le chevalier, dit-il d’une voix sans accent, je n’ai personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous?


– Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l’honneur de me le dire, je ne saurais en douter.


D’Espinosa opina gravement de la tête et reprit:


– Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et quand je suis dans l’exercice de ces fonctions, l’homme que je suis doit s’effacer, céder complètement la place au grand inquisiteur, c’est-à-dire à un être exceptionnel, inaccessible à tout sentiment de pitié, froidement implacable dans l’accomplissement des devoirs de la charge. En ce moment, c’est le grand inquisiteur qui vous parle.


– Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire est donc si difficile! Que redoutez-vous? Je suis seul, sans armes, à votre merci. Grand inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n’en parlons plus.


Ceci était dit avec une ironie mordante qui eût fait bondir tout autre que d’Espinosa. Mais il l’avait dit lui-même: il n’était pas un homme, il était la vivante incarnation de la plus effroyable et la plus implacable des institutions. Il reprit donc, sans paraître s’émouvoir:


– Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes condamné. Vous devez mourir.


– À la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique. Que ne le disiez-vous tout de suite? Je suis condamné, je dois mourir. Peste! il faudrait être d’intelligence fort obtuse pour ne pas comprendre! Reste à savoir comment vous comptez m’assassiner.


Avec la même impassibilité, d’Espinosa expliqua:


– Le châtiment doit être toujours proportionné au crime. Le crime que vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le châtiment doit être terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné à la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous êtes une nature exceptionnelle. Vous ne vous étonnerez donc pas que le châtiment qui vous sera infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n’est rien, en elle-même.


– C’est la manière de la donner. Ce qui revient à dire que vous avez inventé à mon intention quelque supplice sans nom.


Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses émotions lorsqu’elles étaient, comme en ce moment, à leur paroxysme et qu’il méditait quelque coup de folie comme il en avait tenté quelques-uns dans sa vie si bien remplie.


Fausta, qui le connaissait bien, ne s’y serait pas trompée. D’Espinosa, si observateur qu’il fût, devait s’y laisser prendre. Il ne vit que l’attitude, qu’il admira d’ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna pas ce qu’elle cachait de menaçant pour lui. Il répondit donc, sans ironie aucune:


– J’ai, du premier coup d’œil, reconnu votre haute intelligence. Je ne suis donc pas étonné de la facilité avec laquelle vous savez comprendre à demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, je dois à la vérité de dire que j’ai été puissamment aidé par les conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous veut la malemort.


– Oui, je le savais, gronda Pardaillan d’une voix blanche. J’espère bien avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j’ai à lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous êtes un dangereux reptile? Savez-vous que l’envie me démange furieusement de vous étrangler, pendant que je vous tiens?


Il avait abattu sa main sur l’épaule d’Espinosa, et d’une voix basse il lui jetait ces paroles menaçantes dans la figure.


Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se soustraire à son étreinte. Ses yeux ne se baissèrent pas devant le regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilité, comme s’il n’eût pas été en cause:


– Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n’en ferez rien. Vous devez bien penser que je ne suis pas homme à m’exposer à votre fureur sans avoir pris mes petites précautions. Si j’avais cru avoir quoi que ce soit à redouter de vous, vous n’auriez pas les mains libres.


Pardaillan jeta un coup d’œil rapide autour de lui et il vit que le cercle des moines s’était resserré autour de lui. Il comprit qu’en effet il n’aurait pas le temps de mettre sa menace à exécution, la meute des frocards serait à l’instant sur lui et le réduirait à l’impuissance. Une fois encore il serait écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la tête et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l’épaule de son ennemi:


– Je vous entends, dit-il d’une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si…


– Non, interrompit d’Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous espérez ne se réalisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous serez saisi par les révérends pères. Remarquez, je vous prie, qu’ils sont assez nombreux et assez robustes pour vous réduire à l’impuissance. Vous en assommerez quelques-uns, je l’admets volontiers, mais moi, vous ne m’atteindrez pas et ils se laisseront assommer passivement sans vous rendre le coup que vous souhaitez, parce qu’il faut que vous soyez livré vivant au supplice qui vous est réservé. Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée que vous méditez? C’est que je serai contraint de vous faire enchaîner. Bien que ce procédé me répugne parce qu’il est inutile, je m’y résoudrai cependant si vous m’y obligez.


Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser la colère qui grondait en lui. Les moines qui l’entouraient n’avaient pas fait un geste. Les yeux fixés sur le grand inquisiteur, ils attendaient, immobiles et muets, qu’il leur donnât, d’un signe, l’ordre d’agir. Et cette impassibilité absolue dénotait clairement la confiance qu’ils avaient en leur force – la force du nombre – et aussi leur soumission passive aux ordres de leur supérieur.


En un éclair de lucidité, Pardaillan entrevit tout cela, il comprit les conséquences irréparables que son geste pourrait avoir et qu’il était à la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait encore espérer. Couvert de chaînes, c’en était fait de lui.


Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de ses mouvements, puisque cela seul lui permettrait de mettre à profit la chance si elle se présentait. Lentement, comme à regret, il desserra son étreinte et gronda:


– Soit, vous avez raison.


Les moines n’avaient toujours pas bougé. Quant à d’Espinosa, il montra le même calme indifférent qu’il avait montré devant la menace. Comme s’il eût jugé l’incident définitivement clos, il se tourna vers la porte devant laquelle il s’était arrêté, et cette porte s’ouvrit à l’instant même.


À l’instant même aussi, les moines se reculèrent, agrandirent leur cercle, comme s’ils avaient compris que leur intervention devenait inutile. Mais, de loin comme de près, ils surveillaient attentivement les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela leur prisonnier.


La porte qui venait de s’ouvrir donnait accès sur une étroite cellule. Il n’y avait là aucun meuble et la petite pièce ne recevait le jour que par la porte qui venait de s’ouvrir.


Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le sol était recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles destinées à l’écoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu’il n’y avait rien là dedans?


Par-ci, par-là, sur les murs, des tâches brunâtres, suspectes. Sur les dalles, des petites flaques de même teinte et de même apparence. C’était froid et sinistre, sinistre surtout. Qu’était-ce donc que cette cellule? Un cachot? Une tombe? Quoi?…


Et cependant, ce lieu qui suintait l’horreur était habité. Et voici ce que les yeux exorbités de Pardaillan virent:


Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de s’ouvrir toute grande, un homme – une loque humaine – était solidement attaché sur une sorte de chaise de bois dont les pieds étaient rivés au sol par de solides crampons de fer.


Les jambes de l’homme étaient enchaînées aux pieds de la chaise; son buste était maintenu droit contre le dossier de bois par une infinité de cordes; la tête, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un mouvement; presque sous le menton, une épaisse traverse de bois, percée de deux trous, pressait la poitrine de l’homme, et dans ces deux trous, ses mains emprisonnées pendaient mollement.


À côté du patient, un moine robuste, le froc relevé jusqu’à la ceinture, les larges manches retroussées laissant nus des biceps puissants, maniait de ses pattes énormes de minuscules et bizarres instruments qu’il examinait attentivement sans paraître se soucier le moins du monde de la victime qui, les traits contractés par l’horreur et l’angoisse, le regardait faire avec des yeux où luisait une épouvante qui confinait à la folie.


Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement donnés, car, sans jeter un coup d’œil sur les spectateurs de cette scène fantastique, il se mit à l’œuvre dès qu’il eut terminé l’inspection de ses instruments.


Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince qu’il avait prise. Aussitôt, malgré les liens qui l’enserraient de toutes parts, l’homme eut une secousse terrible, à faire croire qu’il allait briser ses cordes; en même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s’échappa de ses lèvres contractées.


Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu’il venait de lâcher, une petite pluie rouge tombait goutte à goutte sur le sol et l’ensanglantait: le moine venait d’arracher l’ongle. Posément, méthodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine bourreau saisit l’index comme il avait saisi le pouce. Le supplicié se tordit comme un ver, une expression de souffrance atroce s’étendit sur sa face convulsée; le même hurlement qui n’avait plus rien d’humain se fit entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante, du même geste indifférent du bourreau jetant négligemment à terre l’ongle auquel adhéraient des lambeaux de chair.


Au troisième doigt, l’homme s’évanouit. Alors le bourreau s’arrêta. Il prit dans une trousse posée à terre différents ingrédients, apportés pour ce cas prévu, et se mit, non pas à panser les plaies affreuses qu’il venait de faire, mais à rappeler l’homme à lui avec le même soin, la même froide impassibilité qu’il avait mis à le torturer.


Quand le malheureux, sous l’action des remèdes énergiques qui lui étaient administrés, reprit ses sens, le moine replaça soigneusement ses ingrédients à leur place, reprit ses outils et recommença son horrible besogne.


Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume des mains pour ne pas crier son horreur et son dégoût, Pardaillan, se demandant s’il n’était pas en proie à quelque hideux cauchemar, remué d’une pitié immense, sentant son cœur se soulever d’indignation, dut assister, impuissant, à cette scène atroce.


Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du patient s’étaient changés en râles étouffés, et le bourreau, toujours effroyablement insensible et méthodique, se disposait à passer à la deuxième main.


– Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré lui, sans savoir ce qu’il disait, peut-être.


Froidement, d’Espinosa formula:


– Ceci n’est rien!… Passons!


Et ils passèrent en effet. Et Pardaillan s’éloigna en frémissant de la sombre porte qui venait de se refermer. Et en contemplant cette immense galerie, si large, si claire, si gaie, avec ses vastes baies par où le soleil entrait à flots rutilants, en voyant, par-delà les baies, les parterres fleuris, les cimes verdoyantes des orangers et des grenadiers, il put croire un instant qu’il avait rêvé.


– Le crime de cet homme, disait d’Espinosa d’une voix paisible, n’est rien comparé à celui que vous avez osé commettre.


Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui signifiaient évidemment que le supplice qui lui serait infligé à lui, Pardaillan, dépasserait ce qu’il venait de voir. Il se raidit pour combattre l’épouvante qui se glissait sournoisement en lui.


Il se rendait d’ailleurs parfaitement compte que cette épouvante provenait surtout de l’ébranlement nerveux qu’il venait d’éprouver, et il se disait non sans angoisse que si d’Espinosa s’avisait de le faire assister coup sur coup à des spectacles de ce genre, cela amènerait chez lui une dépression morale qu’il n’était pas sûr de pouvoir surmonter.


Ils franchirent ainsi silencieusement, quelques mètres pendant lesquels Pardaillan s’efforça de maîtriser ses nerfs mis à une rude épreuve.


Au bout d’une vingtaine de pas, deuxième porte: deuxième arrêt. Pardaillan frémit.


Comme la première cette porte s’ouvrit d’elle-même. Comme la première elle démasqua une cellule en tous points semblable à la précédente, occupée par un moine-bourreau et par un condamné. Celui-ci, comme le premier, était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement celui-ci avait les bras attachés en croix et le torse, nu, bien à découvert, ne supportait aucune entrave qui eût probablement gêné le tortionnaire. Comme le premier, ce moine bourreau commença son effroyable besogne dès que la porte se fût ouverte.


Muni d’un instrument à lame fine et acérée il pratiqua une incision sur toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le dépouiller tout vif. Comme précédemment, des hurlements affreux se firent entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur et à mesure que l’horrible besogne s’avançant, le patient perdait de plus en plus ses forces.


Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de délicatesse épouvantable, tirait sur la peau, qui se détachait, la rabattait, fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait à nu les veines, les artères, les nerfs.


Et de temps en temps, d’un geste sinistre dans son indifférence, il prenait une poignée de sel pilé et l’étendait doucement sur ces pauvres chairs sanglantes, et alors les hurlements redoublaient, perçaient le cerveau de Pardaillan comme des lames rougies à blanc.


Et de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine humaine, des filets de sang s’écoulaient lentement, tombaient sur les dalles qui rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons signalées et dont Pardaillan, affolé, comprenait maintenant l’utilité.


– Passons, dit d’Espinosa sur le même ton bref et indifférent.


Et comme il l’avait déjà fait, d’Espinosa répéta avec une insistance grosse de menaces sous-entendues:


– Le crime de cet homme n’est rien, comparé à celui que vous avez commis.


Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son sinistre laconisme. Seulement cette deuxième porte ne se referma pas comme la première, en sorte que Pardaillan, en s’éloignant d’un pas qu’il allongeai inconsciemment, délivré de l’horrifiante vision, continua d’être poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les hurlements de douleur, qui s’échappaient de cette porte restée ouverte et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons. Et tout en fuyant – car il fuyait littéralement – il se disait avec une fureur qui allait grandissant:


«Mordieu! voilà donc ce que me réservait cet abominable prêtre! Vais-je être obligé de contempler longtemps d’aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce misérable a donc juré de me rendre fou!»


Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un coup de tonnerre.


Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eût déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire, tout à coup il se rappela les paroles échangées entre Fausta et d’Espinosa lors de son algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux de l’adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais tu ne me reconnaîtras pas». Et il clama dans sa pensée:


«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité de me faire sombrer dans la folie! Et c’est Fausta qui a inventé cela! Eh! je me souviens maintenant, c’est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé de me frapper dans mon intelligence. La diabolique créature m’a pris au mot… Je croyais la connaître et je suis forcé de m’avouer que je ne l’eusse jamais supposée capable d’une telle scélératesse. Ah! Seigneur Dieu! que l’ancienne papesse et ses suppôts invoquent sans cesse, si vous existez, faites que je puisse me trouver seul avec elle, seulement quelques minutes… je me charge du reste.»


Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait l’épouvantable spectacle que lui présentait d’Espinosa, il souffla bruyamment, comme quelqu’un qui se trouve déchargé du lourd fardeau qui l’oppressait, cuirassa son cœur pour le rendre momentanément insensible, commanda à ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence, il suivit son sinistre guide, résolu à tout voir et tout entendre, sans se laisser dominer par la pitié et l’épouvante, comme il avait failli le faire un moment.


À la troisième porte, troisième arrêt. Là, c’était un malheureux qu’on tenaillait avec des fers rougis à blanc. Et le moine tortionnaire, avec une insensibilité égale à celle des deux autres, se penchait sur un récipient placé sur un réchaud, y puisait une cuillerée d’un liquide blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le trou béant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu’il versait ainsi sur les plaies, c’était un mélange d’huile bouillante, de plomb et d’étain fondu. Et le malheureux qui subissait cet effroyable supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui n’avaient plus rien d’humain, et d’une voix de dément – peut-être devenu subitement fou – rugissait: «Encore!… Encore!…»


Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l’écorché vivant que le moine-bourreau continuait de travailler.


Sous l’œil froid et investigateur de d’Espinosa, Pardaillan se raidissait pour ne rien laisser paraître de ses impressions. Et aux yeux de d’Espinosa, il pouvait passer pour très calme, parfaitement maître de lui. Mais pour quelqu’un qui l’eût bien connu, la fixité étrange du regard, la teinte terreuse répandue sur ses joues, une imperceptible crispation des lèvres très pâles ou trop rouges, parce qu’il venait de les mordre, eussent été autant d’indices visibles de l’émotion qui l’étreignait et de l’effort surhumain qu’il faisait pour la surmonter.


Une fois encore, d’Espinosa prononça son glacial: «Passons!» Une fois encore il ajouta que le crime du misérable qui râlait et hurlait tour à tour n’était rien comparé au crime de Pardaillan.


Et l’affolante, l’hallucinante promenade se poursuivit à travers l’interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes, des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphèmes des malheureux que le délire sanguinaire de l’inquisiteur soumettait à des supplices que nous avons peine à concevoir aujourd’hui.


Après l’homme tenaillé vivant, ce fut l’homme à qui l’on brisa les membres à coups de masse de fer, puis celui à qui l’on creva les yeux, et celui à qui l’on arracha la langue, en passant par le supplice du chevalet, celui de l’eau, sans compter celui à qui l’on enferma les mains dans des peaux humides contenant du sel, qu’on faisait sécher en les exposant à la flamme d’un réchaud.


La porte d’une de ces cellules ne s’ouvrit pas. Un moine poussa un guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu’on avait rendus hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entièrement nu et le mettre en pièces à coup de leurs griffes acérées.


Tout ce que l’imagination la plus déréglée peut concevoir de supplices infâmes, de raffinements de torture inouïs, passa là sous ses yeux, et de toutes ces portes demeurées ouvertes jaillissaient sans répit les cris et les plaintes, un vacarme à faire chavirer le cœur le plus endurci, des gémissements et des supplications qui eussent attendri un tigre.


Et à chaque porte d’Espinosa répétait son immuable: «Passons!» toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et qui n’était toujours rien comparé au crime de Pardaillan.


Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut délivré de l’effrayant cauchemar qu’il vivait depuis une heure. Malgré ses efforts, malgré son stoïcisme, il sentait sa raison chanceler. Et la pitié qu’il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait le crime, était telle qu’il oubliait que cette effrayante série de supplices sans nom qu’on faisait défiler sous ses yeux n’avait qu’un but: lui rappeler que tout ce qu’il voyait là d’horrible et d’affreux n’était rien, comparé à ce qui l’attendait, lui.

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