VII LA CORRIDA

Lorsque Pardaillan s’assit au premier rang des gradins, à la place que d’Espinosa avait eu la précaution de lui faire garder, les trompettes sonnèrent.


C’était le signal impatiemment attendu annonçant que le roi ordonnait de commencer.


Barba-Roja avait été désigné pour courir le premier taureau. Le deuxième revenait à un seigneur quelconque dont nous n’avons pas à nous occuper; le troisième au Torero.


Barba-Roja, muré dans son armure, monté sur une superbe bête caparaçonnée de fer comme le cavalier, se tenait donc à ce moment dans la piste, entouré d’une dizaine d’hommes à lui, chargés de le seconder dans sa lutte.


La piste était en outre envahie par une foule de gentilshommes qui n’y avaient que faire, mais éprouvaient l’impérieux besoin de venir parader là, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et les gradins. Tout ce monde papillonnait, papotait, tournait, virait, riait haut, s’efforçait par tous les moyens d’attirer l’attention sur lui, s’efforçait surtout, ne fût-ce qu’un centième de seconde, d’attirer l’attention du roi, toujours glacial dans sa pose ennuyée.


Nécessairement, on entourait et complimentait Barba-Roja, raide sur la selle, la lance au poing, les yeux obstinément fixés sur la porte du toril par où devait pénétrer la bête qu’il allait combattre.


En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des areneros de Barba-Roja, il y avait tout un peuple d’ouvriers chargés de l’entretien de la piste, d’enlever les blessés ou les cadavres, de répandre du sable sur le sang, de l’ouverture et de la fermeture des portes, enfin de mille et un petits travaux accessoires dont la nécessité urgente se révélait à la dernière minute. Tout ce monde de travailleurs était naturellement fort bousculé et fort gêné par la présence de ces importuns gentilshommes, qui, d’ailleurs, n’en avaient cure.


Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade générale qui excita au plus haut point l’hilarité des milliers de spectateurs et eut l’insigne honneur d’arracher un mince sourire à Sa Majesté.


On savait que l’entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, dame! nul ne se souciait de se trouver soudain face à face avec la bête. Aussi fallait-il voir comme les nobles seigneurs, confondus avec la tourbe des manants, jouaient prestement des jambes, tournaient le dos à la porte du toril, se ruaient vers les barrières et les escaladaient avec une précipitation qui dénotait une frayeur intense. Il fallait entendre les lazzi, les quolibets, les encouragements ironiques, voir les huées de la foule mise en liesse par ces fuites éperdues.


Ce bref intermède, c’était la comédie préludant au drame.


Les derniers fuyards n’avaient pas encore franchi la barrière protectrice, les hommes de Barba-Roja, qui devaient supporter le premier choc du fauve, achevaient à peine de se masser prudemment derrière son cheval, que déjà le taureau faisait son entrée.


C’était une bête splendide: noire tachetée de blanc, sa robe était luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou énorme; la tête puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes longues et effilées, était fièrement redressée, dans une attitude de force et de noblesse impressionnantes.


En sortant du toril, où depuis de longues heures il était demeuré dans l’obscurité, il s’arrêta tout d’abord, comme ébloui par l’aveuglante lumière d’un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se présentant noblement, les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le surprendre et le déconcerter.


Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les cornes de laquelle pendait le flot de rubans dont Barba-Roja devait s’emparer pour être proclamé vainqueur; à moins qu’il ne préférât tuer le taureau, auquel cas le trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise à mort par l’un de ses hommes et par n’importe quel moyen.


Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s’il eût voulu jeter bas la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis son œil de feu parcourut la piste. Tout de suite, à l’autre extrémité, il découvrit le cavalier immobile, attendant qu’il se décidât à prendre l’offensive.


Dès qu’il aperçut cette statue de fer, il se rua en un galop effréné.


C’était ce qu’attendait l’armure vivante, qui partit à fond de train, la lance en arrêt.


Et tandis que l’homme et la bête, rués en une course échevelée fonçaient droit l’un sur l’autre, un silence de mort plana sur la foule angoissée.


Le choc fut épouvantablement terrible.


De toute la force des deux élans contraires, le fer de la lance pénétra dans la partie supérieure du cou.


Barba-Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour obliger le taureau à passer à sa droite, en même temps qu’il tournait son cheval à gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force prodigieuse, augmentée encore par la rage et la douleur, et le cheval, dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait violemment dans le vide ses jambes de devant.


Un instant on put craindre qu’il ne tombât à la renverse, écrasant son cavalier dans sa chute.


Pendant ce temps, les aides de Barba-Roja, se glissant derrière la bête, s’efforçaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques dont le fer, très aiguisé, affectait la forme d’un croissant. C’est ce que l’on appelait la media-luna.


Tout à coup, sans qu’on pût savoir par suite de quelle manœuvre, le cheval, dégagé, retombé sur ses quatre pieds, fila ventre à terre, se dirigeant vers la barrière, comme s’il eût voulu la franchir, tandis que le taureau poursuivait sa course en sens contraire.


Alors ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de Barba-Roja, personne, on le conçoit, ne se souciant de rester sur le chemin du taureau qui courait droit devant lui.


Cependant, ne rencontrant pas d’obstacles, ne voyant personne devant elle, la bête s’arrêta, se retourna et chercha de tous les côtés, en agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n’était pas grave; elle avait eu le don de l’exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était visible – toutes ses attitudes parlaient un langage très clair, très compréhensible – qu’elle ferait payer cher le mal qu’on venait de lui faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta à la place où elle s’était arrêtée et attendit, en jetant autour d’elle des regards sanglants.


Dans sa pose très fière, dans sa manière de chercher autour d’elle, on pouvait deviner l’étonnement que lui causait la disparition, inexplicable pour elle, de l’ennemi qu’elle croyait cependant bien tenir au bout de ses cornes. Il y avait aussi la honte d’avoir été bafouée, la douleur d’avoir été frappée.


Étant données les dispositions nouvelles de la bête, étant donné surtout qu’elle se tenait sur ses gardes, maintenant il était clair que la deuxième passe serait plus terrible que la première.


Barba-Roja avait poussé jusqu’à la barrière. Arrivé là, il s’arrêta net et il fit face à l’ennemi. Il attendit un instant très court, et voyant que le taureau semblait méditer quelque coup et ne paraissait pas disposé à l’attaque, il mit son cheval au pas et s’en fut à sa rencontre en le provoquant, en l’insultant, comme s’il eût été à même de le comprendre.


– Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lâche! couard! chien couchant!… Attends un peu, je vais à toi, et gare le fouet!


Le taureau agitait son énorme tête comme pour dire:


– Non! Tu m’as joué une fois… c’est une de trop.


Mais, sournoisement, il épiait les moindres gestes de l’homme qui avançait lentement, prêt à saisir au bond l’occasion propice.


Au fur et à mesure qu’il approchait de l’animal, l’homme accélérait son allure et redoublait d’injures vociférées d’une voix de stentor. C’était d’ailleurs dans les mœurs de l’époque. Dans un combat, les adversaires ne se contentaient pas de se porter des coups furieux. Par-dessus le marché, ils se jetaient à la tête toutes les invectives d’un répertoire truculent et varié, auprès duquel celui de nos actuelles poissardes, qui passe pourtant pour être joliment fleuri, paraîtrait singulièrement fade.


Naturellement, et pour cause, le taureau n’avait garde de répondre.


Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, se chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour l’homme et criaient:


– Taureau poltron! Va le chercher, Barba-Roja! Tire-lui les oreilles! Donne-le à tes chiens!


D’autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:


– Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu n’oseras pas y aller!


D’autres, enfin, se chargeaient d’avertir charitablement Barba-Roja et lui criaient:


– Méfie-toi, Barba-Roja! Le toro médite un mauvais coup! C’est un sournois, ouvre l’œil!


Et Barba-Roja avançait toujours, s’efforçant de couvrir de sa voix les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue, quoique ça, son dangereux adversaire, accélérant toujours son allure.


Quand le taureau vit l’homme à sa portée, il baissa brusquement la tête, visa un inappréciable instant, et, dans une détente foudroyante de ses jarrets d’acier, d’un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.


Contre toute attente, il n’y eut pas collision.


Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à une allure désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné de frapper, poursuivit sa route ventre à terre du côté opposé.


Barba-Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit bondir, il obligea son cheval à obliquer à gauche. La manœuvre était audacieuse. Pour la tenter il fallait non seulement être un écuyer consommé, doué d’un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture fût douée d’une souplesse et d’une vigueur peu communes. Accomplie avec une précision admirable, elle eut un succès complet.


Si le taureau avait chargé avec l’intention manifeste de tuer, il n’en était pas de même du cavalier, qui ne visait qu’à enlever le flot de rubans.


Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige, soit – plutôt – chance extraordinaire, le colosse réussit pleinement et, en s’éloignant à toute bride, dressé droit sur les étriers, il brandissait fièrement la lance, au bout de laquelle flottait triomphalement le trophée de soie dont la possession faisait de lui le vainqueur de cette course.


Et la foule des spectateurs, – électrisée par ce coup d’audace, magistralement réussi, salua la victoire de l’homme par des vivats joyeux, et c’était toute justice, car ce coup était extrêmement rare, et pour se risquer à l’essayer, il fallait être doué d’un courage à toute épreuve.


Mais Barba-Roja avait à faire oublier la leçon que lui avait infligée le chevalier de Pardaillan, il avait à se faire pardonner sa défaite et à consolider son crédit ébranlé près du roi. Il n’avait pas hésité à s’exposer pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement récompensée par le succès d’abord, ensuite par le roi lui-même, qui daigna manifester sa satisfaction à voix haute.


Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en avoir fait hommage à la dame de son choix, se retirer de la lice. C’était son droit, et le rigoriste le plus intransigeant sur le point d’honneur alors en usage n’eût pu trouver à redire. Mais grisé par son succès, enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus et mieux, et malgré qu’il eût senti son bras faiblir lors de son contact avec la bête, il résolut incontinent de pousser la lutte jusqu’au bout et d’abattre son taureau.


C’était d’une témérité folle. Tout ce qu’il venait d’accomplir pouvait être considéré comme jeu d’enfant à côté de ce qu’il entreprenait. Ce fut l’impression qu’eurent tous les spectateurs en voyant qu’il se disposait à poursuivre la course.


Ce fut aussi l’impression de Fausta qui fronça les sourcils et jeta un coup d’œil inquiet du côté de la Giralda, en murmurant:


– Ce niais de Barba-Roja oublie la bohémienne et s’avise de faire le bravache devant la cour, quand j’ai besoin de lui. Heureusement que mes précautions sont bien prises!


En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commencé par foncer au hasard, par instinct combatif. Dès la première passe il avait compris qu’il s’était trompé, et, si extravagant que cela puisse paraître, il avait apporté plus de circonspection, mis plus de méthode dans son jeu.


Chaque passe, dénuée de succès, était une leçon pour lui. Il la notait soigneusement, et on pouvait être sûr qu’il ne recommencerait pas les mêmes fautes, si le cavalier, ne trouvant pas de ruses nouvelles, s’avisait de renouveler les précédentes.


Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et sa fureur restaient les mêmes, mais il acquérait la ruse qui lui avait fait défaut jusque-là. L’homme, inconsciemment, faisait son éducation guerrière et la bête en profitait admirablement.


Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, presque en face de Pardaillan. C’est là que le taureau avait éprouvé sa première déception, là qu’il avait été frappé par le fer de la lance, là qu’il revenait toujours. C’était ce qu’en argot tauromachique on appelle une querencia. Le déloger du refuge qu’il s’était choisi devenait terriblement dangereux.


Afin de permettre à leur maître de parader un moment en promenant le trophée conquis, les aides de Barba-Roja s’efforçaient de détourner de lui l’attention de l’animal.


Mais le taureau semblait avoir compris que son véritable ennemi c’était cette énorme masse de fer à quatre pattes, comme lui, qui évoluait là-bas. Et ce qu’il guignait le plus, dans cette masse, c’était cette autre masse, plus petite, qui s’agitait sur l’autre. C’était de là qu’était parti le coup qui l’avait meurtri. C’était cela qu’il voulait meurtrir à son tour.


Et comme il se méfiait maintenant, il ne bougeait pas du gîte qu’il s’était choisi. Il dédaignait les appels, les feintes, les attaques sournoises des hommes de Barba-Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait sur ceux qui le harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, comme s’il eût voulu dire: c’est ici le champ de bataille que je choisis. C’est ici qu’il faudra me tuer, ou que je te tuerai.


Barba-Roja n’en voyait pas si long. Ayant suffisamment paradé, il s’affermit sur les étriers, assura sa lance dans son poing énorme et, voyant que la bête refusait de quitter son refuge, il prit du champ et fonça sur elle à toute vitesse.


Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa approcher et, quand elle le jugea à la distance qui lui convenait, elle bondit de son côté.


Maintenant, écoutez ceci: au moment d’atteindre le taureau, l’homme faisait obliquer son cheval à gauche, de telle sorte que la lance portât sur le côté droit. Deux fois de suite Barba-Roja avait exécuté cette manœuvre. Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait passé par le chemin que l’homme lui indiquait.


Or, le taureau avait appris la manœuvre.


Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant on ne pouvait plus la lui faire.


Donc le taureau fonça droit devant lui comme il avait toujours fait. Seulement, à l’instant précis où le cavalier changeait la direction de son cheval, le taureau changea de direction aussi, et brusquement il tourna à droite.


Le résultat de cette manœuvre imprévue de la bête fut épouvantable.


Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut soulevé, enlevé, projeté avec une violence, une force irrésistibles.


Le cavalier, qui s’arc-boutait sur les étriers, portant tout le poids du corps en avant pour donner plus de force au coup qu’il voulait porter, le cavalier, frappant dans le vide, perdit l’équilibre, la violence du choc l’arracha de la selle et, passant par dessus l’encolure de sa monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla s’aplatir sur le sable de la piste, proche de la barrière, où il demeura immobile, évanoui peut-être.


Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs haletants.


Cependant le taureau s’acharnait sur le cheval. Les aides de Barba-Roja se partageaient la besogne, et tandis que les uns s’élançaient au secours du maître, les autres s’efforçaient de détourner de lui l’attention de la bête ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par la vue du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de fer, frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, béante.


Relever un homme du poids de Barba-Roja n’était pas besogne si facile, d’autant que le poids du colosse s’augmentait de celui de l’armure. On en fût cependant venu à bout s’il avait aidé lui-même ceux qui se dévouaient pour lui. Mais le malheureux Barba-Roja, fortement ébranlé dans sa carapace de fer, était réellement évanoui et ne pouvait par conséquent s’aider en rien.


Il fallut donc renoncer à le relever et s’occuper incontinent de le transporter hors de la piste. La barrière n’était pas loin, heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troublés par l’évolutions du taureau, seraient parvenus à le faire passer de l’autre côté de l’abri, si le taureau n’avait eu une idée bien arrêtée et n’eût poursuivi l’exécution de cette idée avec une ténacité déconcertante.


Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse de fer et surtout à celle qui l’avait frappé.


Voici qui le prouve:


Le taureau avait atteint le cheval. Sans s’occuper de ce qui se passait autour de lui, sans donner dans les pièges que lui tendaient les hommes du cavalier, écrasé sur le sol, cherchant à l’éloigner de la monture, il s’acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait donner une idée.


Mais, tout en frappant et en broyant une partie de masse qui l’avait bafoué, c’est-à-dire le cheval, il n’oubliait pas l’autre partie qui l’avait blessé, c’est-à-dire l’homme étendu sur le sable.


Quand le cheval ne fut qu’une masse de chairs pantelantes encore, il le lâcha et se retourna vers l’endroit où était tombé l’homme.


Et ce qui prouve bien qu’il suivait son idée de vengeance et la mettait à exécution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c’est que toutes les tentatives des aides de Barba-Roja pour le détourner échouèrent piteusement.


Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa route pour courir sus aux importuns. Mais quand il les avait mis en fuite, il ne continuait pas la poursuite et revenait avec acharnement au blessé, qu’il voulait, c’était visible, atteindre à tout prix.


Les serviteurs de Barba-Roja, voyant le taureau, plus furieux que jamais, foncer sur eux, voyant l’inutilité des efforts de leurs camarades, se sentant enfin menacés eux-mêmes, se résignèrent à abandonner leur maître et s’empressèrent de courir à la barrière et de la franchir.


Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines étreintes par l’horreur et l’angoisse. Déjà l’effroyable boucherie du malheureux cheval avait ébranlé les nerfs de plus d’un qui se croyait plus résistant. Plus d’une noble dame s’était évanouie, plus d’une poussait de véritables hurlements, comme si elle se fût sentie menacée elle-même.


La piste avait été envahie par une foule de braves, courageux certes, animés des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans une confusion inexprimable, se tenant prudemment à distance du taureau et ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation, qu’à l’exaspérer davantage, si possible.


À moins d’un miracle, c’en était fait de Barba-Roja. Tous le comprirent ainsi.


Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d’Espinosa et, froidement:


– Je crois, dit-il, qu’il vous faudra vous mettre en quête d’un nouveau garde du corps pour mon service particulier.


Ce fut tout ce qu’il trouva à dire en faveur de l’homme qui, à tout prendre, l’avait, durant de longues années, servi avec fidélité et dévouement.


Aussi froidement, d’Espinosa s’inclina pour manifester que c’était aussi son avis.


Cependant le taureau arrivait sur l’homme, toujours étalé sur le sol. La seule chance qui lui restait de s’en tirer résidait maintenant dans la solidité de son armure et dans la versatilité de la bête qui chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l’homme pouvait espérer en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié peut-être, mais enfin avec des chances de survivre à ses blessures. Si la bête montrait le même acharnement qu’elle avait montré pour le cheval, il n’y avait pas d’armure assez puissante pour résister à la force des coups redoublés qu’elle lui porterait. La bête ne le lâcherait que lorsqu’il serait réduit, comme le cheval, à l’état de bouillie sanglante.


Et maintenant quelques toises à peine la séparaient de son ennemi inerte…


Déjà plus d’un et plus d’une fermaient les yeux pour ne pas voir l’horrible massacre, les cris de terreur et d’effroi déchirèrent l’air, la confusion et l’agitation stérile redoublaient à distance respectueuse de la bête près d’atteindre son but.


À ce moment un frémissement prodigieux, qui n’avait rien de commun avec le frisson de la terreur qui la secouait jusque-là, agita cette foule énervée par l’angoisse.


Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes se dressaient, debout, hagards, congestionnés, cherchant à voir, à voir malgré tout, sans s’occuper de gêner le voisin. Une immense acclamation retentit dans les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux voir, se répercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues adjacentes:


– Noël! Noël! pour le brave gentilhomme.


Dans la tribune royale le même frisson de curiosité et d’espoir secoua tous les dignitaires qui oublièrent momentanément la sévère étiquette pour se bousculer derrière le roi, s’approcher de la rampe du balcon pour voir.


Jusqu’au roi lui-même qui, déposant son flegme et son impassibilité, se dressa tout droit, les deux mains crispées sur le velours de la rampe de fer, se penchant hors du balcon, oubliant de remarquer et de relever, comme il convenait, comme il n’eût pas manqué de le faire en toute autre circonstance, le manquement à l’étiquette de ses dignitaires, pour voir.


Le grand inquisiteur lui-même s’oublia au point de s’accoter à la rampe, tout comme le roi, pour voir.


Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura froide, impassible, un énigmatique sourire se jouant sur ses lèvres, qui tremblaient légèrement, seul indice de l’émotion qu’elle ressentait intérieurement.


Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenêtres, voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous, tous ils voulaient voir.


Voir quoi?


Ceci:


Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à pied, sans armure ayant à la main une longue dague, hardiment, posément, avec un sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer résolument entre la bête et Barba-Roja.


Et tout à coup, après le tumulte, le frémissement, l’acclamation spontanée, un silence prodigieux plana sur l’assemblée haletante.


Le roi, sans paraître choqué de voir d’Espinosa à côté de lui, lui dit à voix basse, avec un sourire livide:


– Monsieur de Pardaillan!


Il y avait dans la manière dont il prononça ces paroles de la stupeur et aussi de la joie, ce qu’il traduisit en ajoutant aussitôt:


– Par le Dieu vivant! cet homme est fou! N’importe, je n’eusse jamais osé rêver une vengeance aussi complète et il me donne là, gratuitement, une satisfaction que j’eusse payée trop cher. Je crois, monsieur le grand inquisiteur, que nous voici débarrassés du bravache sans que nous y soyons pour rien. J’en suis fort aise, car ainsi mon bon cousin de Navarre ne pourra me reprocher d’avoir manqué aux égards dus à son représentant.


– Je le crois aussi, sire, répondit d’Espinosa avec son calme accoutumé.


– Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan va être mis à mal par ce fauve? intervint délibérément Fausta.


– Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravédis de sa peau.


Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent prophétique qui impressionna fortement le roi et d’Espinosa:


– Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement cette brute.


– Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi.


– Je vous l’ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus du commun des mortels, même si ces mortels ont le front ceint de la couronne. La mort qui frapperait inévitablement tout autre, la mort même s’écarte devant lui. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne périra pas encore dans cette rencontre, et si vous voulez le frapper il faudra recourir au moyen que je vous ai indiqué.


Le roi regarda d’Espinosa et ne répondit pas, mais il demeura tout songeur.


D’Espinosa, plus sceptique que le roi, ne fut pas moins frappé de l’accent de conviction profonde avec lequel Fausta avait parlé.


– Nous allons bien voir, murmura-t-il à l’oreille du roi.


Si bas qu’il eût parlé, Fausta l’entendit.


– Voyez et soyez convaincu, dit-elle simplement.


Le taureau cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet adversaire inattendu, s’était arrêté comme s’il eût été étonné. Et c’est pendant l’instant très court où il resta ainsi face à face avec Pardaillan que le dialogue que nous venons de transcrire se déroulait dans la loge royale.


Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, visa son adversaire, et presque aussitôt il la redressa et porta un coup foudroyant de rapidité.


Pardaillan attendait le choc avec ce calme prodigieux qu’il avait dans l’action. Il s’était placé de profil devant la bête, solidement campé sur les pieds bien unis en équerre, le coude levé, la garde de la dague, longue et flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée à droite, de façon à bien viser l’endroit où il voulait frapper [6].


Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça tête baissée, et vint s’enferrer lui-même.


Pardaillan s’était contenté de le recevoir à la pointe de la dague en effaçant à peine sa poitrine.


Enferré, le taureau ne bougea plus.


Et alors ce fut un instant d’angoisse affreuse parmi les innombrables spectateurs de cette lutte extraordinaire.


Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? Était-il touché seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile?


Et le téméraire gentilhomme qui semblait mué en statue! Que faisait-il donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le taureau se ressaisît et le mît en pièces?


Des foules de points d’interrogation se posaient ainsi à l’esprit des spectateurs. Mais nul ne comprenait, nul ne savait, n’aurait pu donner une explication plausible.


Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous. Les respirations étaient suspendues, et depuis le roi, jusqu’au plus humble des hommes du peuple, pour des faisons différentes, tous haletaient.


À vrai dire, le chevalier n’était guère plus fixé que les spectateurs.


Il voyait bien que la dague s’était enfoncée jusqu’à la garde. Il sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. Mais, diantre! avec un adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure était-elle suffisamment grave? N’allait-il pas se réveiller de cette sorte de torpeur et lui faire payer par une mort épouvantable le coup qu’il venait de lui porter?


C’est ce que se demandait Pardaillan…


Mais il n’était pas homme à rester longtemps indécis. Il résolut d’en avoir le cœur net coûte que coûte. Brusquement, il retira l’arme qui apparut rouge de sang, et s’écarta, au cas, improbable, d’une suprême révolte de la bête.


Brusquement, le taureau foudroyé tomba comme une masse.


Alors ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés reprirent leur expression naturelle, les gorges contractées se dilatèrent, les nerfs se détendirent. On respira largement: on eût dit qu’on craignait de ne pouvoir emmagasiner assez d’air pour actionner les poumons violemment comprimés.


Sous l’influence de la réaction, des femmes éclatèrent en sanglots convulsifs; d’autres, au contraire, riaient aux éclats, les unes et les autres sans savoir pourquoi, sans qu’il leur fût possible de réprimer leur accès. Des hommes qui ne se connaissaient pas se congratulaient en souriant.


Ce fut un soulagement universel d’abord, puis un étonnement prodigieux et puis, tout à coup, la joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une acclamation délirante à l’adresse de l’homme courageux qui venait d’accomplir cet exploit. N’eût été le respect imposé par la présence du roi, la foule, sans se soucier des gardes, qui d’ailleurs n’étaient pas les derniers à crier: Noël! la foule eût envahi la piste pour porter en triomphe le chevalier de Pardaillan, vainqueur de la brute.


Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un bon moment à contempler d’un œil rêveur et attristé l’agonie du taureau que, par un coup de maître prodigieux à l’époque, il venait de mettre à mort.


En ce moment il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains gentilshommes qui l’avaient dévisagé d’un air provocant. Il oubliait Fausta et son trio d’ordinaires qui se pavanaient à une fenêtre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants l’eussent foudroyé à distance s’ils en avaient eu le pouvoir, et d’Espinosa et ses hommes d’armes, et ses inquisiteurs et ses nuées de moines espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient. Il oubliait tout pour ne songer qu’à la bête à laquelle il venait de porter le coup mortel.


Après avoir longuement considéré le taureau expirant il murmura avec un accent de pitié inexprimable:


– Pauvre bête!…


Ainsi, dans l’ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête qui l’eût infailliblement broyé s’il n’eût pris les devants.


C’est que la bête, une vulgaire brute féroce, supérieure en cela aux hommes civilisés, nobles et puissants qui le considéraient encore en ce moment avec des visages convulsés par la haine, la bête donc – la brute sauvage si l’on veut – l’avait, elle, du moins, loyalement attaqué en face. La brute s’était comportée noblement… Il est vrai que ce n’était qu’une ignoble brute.


En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux tombèrent sur la dague qu’il tenait machinalement dans son poing crispé. Il la jeta violemment, loin de lui, dans un geste de répulsion et de dégoût.


Invinciblement son regard revint au taureau, maintenant raidi, plongé dans l’éternel repos, et son naturel insouciant reprenant le dessus: «En bonne foi, songea-t-il, il m’aurait proprement encorné, si je l’avais laissé faire. Après tout, j’ai défendu ma carcasse.»


Et avec son sourire goguenard, il ajouta:


– Que diable, vaille que vaille, ma carcasse vaut bien celle d’un taureau!


Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba-Roja qui emportaient leur maître toujours évanoui et machinalement ses yeux allèrent alternativement du colosse qu’on emportait à la bête qu’on s’apprêtait déjà à traîner hors de la piste.


Ses traits reprirent leur première expression de rêverie mélancolique, tandis qu’il songeait: «Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le plus brute, de l’homme qu’on emporte là-bas ou de la bête que j’ai stupidement sacrifiée? Qui sait si mon geste n’aura pas de conséquences funestes et si je ne regretterai pas amèrement d’avoir sauvé cette brute humaine?»


Il secoua la tête comme pour chasser les idées qui l’obsédaient et bougonna:


– Je deviens mauvais, ma parole! Allons, mordieu! une vie humaine vaut bien le sacrifice d’une bête, au surplus condamnée d’avance et par d’autres que moi!


Et sa mauvaise humeur ayant besoin d’un dérivatif, selon son habitude il la fit retomber sur lui-même en s’admonestant vertement: «Tout ceci ne serait pas arrivé si j’avais suivi les bons conseils de mon pauvre père, lequel ne cessait de me répéter qu’il ne faut point se mêler de ce qui ne vous regarde pas. Si le señor Barba-Roja avait été mis à mal par le taureau, c’est qu’il avait bien cherché, que diantre! En quoi cela me regardait-il, moi, et qu’avais-je à y faire? Tous ces honorables hidalgos ont-ils éprouvé le besoin d’intervenir? Non, cornes du diable! Et pourtant c’était un compatriote, un ami qui était en péril. Il a fallu que moi seul je fusse piqué de l’impérieux désir de sauter dans la piste et que je vinsse ici faire la bravache! Que la quartaine me tue de male mort! Toute ma vie durant je resterai donc le même animal stupide et inconséquent! J’ai beau prendre les résolutions les plus honnêtes, les plus raisonnables, je ne sais quel démon malfaisant habite en moi et me souffle les gestes les plus incongrus que je m’empresse de mettre à exécution. C’est à désespérer! Car enfin; ne fut-ce que par respect pour la mémoire de monsieur mon père, je devrais au moins suivre ses sages avis. Malheur de moi! je finirai! mal; C’est certain.»


Qu’on n’aille pas croire qu’il se jouait à lui-même la comédie du sentiment. Ce serait bien mal connaître notre héros que de croire qu’y n’était pas parfaitement sincère.


Et comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans l’intention de le féliciter, il s’éloigna à grandes enjambées furieuses, sans vouloir rien entendre, laissant ceux qui l’abordaient, la bouche en cœur, tout déconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet intrépide gentilhomme français, si fort et si brave, n’était pas quelque peu dément.


Sans se soucier de ce qu’on pouvait dire et penser, Pardaillan s’en fut retrouver le Torero, sous sa tente, ayant résolu de ne pas réoccuper le siège qu’on lui avait réservé, mais ne voulant pas cependant abandonner le prince au moment où il aurait besoin de l’appui de son bras.


Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec un intérêt passionné les phases du combat. Mais alors que partout ailleurs – ou à peu près – on souhaitait ardemment la victoire du gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, sa mort. «On» s’applique spécialement à Fausta, à Philippe II et à d’Espinosa.


Toutefois si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier, non armé pour une lutte inégale, devait infailliblement succomber, victime de sa téméraire générosité, sous l’empire de la superstition qui lui suggérait la pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu’il serait vainqueur de la brute.


Lorsque le taureau s’abattit, sans triompher, très simplement, elle fit:


– Eh bien! qu’avais-je dit?


– Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.


– Je crois, madame, dit d’Espinosa, avec son calme habituel, je crois que vous avez raison: cet homme est invulnérable. Nous ne pouvons le frapper qu’en utilisant le moyen que vous nous avez indiqué. Je n’en vois pas d’autre. Je m’en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon.


– Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.


Le roi était l’homme des procédés lents et tortueux et des dissimulations patientes, autant qu’il était tenace dans ses rancunes.


– Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, serait-il opportun de remettre à plus tard la mise à exécution de nos projets.


D’Espinosa, à qui s’adressaient plus particulièrement ces paroles, regarda le roi droit dans les yeux, et lentement, laconiquement, avec un accent de froide résolution et un geste tranchant comme un coup de hache:


– Trop tard! dit-il.


Fausta respira. Elle, avait craint un instant que le grand inquisiteur n’acquiesçât à la demande du roi.


Philippe considéra à son tour un moment son grand inquisiteur en face, puis il détourna négligemment la tête sans plus insister.


Ce simple geste du roi, c’était la condamnation de Pardaillan.

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