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En fait de maison, c’était un entrepôt solitaire, situé au pied du Grand Dornénon, encerclé par des conifères desséchés. Sur les murs du bâtiment, une pâle peinture, écaillée comme la peau d’un iguane, semblait avoir essuyé des cohortes de saisons.

Avec prudence, Niémans s’approcha. Des fenêtres barrées de tiges de métal, aveuglées par des sacs de ciment. Un lourd portail et, sur la droite, une porte blindée. Cette réserve aurait pu abriter des fûts, des cylindres de métal, des sacs de matériaux. N’importe quoi d’industriel. Mais cet entrepôt appartenait à un aide-soignant silencieux, qui venait sans doute d’être tué dans un glacier éthéré.

Le policier fit d’abord le tour du bâtiment, puis revint devant la porte renforcée. Il glissa la clé dans la serrure. Il perçut le déclic léger des goupilles, puis le bruit des longs pennes qui s’extirpaient de leur cadre métallique.

La paroi pivota et Niémans respira à fond avant d’entrer.

A l’intérieur, la lueur bleutée de la nuit se diluait comme à contrecœur, à travers les minces failles accordées par les sacs coincés contre les barreaux des fenêtres. C’était un espace de plusieurs centaines de mètres carrés, sombre, vétuste, strié par les ombres transversales des structures métalliques du toit. Des hautes colonnes se dressaient vers les nimbes du sommet.

Niémans avança, lampe allumée. Cette salle était absolument vide. Ou plutôt, on l’avait vidée tout récemment. Des particules maculaient encore le sol, de multiples sillons étaient creusés dans le ciment du parterre, sans doute les traces de meubles lourds qu’on avait tirés vers la porte. Une atmosphère singulière planait ici, comme un écho de panique, de précipitation.

Le commissaire observa, huma, palpa. C’était bien un lieu industriel, mais d’une très grande propreté. Des effluves aseptisés hantaient l’espace. On respirait aussi une odeur fauve, une senteur animale.

Niémans avança encore. Il marchait maintenant sur de la poussière blanchâtre, des échardes crayeuses. Il s’agenouilla, découvrit de minuscules maillages métalliques. Le policier songea à des échantillons de clôture, ou à des débris de filtres d’aération. Il glissa plusieurs de ces extraits dans des enveloppes de plastique, puis recueillit la poudre et les échardes, sans reconnaître leur odeur morne, neutre. De la levure. Ou du plâtre. En aucun cas de la drogue.

En marge de cette dernière découverte, il nota plusieurs signes qui démontraient qu’on avait maintenu ici une grande chaleur, durant des années. Des prises de terre, installées aux quatre coins de l’espace, pouvaient avoir alimenté des radiateurs électriques, dont les emplacements étaient marqués par des auréoles noires sur les murs.

Finalement, Niémans conclut à plusieurs hypothèses contradictoires. Il songea à un élevage animal, qui aurait nécessité une haute température. Il supposa aussi que des expériences de laboratoire avaient pu se dérouler ici, dans des conditions stériles, induites par la forte odeur clinique.

Il ne savait rien, mais il ressentait une peur profonde. Plus sourde et plus violente que celle qu’il avait éprouvée dans le glacier.

Il possédait maintenant deux certitudes. La première était que Philippe Sertys, homme effacé, se livrait ici à une activité occulte. La seconde était que le jeune type avait été contraint, juste avant de mourir, de vider les lieux en urgence.

L’officier de police se releva et scruta avec attention les murs, les balayant avec sa lampe. Peut-être y avait-il ici des niches, des planques, contenant un objet que Sertys avait oublié. L’intrus tâtonna, frappa les cloisons, écouta les résonances, guetta des différences de matières. Ces parois étaient revêtues de feuilles de papier kraft, sous lesquelles il y avait de la laine de verre compressée. La recherche de la chaleur, toujours.

Niémans palpa ainsi deux murs entiers, jusqu’à sentir, à un mètre quatre-vingts de hauteur, un renfoncement rectangulaire qui ne cadrait pas avec la surface bombée de l’ensemble. Il planta son index le long de la travée et s’aperçut qu’on avait colmaté cette rainure. Il déchira encore le papier et découvrit des charnières. En glissant ses ongles dans l’interstice central, il parvint à entrouvrir le réduit. Des étagères. De la poussière. De la moisissure.

Le commissaire palpa les planches et sentit, sur l’une d’elles, quelque chose de plat, couvert d’une pellicule poisseuse. Il saisit l’objet : c’était un petit cahier à spirale.

Une flambée sous sa chair. Il le feuilleta aussitôt. Toutes les pages étaient couvertes de chiffres minuscules, incompréhensibles. Mais l’une des pages, par-dessus les chiffres, portait une large inscription oblique. Ces lettres semblaient écrites avec du sang. Le trait était d’une telle violence que les mots par endroits avaient crevé le papier. Niémans songea à une colère frénétique, à un geyser rougeoyant. Comme si l’auteur de ces lignes n’avait pu s’empêcher de cracher sa folie en lettres écarlates. Niémans lut :

NOUS SOMMES LES MAÎTRES, NOUS SOMMES LES ESCLAVES.
NOUS SOMMES PARTOUT, NOUS SOMMES NULLE PART.
NOUS SOMMES LES ARPENTEURS.
NOUS MAÎTRISONS LES RIVIÈRES POURPRES.

Le policier s’appuya contre le mur, dans les lambeaux de papier brun et les filaments de laine. Il éteignit sa torche mais une lumière éblouissait sa conscience. Il n’avait pas trouvé un lien entre Rémy Caillois et Philippe Sertys. Il avait découvert mieux : une ombre, un secret, au cœur de l’existence discrète du jeune aide-soignant. Que signifiaient les chiffres et les sentences absconses du petit cahier ? A quoi jouait Sertys dans son entrepôt clandestin ?

Niémans fit brièvement le point sur son enquête, comme on réunit les premières pailles grésillantes d’un feu dans un vent glacé. Rémy Caillois était un schizophrène aigu, un être violent qui avait — peut-être — dans le passé commis un acte coupable. Philippe Sertys, lui, menait des activités clandestines dans ce sinistre atelier, des activités qu’il avait cherché à effacer quelques jours avant sa mort.

Le commissaire ne possédait encore aucune preuve tangible, aucune précision, mais il devenait évident que ni Caillois ni Sertys n’étaient aussi clairs que leur existence officielle ne le laissait supposer.

Ni le bibliothécaire ni l’aide-soignant n’étaient des victimes innocentes.

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