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Lentement, la vérité prenait corps.

Selon le cracheur de feu, l’enfant qu’il avait rencontré à quatre reprises était une petite fille, soigneusement déguisée en garçon. Cheveux coupés court, vêtements appropriés, manières de petit gars. L’homme était catégorique : « Jamais elle m’a dit qu’elle était une petite fille… C’était son secret, tu piges ? Simplement, j’ai tout d’suite remarqué qu’un truc clochait. D’abord, elle était très belle. Un vrai canon. Et pis y avait sa voix. Et même ses formes. Elle devait avoir dix-douze ans. Ça commençait à se voir. Y avait aussi d’aut’trucs. Elle portait des machins dans les yeux, qui lui changeaient la couleur des iris. Elle avait les yeux noirs, mais c’t’ait un noir d’encre, un noir artificiel. Même môme, j’m’en rendais compte. Et elle s’plaignait toujours qu’elle avait mal aux yeux. Des douleurs jusqu’au fond de la tête, qu’elle disait… »

Karim rassemblait les éléments. La mère de Jude craignait plus que tout les diables qui voulaient détruire son enfant. C’est sans doute pour cette raison qu’elle avait d’abord quitté une première ville pour atterrir à Sarzac. Là, et Karim aurait dû y penser, elle avait emprunté une nouvelle identité, changé le nom de son enfant, et l’avait même transformé en profondeur, en changeant son sexe. Il n’y avait ainsi plus aucune chance que quiconque ne le repère ou ne le reconnaisse. Pourtant, deux ans plus tard, les diables étaient réapparus dans la nouvelle ville, à Sarzac. Ils cherchaient toujours l’enfant et étaient tout près de le découvrir.

De la découvrir.

La mère avait paniqué. Elle avait détruit tous les documents, tous les registres, toutes les fiches qui comportaient le nom, même d’emprunt, de sa petite fille. Et surtout les photos, car une chose était sûre : les diables, s’ils ne possédaient pas le nouveau nom de l’enfant, connaissaient son visage. C’est même ce visage qu’ils recherchaient : la preuve, la pièce à conviction. C’est pour cette raison qu’ils devaient se concentrer, en tout premier lieu, sur les photos de classe, afin de repérer ce visage traqué. Mais d’où venaient ces poursuivants ? Et qui étaient-ils ?

Karim interrogea Brasero junior :

— La petite fille, elle ne t’a jamais parlé de diables ?

Le jeune forain manipulait toujours sa torche.

— Des diables ? Non. Les diables… (il désigna ses collègues en ricanant)… c’étaient plutôt nous. Et Jude, elle parlait pas beaucoup. J’te dis : on était mômes. J’lui ai juste appris à cracher le feu…

— Ça l’intéressait ?

— Tu veux dire que ça la fascinait. Elle disait qu’elle voulait apprendre… pour se défendre. Et défendre aussi sa maman… C’tait une gosse… réellement bizarre.

— Sur sa mère, elle ne t’a rien dit ?

— Non. J’l’ai même jamais vue… Jude restait une heure ou deux avec moi, et pis d’un coup, elle disparaissait… Le genre Cendrillon. Elle s’est éclipsée comme ça plusieurs fois, et pis elle est plus jamais rev’nue…

— Tu ne te souviens de rien ? D’un détail qui pourrait m’aider, d’un fait singulier ?

— Non.

— Son prénom, par exemple… Elle ne t’a jamais dit comment elle s’appelait… vraiment ?

— Non. Mais quand j’y pense, y avait un truc auquel elle tenait…

— Quoi ?

— Moi, je l’ai tout de suite appelée « Jioude », avec l’accent anglais, comme dans la chanson des Beatles. Mais elle, ça la mettait en rogne. Elle voulait que je l’appelle Ju-de, avec l’accent français. Je revois encore sa petite bouche : « Ju-de. »

Le forain eut un sourire qui revenait de loin ; des tumulus semblèrent se cristalliser dans ses pupilles. Karim pressentit que le dragon avait dû être furieusement amoureux de la petite fille. L’homme questionna à son tour :

— Tu mènes une enquête ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe avec elle ? Aujourd’hui, elle doit être âgée de…

Karim n’écoutait plus. Il songeait à la petite Jude, qui avait suivi deux années de scolarité sous une fausse identité. Comment la mère avait-elle pu falsifier les papiers d’identité de son enfant, lors de son inscription scolaire ? Comment avait-elle pu la faire passer pour un petit garçon aux yeux de tous, notamment d’une institutrice qui côtoyait l’enfant chaque jour ?

Soudain, le flic eut une idée. Il leva les yeux et demanda à l’homme-torche :

— Il y a un téléphone ici ?

— Pour qui tu nous prends ? Des clodos ? Suis-moi.

Abdouf lui emboîta le pas.

Le forain abandonna Karim dans une petite cahute de bois peinte, au bout de la piste de sable. Un téléphone était posé sur une tablette. Le flic composa le numéro de la directrice de l’école Jean-Jaurès. Le vent claquait furieusement sous la tente. Il apercevait au loin les cracheurs de feu. Trois sonneries retentirent, puis une voix masculine répondit.

— Je voudrais parler à Mme la directrice, expliqua Karim, maîtrisant son excitation.

— De la part de qui ?

— Lieutenant Karim Abdouf.

Quelques secondes plus tard, la voix essoufflée de la femme résonnait dans le combiné. Le policier commença sans préambule :

— Vous vous souvenez de l’institutrice dont vous m’avez parlé, qui avait quitté Sarzac à la fin de l’année 82 ?

— Bien sûr.

— Vous m’avez dit qu’elle avait supervisé le CM1 en 81, puis le CM2 en 82.

— C’est exact.

— En fait, elle a suivi Jude Itero d’une classe à l’autre, non ?

— Oui. On peut présenter les choses ainsi, mais je vous l’ai dit : il est fréquent qu’une institutrice…

— Comment s’appelait-elle ?

— Attendez, je reprends mes notes…

La directrice farfouilla dans ses papiers.

— Fabienne Pascaud.

Évidemment, ce nom ne disait rien à Karim. Et il n’avait aucun point commun, aucune résonance avec le pseudonyme de l’enfant. Le flic se cognait l’esprit sur chaque nouvelle information. Il demanda :

— Vous avez son nom de jeune fille ?

— Mais c’est son nom de jeune fille.

— Elle n’était pas mariée ?

— Elle était veuve. C’est en tout cas ce que je vois sur sa fiche. C’est bizarre. Elle paraît avoir repris son premier patronyme.

— Quel était son nom d’épouse ?

— Attendez… Voilà : Hérault. H.É.RA.U.L.T.

Nouvelle impasse. Karim faisait fausse route.

— Bon. Je vous remercie, je…

Ce fut un flash. Une fulgurante. S’il avait raison, si cette femme était bien la mère de Jude, le nom de famille de la petite fille devait être, initialement, Hérault. Et son prénom…

Karim entendit de nouveau la remarque du forain, sur la prononciation du prénom de la petite gosse. Elle tenait absolument à ce qu’on le prononce comme il s’écrivait, à la française. Pourquoi ? N’était-ce pas parce qu’il lui rappelait son vrai prénom ? Son prénom de petite fille ?

Karim souffla dans le combiné :

— Attendez une minute.

Il s’agenouilla et écrivit dans le sable, d’une main nerveuse, les deux noms, en lettres capitales, l’un en dessous de l’autre :

FABIENNE HÉRAULT
JUDE ITERO

Il y avait une même consonance, une même tonalité dans les deux dernières syllabes. Il réfléchit quelques instants, puis effaça avec la main ce qu’il venait d’inscrire dans la poussière. Il écrivit alors, en détachant les syllabes :

JU-DI-TE-RO

Puis :

JUDITH HÉRAULT

Il faillit pousser un rugissement de triomphe. Jude Itero s’appelait en réalité Judith Hérault. Le petit garçon était une petite fille. Et la mère était bien l’institutrice. Elle avait repris son nom de jeune fille, pour mieux brouiller les pistes, et adapté le prénom de son enfant au masculin, sans doute pour ne pas troubler encore la gosse, ou ne pas risquer qu’elle ne commette d’impairs face à sa nouvelle identité.

Karim serra les poings. Il était certain que les choses s’étaient organisées de cette manière. La femme avait pu trafiquer l’identité de son enfant dans l’école, parce qu’elle était elle-même dans la place. Cette hypothèse expliquait tout : la facilité avec laquelle la femme avait abusé tout le monde à Sarzac, la discrétion avec laquelle elle avait subtilisé les documents officiels. D’une voix frémissante, il demanda à la directrice :

— Pourriez-vous obtenir des informations plus précises sur cette institutrice, à l’académie ?

— Ce soir ?

— Ce soir, oui.

— Je… Oui, je connais des gens. C’est possible. Que voulez-vous savoir ?

— Je veux savoir où Fabienne Pascaud-Hérault s’est installée après son départ de Sarzac. Je veux aussi savoir où elle a enseigné avant son arrivée dans votre ville. Trouvez aussi des personnes qui l’ont connue. Vous avez un téléphone cellulaire ?

La femme acquiesça, donna son numéro. Elle semblait légèrement dépassée. Karim reprit :

— Combien de temps vous faut-il pour vous rendre vous-même à l’académie et obtenir ces informations ?

— Deux heures environ.

— Emmenez votre portable. Je vous rappelle dans deux heures.

Karim s’extirpa de la cahute et salua de la main les Braseros, qui avaient repris leur danse de Saint-Guy.

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