57

Six heures du matin. Le paysage était noir, mouvant — irréel. La pluie avait repris de plus belle, comme pour astiquer une dernière fois la montagne avant la naissance du jour. Des colonnes translucides trouaient les ténèbres telles des mèches de verre.

Sous les frondaisons d’un immense conifère, Karim Abdouf et Pierre Niémans se tenaient face à face, l’un appuyé sur l’Audi, l’autre contre l’arbre. Ils étaient figés, concentrés, tendus à se rompre. Le flic beur observait le commissaire qui recouvrait progressivement ses forces, ou plutôt ses nerfs, sous l’effet des amphétamines. Il venait d’expliquer l’attaque meurtrière du 4x4. Mais Abdouf le pressait maintenant de lui révéler l’entière vérité.

Dans les entrelacs de l’averse, Pierre Niémans attaqua :

— Hier soir, je suis allé à l’institut des aveugles.

— Sur la piste d’Éric Joisneau, je sais. Qu’avez-vous trouvé ?

— Champelaz, le directeur, m’a expliqué qu’il soignait des enfants atteints d’affections héréditaires. Des enfants toujours issus des mêmes familles, celles de l’élite de l’université. Champelaz a commenté ainsi ce phénomène : cette communauté intellectuelle, à force d’isolement, a creusé dans son propre sang et provoqué un appauvrissement génétique. Les enfants qui naissent aujourd’hui sont destinés à devenir très brillants, très cultivés, mais leur corps est épuisé, tari. Au fil des générations, le sang de la fac s’est corrompu.

— Quel rapport avec l’enquête ?

— A priori aucun. Joisneau était allé là-bas à cause des affections oculaires, des maladies qui pouvaient avoir un rapport avec la mutilation des yeux. Mais ce n’était pas ça. Pas ça du tout.

« Lors de ma visite, Champelaz m’a signalé que cette communauté altérée génère également, depuis une vingtaine d’années, des étudiants physiquement très vigoureux. Des mômes intelligents, mais capables aussi de rafler toutes les médailles dans les championnats sportifs. Or, ce détail ne colle pas avec le reste du paysage. Comment la même confrérie peut-elle produire des lignées d’enfants tarés et des espèces de surhommes resplendissants ?

« Champelaz a enquêté sur l’origine de ces mômes surdoués. Il a consulté leur dossier médical à la maternité. Il a recherché leur origine, à travers les archives. Il a même consulté les fiches de naissance des parents, des grands-parents, en quête de signes, de particularités génétiques. Mais il n’a rien trouvé. Absolument rien.

— Et alors ?

— Cette histoire a connu un rebondissement, l’été dernier. Au mois de juillet, une banale étude dans les archives de l’hôpital a permis de retrouver des vieux papiers, oubliés dans les souterrains de l’ancienne bibliothèque. De quoi s’agissait-il ? Des fiches de naissance, qui concernaient justement les parents ou les grands-parents des gamins surdoués.

— Ce qui signifiait ?

— Que ces fiches avaient été éditées en double. Ou, plus vraisemblablement, que les documents consultés par Champelaz, dans les dossiers d’origine, étaient des faux, que les vraies fiches étaient celles qu’on venait de découvrir, cachées dans les cartons personnels du chef bibliothécaire de la fac : Étienne Caillois, le père de Rémy.

— Merde.

— Comme tu dis. En toute logique, Champelaz aurait dû alors aller comparer les fiches qu’il avait consultées et celles qui venaient d’être retrouvées. Mais il ne l’a pas fait. Par manque de temps. Par laxisme. Par peur aussi. De découvrir une vérité malsaine sur la communauté de Guernon. Moi, je l’ai fait.

— Qu’avez-vous découvert ?

— Les fiches officielles étaient des fausses. Étienne Caillois avait imité les écritures et changé à chaque fois un détail par rapport à l’original.

— Quel détail ?

— Toujours le même : le poids de l’enfant, son poids à la naissance. Afin que le chiffre corresponde aux autres pages du dossier, celles où les infirmières avaient noté le résultat des autres pesées, les jours suivants.

— Je ne comprends pas.

Niémans se pencha ; il parlait d’un ton sourd :

— Suis-moi bien, Karim. Étienne Caillois falsifiait les premières fiches pour dissimuler un fait inexplicable : sur ces documents, le poids du nouveau-né ne correspondait jamais à son poids du lendemain. Les nourrissons prenaient ou perdaient plusieurs centaines de grammes en une seule nuit.

« Je suis monté à la maternité et je me suis renseigné auprès d’un obstétricien. J’ai appris qu’il était impossible que les enfants évoluent à une telle vitesse. Alors, j’ai compris l’évidence : ce n’était pas le poids qui, en une nuit, changeait, mais l’enfant. C’est cette vérité stupéfiante que le père Caillois cherchait à dissimuler. Lui, ou plutôt son complice, le père Sertys, aide-soignant de nuit au CHRU de Guernon, intervertissait les enfants dans la salle de la maternité.

— Mais… pour quelle raison ?

Niémans grimaça un sourire. L’averse, charriée par le vent, lui picotait la face, comme un fouet de clous. Sa voix s’usait sur la dureté de ses certitudes :

— Pour régénérer une communauté épuisée, pour insuffler dans les rangs des intellectuels du sang neuf, puissant, vigoureux. La technique des Caillois et des Sertys était simple : ils remplaçaient certains bébés, issus de familles universitaires, par des enfants des montagnes, sélectionnés d’après le profil physique de leurs parents. De cette façon, des corps sains et vaillants intégraient d’un coup la société intellectuelle de Guernon. Du sang nouveau se diluait dans le sang ancien, dans le seul lieu où d’inaccessibles universitaires croisaient leur chemin avec d’obscurs paysans : la maternité. Une maternité qui brassait tous les mômes de la région et qui permettait ce trafic.

« Tel était le sens des propos mystérieux du cahier de Sertys : « Nous maîtrisons les rivières pourpres. » Ces termes ne désignaient pas un livre ou un réseau hydrographique, mais le sang des habitants de Guernon. Les veines des enfants de la vallée. Les Caillois et les Sertys maîtrisent, de père en fils, le sang de leur ville. Ils pratiquent la manipulation génétique la plus simple qui soit : l’interversion des bébés.

« J’ai deviné alors que les Caillois et les Sertys poursuivaient un objectif plus précis. Ils voulaient non seulement régénérer le sang précieux des professeurs mais aussi créer des êtres parfaits, des surhommes. Des êtres aussi beaux que ceux qui transpiraient sur les photographies des jeux Olympiques de Berlin que j’avais remarquées chez Caillois. Des êtres aussi intelligents que les chercheurs les plus célèbres de Guernon.

« J’ai compris que ces cinglés voulaient unir, précisément, les cerveaux de Guernon et les corps des villages de montagne, sceller les capacités cérébrales des professeurs et les aptitudes physiques des autochtones : cristalliers ou éleveurs. Si j’avais raison, ils avaient donc précisé leur système, au point d’organiser non seulement les naissances, mais aussi les unions, les mariages entre enfants élus.

Karim encaissait une à une ces informations qui semblaient trouver des résonances au fond de son silence. Le soliloque enfiévré de Niémans continua :

— Comment organiser ces rencontres ? Comment programmer ces mariages ? J’ai réfléchi aux boulots des Caillois et des Sertys, au mince pouvoir que ces tâches leur conféraient. Je savais que c’était à travers leurs rôles obscurs, modestes, qu’ils avaient pu achever leur grand projet. Souviens-toi de ces phrases gravées dans le cahier : « Nous sommes les maîtres, nous sommes les esclaves. Nous sommes partout, nous sommes nulle part. » Ces termes laissaient entendre que, malgré leur statut négligeable, et même grâce à lui, ces hommes avaient maîtrisé le destin de toute une région. Ils étaient des larbins. Mais ils étaient aussi des maîtres.

« Ainsi, les Sertys n’étaient que des aides-soignants obscurs, mais ils bouleversaient l’existence des enfants de la région en intervertissant les bébés. Et les Caillois, grâce à leur boulot, organisaient la suite du programme : l’aspect mariage. Mais comment ? Comment faisaient-ils pour organiser ces unions ?

« Je me suis souvenu des registres personnels des Caillois, à la bibliothèque. Nous avions vérifié là-dedans les livres consultés. Nous avions aussi étudié les noms des mômes qui avaient parcouru ces livres. Il n’y avait qu’une chose que nous n’avions pas examinée : les emplacements des lecteurs, les petits boxes vitrés où les mômes lisaient. J’ai foncé à la bibliothèque et comparé les listes de ces places avec les fiches de naissance falsifiées. Cela remontait à trente, quarante, cinquante ans, mais tout collait, au patronyme près.

« Les petits mômes échangés avaient toujours été placés, pendant leurs études, dans la salle de lecture, en face de la même personne — une personne du sexe opposé, issue des familles les plus brillantes du campus. J’ai alors vérifié à la mairie. Ça ne marchait pas à tous les coups, mais la plupart de ces couples, qui s’étaient connus à la bibliothèque, derrière les vitres des boxes, s’étaient ensuite mariés.

« J’avais donc vu juste. Les « maîtres », après avoir échangé les identités, organisaient avec soin les rencontres. Ils plaçaient en face des mômes intervertis — les enfants montagnards — des gosses à l’esprit remarquable, progéniture réelle des professeurs. Ils donnaient ainsi naissance à une fusion supérieure, unissant les « enfants-corps » aux « enfants-cerveau ». Et le processus a fonctionné, Karim : les champions de la fac ne sont autres que les enfants de ces couples programmés.

Abdouf ne commenta pas. Ses pensées semblaient se cristalliser, aussi pénétrantes que les épines de mélèzes qui se mêlaient à la pluie.

Niémans poursuivit :

— J’ai intégré ces éléments et peu à peu reconstitué le puzzle. J’ai compris que je marchais à cet instant, précisément, dans les traces du tueur, que l’anecdote des fiches retrouvées, qui avait fait l’objet d’articles dans les journaux régionaux, avait mis le feu à son cerveau. Il avait dû, comme moi, comparer les deux groupes de documents. Sans doute possédait-il déjà un doute sur les origines des « champions » de Guernon. Sans doute est-il lui-même un de ces champions. Une des créatures des cinglés.

« Il a alors deviné le principe de la conspiration. Il a suivi le fils du voleur de fiches, Rémy Caillois, et découvert les liens secrets qui existaient entre lui, Sertys et Chernecé… A mon avis, ce dernier n’était qu’une pièce rapportée, un médecin fêlé qui, en soignant les mômes aveugles, avait découvert la vérité et préféré rejoindre les manipulateurs plutôt que de les dénoncer. Bref, notre tueur les a repérés et a décidé de les sacrifier. Il a torturé sa première victime, Rémy Caillois, et appris toute l’histoire. Il s’est contenté ensuite de mutiler et de tuer les deux autres complices.

Karim se redressa. Tout son torse trépidait dans sa veste de cuir.

— Simplement parce qu’ils ont échangé des bébés ? Favorisé des mariages ?

— Il y a un dernier fait que tu ignores : les montagnards des villages alentour enregistrent une forte mortalité parmi leurs nouveau-nés. Un phénomène inexplicable, d’autant plus qu’encore une fois il s’agit de familles en pleine santé. Maintenant, je devine la raison de cette mortalité. Non seulement les Sertys échangeaient les bébés, mais ils étouffaient les nourrissons qu’ils faisaient passer pour les enfants de montagnards — en réalité des enfants d’intellectuels, de moindre envergure. De cette façon, ils étaient assurés que les couples des altitudes, privés de progéniture, engendreraient de nouveaux enfants et leur procureraient plus de sang neuf à injecter dans la vallée, parmi les rangs des intellectuels. Ces hommes étaient des fanatiques, Karim. Des malades, des tueurs, de père en fils, prêts à tout pour donner naissance à leur race supérieure.

Karim souffla, d’une voix éraillée :

— Si les meurtres répondent à une vengeance, pourquoi des mutilations aussi précises ?

— Elles possèdent une valeur symbolique. Elles visent à anéantir l’identité biologique des victimes, à détruire les signes de leur origine profonde. De la même façon, les corps ont été mis en scène de manière à ce que l’on découvre d’abord leur reflet, et non le corps lui-même. Une autre manière de dématérialiser les victimes, de les désincarner. Caillois, Sertys, Chernecé étaient des voleurs d’identité. Ils ont payé là où ils ont frappé. C’est une sorte de loi du talion.

Abdouf se leva et s’approcha de Niémans. Le vent chargé d’averse fouettait leurs visages fantomatiques. La condensation formait une brume blanchâtre autour de leur tête, crâne en brosse et osseux pour Niémans, longues nattes torsadées et détrempées pour Abdouf.

— Niémans, vous êtes un flic génial.

— Non, Karim. Parce que je tiens maintenant le mobile du tueur, mais toujours pas son identité.

Le Beur eut un rire sec, glacé.

— Moi, je connais cette identité.

— Quoi ?

— Tout colle désormais. Souvenez-vous de ma propre enquête : ces diables qui voulaient détruire le visage de Judith, parce qu’il constituait une preuve, une pièce à conviction. Les diables n’étaient autres qu’Étienne Caillois et René Sertys, les pères des victimes, et je sais pourquoi ils devaient absolument effacer le visage de Judith. Parce que ce visage pouvait trahir leur conspiration, révéler la nature des rivières pourpres et le principe de l’échange des bébés.

Ce fut au tour de Niémans d’être stupéfait.

— POURQUOI ?

— Parce que Judith Hérault avait une sueur jumelle, qu’ils avaient échangée.

Cette fois, ce fut Karim qui parla. Ton grave, voix neutre, dans la pluie qui semblait maintenant reculer face aux prémices du jour. Ses dreadlocks se détachaient tels les tentacules d’une pieuvre, sur la corolle de l’aube.

— Vous dites que les conspirateurs sélectionnaient les enfants à retenir, en étudiant le profil de leurs parents. Ils cherchaient sans doute les êtres les plus forts, les plus agiles des versants. Ils cherchaient des fauves des cimes, des léopards des neiges. Alors ils ne pouvaient pas ne pas avoir repéré Fabienne et Sylvain Hérault, jeune couple vivant à Taverlay, dans les hauteurs du Pelvoux, à mille huit cents mètres d’altitude.

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