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La porte s’ouvrit sur un sourire.

Pierre Niémans baissa les yeux. Il aperçut les poignets puissants et ombrés de la femme. Il scruta, juste au-dessus, les mailles serrées du gros pull, puis remonta vers le col, près de la nuque, où les cheveux étaient si fins sous le volume du chignon qu’ils ne dessinaient qu’un halo, une brume. Il songea à la magie de cette peau, si belle, si unie, qu’elle transformait chaque matière, chaque vêtement en un privilège. Fanny bâilla :

— Vous êtes en retard, commissaire.

Niémans tenta de sourire.

— Vous… vous ne dormiez pas ?

La jeune femme fit non de la tête et s’écarta. Il avança dans la lumière. Le visage de Fanny se figea : elle venait d’apercevoir les traits ensanglantés du policier. Elle se recula, engloba en un seul regard la silhouette dévastée. Manteau bleu à éponger. Cravate déchirée. Tissus calcinés.

— Que vous est-il arrivé ? Un accident ?

Niémans acquiesça d’un bref signe de tête.

Il posa un regard circulaire sur la pièce principale du petit appartement. A travers sa fièvre, à travers les à-coups de ses artères, il était heureux de découvrir ce lieu. Des murs immaculés, des couleurs douces. Un bureau enfoui sous un ordinateur, des livres, des papiers. Des pierres et des cristaux sur des étagères. Du matériel d’alpinisme, des vêtements fluorescents entassés. Un appartement de jeune fille. A la fois sédentaire et sportive, casanière et éprise d’aventures. En un instant, toute l’expédition dans les glaciers lui passa dans les veines. Un souvenir en forme d’éclat de givre.

Niémans s’écroula sur une chaise. Dehors, il pleuvait de nouveau. On entendait le martèlement des gouttes, quelque part, sur le toit, et aussi les bruits calfeutrés du voisinage. Une porte qui grinçait. Des pas. Une nuit dans le monde des étudiants, inquiets et confinés.

Fanny ôta le manteau de l’officier puis scruta la plaie ouverte avec attention, le long de la tempe. Elle ne semblait pas éprouver la moindre répulsion face au sang pétrifié, aux chairs retroussées et brunâtres. Elle siffla même entre ses dents :

— Vous êtes salement blessé. J’espère que l’artère temporale n’est pas touchée. C’est difficile de savoir : le crâne pisse toujours le sang et… Comment cela s’est-il passé ?

— J’ai eu un accident, répondit Niémans laconiquement. Un accident de voiture.

— Il faut que je vous emmène à l’hôpital.

— Pas question. Je dois continuer l’enquête.

Fanny disparut dans une autre pièce, puis revint les bras chargés de compresses, de médicaments, de sachets sous vide, contenant aiguilles et sérum. Elle ouvrit plusieurs enveloppes de brefs coups de dents. Puis elle vissa une aiguille dans le corps d’une seringue plastifiée. Niémans leva un œil vers l’ampoule. Fanny aspirait son contenu en levant la pompe de la seringue. Il se contracta et saisit le conditionnement du produit.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un anesthésiant. Ça va vous calmer. N’ayez pas peur.

Niémans lui saisit le poignet.

— Attendez.

Le policier parcourut les caractéristiques du produit. De la xylocaine. Un anesthésiant adrénaliné qui, de toute évidence, allait permettre de réduire ses douleurs sans l’envoyer dans les vapes. En signe d’acquiescement, Niémans laissa retomber son bras.

— N’ayez pas peur, murmura Fanny. Ce truc va aussi réduire les saignements.

Tête baissée, Niémans ne pouvait apercevoir les gestes de la femme. Mais il lui semblait qu’elle piquait à répétition les bords de la plaie. En quelques secondes, la souffrance reculait déjà.

— Vous avez du matériel, pour recoudre ? marmonna-t-il.

— Bien sûr que non. Il faut que vous alliez à l’hôpital. Vous n’allez pas tarder à saigner de nouveau et…

— Faites un garrot. N’importe quoi. Je dois continuer l’enquête, garder l’esprit clair.

Fanny haussa les épaules, puis elle humecta plusieurs compresses avec un aérosol. Niémans jeta un regard dans sa direction. Ses cuisses tendaient son jean, ses courbes se bombaient en des lignes de force qui provoquaient en lui une sourde excitation, même dans l’état où il se trouvait.

Il s’interrogeait sur les contrastes de la jeune femme. Comment pouvait-elle être à la fois si diaphane et si concrète ? Si douce et si brutale ? Si proche et si lointaine ? Il retrouvait la même contradiction dans son regard : éclat agressif des yeux, infinie douceur des sourcils. Il demanda, en respirant l’odeur âcre des produits antiseptiques :

— Vous vivez seule, ici ?

Fanny nettoyait la plaie à petits coups énergiques. Le policier sentait à peine la brûlure, sous l’effet croissant de l’analgésique. Elle retrouva le sourire :

— Vous n’en ratez pas une.

— Ex… excusez-moi… Je suis indiscret ?

Fanny se concentrait sur son travail, tout près de lui. Elle chuchota dans son oreille :

— Je vis seule. Je n’ai pas de mec, si c’est votre question.

— Je… Mais… pourquoi à la faculté ?

— Je suis près des amphis, des salles de TP…

Niémans tourna la tête. Elle la lui replaça aussitôt selon la même orientation, en râlant. Le policier prononça, visage incliné :

— C’est vrai, je me souviens… La plus jeune diplômée de France. Fille et petite-fille de professeurs émérites. Vous appartenez donc à ces enfants qui…

Fanny arrêta net sa phrase :

— Quels enfants ?

Niémans pivota légèrement :

— Non… Je veux dire : les surdoués du campus, qui sont aussi des champions…

Le visage de la jeune femme se durcit. Sa voix traduisait une méfiance brutale :

— Qu’est-ce que vous cherchez ?

Le policier ne répondit pas, malgré sa furieuse envie d’interroger Fanny sur ses origines. Mais demande-t-on à une femme où elle a puisé sa force génétique, où se trouve la source de ses chromosomes ? C’est son interlocutrice qui reprit :

— Commissaire, je ne sais pas pourquoi, dans votre état, vous vous êtes acharné à venir jusqu’à chez moi. Mais si vous avez des questions précises, posez-les.

Le ton de l’injonction était cinglant. Niémans ne sentait plus aucune douleur, mais il aurait préféré la morsure de la plaie à celle de cette voix. Il sourit, avec confusion :

— Je voulais juste vous parler du magazine de la fac, dans lequel vous écrivez…

Tempo ?

— C’est ça.

— Eh bien ?

Niémans marqua un temps. Fanny déposa ses compresses dans l’un des sachets plastifiés, puis serra un pansement autour de la tête de Niémans. Le policier poursuivit, en sentant la pression augmenter autour de son crâne :

— Je me demandais si vous aviez rédigé un article sur un fait bizarre, survenu dans les sous-sols de l’hôpital, en juillet dernier…

— Quel fait ?

— On a retrouvé des fiches de naissance dans des casiers d’Étienne Caillois, le père de Rémy.

Fanny prit un ton désabusé :

— Oh, cette histoire…

— Vous avez rédigé un article ?

— Quelques lignes, oui, je crois.

— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ?

— Vous voulez dire… il pourrait y avoir un lien entre ce truc et les meurtres ?

Niémans haussa le ton en redressant la tête :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de ce vol ?

Fanny ponctua sa réponse d’un mouvement vague des épaules ; elle enturbannait toujours les tempes du policier.

— Rien ne prouve qu’il y ait eu vraiment vol… Avec ces archives en pagaille, tout s’égare, tout se retrouve. C’est donc si important ?

— Avez-vous vu, personnellement, ces fiches ?

— Oui, je suis allée aux archives, où sont stockés les cartons.

— Vous n’avez rien remarqué de curieux, dans ces documents ?

— Quoi, par exemple ?

— Je ne sais pas. Vous ne les avez pas comparés avec les dossiers d’origine ?

Fanny recula. Le pansement était achevé. Elle déclara :

— C’étaient juste des feuilles volantes, gribouillées par des infirmières. Pas vraiment palpitant.

— Combien y en avait-il ?

— Plusieurs centaines. Je ne vois pas ce que vous…

— Dans votre article, avez-vous cité les noms des fiches, des familles concernées ?

— Je n’ai rédigé que quelques lignes, je vous l’ai dit.

— Je peux voir votre article ?

— Je ne les garde jamais.

Elle se tenait les bras croisés, droite, cambrée. Niémans poursuivit :

— Pensez-vous que certaines personnes aient pu aller consulter ces fiches ? Des gens susceptibles de trouver leur nom, ou celui de leurs parents, dans ces documents ?

— Je vous ai dit que je n’ai cité aucun nom.

— Pensez-vous que ce soit possible ? Que des personnes soient allées là-bas ?

— Je ne pense pas, non. Tout est sous clé, maintenant… Mais quelle importance ? Quel rapport avec votre enquête ?

Niémans ne répondit pas aussitôt. Évitant de regarder Fanny, il attaqua par une nouvelle question, qui ressemblait plutôt à un coup bas :

— Vous, vous avez consulté ces fiches en détail ?

Le silence pour toute réponse. Le policier releva les yeux : Fanny n’avait pas changé de place, mais elle lui sembla pourtant tout à coup très loin. Elle répondit enfin :

— Je vous ai déjà dit que oui. Que voulez-vous savoir ?

Le temps d’un déclic, Niémans hésita, puis :

— Je veux savoir si vous avez trouvé dans ces fiches le nom de vos parents. Ou de vos grands-parents.

— Non, je n’ai rien trouvé. Pourquoi cette question ?

Le commissaire se leva, sans répondre. Ils étaient maintenant tous deux debout, ennemis, comme des pôles inversés. Niémans aperçut sa tête bandée, dans un miroir, à l’extrémité de la pièce. Il se tourna vers la jeune fille et souffla, d’un ton contrit :

— Merci. Et excusez-moi pour mes questions.

Il attrapa son manteau et articula :

— Aussi incroyable que cela puisse paraître, je pense que ces fiches ont coûté la vie à l’un des policiers qui travaillaient sur cette enquête. Un jeune lieutenant, qui débutait. Il voulait étudier ces paperasses. Et je crois qu’on l’a tué pour l’en empêcher.

— C’est ridicule.

— Nous verrons bien. Je vais aller aux archives, comparer les fiches et les dossiers.

Il enfilait sa loque trempée quand la jeune femme l’arrêta :

— Vous n’allez pas remettre ces horribles oripeaux. Attendez.

Fanny s’esquiva puis réapparut après quelques secondes, les bras chargés d’un sweat-shirt, d’un pull, d’une veste doublée de fibre polaire et d’un surpantalon étanche.

— Ça ne vous ira pas, précisa-t-elle, mais au moins c’est sec et chaud. Et surtout, mettez ça…

En un seul geste, elle enfila sur son crâne bandé une cagoule en polyester, dont elle releva les bords au-dessus des oreilles. Niémans, d’abord surpris, roula aussitôt des yeux comiques sous son couvre-chef. Ils éclatèrent brutalement de rire, à l’unisson.

Un bref instant, leur complicité revint, comme arrachée au tissu de l’obscurité. Mais le policier dit d’une voix grave :

— Je dois partir. Continuer l’enquête. Aller aux archives.

Niémans n’eut pas le temps de réagir. Fanny, en un seul geste, l’enlaça et l’embrassa. Il se raidit brutalement. Une chaleur l’inonda de nouveau. Il ne sut si c’étaient les fièvres qui le reprenaient ou la douceur de cette petite langue qui s’insinuait entre ses lèvres, l’irradiant comme une braise. Il ferma les yeux et marmonna :

— L’enquête. Je dois continuer l’enquête.

Mais il avait déjà les deux épaules plaquées au sol.

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