XXIII L’ÉCHAPPÉ DE L’ENFER

Le premier soin de Juana, en arrivant à l’hôtellerie, fut, naturellement, de faire appeler un médecin.


Pardaillan, bien qu’il fût à peu près sûr de ne pas s’être trompé, attendit impatiemment que le savant personnage, après un minutieux examen de la blessure, se fût prononcé.


Il arriva que le médecin confirma de tous points ses propres paroles. Avant huit jours, le blessé serait sur pied… C’était miracle qu’il n’eût pas été tué roide.


Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, s’enveloppa dans son manteau et s’éclipsa à la douce, sans rien dire à personne. Dehors, il se mit à marcher d’un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et avec un sourire terrible il murmura:


– À nous deux, Fausta!


Fausta, après l’arrestation de Pardaillan et l’enlèvement de don César, était rentrée chez elle, dans cette somptueuse demeure qu’elle avait sur la place San Francisco.


Pardaillan aux mains de l’Inquisition, elle s’efforça de le rayer de son esprit et de ne plus songer à lui.


Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par conséquent, sur les projets ambitieux qu’elle avait formés et qui avaient tous pour base son mariage avec le fils de don Carlos.


Les choses n’étaient peut-être pas au point où elle les eût voulues; mais, à tout prendre, elle n’avait pas lieu d’être mécontente.


Pardaillan n’était plus. La Giralda était aux mains de don Almaran qui avait eu la stupidité de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout blessé qu’il fût, ne lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une maison à elle, chez des gens à elle.


En ayant la prudence de laisser oublier les événements qui s’étaient produits lors de l’arrestation projetée du Torero, en s’abstenant surtout de se rendre elle-même dans cette maison, elle était à peu près certaine que d’Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était caché le prince.


Plus tard, dans quelques jours, lorsque l’oubli et la quiétude seraient venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne et elle saurait bien le décider à adopter ses vues. Plus tard, aussi, lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcée, elle s’occuperait de son fils… le fils de Pardaillan.


Un seul point noir: d’Espinosa paraissait être admirablement renseigné au sujet de cette conspiration, dont le duc de Castrana était le chef avéré et dont elle était, elle, le chef occulte.


D’Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle, à elle, dans cette affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais soufflé mot et toutes les tentatives qu’elle avait faites pour amener le grand inquisiteur à dévoiler sa pensée étaient venues se briser devant le mutisme absolu de cet homme impénétrable.


Une chose aussi l’agaçait. Elle sentait planer autour d’elle et même chez elle une surveillance occulte qui, à la longue, devenait intolérable.


Un jour, elle avait eu la fantaisie d’aller faire un tour hors de la ville. À la porte de la Macarena, où le hasard l’avait conduite, sa litière fut arrêtée. Un officier vint la reconnaître et, sans s’opposer le moins du monde à sa sortie, en termes fort polis, déclara qu’il aurait l’honneur d’escorter Sa Seigneurie. Et aussitôt, dix hommes d’armes, bien montés, entourèrent la litière. Sans se départir de son calme habituel, Fausta fit remarquer qu’elle avait ses trois gentilshommes et que cette escorte lui suffisait. À quoi l’officier, toujours très poliment, fit observer que c’était l’ordre formel de S. M. le roi, qui tenait à honorer tout particulièrement Sa Seigneurie.


Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. Cela ne l’inquiétait pas autrement. Elle savait que lorsqu’elle le voudrait elle saurait fausser compagnie à son terrible allié: d’Espinosa. Mais cela l’énervait. Et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand inquisiteur à son égard.


Tout ceci avait été cause que pendant les quinze jours qu’avait duré la détention de Pardaillan, elle s’était tenue sur une extrême réserve.


Tous les jours, elle allait voir d’Espinosa et s’informait de Pardaillan. D’Espinosa lui rendait compte de l’état du prisonnier et de ce qui avait été fait ou se préparait.


Elle écoutait gravement, approuvait ou désapprouvait, donnait un conseil, soufflait une idée. Après quoi, pour clore l’entretien, elle s’informait immuablement de l’état de don Almaran.


La veille de ce jour, où nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux griffes de Barba-Roja, elle était allée, dans la soirée, faire sa visite au grand inquisiteur. À ses questions, d’Espinosa, sur un ton étrange, avait répondu:


– Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.


– Dois-je comprendre qu’il est mort? avait demandé Fausta.


Et le grand inquisiteur, sans vouloir s’expliquer davantage, avait répété sa phrase:


– Ses tourments sont terminés.


En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, complètement remis, il avait projeté d’aller le lendemain au château de Bib-Alzar, où l’appelait il ne savait quelle affaire.


Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette affaire qui appelait Barba-Roja à la forteresse de Bib-Alzar. Et elle était rentrée chez elle.


Or, ce jour, une heure environ après le moment où nous avons vu Pardaillan s’éloigner en murmurant: «À nous deux, Fausta!», la princesse se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne l’a pas oublié sans doute, communiquait par une porte secrète avec les sous-sols mystérieux de la somptueuse demeure.


Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce, très simplement meublée, Fausta terminait un long entretien qu’elle venait d’avoir avec le Torero.


– Madame, disait le Torero d’une voix très triste, croyant m’amener à accepter vos propositions et levant certains scrupules que j’avais, vous avez eu la cruauté de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de me laisser ignorer cette fatale vérité!… N’importe, le mal est fait, il n’y a plus à y revenir… Mais votre but n’est pas atteint. À quoi bon vous obstiner inutilement? Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez souhaité. Je n’éprouve aucune jouissance malsaine à la pensée de dominer mes semblables et, maintenant plus que jamais, je suis résolu à ne pas me dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi… pas autre chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire ma place au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que j’ai choisie. Celle-là n’a pas votre incomparable beauté, elle n’a ni titres ni richesses, elle n’a même pas un nom à elle… Mais je l’aime… et cela suffit.


– Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle déception, croyant m’adresser à des hommes, de ne rencontrer que des femmes… de misérables et faibles femmes, qui ne vivent que de sentiments!… Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?…


– Eh! madame, ne faites pas fi du sentiment. Il nous aide diantrement à trouver la vie supportable.


Comme si elle n’avait pas entendu, Fausta continua:


– Ce Pardaillan que tu veux suivre, misérable insensé, ce Pardaillan, l’homme du sentiment par excellence, sais-tu seulement ce qu’il est devenu?


– Que voulez-vous dire? s’exclama le Torero qui ignorait l’arrestation du chevalier.


– Mort! dit Fausta d’une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la pernicieuse influence t’a soufflé ta stupide résistance. Mort fou… fou furieux… Ah! ah! ah! un fou furieux était tout désigné pour servir de modèle à cet autre fou que tu es toi-même! Et c’est moi, moi Fausta, qui l’ai acculé à la folie, moi qui l’ai précipité dans le néant.


– Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre…


D’un geste violent, Fausta l’interrompit.


– Tu m’écouteras jusqu’au bout, gronda-t-elle. Et n’oublie pas qu’au moindre geste que tu feras, tu tomberas pour ne plus te relever… Ces murs ont des yeux et des oreilles… et je suis bien gardée… César… puisque tu t’appelles César. Quant à ta bien-aimée… cette misérable bohémienne pour qui tu refuses le trône que je t’offre… eh bien!… sache-le donc, misérable fou, elle est morte… morte, entends-tu?… morte déshonorée, salie par les baisers de Barba-Roja… Sois donc fidèle à son souvenir… Peut-être, toi aussi, à l’imitation de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre éternellement fidèle au souvenir d’une morte… une morte souillée!


D’un bond le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et avec des yeux de dément, il lui cria dans la figure:


– Répétez, répétez ces infâmes paroles… et, j’en jure Dieu, votre dernière heure est venue… Vous ne pourrez plus jamais vous vanter d’avoir assassiné personne.


Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager de son étreinte. Seulement, la main libre alla fouiller dans son sein et en sortit un mignon petit poignard.


– Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La pointe de ce stylet a été plongée dans un poison qui ne pardonne pas.


Et profitant de sa stupeur, elle se dégagea d’un geste brusque, et s’adossant à la cloison, de sa voix implacable, elle reprit:


– Je répète: Pardaillan est mort fou… et c’est mon œuvre… Ta fiancée est morte souillée!… et c’est encore mon œuvre… Et toi tu vas mourir désespéré… et ce sera mon œuvre, encore, toujours!…


En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte secrète et, sans se retourner, elle fit un bond en arrière.


Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme était là… derrière cette porte secrète qu’elle croyait être seule à connaître… Un homme qui avait entendu, peut-être, ce qu’elle venait de dire. Qui était cet homme? Peu importait: L’essentiel était qu’il disparût. Elle leva le bras armé du poignard empoisonné et l’abattit dans un geste foudroyant.


Sa main fut happée au passage par une autre main, une tenaille vivante qui lui broya le poignet et l’obligea à lâcher l’arme mortelle, ensuite de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu’une voix narquoise qu’elle reconnaissait enfin disait:


– J’entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je encore! J’imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d’amour… Toutes les fois que Fausta parle d’amour, elle prononce le mot: mort.


À ces paroles, à cette apparition inattendue, un double cri, jeté sur un ton différent, retentit:


– Pardaillan!…


– Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrète comme pour en interdire l’approche à Fausta.


Et de cette voix blanche qu’il avait dans ses moments de colère terrible, il reprit:


– Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien, Dieu merci!… Et quant à la folie furieuse dont vous parliez tout à l’heure… peut-être suis-je fou, en effet, mais c’est du désir impérieux de vous écraser comme une bête venimeuse que vous êtes… Puissé-je être foudroyé sur l’heure plutôt que d’injurier et menacer une femme!… Mais vous, madame, j’ai eu beau m’opiniâtrer à voir en vous une femme et vous traiter comme telle, vous vous êtes acharnée à me prouver, de mille et une manières, que vous étiez un monstre vomi par l’enfer… Il me faut bien me rendre à l’évidence et vous traiter en conséquence.


– Pardaillan!… vivant… répéta Fausta.


– Vivant, morbleu! bien vivant, madame… Aussi vivant que cette jolie Giralda que vous aviez condamnée et qui n’a pas été souillée par l’illustre Barba-Roja, attendu que la main que voici l’a proprement expédié dans un autre monde… avant qu’il eût pu consommer l’attentat odieux que vous aviez prémédité… N’avez-vous pas proclamé que tout cela était votre œuvre?…


– Vivante!… Giralda est vivante? haleta le Torero.


– Tout ce qu’il y a de plus vivante, mon prince… Et soyez tranquille, nul n’a frôlé même le bout de son doigt.


– Oh! Pardaillan! Pardaillan!… comment pourrais-je…


– Laissez donc… J’ai bien d’autres chiens à fouetter pour l’heure! interrompit Pardaillan avec cette brusquerie qu’il affectait quand il voulait couper court à un attendrissement.


Cependant, Fausta s’était ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu sa condamnation dans les yeux de Pardaillan.


– Si je ne le tue… il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain qu’elle avait. Mourir n’est rien…, mais je ne veux pas mourir de sa main… à lui… Tentons l’ultime chance.


Et d’un geste prompt comme l’éclair, elle saisit un petit sifflet d’argent qu’elle avait suspendu à son cou et le porta à ses lèvres.


Pardaillan vit le geste. Il eût pu l’arrêter. Il dédaigna de le faire.


Mais en même temps que Fausta appelait, lui, d’un geste plus rapide encore, tira d’un même coup sa dague et son épée, et tendant la dague à don César, désarmé, avec une physionomie hermétique, une voix étrangement calme:


– Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j’ai fait pour vous? Je vais vous le dire: Prenez ceci… et gardez-moi madame… gardez-la moi précieusement… Vous m’en répondez sur votre vie… Au moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié… comme un chien enragé.


Et avec un accent d’irrésistible autorité:


– Faites, ce que je vous demande… pas autre chose… et nous serons quittes, mon prince.


Et le prince, subjugué par l’irrésistible ascendant de cet homme, prit silencieusement la dague qu’on lui tendait et se plaça près de Fausta, avec un visage si froidement résolu que Pardaillan se sentit rassuré sur ce point et remercia d’un mince sourire.


Cependant, la porte s’était ouverte. Quatre hommes, l’épée nue à la main, se montrèrent sur le seuil. Et sans doute ne s’attendaient-ils pas à trouver là cet adversaire car ils s’arrêtèrent indécis et se consultèrent du regard avant d’attaquer. Et Pardaillan, voyant leur hésitation, de sa voix narquoise, railla:


– Bonsoir, messieurs!… Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery, monsieur de Sainte-Maline, enchanté de vous revoir!


– Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout l’honneur est pour nous.


Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable des révérences de cour que Pardaillan leur rendit très poliment, en ajoutant:


– Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre à mal le sire de Pardaillan… S’il ne m’était si cher, et pour cause, je vous souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs.


– Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.


– À vrai dire, ce n’est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta Chalabre.


– Et malgré la sympathie que nous avons toujours eue pour vous – du diable si nous savons pourquoi! – nous ferons de notre mieux pour que cette fois-ci soit la bonne, répliqua Sainte-Maline.


Le quatrième personnage qui accompagnait les trois ordinaires n’était autre que Bussi-Leclerc.


Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan, qu’il était encore là, sans parole, immobile, les yeux exorbités, comme pétrifié.


Pardaillan l’avait tout de suite aperçu, mais suivant une tactique qui avait le don d’exaspérer le célèbre bretteur, il feignait de ne pas le voir.


Jusqu’ici, il avait répondu aux trois gentilshommes avec cette politesse raffinée qui était d’usage alors, comme si Bussi-Leclerc n’eût pas existé pour lui.


Cependant, il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline, il s’écria tout à coup avec un air de surprise indignée:


– Mais, que vois-je?… Mais oui, c’est Jean Leclerc!… Comment des gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!… Comment des braves tels que vous peuvent-ils s’accommoder de la présence de ce lâche… Mais regardez-le donc!… Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui s’abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente… Fi donc!


Ces paroles produisirent l’effet qu’il en attendait. Sans dire un mot, les dents serrées, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court aux compliments alambiqués en se ruant, l’épée haute, et les autres bondirent à la rescousse.


Pendant un moment, qui parut mortellement long à Fausta gardée à vue par le Torero, on n’entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du fer et le souffle rauque des combattants qui s’escrimaient en silence.


La pièce était petite; si simplement meublée qu’elle fût, les quelques meubles qu’elle renfermait diminuaient encore l’espace et gênaient les mouvements.


Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu’ils ne s’aidaient.


Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu’eux. Il était resté le dos tourné à la porte secrète ouverte derrière lui.


Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle se disait que si Pardaillan avait voulu il aurait pu l’entraîner avec lui, bondir par cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi dérobé à la lâche agression des quatre. Il ne l’avait pas fait: donc il ne l’avait pas voulu.


Pourquoi? Parce qu’il était sûr de battre ses bretteurs, se répondait Fausta.


Et un morne désespoir lentement s’emparait d’elle. Elle voyait, elle sentait que Pardaillan serait vainqueur.


Et elle?… Elle aurait donc, et toujours inutilement, essayé de l’atteindre par un coup de traîtrise!… Pardaillan se déferait sans peine des quatre assassins et elle se trouverait alors irrémédiablement à sa merci.


Les quatre s’animaient; ils frappaient d’estoc et de taille, ils bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient d’un bond de fauve, s’écrasaient sur le parquet pour se relever aussitôt, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables sortaient de leurs bouches crispées.


Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n’avançait pas encore, mais il n’avait pas rompu d’une semelle.


Il semblait s’être interdit de franchir cette porte ouverte derrière lui et il se tenait parole. Son épée seule agissait. Elle était partout à la fois, parant ici, frappant là, se multipliant avec une telle rapidité qu’on eût pu croire que, tel le Briarée [10] de la mythologie, il disposait de plusieurs bras armés de glaives étincelants.


Cependant, Pardaillan aussi commençait à s’échauffer, et il se disait surtout qu’il était temps d’en finir.


Alors, il se mit en marche, attaquant à son tour avec une impétuosité irrésistible.


Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver arriva. Pardaillan se fendit dans un coup foudroyant et Bussi tomba comme une masse.


Or, pendant tout le temps qu’avait duré cette lutte inégale, Bussi n’avait eu qu’une crainte, si tenace, si violente, qu’elle le paralysait et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait: «Il va me désarmer… encore!» Si bien que lorsqu’il reçut le coup en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et en rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot:


– Enfin!…


Et il demeura immobile… à jamais.


Alors, Pardaillan s’occupa sérieusement des trois qui restaient. Et aussi paisiblement que s’il eut été sur les planches d’une salle d’armes, il dit très sérieusement:


– Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fîtes un jour que vous me croyiez dans l’embarras, je vous ferais grâce de la vie…


Et avec un froncement de sourcils:


– Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois obligé de vous condamner à l’inaction… pour un bout de temps.


Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée, s’écroulait en poussant un cri de douleur.


– Un!… compta froidement Pardaillan.


Et presque aussitôt:


– Deux!


C’était Chalabre qui était atteint à l’épaule.


Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son épée et dit doucement.


– Allez-vous-en!


– Fi! monsieur, s’écria Montsery, rouge d’indignation, je ne mérite pas l’injure que vous me faites.


Et il se rua à corps perdu.


– C’est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande pardon… Trois!


– À la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son poignet droit traversé de part en part. Vous êtes un galant homme… Merci!


Et il s’évanouit.


Pardaillan considéra un moment, avec une inexprimable pitié, les quatre corps étendus sans mouvement, et avec un mouvement d’épaules comme pour jeter bas le fardeau d’une obsédante pensée:


– J’ai défendu ma peau, murmura-t-il. Au surplus, ils en seront quittes pour garder la chambre un bon mois. Quant à celui-ci (Bussi-Leclerc) Dieu m’est témoin que j’ai agi sans haine vis-à-vis de lui… À toutes nos rencontres il a voulu me tuer… Finalement, j’ai perdu patience et cela lui a porté malheur.


Telle fut l’oraison funèbre de Bussi-Leclerc, spadassin redoutable, maître incontesté en fait d’armes… qui avait enfin trouvé son maître.


Après avoir ainsi médité, Pardaillan se tourna vers Fausta, et d’une voix cinglante comme un coup de fouet, il dit en montrant la porte par où les bravi avaient fait irruption:


– Si vous avez d’autres assassins apostés par là… ne vous gênez pas… usez encore un coup de ce joli sifflet d’argent qui pendille sur votre sein…


Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, peut-être, Fausta fit: non! d’un signe de tête farouche.


– Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, plus insultante que la plus sanglante des injures, eh! quoi! quatre pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?… Voyons, en cherchant bien!


– À quoi bon! confessa Fausta d’un air profondément découragé.


– Ah! je me disais aussi!… ricana Pardaillan. Alors, puisque vous refusez mon offre pourtant séduisante, permettez que je prenne mes précautions pour qu’on ne vienne pas nous déranger.


En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, poussa le verrou intérieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement vers Fausta, et son visage, jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris une expression de menace si terrible que Fausta, affolée, clama dans son esprit:


– C’est fini!… Il va me tuer!… lui!… lui!…


Pardaillan, sans prononcer une parole, s’approcha d’elle avec une lenteur effroyable.


Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le regardait s’approcher sans faire un mouvement.


Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les dents, avec un regard effrayant, d’un éclat insoutenable, avec la même lenteur calculée, il leva les mains et les abattit sur ses épaules qui ployèrent. Puis les mains remontèrent, s’arrêtèrent au cou qu’elles agrippèrent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton, commencèrent d’exercer l’inévitable et mortelle pression.


Alors, d’un geste animal, Fausta rentra la tête dans les épaules. Ses yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si, calmes, si clairs, se levèrent sur lui, effarés, suppliants, et dans un gémissement, elle implora:


– Pardaillan!… ne me tue pas!…


– Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus effrayant que sa colère de tout à l’heure, ah! c’est donc vrai!… Tu as peur!… peur de mourir!… Fausta a peur de la mort!… Ah! ceci te manquait, Fausta!… Jusqu’ici je t’ai vue froidement féroce, ambitieuse insatiable, tortionnaire géniale, fanatique, forcenée, pratiquant l’assassinat sous toutes ses formes, mais du moins je ne te savais pas lâche… Oui, vraiment, ceci te manquait!… Fausta a peur de mourir!…


Devant cette violente sortie, Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l’avait abandonnée un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux:


– Je n’ai pas peur de la mort… et tu le sais bien, Pardaillan.


– Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!… Tu as demandé grâce… là… à l’instant.


– J’ai demandé grâce, c’est vrai!… Mais je n’ai pas peur… pour moi.


Et d’un geste prompt comme la foudre, profitant de l’inattention du Torero qui suivait cette scène fantastique avec un intérêt passionné, elle lui arracha la dague qu’il tenait machinalement, déchira d’un geste violent son corsage, et appuyant la pointe de la dague sur son sein nu, avec un accent de froide résolution:


– Répète que Fausta a peur… et je tombe foudroyée à tes pieds… Et toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t’ai demandé grâce.


Pardaillan comprit qu’elle ferait comme elle disait.


Il était d’ailleurs trop loyal pour ne pas admirer le geste superbe. Puis, ces mots: «Tu ne sauras jamais pourquoi je t’ai demandé grâce!» avaient éveillé sa curiosité. Que voulait-elle dire? Quelle dernière surprise – terrible peut-être – lui ménageait-elle encore?


Il voulut savoir. Il inclina légèrement la tête, et de sa voix glaciale:


– Soit, dit-il. Je ne répéterai pas… J’attendrai, pour me prononcer que vous vous soyez expliquée… Car enfin, vous ne sauriez nier que vous avez demandé grâce!


Lentement, sans émotion apparente, elle abaissa son bras armé, et de cette voix chaude et prenante, avec un accent de sincérité manifeste, avec un air de dignité impressionnant:


– Oui, je t’ai demandé grâce… et je le ferai encore… Mais écoute, Pardaillan, il m’a fallu mille fois plus de courage pour t’implorer qu’il n’en faudrait pour me percer de ce fer… En implorant ta pitié, je t’ai donné la plus belle, la plus complète preuve d’amour qu’il était en mon pouvoir de te donner.


Et comme il la regardait d’un air étonné, cherchant à comprendre le sens de ses paroles:


– Écoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.


Et elle continua en s’animant peu à peu:


– Oui, j’ai voulu te tuer, oui, j’ai cherché à t’atteindre par les moyens les plus horribles, j’en conviens, oui, j’ai été froidement cruelle et sans cœur… mais je t’aimais, Pardaillan… je t’ai toujours aimé… et toi, tu m’as dédaignée… Comprends-tu?… Mais si j’ai été implacable et odieuse dans ma haine, qui était de l’amour, entends-tu? Pardaillan, je n’ai pas voulu – ah! cela, jamais! – je n’ai pas voulu qu’un jour ton fils pût se dresser devant toi et te demander:


«- Qu’avez-vous fait de ma mère?»


«Je n’ai pas voulu que cette chose horrible arrivât… parce que je suis la mère de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t’ai demandé grâce? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant?’


En entendant ces paroles, qu’il était à mille lieues de prévoir, le sentiment qui domina chez Pardaillan fut l’étonnement, un étonnement prodigieux.


Eh! quoi! il était père?… Il avait un fils, lui, Pardaillan?… Et c’était dans des circonstances aussi extraordinaires qu’on lui annonçait cette paternité!…


On conçoit que cela n’était pas fait pour éveiller en lui la fibre paternelle…


Cependant, avec un sentiment de la force de Pardaillan, on ne pouvait jurer de rien.


Qui pouvait prévoir jusqu’où le conduirait plus tard cette révélation qui le laissait momentanément indifférent, du moins en apparence?


Néanmoins on comprend qu’il voulut savoir à quoi s’en tenir sur la naissance de ce fils et il interrogea Fausta qui lui fit le récit des événements que nous avons relatés dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan écouta ce récit avec une attention soutenue, et quand elle eut terminé:


– En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à l’heure qu’il est, à Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis… Et vous, digne mère, vous n’avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant… Il est vrai que vous aviez fort à faire… et de si graves choses… Enfin, ce qui est fait est fait.


Fausta courba la tête.


– Que comptez-vous faire? fit-elle.


– Mais… je compte rentrer à Paris… puisque aussi bien ma mission est terminée.


– Vous avez le document?


– Sans doute!… Et vous, quelles sont vos intentions?


– Je n’ai plus rien à faire non plus ici… Sixte Quint est mort. Je compte me retirer en Italie, où on me laissera vivre tranquille… Je l’espère, du moins.


Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent leurs regards. Ni l’un ni l’autre ne posa nettement la question au sujet de l’enfant. Peut-être chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée, qu’il tenait à ne pas dévoiler.


Pardaillan se leva et, s’inclinant légèrement:


– Adieu, madame, fit-il froidement.


– Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton.

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