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Les ruissellements de l’eau cliquetaient dans son dos. Niémans avait emprunté des chaussures de marche à la gendarmerie et gravissait maintenant les marches naturelles de la paroi, relativement aisées à escalader. Parvenu à la hauteur de la faille, le policier observa l’orifice étroit où le corps avait été découvert. Il scruta la paroi rocheuse avec attention, tout autour. Les mains protégées par des gants de gore-tex, il cherchait les traces éventuelles de spits dans la muraille.

Des trous dans la pierre.

Le vent chargé de gouttes d’eau glacée lui fouettait le visage et Niémans aimait cette sensation. Malgré les circonstances, en parvenant auprès du petit lac, il avait éprouvé une puissante impression de plénitude. Le tueur avait peut-être choisi ce site pour cette raison : c’était un lieu de calme, de sérénité, sans scories, sans rupture. Un lieu où les eaux de jade apportaient la paix aux esprits de violence.

Le commissaire ne trouvait rien. Il poursuivit sa recherche autour de la niche : aucune trace de pitons. Il posa un genou sur le rebord et palpa les parois intérieures de la cavité. Soudain ses doigts surprirent un orifice, net et précis, juste au centre du plafond de la grotte. Le policier eut une brève pensée pour Fanny Ferreira. Elle avait vu juste : le tueur, muni de pitons et de poulies, avait hissé le corps en jouant sans doute de son propre poids.

Il plongea son bras, palpa encore et découvrit au total trois cavités, crantées et filetées, d’une profondeur de vingt centimètres, disposées en triangle — les trois empreintes des spits qui avaient soutenu les poulies. Les circonstances du crime se précisaient. Rémy Caillois avait été surpris lors de sa randonnée. L’assassin l’avait ligoté, torturé, mutilé et tué dans les hauteurs solitaires, puis il était descendu dans la vallée, avec le corps de sa victime. Comment ? Niémans jeta un regard quinze mètres plus bas, là où les eaux se figeaient en un miroir de laque. Par le torrent. Le tueur avait sans doute sillonné la rivière à bord d’un canoë ou d’une embarcation de ce genre.

Mais pourquoi s’être donné tant de mal ? Pourquoi n’avoir pas abandonné le cadavre sur les lieux du crime ?

Le policier redescendit avec précaution. Parvenu en bas, il ôta ses gants, tourna le dos aux rochers et scruta cette fois l’ombre de la faille dans les eaux parfaitement lisses. Le reflet était aussi fixe qu’un tableau. Il éprouva cette conviction : ce lieu était un sanctuaire. De calme et de pureté. Et l’assassin l’avait peut-être choisi pour cette raison. Dans tous les cas, l’enquêteur tenait désormais une certitude.

Son tueur était un alpiniste confirmé.


La berline de Niémans était équipée d’un transmetteur VHF, mais le policier ne l’utilisait jamais. Pas plus qu’il n’utilisait, pour les communications confidentielles, son téléphone cellulaire, qui était moins discret encore. Il usait plutôt, depuis quelques années, d’un pager, un récepteur de radiomessages, dont il variait les marques et les modèles. Personne ne pouvait capter ce genre de système qui ne fonctionnait qu’avec l’aide d’un mot de passe. Il tenait cette astuce des dealers parisiens qui avaient tout de suite perçu l’extrême discrétion des radiomessageries. Le commissaire avait donné le numéro et le nom de code à Joisneau, Barnes et Vermont. En montant dans sa voiture, il sortit le boîtier de sa poche et cliqua sur le cadre. Pas de message.

Il démarra et retourna à l’université.

Il était maintenant onze heures du matin ; de rares silhouettes traversaient l’esplanade verdoyante. Quelques étudiants couraient sur la piste du stade, légèrement excentré par rapport au groupe des blocs bétonnés.

Le policier emprunta une route transversale et se dirigea de nouveau vers le bâtiment principal. L’immense bunker se déployait sur huit étages et six cents mètres de longueur. Il se gara et consulta son plan. Hormis la bibliothèque, cet édifice immense regroupait les amphithéâtres de médecine et de sciences physiques. Dans les étages se déployaient les salles de travaux pratiques. Au dernier niveau, on trouvait les chambres des internes. Le gardien du campus avait noté au feutre rouge le numéro de l’appartement occupé par Rémy Caillois et sa jeune épouse.

Pierre Niémans dépassa les portes de la bibliothèque qui jouxtait l’entrée principale et pénétra dans le hall de l’édifice : un espace d’un seul tenant, éclairé par de larges baies vitrées. Les murs portaient des fresques naïves, qui brillaient sous la clarté matinale, et l’extrémité du hall se perdait, à plusieurs centaines de mètres de là, dans une sorte de pulvérulence minérale. Les dimensions du lieu étaient plutôt staliniennes — rien à voir avec l’atmosphère de marbre clair et de bois brun des universités parisiennes. C’était du moins ce que supposait Niémans : il n’avait jamais mis les pieds dans aucune faculté. Ni à Paris ni ailleurs.

Il emprunta un escalier aux marches de granit suspendues, dont chaque tronçon partait en épingle à cheveux et était séparé par des lames verticales. Une fantaisie d’architecte, dans le même style écrasant que le reste. Un néon sur deux ne fonctionnait pas et Niémans traversait des zones d’ombre totale pour resurgir sous une lumière trop forte.

Enfin il accéda à un couloir étroit, ponctué de petites portes. Il sillonna le boyau sombre — les lampes avaient ici toutes rendu l’âme — en quête du n° 34, l’appartement des Caillois.

La porte était entrouverte.

De deux doigts, le policier poussa la mince paroi de contreplaqué.

Le silence et la pénombre l’accueillirent. Niémans se trouvait dans un petit vestibule. Au fond, un bandeau lumineux traversait l’étroit couloir. La légère clarté permit au policier d’observer les cadres suspendus aux murs. C’étaient des photographies en noir et blanc, qui semblaient dater des années trente ou quarante. Des athlètes olympiques en plein effort vrillaient le ciel ou talonnaient la terre, dans un hiératisme d’orgueil. Les visages, les silhouettes, les postures distillaient une sorte de perfection inquiétante, une pureté de statues, inhumaine. Niémans songea à l’architecture de l’université : tout cela formait un ensemble cohérent, et pas forcément réjouissant.

Sous ces cadres, il repéra un portrait de Rémy Caillois. Il le décrocha pour mieux le regarder. La victime avait été un beau jeune homme souriant, aux cheveux courts et aux traits crispés. Le regard brillait d’une lueur particulièrement alerte.

— Qui êtes-vous ?

Niémans tourna la tête. Une silhouette féminine, drapée dans un imperméable, se découpait au fond du couloir. Le commissaire s’approcha. Encore une môme. Elle devait être âgée, elle aussi, de moins de vingt-cinq ans. Ses cheveux mi-longs et clairs encadraient son visage étroit, creusé, dont la pâleur accentuait les cernes autour des yeux. Ses traits étaient osseux, mais délicats. La beauté de cette femme n’apparaissait qu’à contretemps, comme en écho à une première impression de malaise.

— Je suis Pierre Niémans, déclara-t-il. Commissaire principal.

— Et vous entrez chez moi sans sonner ?

— Excusez-moi. La porte était ouverte. Vous êtes l’épouse de Rémy Caillois ?

En guise de réponse, la femme arracha le cadre des mains de Niémans et l’ajusta de nouveau contre le mur. Elle ôta ensuite son imper en reculant dans la pièce de gauche. Subrepticement, Niémans entrevit une poitrine pâle et décharnée, dans l’entrebâillement d’un pull fatigué. Il frissonna.

— Entrez, fit la femme à contrecœur.

Niémans découvrit un salon exigu, décoré avec soin et austérité. Des peintures modernes étaient suspendues aux murs. Des lignes symétriques, des couleurs angoissantes, des trucs incompréhensibles. Le policier n’y prit pas garde. En revanche, un détail le frappa : il planait dans cette pièce une forte odeur chimique. Une odeur de colle. Les Caillois avaient tout récemment tapissé les murs de nouveaux papiers peints. Ce détail lui serra le cœur. Pour la première fois il tressaillit en songeant au destin anéanti du couple, aux cendres de bonheur qui devaient grésiller au fond du chagrin de cette femme. Il attaqua d’un ton grave :

— Madame, je viens de Paris. J’ai été appelé par le juge d’instruction, en renfort sur l’enquête qui concerne la disparition de votre mari. Je…

— Vous avez une piste ?

Le commissaire l’observa et eut soudain envie de casser un objet, une vitre, n’importe quoi. Cette femme était transie de chagrin, mais plus encore de haine contre la police.

— Nous n’avons rien pour l’instant, concéda-t-il. Mais j’ai bon espoir que l’enquête…

— Posez vos questions.

Niémans s’assit sur le convertible, en face de la femme qui venait de choisir une petite chaise, comme à bonne distance de lui. Par contenance, il saisit un coussin qu’il tripota durant quelques secondes.

— J’ai lu votre témoignage, reprit-il. Je voulais juste obtenir quelques informations supplémentaires. Beaucoup de gens effectuent dans cette région des randonnées, non ?

— Vous croyez qu’il y a tant de distractions à Guernon ? Tout le monde fait de la marche ou de l’alpinisme.

— Les autres randonneurs connaissaient-ils les itinéraires de Rémy ?

— Non. Il n’en parlait jamais. Et il partait dans des directions qui lui étaient propres…

— S’agissait-il de simples promenades ou de courses ?

— Cela dépendait. Samedi, Rémy était parti à pied, à moins de deux mille mètres d’altitude. Il n’avait pas emporté de matériel.

Niémans marqua un temps puis entra dans le vif de ses questions :

— Votre mari avait-il des ennemis ?

— Non.

Le ton équivoque de cette réponse l’incita à poser une autre question, qui l’étonna lui-même :

— Avait-il des amis ?

— Non plus. Rémy était un homme solitaire.

— Quel type de relations entretenait-il avec les étudiants, ceux qui fréquentaient la bibliothèque ?

— Ses contacts avec eux se limitaient aux fiches de sortie des livres.

— Rien de bizarre, ces derniers temps ?

La femme ne répondit pas. Niémans insista :

— Votre mari n’était pas spécialement nerveux, tendu ?

— Non.

— Parlez-moi de la disparition de son père.

Sophie Caillois leva les yeux. La couleur des pupilles était terne, mais le dessin des cils et des sourcils splendide. Elle esquissa un haussement d’épaules.

— Il est mort sous une avalanche, en 93. Nous n’étions pas encore mariés. Je ne sais rien de précis là-dessus. Rémy n’en parlait jamais. Où voulez-vous en venir ?

Le policier garda le silence et scruta la petite pièce, avec ses meubles placés au cordeau. Il connaissait par cœur ce genre de lieu. Il savait qu’il n’était pas seul ici avec Sophie Caillois. La mémoire du mort planait encore, comme si son âme était en train de préparer ses valises, quelque part, dans la chambre voisine. Le commissaire désigna les tableaux aux murs.

— Votre mari ne conservait aucun livre ici ?

— Pourquoi en aurait-il conservé ? Il travaillait toute la journée à la bibliothèque.

— C’est là-bas qu’il préparait sa thèse ?

La femme acquiesça d’un bref signe de tête. Niémans ne cessait d’observer ce visage beau et dur. Il était surpris de croiser en moins d’une heure deux femmes aussi séduisantes.

— Sur quoi portait sa thèse ?

— Les jeux Olympiques.

— Ce n’est pas très intellectuel.

Sophie Caillois adopta une expression méprisante.

— Sa thèse portait sur les relations de l’épreuve et du sacré. Du corps et de la pensée. Il étudiait le mythe de l’athlon, l’homme originel qui assurait la fécondité de la Terre par sa propre force, par les limites transgressées de son propre corps.

— Excusez-moi, souffla Niémans. Je connais mal les questions philosophiques… Cela a-t-il un rapport avec les photographies dans votre couloir ?

— Oui et non. Ce sont des clichés extraits d’un film de Leni Riefenstahl, sur les jeux Olympiques de 1938, à Berlin.

— Ces images sont impressionnantes.

— Rémy disait que ces jeux avaient retrouvé la coïncidence profonde des jeux d’Olympie, fondée sur l’union du corps et de la pensée, l’épreuve physique et l’expression philosophique.

— Dans ce cas précis, il s’agissait de l’idéologie nazie, non ?

— Mon mari se moquait de la nature de la pensée exprimée. Il était fasciné par cette seule fusion : l’idée et la force, l’esprit et le corps.

Niémans ne comprenait rien à ce genre de charabia. La femme se pencha et dit soudain avec violence :

— Pourquoi vous a-t-on envoyé ici ? Pourquoi un homme comme vous ?

Il ignora l’agressivité de la remarque. Lors de ses interrogatoires, il usait toujours de la même technique, inhumaine et froide, fondée sur l’intimidation. Il était inutile, lorsqu’on était policier — et surtout quand on avait sa gueule — de jouer aux sentiments ou à la psychologie de bazar. Il demanda, d’une voix autoritaire :

— A votre avis, existait-il une raison d’en vouloir à votre mari ?

— Vous délirez ou quoi ? articula-t-elle. Vous n’avez pas vu le corps ? Vous ne comprenez pas que c’est un maniaque qui a tué mon mari ? Que Rémy a été surpris par un dingue ? Un taré qui s’est acharné sur lui, l’a frappé, torturé, mutilé jusqu’au bout ?

Le policier respira profondément. Il songeait en fait à ce bibliothécaire silencieux, désincarné, et à cette femme agressive. Un couple à glacer le sang. Il questionna :

— Comment marchait votre foyer ?

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

— Je vous en prie, répondez.

— Je suis suspecte ?

— Vous savez bien que non. S’il vous plait, répondez-moi.

La jeune femme lui lança un regard lapidaire.

— Vous voulez savoir combien de fois nous baisions par semaine ?

Niémans sentit la chair de poule saisir sa nuque.

— Coopérez, madame. Je fais mon boulot.

— Tirez-vous, sale ordure de flic.

Ses dents n’étaient pas blanches, et pourtant le contour de ses lèvres était ravissant, émouvant. Niémans fixa cette bouche, les contours aigus des pommettes, des sourcils, qui rayonnaient à travers la pâleur terne du visage. Peu importaient l’éclat du teint, la couleur des yeux, toutes ces illusions de lumières et de tons. La beauté était une affaire de ligne. D’esquisse. De pureté incorruptible. Le policier ne bougeait pas.

— Tirez-vous ! hurla la femme.

— Une dernière question. Rémy a toujours vécu à l’université. Quand a-t-il effectué son service militaire ?

Sophie Caillois s’immobilisa, décontenancée par la question. Elle enserra ses bras, comme si elle était brutalement saisie par un froid intérieur.

— Il ne l’a pas fait.

— Réformé ?

Elle acquiesça en inclinant la tête.

— Pour quel motif ?

Les yeux de la femme se braquèrent de nouveau sur le commissaire.

— Que cherchez-vous ?

— Pour quel motif ?

— Psychiatrie, je crois.

— Il souffrait de troubles mentaux ?

— Mais d’où sortez-vous ? Tout le monde se fait réformer pour des raisons psychiatriques. Ça ne veut rien dire. Vous simulez, vous dites n’importe quoi, vous êtes réformé.

Niémans n’ajouta rien, mais tout son être devait exprimer une sourde désapprobation. La femme toisa tout à coup sa coupe en brosse, son élégance stricte, et ses lèvres s’arquèrent en une grimace de dégoût.

— Putain de Dieu, tirez-vous.

Il se leva et murmura :

— Je vais m’en aller. Mais je veux que vous sachiez une chose.

— Quoi ? cracha-t-elle.

— Que cela vous plaise ou non, ce sont des gens comme moi qui attrapent les assassins. Ce sont des gens comme moi qui peuvent venger votre mari.

Durant quelques secondes, les traits de la femme se pétrifièrent, puis son menton se troubla. Elle fondit en sanglots. Niémans tourna les talons.

— Je l’attraperai, dit-il.

Dans l’encadrement de la porte, il cogna le mur et jeta par-dessus son épaule :

— Bon Dieu, je vous le jure : j’attraperai le fils de pute qui a tué votre mari.

Dehors, une clarté de mercure lui sauta à la face. Des taches noires dansaient sous ses paupières. Niémans vacilla quelques secondes. Il s’efforça de marcher calmement jusqu’à sa voiture, alors que les halos sombres se transformaient peu à peu en visages de femme. Fanny Ferreira, la brune. Sophie Caillois, la blonde. Deux femmes fortes, intelligentes et agressives. Des femmes telles que le policier n’en tiendrait sans doute jamais dans ses bras.

Il donna un violent coup de pied dans une corbeille de ferraille obstruée, fixée à un pylône, puis il regarda son pager, comme par réflexe.

L’écran clignotait : le médecin légiste venait de terminer l’autopsie.

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