23

Vus du ciel, la terre, les rocs et les arbres se partageaient le territoire en une succession de sommets et de vallées, de lumières et de renfoncements. A mesure que l’hélicoptère survolait le paysage, Niémans observait cette alternance avec l’émerveillement d’une première fois. Il admirait ces lacs d’épines sombres, ces chavirements de moraines, ces vertiges de pierres. Il avait l’impression de saisir, à travers ces horizons solitaires, une vérité profonde de notre planète. Une vérité soudain mise à nu, violente, incorruptible, qui résisterait toujours aux volontés de l’homme.

L’hélicoptère se dirigeait parfaitement à travers les dédales des reliefs, remontant imperturbablement le cours de la rivière, dont tous les affluents convergeaient maintenant, à rebours, en un seul flux étincelant. Aux côtés du pilote, Fanny, tête baissée, scrutait les flots, qui décochaient çà et là des éclats furtifs. C’était désormais la jeune femme qui dirigeait les opérations.

Le vert des forêts se morcela. Les arbres reculèrent, se glissèrent dans leurs propres ombres, comme renonçant à se mesurer au ciel. Ce fut le tour des terres noires — caillebotis stérile qui devait être quasiment gelé toute l’année. Des mousses noirâtres, de mornes lichens, des marécages figés, provoquant un sentiment intense de désolation. Bientôt, de larges crêtes grises apparurent. Des arêtes rocailleuses, surgies ici comme sous la puissance des soupirs de la terre. Puis de nouveaux renfoncements, comme les douves noires d’une forteresse interdite. La montagne était là. Elle se profilait, s’étirait, se dénudait, déployant ses contreforts d’abîmes.

Enfin, ce fut l’éblouissement. Le blanc immaculé. Les dômes couverts de neige. Les fissures de glace, dont les lèvres commençaient à se refermer avec l’automne. Niémans discerna le cours des eaux qui se pétrifiaient au cœur de leur travée. Malgré la grisaille du ciel, la surface de ce serpent de lumière était éclatante, comme flambée à blanc. Il rabattit ses lunettes de polycarbonate, agrafant les coques protectrices sur les côtés, scruta la rivière stigmatisée. Au fond de son lit immaculé, il pouvait repérer des traits bleutés, comme des souvenirs du ciel, emprisonnés ici. Le fracas des pales était maintenant absorbé par la neige.

A l’avant, Fanny ne cessait de scruter son GPS (Global Positioning System), un récepteur sur petit cadran à quartz qui lui permettait de se positionner par rapport à des données satellite. Elle saisit le micro relié à son casque et s’adressa au pilote :

— Là-bas, au nord-est, le cirque.

Le pilote acquiesça et vira, avec une mobilité de jouet, vers un grand cratère d’au moins trois cents mètres de long, en forme de boomerang, qui semblait s’alanguir sur l’extrême versant du pic. A l’intérieur de ce bassin, une monstrueuse langue de glace se déployait, distillant des éclats lustrés dans ses hauteurs et des reflets plus sombres, en bas de la pente, là où les glaces s’accumulaient, se compressaient, se fracassaient au point de former des lames pétrifiées. Fanny hurla à l’attention du pilote :

— Ici. Juste en bas. La grande crevasse.

L’hélicoptère se dirigea vers les confins du glacier, où les arêtes translucides, accumulées en escalier, s’ouvraient en une longue faille — lézarde de ténèbres qui semblait sourire dans un visage fardé de neiges. L’engin se posa dans un tourbillon de poudreuse. La tempête des pales dessinait de larges sillons sur la neige.

— Deux heures, hurla le pilote. Je reviens dans deux heures. Après, ce sera la nuit.

Fanny régla son GPS puis le tendit à l’homme, indiquant ainsi le point où elle souhaitait qu’il revienne les chercher. L’homme acquiesça. Niémans et Fanny sautèrent sur le sol, tenant chacun un énorme sac étanche.

Aussitôt l’engin s’éloigna, comme happé par le ciel, laissant les deux silhouettes au silence des neiges éternelles.

Il y eut un bref moment de recueillement. Niémans leva les yeux et scruta le précipice de glace, au bord duquel ils se trouvaient, telles deux particules humaines dans un désert blanc. Le policier était ébloui, tous sens en alerte. Il lui semblait percevoir, contrastant avec la démesure du paysage, le murmure léger de la neige, dont les cristaux croustillaient dans une frilosité secrète, intime.

Il lança un regard à la jeune femme. Taille cambrée, épaules tendues, elle respirait à fond, comme se gorgeant de froid et de pureté. La montagne semblait lui avoir rendu sa bonne humeur. Le policier supposa que cette femme n’était heureuse que dans ces reflets de moire, cette pression plus légère. Il songea à une fée. Une créature des montagnes. Il désigna la crevasse et demanda :

— Pourquoi celle-ci et pas une autre ?

— Parce que c’est la seule qui soit assez profonde pour atteindre les strates qui vous intéressent. Elle s’ouvre jusqu’à cent mètres de profondeur.

Niémans se rapprocha.

— Cent mètres ? Mais nous n’avons besoin de descendre qu’à quelques mètres pour atteindre les couches correspondant aux années soixante. J’ai fait mes calculs : à raison de vingt centimètres par année, nous…

Fanny sourit.

— Ça, c’est la théorie. Mais ce glacier ne répond pas à cette moyenne. Les glaces dans la cuvette sont écrasées, à l’oblique. Autrement dit, elles s’évasent, s’allongent. En fait, chaque année est représentée dans ce gouffre par une couche d’environ un mètre d’épaisseur. Recommencez vos calculs, monsieur le policier. Pour remonter trente-cinq années, nous allons devoir descendre…

— … à plus de trente-cinq mètres ?

La jeune femme acquiesça. Quelque part, dans une niche bleutée, un léger ruissellement s’écoulait. Le petit rire d’un creuset d’eau vive. Fanny désigna le gouffre derrière elle.

— J’ai également choisi cette faille pour une autre raison. La dernière station du téléphérique n’est qu’à huit cents mètres. Si vous avez vu juste, si le tueur a vraiment attiré sa victime dans une crevasse, il y a de fortes chances pour qu’il l’ait fait ici. C’est le gouffre le plus accessible à pied.

Fanny se laissa choir sur le sol, tout en ouvrant son sac. Elle saisit deux paires de crampons d’acier laminé. Elle en lança une à Niémans.

— Fixez ça sous vos pieds.

Niémans s’exécuta. Il cala les deux semelles de pointes métalliques en les ajustant aux débords de ses chaussures. Il boucla ensuite les sangles de néoprène comme des étriers. Il songea aux fixations des patins à roulettes de son enfance.

Fanny extirpait déjà du sac des tiges filetées et creuses, qui s’achevaient en une boucle oblongue. « Des broches à glace », commenta-t-elle, laconiquement. Son souffle se cristallisait en une buée brillante. Elle saisit ensuite un marteau-piolet au manche renflé, dont chaque élément nickelé semblait amovible, puis elle tendit un casque à Niémans, qui regardait ces objets avec curiosité. Ces instruments semblaient à la fois très sophistiqués et d’une simplicité évidente. Ils paraissaient fabriqués avec des matériaux révolutionnaires, inconnus, et arboraient des couleurs de bonbons anglais.

— Approchez-vous.

Fanny ajusta autour de sa taille et ses cuisses un baudrier matelassé, qui ressemblait à un labyrinthe de sangles et de boucles. Pourtant la jeune femme le ferma en quelques secondes. Elle se recula, comme une styliste qui contemplerait son modèle.

— Vous êtes superbe, sourit-elle.

Ensuite, elle s’empara d’une lampe complexe, comportant à la fois des lanières croisées, un système électrique et une mèche plate, dressée devant un réflecteur. Niémans eut le temps de s’apercevoir dans ce miroir : en cagoule, casque, baudrier et pointes d’acier, il ressemblait à un yéti futuriste. Fanny fixa la lampe sur le casque du policier puis fit passer un tuyau derrière son épaule. Elle fixa le réservoir qui y était relié à la ceinture de Niémans et murmura :

« C’est une lampe à acétylène. Elle fonctionne au carbure. Je vous montrerai, le moment venu. » Puis elle releva les yeux et s’adressa à Niémans d’un ton grave :

— La glace est un monde à part, commissaire, attaqua-t-elle. Oubliez vos réflexes, vos habitudes, vos modes de déduction. Ne vous fiez à rien : ni aux reflets, ni à la dureté, ni à l’aspect des parois. (Elle désigna le gouffre, tout en fixant son propre baudrier.) Dans ce ventre, là, tout va devenir stupéfiant, extraordinaire, mais tout sera piégé. C’est une glace comme vous n’en connaissez pas. Une glace hypercompressée, plus dure que du béton, mais qui peut aussi abriter un puits sous une plaque de quelques millimètres. Moi seule vous donnerai les consignes à exécuter.

Fanny s’arrêta, laissant à ses mots le temps de prendre tout leur poids. La condensation dessinait autour de son visage un halo enchanté. Elle groupa ses cheveux en chignon et enfila sa cagoule.

— Nous allons pénétrer dans le moulin par ici, reprit-elle. Il y a une dénivellation, ce sera plus facile. C’est moi qui passerai la première et planterai les broches. Le gaz emprisonné que je vais libérer en fêlant la glace tracera une lézarde géante, de plusieurs dizaines de mètres. Cette faille peut partir à la verticale, ou à l’horizontale. Vous devrez vous écarter de la paroi. Cela provoquera un bruit de tonnerre. Ce n’est rien en soi, mais cela peut libérer des blocs de glace, des stalactites. Ayez des yeux partout, commissaire. Soyez toujours aux aguets, et ne touchez à rien.

Niémans intégrait les injonctions de la jeune femme. C’était bien la première fois qu’il était aux ordres d’une môme aux cheveux bouclés. Fanny parut percevoir ce frémissement d’orgueil. Elle reprit, sur un ton à la fois amusé et autoritaire :

— Nous allons perdre la notion du temps et des distances. Notre seul repère sera la corde. Je dispose de plusieurs sacs de cent mètres de corde chacun et moi seule peux mesurer la distance parcourue. Vous avancerez dans mes traces, et vous suivrez mes ordres. Pas d’initiatives personnelles. Pas de gestes spontanés. C’est bien compris ?

— OK, souffla Niémans, c’est tout ?

— Non.

Fanny scruta encore le ciel, saturé de nuages.

— Je n’ai accepté cette expédition qu’à cause de l’orage. Si le soleil revient, nous devrons remonter aussitôt.

— Pourquoi ?

— Parce que la glace fondra. Les torrents se réveilleront et nous tomberont dessus, le long des parois. Des eaux dont la température ne dépassera pas deux degrés. Or, nos corps seront brûlants, à cause des efforts réalisés. Ce sera le premier choc, qui risque de nous faire sauter le cœur. Si nous survivons à ça, l’hydrocution nous achèvera aussitôt après. Membres engourdis, mouvements ralentis… Je ne vous fais pas un dessin. Nous serons pétrifiés en quelques minutes, comme des statues, suspendues à notre corde. Donc, quoi qu’il arrive, quoi que nous trouvions, aux premiers signes de soleil, nous remontons.

Niémans s’arrêta sur ce dernier phénomène.

— Cela signifie que le tueur avait, lui aussi, besoin d’un orage pour descendre dans la faille ?

— D’un orage. Ou de la nuit.

Le commissaire réfléchit : lorsqu’il avait enquêté sur les nuages, il avait appris que le soleil avait brillé toute la journée du samedi dans la région. Si le meurtrier, avec sa victime, était réellement descendu à travers les glaces, alors cela signifiait qu’il avait attendu la nuit. Pourquoi accumuler tant de difficultés ? Et pourquoi être ensuite revenu dans la vallée avec le corps ?

Niémans marcha maladroitement, gêné par ses crampons, jusqu’au bord de la faille. Il risqua un regard : le canyon n’était pas vertigineux. Cinq mètres plus bas, les parois se bombaient au contraire, au point de presque se rejoindre. Le gouffre ne ménageait plus alors qu’une fine tranchée, qui ressemblait aux lèvres d’un coquillage infini.

Fanny le rejoignit et commenta, tout en accrochant quantité de mousquetons et de broches autour de sa taille :

— Le torrent se glisse dans la crevasse et se déploie quelques mètres plus bas. C’est pourquoi le gouffre est beaucoup plus large après cette première faille. Dessous, les eaux éclaboussent les parois et les creusent. Nous devons nous glisser à l’intérieur, passer entre ces mâchoires.

Niémans contemplait les deux bords de glace qui semblaient s’entrouvrir comme à regret sur le gouffre.

— Si nous descendions plus bas dans le glacier, nous pourrions retrouver les eaux des siècles passés ?

— Absolument. En zone arctique, on peut descendre ainsi jusqu’à des époques très anciennes. A plusieurs milliers de mètres de profondeur, il y a, intactes, les eaux qui ont poussé Noé à construire son arche. Ainsi que l’air qu’il respirait.

— L’air ?

— Des bulles d’oxygène, emprisonnées dans les glaces.

Niémans était stupéfait. Fanny endossa son sac à dos et s’agenouilla au bord de la crevasse. Elle vissa une première broche et accrocha un mousqueton dans lequel elle passa une corde. Elle regarda encore le ciel d’orage, puis déclara d’une manière espiègle :

— Bienvenue dans la machine à remonter le temps, commissaire.

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