Ils descendirent en rappel.
Le policier était suspendu à une corde, elle-même glissée dans une poignée autobloquante. Pour descendre, il n’avait qu’à presser la poignée qui libérait aussitôt la corde, en douceur. Dès qu’il relâchait sa pression, le système se bloquait de nouveau. Il restait alors dans le vide, comme assis sur son baudrier.
Concentré sur ce simple geste, Niémans écoutait les ordres de Fanny qui, quelques mètres plus bas, lui indiquait le moment où il pouvait se laisser coulisser. Parvenu à la broche suivante, le policier changeait de filin en prenant soin d’abord de s’assurer avec une longe — une corde courte fixée à son baudrier. Avec toutes ses ramifications, Niémans se faisait penser à une sorte de pieuvre dont les tentacules auraient tinté comme un traîneau de Noël.
Au fil de la descente, le commissaire surplombait la jeune femme sans la voir, mais il éprouvait une confiance spontanée dans son expérience. A mesure qu’il longeait la paroi, il l’entendait s’activer à quelques mètres en dessous de lui. A cet instant, il ne pensait à rien. A travers sa propre concentration, il éprouvait simplement des sensations mêlées, vives, inédites. Le souffle froid de la muraille. Le soutien du baudrier qui maintenait son corps en suspens, au-dessus du vide. La beauté de la glace qui brillait d’un bleu sombre, tel un bloc de nuit arraché au firmament.
Bientôt, ils quittèrent la lumière du ciel. Ils passèrent sous les bords renflés de la faille, pénétrant dans le cœur même du gouffre. Niémans eut le sentiment de plonger dans la panse cristallisée d’un animal monstrueux. Sous cette cloche de glace, constituée de cent pour cent d’humidité, ses sensations s’aiguisaient, s’intensifiaient encore. Il admirait, subrepticement, les parois sombres et translucides qui décochaient des éclats revêches, comme des échos de lumière. Dans l’obscurité, chacun de leurs gestes provoquait une résonance de caverne.
Enfin, Fanny posa le pied sur une sorte de coursive, presque horizontale, qui courait tout au long de la paroi. Niémans parvint à son tour sur la marche naturelle. Les deux murs de la crevasse s’étaient de nouveau resserrés et n’étaient plus espacés maintenant que de quelques mètres.
— Approchez-vous, ordonna-t-elle.
Le policier s’exécuta. Fanny pressa un déclic sur le sommet de son casque — Niémans aurait juré qu’elle avait allumé un briquet — et soudain une forte lueur jaillit. Dans le réflecteur du casque de la femme, le policier aperçut une nouvelle fois sa silhouette. Il discerna surtout la flamme d’acétylène, sorte de cône inversé, qui diffusait par réfraction cette puissante lumière. Fanny, à tâtons, alluma sa propre lampe et souffla :
— Si votre tueur est venu dans ce gouffre, c’est ici qu’il est passé.
Niémans la regarda, sans comprendre. L’éclat jaunâtre de sa lampe, tombant à l’horizontale, déformait le visage de la femme, le transformant en ombres accentuées, inquiétantes.
— Nous sommes à la juste profondeur, reprit-elle en désignant la surface lisse de la muraille. Moins trente mètres sous la voûte, soit les neiges cristallisées des années soixante, et au-delà…
Fanny saisit un nouveau sac de cordes puis fixa une broche dans la paroi. Après l’avoir plantée en quelques coups de marteau, elle la vissa en glissant un mousqueton dans sa boucle et en vrillant la tige filetée, comme elle aurait fait avec un tire-bouchon. La puissance de la femme sidérait Niémans. Il regardait la glace extirpée, qui giclait du piton par un orifice latéral, et songeait qu’il connaissait peu d’hommes capables d’un tel tour de force.
Ils repartirent pour une nouvelle cordée, mais cette fois à l’horizontale, le long du boyau scintillant. Ils marchaient au-dessus du précipice, reliés l’un à l’autre. Leurs reflets se dessinaient confusément sur la paroi d’en face. Tous les vingt mètres, Fanny fractionnait la corde, c’est-à-dire qu’elle plantait une nouvelle broche dans la muraille et désolidarisait le tronçon suivant. Elle répéta plusieurs fois la manœuvre et ils couvrirent ainsi cent mètres.
— Nous continuons ? demanda-t-elle.
Le policier la regarda. Son visage, durci par la lumière abrupte de la lampe, revêtait maintenant un caractère maléfique. Il acquiesça, désignant le corridor de glaces qui se perdait dans l’infinitude des reflets. La femme sortit un nouveau sac et reprit son manège. Broche, corde, vingt mètres, puis, de nouveau, broche, corde, vingt mètres…
Ils parcoururent ainsi quatre cents mètres. Pas un signe, pas une marque n’indiquait que le tueur était passé ici avant eux. Bientôt, il sembla à Niémans que les parois vacillaient devant ses yeux. Il entendait aussi des cliquetis légers, des rires lointains et sardoniques. Tout devenait lumineux, résonnant, incertain. Existait-il un vertige des glaces ? Il lança un regard à Fanny qui s’emparait d’un nouveau sac de cordes. Elle semblait n’avoir rien remarqué.
Une angoisse l’étreignit. Il commençait peut-être à délirer. Son corps, son cerveau, sous le coup de la fatigue, manifestaient peut-être des signes d’abandon. Niémans se mit à trembler. Le froid secouait ses os par saccades. Ses mains se serrèrent sur le dernier piton. Ses pieds avançaient avec maladresse. Les larmes aux yeux, il tenta de se rapprocher de Fanny. Il sentit soudain qu’il allait tomber, que ses jambes ne le soutenaient plus. Et son délire s’intensifia. Les parois bleutées lui parurent onduler de plus belle, au fil de sa lampe, les petits rires rebondir en échos. Il allait tomber. Dans le vide. Dans sa propre folie. Suffoqué, il parvint à appeler :
— Fanny…
La jeune femme se retourna, et Niémans comprit soudain qu’il ne délirait pas.
Le visage de l’alpiniste n’était plus marqué par les ombres de la lampe. Une lueur éclatante, si intense qu’on ne pouvait en définir la source, inondait ses traits. Fanny avait retrouvé sa beauté rayonnante et souveraine. Niémans jeta un regard circulaire. La muraille étincelait maintenant de tous ses feux. Et les ruisseaux verticaux couraient le long de la paroi, dans une précipitation fantasque.
Non, il ne délirait pas. Au contraire : il avait capté un phénomène que Fanny, trop occupée à fixer ses cordages, avait négligé. Le soleil. A la surface, les nuages de l’orage s’étaient sans doute dissipés et le soleil était réapparu. D’où la lumière diffuse, insinuée dans les interstices de la glace. D’où les reflets incessants et les ricanements des niches.
La température montait. Le glacier était en train de fondre.
— Merde, souffla Fanny, qui venait également de comprendre.
Elle observa aussitôt le piton le plus proche. Les pas de vis brillaient, hors de la muraille qui fondait en suintant de longues larmes. Les deux compagnons allaient dévisser. Tomber en chute libre au fond du gouffre. Fanny ordonna :
— Écartez-vous.
Niémans esquissa un pas en arrière, tenta de se déporter sur la gauche. Son pied glissa, il se redressa, dos dans le vide, tira violemment sur la corde pour recouvrer son équilibre. Il entendit tout à la fois : le bruit de la broche qui s’arrachait, ses crampons qui raclaient la paroi, le choc du poing de Fanny qui le rattrapait par la nuque, à l’ultime seconde. Elle le plaqua contre la paroi.
L’eau glacée lui mordit la face. Fanny lui dit à l’oreille :
— Ne bougez plus.
Niémans s’immobilisa, recroquevillé, haletant. Fanny l’enjamba. Il sentit son souffle, sa sueur, la douceur de ses boucles. La femme l’encorda de nouveau, enfonça deux autres pitons à une vitesse sidérante.
Le temps qu’elle effectue cette manœuvre, les bruissements du gouffre étaient devenus des grondements, les ruissellements des cascades. Partout, les chutes fouettaient les parois, tonnaient, frappaient. Des pans entiers de glace se décrochaient, se brisant sur l’écueil de la coursive. Niémans ferma les yeux. Il se sentait partir, glisser, s’évanouir dans ce palais miroitant où les angles, les distances, les perspectives disparaissaient.
C’est le cri de Fanny qui le rappela à la réalité.
Il tourna la tête et vit sur sa gauche la jeune femme, arc-boutée sur sa corde, tentant de s’éloigner de la paroi. Niémans fit un effort surhumain pour se relever et s’approcher, sous les gerbes d’eau qui s’abattaient avec une force de cataracte. Doigts serrés sur sa corde, il se laissa pivoter comme un pendu et traversa un véritable torrent vertical. Pourquoi cherchait-elle à s’éloigner de la muraille, alors même que la crevasse était en train de les happer ? Fanny tendit son index vers la glace :
— Là. Il est là, souffla-t-elle.
Niémans se cala dans l’axe de vision de la jeune alpiniste.
Alors il comprit l’impossible.
Dans le rempart transparent, véritable miroir d’eaux vives, venait de jaillir la silhouette d’un corps prisonnier des glaces. Position de fœtus. Bouche ouverte sur un cri de silence. Les fines nappes d’eaux incessantes passaient sur cette image et torsadaient la vision du corps bleui et perclus de blessures.
Malgré sa stupeur, malgré le froid qui était en train de les tuer tous les deux, le commissaire comprit aussitôt qu’ils ne contemplaient ici que le reflet de la vérité. Il assura son équilibre sur la coursive puis pivota sur lui-même, opérant un arc de cercle parfait pour découvrir l’autre paroi, juste en face. Il murmura :
— Non. Là.
Ses yeux ne pouvaient plus se détacher du véritable corps, incrusté dans la muraille opposée, et dont les contours sanglants se mêlaient à leur propre reflet.