42

Karim roula jusqu’à l’édifice central de l’université. Il repéra aussitôt le policier qui surveillait l’entrée principale. Sans doute l’officier chargé de surveiller Sophie Caillois. Il poursuivit sa route, mine de rien, contourna le bâtiment et découvrit une entrée annexe : deux portes vitrées obscures, sous un auvent de béton ébréché, plus ou moins rafistolé avec une bâche plastique. Le flic stoppa sa voiture à cent mètres de là et consulta le plan de l’université, qu’il était passé prendre au QG de Niémans — un plan annoté où était indiqué l’appartement des Caillois : le n° 34.

Il sortit sous la pluie et marcha vers les portes. Il joignit ses mains sur ses tempes et les plaqua contre la vitre afin de regarder à l’intérieur. Les portes étaient verrouillées entre elles par un antivol de moto, un vieux modèle en forme d’arceau. La pluie redoublait et frappait la bâche selon un rythme techno tonitruant. Un tel bruit coupait court à tout complexe en matière d’effraction. Karim recula et brisa la vitre d’un grand coup de talon.

Il s’engouffra dans un étroit couloir, puis découvrit un hall immense et sombre. D’un coup d’œil à travers les vitres, il aperçut encore le planton, qui grelottait dehors. Il se glissa dans la cage d’escalier, sur sa droite, puis gravit les marches quatre à quatre. Les veilleuses de secours lui permettaient de se diriger sans allumer les néons. Karim s’efforçait de ne faire résonner ni les marches suspendues ni les lames de métal verticales qui se dressaient au centre de la cage.

Au huitième étage, occupé par les chambres des internes, le silence régnait. Karim s’engagea le long du couloir, toujours guidé par le plan annoté de Niémans. Il avança et discerna des noms griffonnés au-dessus des sonnettes. Il percevait sous ses pas l’indolence des plaques de linoléum.

Même à une heure du matin il se serait attendu ici à entendre de la musique, une radio, n’importe quoi qui évoquât les solitudes confinées des internes. Mais non, rien. Peut-être que les étudiants se terraient dans leur piaule, pétrifiés à l’idée que le tueur vienne leur arracher les yeux. Karim avança encore. Enfin, il découvrit la porte qu’il cherchait. Il hésita à utiliser la sonnette, puis frappa d’un coup léger sur la paroi de bois.

Aucune réponse.

Il frappa de nouveau, toujours en douceur. Pas de réponse. Aucun bruit à l’intérieur. Pas le moindre frémissement. Bizarre : la présence de la sentinelle, en bas, induisait que Sophie Caillois était chez elle.

Mû par un réflexe, Karim dégaina son Glock et scruta les serrures. La porte n’était pas verrouillée. Le flic enfila ses gants de latex et sortit un éventail de tiges en polymère. Il glissa l’une d’entre elles sous le pêne de la serrure principale et exerça en même temps une poussée contre la porte, tout en la tirant vers le haut. Elle s’ouvrit en quelques secondes. Karim entra, sans faire plus de bruit qu’un souffle.

Il visita chaque pièce de l’appartement. Personne. Un sixième sens l’avertissait que la femme s’était tirée. Sans retour. Il reprit sa fouille, d’une manière plus attentive. Il remarqua des images étranges le long des murs — des athlètes à têtes de fafs, en noir et blanc, suspendus à des anneaux ou courant le long d’un stade. Il chercha sur les meubles, dans les tiroirs. Rien. Sophie Caillois n’avait laissé aucun message, aucun détail qui trahissait son départ — mais Karim sentait que la nana s’était fait la malle. Et il ne pouvait pas quitter cet appartement. Un détail, dont il ne percevait pas encore la nature, l’empêchait de repartir. Le policier tourna, vira, virevolta, pour débusquer le petit grain de sable qui enrayait la logique de l’instant présent.

Enfin, il trouva.

Il planait ici une forte odeur de colle. De la glue à papiers peints, à peine sèche. Karim se précipita le long des murs afin d’observer chaque paroi. Les Caillois avaient-ils simplement changé de décoration quelques jours avant l’irruption de la violence ? Était-ce un simple hasard ? Karim rejeta cette idée : dans cette affaire, il n’y avait pas de hasard, pas le moindre élément qui n’appartînt au cauchemar général.

Sur une impulsion, il écarta quelques meubles et décolla un premier pan. Rien. Karim s’arrêta : il était hors de sa juridiction, il n’était pas mandaté et il était en train de saborder l’appartement d’une femme qui allait devenir une suspecte de premier ordre. Il hésita une seconde, déglutit, puis décolla un autre pan de papier. Rien. Karim fit volteface et glissa ses doigts sous une nouvelle partie du papier peint. Il tira à lui le lambeau, dévoilant la couche précédente sur une large surface.

Inscrit sur le mur, il pouvait lire la fin d’une inscription brunâtre. Le seul mot qu’il discernait était : POURPRES. Il arracha aussitôt le pan qui jouxtait le mot, à gauche. Le message apparut tout entier, sous les trainées de colle.

JE REMONTERAI LA SOURCE

DES RIVIÈRES POURPRES

JUDITH

L’écriture était celle d’une enfant et l’encre utilisée était du sang. L’inscription était gravée dans le plâtre, comme inscrite au couteau. Le meurtre de Rémy Caillois. Les « rivières pourpres ». Judith. Il ne s’agissait plus de liens, de relations, d’échos. Désormais, les deux affaires ne faisaient qu’une.

Soudain, un léger frémissement retentit derrière lui.

Dans un geste réflexe, Karim se retourna. Il braquait déjà son Glock à deux poings. Il n’eut que le temps d’apercevoir une ombre qui disparaissait par la porte entrouverte. Il hurla et jaillit dehors.

La silhouette venait de s’évanouir au coin du couloir. Les bruits de pas précipités avaient déjà jeté la panique dans le long boyau, qui semblait guetter la moindre marque de danger pour s’animer. Les portes s’ouvraient subrepticement sur des regards effarés.

Au pas de course, le flic atteignit le premier coude et rebondit d’un coup d’épaules. Il partit le long de la nouvelle ligne droite. Il entendait déjà les résonances graves de l’escalier suspendu.

Il bondit à son tour dans la cage. Les lamelles de métal vibraient de toute leur hauteur, à mesure que l’ombre dévalait les marches de granit. Karim était sur ses traces. Ses semelles à crampons ne se posaient qu’une fois par volée de marches.

Les étages déferlèrent. Karim gagna du terrain. Il n’était plus qu’à quelques souffles de sa proie. Ils descendaient maintenant le même étage, des deux côtés de la paroi de lamelles verticales. Le flic aperçut, en contrebas, sur sa gauche, le dos noir et brillant d’un ciré. Il tendit la main à travers la symétrie métallique et agrippa la manche de l’ombre, par l’épaule. Pas assez fortement. Son bras partit en équerre, coincé dans l’étau des lames. La silhouette s’échappa. Karim reprit sa course. Il avait perdu quelques secondes.

Il parvint dans le hall immense. Totalement désert. Totalement silencieux. Karim vit la sentinelle, dehors, qui n’avait pas bougé. Il se rua vers la porte annexe par laquelle il était entré. Personne. Un rideau de pluie lui bloquait tout horizon vers l’extérieur.

Karim jura. Il passa par la vitre fracassée et scruta le campus, brouillé par le gris moiré de l’averse. Pas une présence, pas une voiture. Seulement le vacarme de la bâche qui clapotait avec fureur. Karim baissa son arme et tourna les talons, crispé sur un dernier espoir : l’ombre était peut-être encore à l’intérieur.

Tout à coup, une vague déferlante le catapulta contre les battants vitrés. Un bref instant, il ne sut ce qui lui arrivait et lâcha son arme. Un flux glacé le submergea. Recroquevillé au sol, Karim décocha un regard au-dessus de lui et comprit que la bâche de l’auvent venait de céder, alourdie par le poids de l’averse.

Il crut à un accident.

Pourtant, derrière la toile plastique, encore suspendue au toit par deux filins, l’ombre apparut, noire et miroitante. Ciré noir, jambes gainées d’un collant de polycarbone, visage masqué par un passe-montagne et surmonté d’un casque de cycliste, luisant comme la tête d’un bourdon vitrifié, elle tenait dans ses deux mains serrées le Glock de Karim, pointé droit vers son visage.

Le flic ouvrit la bouche mais aucun mot n’en sortit.

Soudain, l’ombre appuya sur la détente, vida le chargeur dans un fracas démultiplié de vitres. Karim se ratatina, se protégeant le visage de ses mains. Il hurlait, d’une voix fêlée, alors que le vacarme des détonations se mêlait à celui du verre éclaté et de l’averse environnante.

Machinalement, Karim compta les seize balles et trouva la force de relever les yeux alors que les dernières douilles rebondissaient sur le sol. Il eut juste le temps de voir une main nue lâcher l’arme et disparaître dans le rideau de pluie. C’était une main mate, nouée comme une liane, portant griffures, pansement et ongles courts.

Une main de femme.

Le flic regarda quelques secondes son Glock qui fumait encore par la chambre de la culasse. Puis il fixa la crosse quadrillée de minuscules losanges. Son esprit résonnait encore des multiples détonations. Ses narines respiraient l’odeur violente de cordite. Quelques secondes plus tard, le policier qui veillait sur l’entrée principale arriva enfin, arme au poing.

Mais Karim n’entendait pas ses sommations ni ses hurlements paniqués. Sous l’apocalypse, il maîtrisait maintenant deux vérités. L’une : la meurtrière lui avait laissé la vie sauve. L’autre : il tenait ses empreintes digitales.

Загрузка...