XXII L’AVEU DU CHICO

Alors Pardaillan partit d’un long éclat de rire, et s’adressant à ce diablotin qui avait semé la panique dans la troupe des spadassins, et continuait à pousser des clameurs aiguës, entrecoupées d’éclats de rire sardoniques, et se démenait en brandissant une longue aiguille à tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus blessés et fuyant, tels des lièvres:


– Bravo Chico! cria-t-il enthousiasmé.


Mais aussitôt, il se reprit et, très sévère:


– Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?… Ne t’avais-je pas expressément recommandé de ne sortir de ton abri qu’à mon appel?


La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain tomba soudain.


Piteusement, il expliqua qu’il avait bien compris l’intention de Pardaillan et qu’il serait mort de honte s’il avait poussé la poltronnerie jusqu’à demeurer spectateur impassible de l’inégale lutte.


– Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La lutte était inégale, en effet… mais pas à leur avantage… puisqu’ils sont en fuite.


– C’est vrai, tout de même, avoua le nain.


– Malheureux! Et si tu avais été tué?… Je n’aurais jamais osé me représenter devant certaine hôtesse que tu connais.


Et pour couper court à l’embarras du Chico, il se dirigea vers la Giralda, évanouie et non endormie, s’accroupit devant elle et, du tranchant de son épée, se mit à couper les cordes qui liaient ses pieds et ses mains. À ce moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier:


– Gardez-vous!


En même temps, il perçut comme un glissement sur son dos, et tout de suite après, un grand cri suivi d’un râle. Il se redressa d’un bond, l’épée à la main, et vit d’un coup d’œil ce qui s’était passé.


Centurion, qu’il avait cru mort ou évanoui, n’avait pas perdu connaissance malgré sa blessure.


Or, Pardaillan s’était accroupi à quelques pas du bravo et lui tournait le dos. Alors, celui-ci s’était dit que s’il pouvait ramper jusqu’à lui, sans attirer son attention, il pourrait, d’un coup de dague donné dans le dos, assouvir sa haine. Et il s’était mis en marche, avec des précautions infinies, étouffant de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements lui arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir.


Au moment où il se redressait péniblement pour porter le coup mortel à l’homme qu’il haïssait, le nain l’avait aperçu et s’était jeté devant le bras levé.


Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague en pleine poitrine, et c’était lui qui avait poussé ce grand cri qui avait fait frissonner Pardaillan. Mais, en même temps, il avait eu la satisfaction de plonger sa petite épée, jusqu’à la garde, dans la gorge du misérable qui avait fait entendre ce râle étouffé et s’était abattu la face contre terre.


Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de sang, Pardaillan, pris d’une de ses colères terribles, cria:


– Ah! vipère!


Et levant le pied, d’un coup de talon furieux, il broya la tête du misérable qui se tordit un moment et demeura enfin immobile à jamais.


Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce à l’appui de Fausta, devenir un puissant personnage.


– Chico, mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan, qui prit doucement le nain dans ses bras.


Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le dévouement et toute l’affection dont son petit cœur était rempli; un sourire très doux erra sur ses lèvres, et il murmura:


– Je… suis… content!


Et il s’abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient.


Pâle de douleur et de désespoir, se couvrant déjà de malédictions et d’injures variées, se reprochant amèrement la mort de son petit ami, Pardaillan défit rapidement le pourpoint et se mit à vérifier la blessure avec la compétence d’un chirurgien consommé. Alors un immense soupir s’exhala de sa poitrine oppressée, et avec un sourire radieux, il s’écria tout haut:


– C’est un vrai miracle!… La lame a glissé sur les côtés… Dans huit jours, il sera sur pied, dans quinze il n’y paraîtra plus… C’est égal, j’ai eu peur!


Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et railleur reprit le dessus, et il songea:


– Me voilà bien loti!… une femme évanouie et un enfant blessé sur les bras!… Que vais-je en faire?… Si j’allais demander l’hospitalité à ce château fort?… Hum!… ce serait, je crois, me jeter bénévolement dans la gueule du loup! Ne tentons pas le diable. Il est déjà assez surprenant que ces gens-là ne songent pas à me tomber sur le dos… Hé! mais… morbleu! voici mon affaire.


Ce qui motivait cette exclamation, c’était la vue d’une charrette qui s’était arrêtée en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se tenait à côté du cheval, semblait se demander ce qu’il devait faire: ou continuer par la grand’route ou grimper par le sentier.


Pardaillan jeta un coup d’œil sur les deux corps étendus à terre, puis il porta ce coup d’œil sur la forteresse. Et sa résolution fut prise. Il cria à pleins poumons au charretier:


– Hô! l’homme!… Si vous êtes chrétien, attendez un moment!


Il faut croire qu’il fut entendu et compris, car il vit une silhouette féminine se dresser debout dans la charrette, descendre précipitamment et se ruer à l’assaut du sentier.


– Bon! songea Pardaillan, tout va bien.


Et se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico et se mit à descendre doucement, sans paraître gêné par son double fardeau. Au fur et à mesure qu’il descendait, la silhouette qui montait à sa rencontre précipitait sa marche, et bientôt, malgré la mante qui la recouvrait, il la reconnut.


– Par ma foi, c’est la petite Juana! se dit-il, enchanté au fond de la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver à propos… Sa charrette va me tirer fort heureusement d’embarras.


Et avec, ce sourire malicieux qu’il avait lorsqu’il se disposait à jouer quelque tour de sa façon:


– Oui, par Dieu! vous survenez à propos, petite Juana, et du diable si, cette fois, je n’arrive pas à mes fins!


En effet, c’était la petite Juana qui grimpait précipitamment le sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant… et pestant, à son ordinaire.


À la vue de Pardaillan, seul sur l’esplanade, elle avait senti une angoisse mortelle l’étreindre; en l’entendant appeler, elle avait compris qu’un malheur était arrivé.


Elle en avait le pressentiment douloureux puisque c’est ce qui l’avait décidée à tenter cette démarche plutôt risquée.


Elle avait bondi hors de la charrette et s’était mise à courir à la rencontre du chevalier. Et, tout en courant, elle cherchait vainement à se persuader que cet appel de Pardaillan était en vue de la Giralda délivrée et ne concernait pas le Chico.


En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux corps qui semblaient privés de vie.


Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le malheur pressenti était arrivé, le Chico était blessé.


Malgré tout, tant l’espoir est tenace au cœur des humains, malgré tout, elle se refusa à accepter l’idée d’une mort possible, voire d’une blessure grave.


Hélas! en approchant plus près encore de Pardaillan, sa mine désolée et bouleversée, son embarras évident à sa vue, tout lui cria que cette hypothèse qu’elle avait obstinément écartée était la cruelle réalité: le Chico était mort ou mourant.


Sans forces, elle s’arrêta, plus pâle peut-être que le blessé que Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla:


– Il est mort, n’est-ce pas?


Comme s’il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan répondit d’une voix sourde:


– Pas encore!


Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu’il venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette.


La petite Juana n’eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme. Seulement, de pâle qu’elle était, elle devint livide, et lorsque Pardaillan passa près d’elle, il courba la tête d’un air honteux sous le regard de douloureux reproche qu’elle lui décocha.


Et elle se mit à le suivre du pas raide, saccadé d’un automate.


Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda dans les bras de la duègne en disant d’un air bourru:


– Occupez-vous de celle-ci.


Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur l’herbe roussie qui bordait la route.


En voyant son compagnon d’enfance, son petit jouet vivant, livide, couvert de sang, ses paupières mi-closes laissant apercevoir le blanc de l’œil révulsé la petite Juana sentit un affreux déchirement dans tout son être et s’abattit sur les genoux.


Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de son ami, et sans rien voir autour d’elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait horriblement gêné par le spectacle de ce désespoir morne, elle se mit à le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu’elle balbutiait, avec une tendresse infinie:


– Chico!… Chico!… Chico!…


Et sous cette caresse tendrement berceuse, l’amour qui emplissait le cœur fidèle du petit homme, l’amour puissant, naïf et sincère montra une fois de plus quel était son pouvoir: le blessé reprit ses sens.


Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était blotti, tout de suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il leur sourit, les enveloppant dans le même sourire.


Il n’avait pas du tout conscience de son état. Il était bien… si bien, là, dans ces bras. Il ne se rendait pas compte de son état, mais le morne désespoir de celle qu’il aimait, mais surtout l’air contraint et si triste de celui qu’il considérait comme un dieu, lui firent comprendre que cet état était grave.


Et il voulut savoir et d’un regard d’une éloquence muette, il interrogea son grand ami, qui détourna les yeux d’un air embarrassé.


– Je voudrais savoir, pourtant… insista le blessé.


– Hélas!… murmura Pardaillan.


Et il comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits fins.


Mais ce ne fut qu’un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il reprit vite possession de lui et retrouva avec sa sérénité son bon sourire de chien dévoué, à l’adresse des deux seuls êtres qu’il eût aimés au monde, et il murmura:


– Oui, il vaut mieux qu’il en soit ainsi.


Juana aussi avait compris, et alors, seulement, les larmes jaillirent à flots pressés de ses yeux endoloris. Très doucement, il demanda:


– Pourquoi pleures-tu, Juana?


– Ô Luis!… Luis!… peux-tu bien me demander cela?


Il la considéra un moment avec une adoration éperdue, et:


– Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé. Vois-tu, il vaut mieux que je m’en aille… J’aurais été une gêne pour toi… et moi… j’aurais été très malheureux!


– Luis!… Luis!…


– Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant… puisque je vais mourir…


Et comme s’il eût voulu être bien sûr avant de dire ce qu’il avait à dire, il insista en fixant Pardaillan:


– Car je vais mourir, n’est-ce pas?


Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son désespoir, n’avait plus toute sa présence d’esprit, car, au lieu de le réconforter par des paroles d’espoir, comme le lui commandait l’humanité la plus élémentaire, il cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler ses larmes, sans doute, et en même temps de la tête, il disait frénétiquement: «Oui! Oui!»


Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua toujours avec la même douceur:


– Puisque je vais mourir… je puis bien te le dire, Juana… je t’aimais… je t’aimais bien.


– Hélas! moi aussi, gémit la jeune fille.


– Mais-moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana, je ne t’aimais pas comme une sœur… j’aurais… voulu faire de toi… ma… ma femme!


Ainsi, jusqu’au bout, l’extravagant amoureux se refusait à croire qu’il pût être aimé autrement que comme un frère!


– Il ne faut pas m’en vouloir, reprit le blessé, je ne t’aurais jamais dit cela… mais je vais mourir… ça n’a plus d’importance. Rappelle-toi Juana… je t’aimais… bien!… bien!…


– Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico! tu me brises le cœur… Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t’aime… et pas comme un frère.


– Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force de redresser sa petite tête, oh!… dis-tu vrai?…


– Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tête chère dans ses bras. Luis, je t’aimais aussi!… je t’ai toujours aimé!…


Une expression de joie céleste se répandit sur les traits du nain; il fit un grand effort et, saisissant la tête baignée de larmes de sa maîtresse dans ses deux petites mains, plongeant ses yeux dans ses yeux comme s’il eut voulu y puiser la confirmation de ces paroles que ses oreilles se refusaient à croire:


– Tu m’aimais?…


– Je n’ai jamais aimé que toi!


Alors d’un accent de regret désespéré:


– Oh!… trop tard… fit-il dans un souffle, je… vais mourir.


– Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas… Je t’aime!… Je t’aime!…


– Trop… tard!… fit encore une fois le nain.


Et il se renversa, évanoui.


Et elle, qui le crut mort, sur un ton de reproche indicible:


– Oh!… Dieu n’est pas juste!…


– Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!… Il n’est pas mort… Il ne mourra pas!


– Oh! monsieur, fit la petite Juana en secouant douloureusement la tête et sur un ton de dignité déconcertant, ne jouez pas avec ma douleur… Je vous jure qu’elle est sincère!…


– Eh! morbleu! je le sais bien! Mais regardez-moi, ma mignonne, ai-je l’air d’un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu’une douleur sincère?


– Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille, qui ne savait plus ce qu’elle devait croire.


– Rien que ce que j’ai dit. Le Chico n’est pas mort… Voyez, il s’agite… Et il ne mourra pas!


– Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante, puisqu’il le dit… c’est que c’est la vérité… Je ne mourrai pas!…


Et avec une inquiétude navrante:


– Mais… si je ne meurs pas… m’aimeras-tu quand même?


– Oh! méchant… peux-tu faire pareille question?


Et pour cacher son trouble:


– Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie lugubre?… Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouvez me tuer?


– Que non, ma mignonne… Pourquoi cette comédie, dites-vous!… Eh! par Pilate! parce que je n’ai pas vu d’autre moyen d’amener cet incorrigible timide à prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t’aime!


– Ainsi, c’était pour cela?


– M’en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux mains.


– Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir…


Et avec un accent de gratitude infinie:


– Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures… Ne vous devrai-je pas mon bonheur?


Alors se penchant sur elle, désignant le Chico du coin de l’œil, Pardaillan lui dit tout bas:


– Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par l’aimer?


– C’est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive.


Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair.


– Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous prédis?


– Quoi donc?


– C’est que votre premier enfant sera un garçon…


Juana rougit et, considérant la petite taille du nain, secoua la tête d’un air de doute.


– Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean en souvenir de moi… et qui deviendra plus grand que moi… et qui sera solide comme un chêne.


– Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous. Mais, monsieur le chevalier, quand on a eu l’honneur de vous connaître et de vous apprécier, comme nous, soyez assuré qu’on ne saurait vous oublier jamais.


– Chansons! murmura Pardaillan, embarrassé.


Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien.


Il croyait faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu’une chose: ne se réveiller jamais.

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