XIX LIBRE!

Tant qu’il s’était trouvé avec d’Espinosa, Pardaillan était resté impassible. Et cette impassibilité d’un homme qui venait d’échapper à une mort hideuse, en passant par les plus effroyables tortures, avait accru l’admiration du grand inquisiteur, passionné de caractères énergiquement trempés.


Mais lorsqu’il se vit seul dans la ruelle déserte, sous les rayons obliques d’un soleil brûlant – il était environ cinq heures de l’après-midi – il aspira l’air chaud avec délice et, en s’éloignant à grandes enjambées dans la direction que lui avait indiquée d’Espinosa, il laissait éclater sa joie intérieurement.


– Ouf! songeait-il en souriant, jusqu’au dernier moment j’ai cru qu’une nuée de frocards allaient fondre sur moi. J’avais beau me dire que M. d’Espinosa ne faillirait pas à sa parole de gentilhomme, il n’en reste pas moins que j’ai passé un quart d’heure… plutôt pénible. Après toutes les secousses que je viens de subir, je m’en serais fort bien passé. Enfin le cauchemar est fini maintenant! D’Espinosa tiendra sa parole.


Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés l’azur éclatant d’un ciel sans nuages:


– Mordieu! il fait bon respirer un air autre que l’air fétide d’un cachot: il fait bon contempler cette voûte azurée et non une voûte de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!… Salut! soleil, soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi! tu m’as souvent ranimé de ta bienfaisante chaleur, mais jamais, je crois, je ne reçus ta caresse avec autant de plaisir… bien que tu chauffes diablement en ce moment… C’est curieux comme on s’aperçoit que la vie a du bon quand on a passé quinze jours en tête-à-tête avec la grande faucheuse!…


Et changeant d’idée, avec un sourire terrible:


– Ah! Fausta! je crois que l’heure est enfin venue de régler nos comptes!


En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place San Francisco.


– Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri. Pauvre bougre! c’est qu’il a tenu parole… il n’a pas quitté la porte de ma prison. Et s’il n’a rien fait pour moi, ce n’est pas la bonne volonté qui lui a manqué… Ah! petit Chico! si tu savais comme ton humble dévouement me réchauffe le cœur!… Il est donc vrai que si l’on veut trouver un sentiment éclatant de pureté, c’est en bas qu’il faut chercher?


Et éclatant d’un rire clair et railleur:


– Ma parole, je deviens élégiaque!… j’entends d’ici le «Don Quichotte!» de mon ami Cervantès. Allons jouir de la surprise de mon autre ami Chico.


Et dans une pensée gamine, plus touché qu’il ne voulait se l’avouer à lui-même par la fidèle amitié et le dévouement tenace du nain, il s’enveloppa soigneusement dans son manteau, malgré la chaleur accablante, afin d’arriver aussi près que possible du Chico et de le mieux surprendre. Il était maintenant dans la rue San Pablo – du nom du couvent – et il approchait de la porte de cette extraordinaire prison où il venait de passer quinze jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir. Il commençait à se demander si d’Espinosa ne s’était pas trompé, ou si, entre temps, le nain ne s’était pas éloigné, lorsqu’il entendit une voix, qu’il reconnut aussitôt, lui dire mystérieusement:


– Suivez-moi!


Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui qui fut surpris. Il se retourna et aperçut le Chico qui, d’un air indifférent, s’éloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien avoir d’agir de la sorte.


Le nain, sans se retourner, d’un pas vif et léger, contourna le mur du couvent et s’engagea dans un dédale de ruelles étroites et caillouteuses. Là, il s’arrêta enfin, et saisissant la main de Pardaillan étonné, il la porta à ses lèvres en s’écriant avec un accent de conviction touchant dans sa naïveté:


– Ah! je, savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu’eux tous! Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite, maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi!


Déjà le petit homme cherchait à s’éclipser. Mais Pardaillan l’arrêta.


– Un instant, que diable! fit-il en souriant. Tu m’as donc reconnu tout de suite?… J’étais pourtant bien enveloppé.


Le Chico sourit d’un air futé.


– Je vous reconnaîtrai toujours, dit-il, si bien enveloppé et sous quelque costume que vous soyez. Si mes yeux peuvent se tromper, ceci (il désignait son cœur) ne se trompe pas… Mais, pour Dieu! venez vite. Ne restons pas là.


Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un inexprimable attendrissement.


– Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.


Le Chico se mit à rire:


– Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu’ils ne vous trouveront pas là où je vous conduirai.


– Me cacher!… Pourquoi faire?


– Pour qu’ils ne vous reprennent pas, tiens!


À son tour, Pardaillan se mit à rire de bon cœur.


– Je n’ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me reprendront pas.


Le Chico n’insista pas; il ne posa aucune question, il ne témoigna ni surprise ni inquiétude.


Pardaillan avait dit qu’il n’avait pas besoin de se cacher et qu’on ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit cœur débordait de joie, il saisit une deuxième fois la main de Pardaillan, et il allait la porter à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant, l’enleva dans ses bras, en disant:


– Que fais-tu, nigaud?… Embrasse-moi!…


Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches et veloutées du petit homme, qui rougit de plaisir et rendit l’étreinte de toute la force de ses petits bras.


En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie destinée à cacher son émotion:


– En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire quelque part, conduis-moi vers certaine hôtellerie de La Tour où nous serons tous deux, je le crois du moins, admirablement reçus par la plus jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses d’Espagne.


Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée dans le patio de l’auberge de La Tour , à peu près désert en ce moment, et où Pardaillan commença de mener un tel tapage que ce qu’il avait voulu amener se produisit: c’est-à-dire que la petite Juana se montra dans le cadre de la porte pour voir qui était ce client qui faisait un tel vacarme.


Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente, languissante, indifférente. Ses joues avaient perdu cette teinte rose qui les faisaient si appétissantes, pour faire place à une pâleur diaphane qui la rendait on ne peut plus intéressante et affinait idéalement sa beauté déjà si fine, si naturellement distinguée. Ses grands yeux noirs, brûlants de fièvre, étaient entourés d’un large cercle bleuâtre.


On eût; dit qu’elle relevait de maladie. Et pourtant, malgré cet état inquiétant, malgré un air visiblement découragé et comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait d’un coup d’œil prompt et sûr, remarqua qu’elle était restée aussi coquette, plus coquette que jamais, même. Elle était vêtue de ses plus beaux habits des plus grandes fêtes carillonnées.


On eût dit qu’elle s’était parée en vue de quelque visite importante, à ses yeux. Depuis les mignons et fins souliers de satin, les bas de soie brodés, bien tirés, en remontant à la basquine surchargée d’ornements et de broderies d’or fin, le tablier de soie, orné de riches dentelles, en passant par le corsage de soie claire qui moulait harmonieusement sa taille fine et souple, la casaque de velours garnie de galons, de tresses et de houpettes, jusqu’à la chevelure artistement ébouriffée, avec sa raie cavalièrement jetée de travers, et la tache pourpre de la fleur du grenadier piquée au-dessus de l’oreille, tout, dans cette élégante et riche toilette, trahissait le désir violent de plaire coûte que coûte.


Plaire à qui? et quelle visite attendait-elle donc? Voilà ce que se demanda Pardaillan. Et sans doute se fit-il une-réponse plausible, car il guigna du coin de l’œil, en souriant malicieusement, le Chico qui béait d’admiration.


En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux languissants, une bouffée de sang rosa ses joues si pâles, et, joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait à un gémissement, elle fit:


– Sainte Marie!… Monsieur le chevalier…


Et après ce petit cri d’oiseau blessé, elle chancela et serait tombée si, d’un bond, Pardaillan ne l’avait saisie dans ses bras. Et chose curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait crié: «Monsieur le chevalier!» et c’est sur le Chico que ses yeux s’étaient portés, c’est en regardant le Chico qu’elle s’était évanouie.


Pardaillan l’enleva comme une plume et, la posant délicatement sur un siège, il lui tapota doucement les mains en disant:


– Là, là, doucement, ma mignonne… Ouvrez ces jolis yeux.


Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse créature évanouie:


– Ce n’est rien, vois-tu. C’est la joie.


Et avec un redoublement de malice:


– Elle ne s’attendait pas à me revoir aussi brusquement, après ma soudaine disparition. Je n’aurais jamais cru que cette petite eût tant d’affection pour moi…


L’évanouissement ne fut pas long. La petite Juana rouvrit presque aussitôt les yeux et, se dégageant doucement, confuse et rougissante, elle dit avec un délicieux sourire:


– Ce n’est rien… C’est la joie…


Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu’en disant ces mots, ses yeux étaient braqués sur le Chico, son sourire s’adressait à lui.


– C’est bien ce que je disais à l’instant même: c’est la joie, fit Pardaillan, de son air le plus naïf.


Et aussitôt il ajouta:


– Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide et vaillante, sachez que j’enrage de faim et de soif et de sommeil. Sachez que voici quinze jours que je n’ai ni mangé, ni bu, ni dormi.


– Quinze jours! s’écria Juana, terrifiée. Est-ce possible?


Le Chico crispa ses petits poings et, d’une voix sourde:


– Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il d’une voix qui tremblait. Oh! les misérables!…


Ni lui ni elle ne doutèrent un instant des paroles de Pardaillan. L’idée ne leur vint pas que ce pouvait être là une manière de parler.


Puisqu’il avait dit quinze jours, c’est que c’était quinze jours. Et s’il paraissait encore si robuste, si merveilleux de force et de vie, c’est que c’était le seigneur Pardaillan, c’est-à-dire un être exceptionnel, une manière de dieu, au-dessus des faiblesses humaines, puisque plus fort, plus audacieux, plus savant que le troupeau des humains.


Et Pardaillan qui comprit cela, doucement chatouillé par ce naïf et sincère hommage, les regarda un instant avec une douce pitié. Mais Pardaillan, qui était homme de sentiment, avait précisément horreur de manifester ses sentiments. Il s’écria donc, avec la brusquerie qu’il affectait en ces moments:


– Oui, mordieu! quinze jours! C’est vous dire, ma jolie Juana, que je vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de soigner surtout le lit dans lequel je compte m’étendre aussitôt après. Car j’ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j’ai besoin de m’entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être surprises par nulle oreille humaine – à part les vôtres, si petites et si roses – je vous demanderai de me faire servir dans un endroit où je sois sûr de ne pas être entendu.


– Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai moi-même, s’écria gaiement Juana, qui paraissait renaître à la vie.


Et, gamine qu’elle était, saisissant Pardaillan d’une main, le Chico de l’autre, elle les entraîna en riant, d’un rire un peu trop nerveux peut-être, mais incontestablement heureuse de les revoir, heureuse de les avoir à elle, chez elle, rien que pour elle.


Lorsqu’elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui était personnel, elle voulut sortir pour donner ses ordres, mais Pardaillan l’arrêta et, avec une gravité comique:


– Petite Juana, dit-il – et sa voix avait des inflexions d’une douceur pénétrante – je vous ai dit que vous seriez une petite sœur pour moi. Si j’en juge d’après la joie que vous avez montrée en me voyant de retour sain et sauf, vous avez pour moi l’affection qu’on doit avoir pour un grand frère. N’est-ce donc pas l’usage ici, comme en France, que frère et sœur s’embrassent après une longue séparation?


– Oh! de grand cœur! fit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras.


Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles Pardaillan déposa deux baisers fraternels. Après quoi, avec un naturel, une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le désignant à Juana:


– Et celui-ci? fit-il. N’est-il pas… un peu plus qu’un frère pour vous? Ne l’embrassez-vous pas aussi?


Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingénument tendu ses joues appétissantes, la petite Juana, à la proposition d’embrasser le Chico, rougit jusqu’aux oreilles. Elle demeura muette et immobile baissant les yeux et tortillant le coin de son tablier d’un air embarrassé.


Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet embarras subit, devenu pâle comme une cire, crispait son poing sur la table à laquelle il s’appuyait, ses jambes se dérobant sous lui, et la regardait anxieusement avec des yeux embués de larmes.


Et Pardaillan qui ne les quittait pas du regard, tortillant sa moustache d’un doigt machinal, murmurait à part lui:


– Sont-ils assez gentils!… Sont-ils assez délicieusement bêtes!…


Et avec un léger haussement d’épaules:


– Pauvres petits!… Heureusement que je suis là, sans quoi ils n’en sortiront jamais.


Une chose dont Pardaillan ne se rendait pas compte, par exemple, c’est qu’il était lui-même tout bonnement admirable.


En effet, il fallait être Pardaillan, il fallait avoir son inépuisable bonté de cœur pour s’oublier soi-même, comme il le faisait, et ne songer qu’au bonheur de deux enfants qui s’adoraient sans oser se le dire, alors que lui-même aurait eu si grand besoin de soins, de repos et de fortifiants.


Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baissés, l’air embarrassée, tortillant de plus en plus nerveusement le coin de son tablier; comme le Chico, de son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite maîtresse, n’osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courroucé et gronda:


– Mordieu! qu’attendez-vous, avec vos airs effarouchés? Ce baiser vous serait-il si pénible?


Et poussant le Chico par les épaules:


– Va donc! niais, puisque tu en meurs d’envie… et elle pareillement.


Poussé malgré lui, le nain n’osa pas encore s’exécuter.


– Juana! fit-il dans un murmure.


Et cela signifiait: Tu permets?


Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et gazouilla avec une tendresse infinie:


– Luis!


Et cela signifiait: Qu’attends-tu donc? Ne vois-tu pas comme je suis malheureuse?


Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna!


– Morbleu! que de manières pour un pauvre petit baiser!


Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l’un de l’autre.


Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du Chico effleurèrent à peine le front rougissant de la jeune fille. Et comme il se reculait respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux mains, et se mit à pleurer doucement.


– Juana! cria le nain bouleversé.


Ce fut Pardaillan qui intervint encore et qui, le saisissant par les épaules, le poussa aux pieds de la jeune fille. Si bien que le Chico s’enhardit jusqu’à lui saisir les mains et, d’une voix angoissée, prêt à pleurer lui-même, il demanda:


– Pourquoi pleures-tu?


Ce n’était pas ce qu’avait espéré Pardaillan, qui haussa les épaules avec une pitié dédaigneuse et grommela:


– Le niais! le sot!… Il n’en sortira pas! Grands ou petits, les amoureux sont tous aussi stupides!


Juana s’était laissée aller dans ce vaste fauteuil de chêne qui était son siège préféré. Le Chico s’était agenouillé sur le tabouret de bois, haut et large comme une petite estrade. Pressé contre ses genoux, il tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration fervente qu’elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui aujourd’hui la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le cœur.


Et si jeunes tous les deux, si frêles, si délicats, si délicieusement jolis, ainsi campés: elle, légèrement penchée sur lui, lui souriant à travers les perles humides qui jaillissaient encore sous la frange joyeuse de ses longs cils; lui, la tête levée vers elle, ses traits fins et délicats bouleversés par l’inquiétude, ses yeux de velours noir fixés sur elle avec une extase de dévot adorant la Vierge, ils constituaient un tableau d’une grâce juvénile, d’une fraîcheur incomparable, que Pardaillan, artiste raffiné et délicat, ne se lassait pas d’admirer.


– Méchant!… murmura Juana d’une voix qui ressemblait au gazouillis d’un oiseau. Méchant! voici quinze grands jours que je ne t’ai vu!


«Voilà donc où le bât te blessait, petite Juana! songea Pardaillan, qui souriait intérieurement. Voilà donc le secret de cette pâleur intéressante, de ces airs dolents et désabusés, de ces pâmoisons et de ces larmes!»


Le Chico n’en pensa pas si long. L’affreux malentendu se continuait, s’acharnant à les séparer. Dans son incurable timidité, dans sa modestie poussée à l’extrême, le petit amoureux s’imaginait que sourires, larmes, pâmoisons, douces paroles, reproches voilés, tout cela qui s’adressait à lui, en apparence, n’était pas pour lui, que tout cela, passant par-dessus sa tête, était à l’adresse de celui qui les contemplait en souriant d’un bon sourire fraternel.


Les paroles de Juana avaient pour lui un sens caché qu’il traduisait ainsi:


«Méchant, tu m’as laissée quinze jours sans m’apporter de ses nouvelles. Nous devions coopérer ensemble à sa délivrance et tu as agi seul, et je n’ai pas eu la joie de participer à cette délivrance. Nous devions mourir ensemble pour lui et tu m’as laissée à l’écart au moment du danger.»


Voilà ce que se disait le malheureux. Et c’est pourquoi il baissa la tête comme un coupable et balbutia:


– Ce n’est pas ma faute… Je n’ai pas pu…


– Dis plutôt que tu n’as pas voulu!… N’était-il pas convenu que nous devions agir de concert… le délivrer ensemble, ou mourir ensemble, avec lui?


«Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique qu’il avait dans ses moments d’émotion violente, voici du nouveau, par exemple.»


Et avec un frémissement:


«Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eût été la condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais pas qu’en travaillant à sauver ma peau, je travaillais en même temps pour le salut de ces deux innocentes créatures… Qui sait si ce n’est pas pour cela que j’ai si bien réussi?…»


Le Chico avoua dans un souffle:


– Je ne voulais pas que tu meures!… je ne pouvais pas accepter cela… non, je ne le pouvais pas.


– Tu préférais mourir seul?… Et moi, méchant, que serais-je devenue?… Ne serais-je pas morte aussi si…


Elle n’acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tête, à nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalité qu’elle n’eût pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considéra un moment avec une ineffable tendresse, hochant la tête d’un air apitoyé, acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi… s’il était mort». Et le regard douloureux et cependant toujours affectueusement dévoué qu’il jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement cette pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria:


– Imbécile!…


Le Chico le regarda d’un air effaré, ne comprenant rien à cette exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami paraissait si fort en colère contre lui.

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