San-Antonio Morpions circus

A Jean-Pierre WENDLING,

l’un des autres piliers

d’une maison que nous aimons.

San. A.

OH ! QU’IL EST CRÉPU, CE CUL AU CRÉPUSCULE.

Dans son beau training rouge-soviétique, à bande blanche, il courait lourdement et l’on aurait dit un gros bourrin filmé au téléobjectif tant il était pataud et tant il paraissait faire du surplace. Une vapeur blanche, qu’on pressentait malodorante, le nimbait dans la froidure hivernale. Il s’époumonait vaillamment, charriant son gros cul de bureaucrate et toute une tripaille sédentaire happée soudain par cette séance de jogging comme par un shaker. Il courait en rougeoyant de toute sa viande qui donnait à comprendre pourquoi le porc est tout indiqué, lorsqu’on veut expérimenter des thérapeutiques destinées à l’homme. Il était d’un vilain rose, d’un vilain blond, avec des dents pareilles à une palissade déglinguée, des yeux beaux comme des rubis. Il y avait des traces d’albinos chez cet individu et l’on sentait bien, à le voir ainsi patouiller le vide, que cet exercice physique, consécutif à la lubie d’un cardiologue, ne servirait à rien, que le gros mec deviendrait podagre, cardiaque vilainement, avec des chiées d’avaries conséquentes. Et puis bon, c’est ainsi, chacun son lot. Lui, il courait sur son ombre pâle de janvier, courait à perdre : haleine, montre, suspensoir et tout ce que tu voudras sauf sa graisse rançante.

Et tandis qu’il arpentait la campagne gelée dans ce ridicule survêtement de lanceur de poids russe, oui, tandis qu’il, à moins d’un mile de là, sa dame glissait sa main tiède dans la braguette d’un aimable garçon et, avec peine, en dégageait un assez beau chibre ma foi, dru et sec sous sa belle corolle, auquel elle s’empressait de faire du bouche-à-bouche, sans nécessité apparente, l’objet se trouvant déjà dans son état le plus favorable. Mais un excès de zèle ne nuit jamais en la matière ; les coups les plus fumants ont toujours été tirés par des partenaires possédant le sens de la préparation.

Maintenant, il est temps d’apporter quelques précisions élémentaires au lecteur. L’homme en training rouge s’appelait Adam Delameer, sa femme Sirella et le godelureau si magistralement pipé San-Antonio.

Le gros blond aux dents de vieux requin foulait la localité de Eggs-to-the-Cook, dans le comté de Poultock. Sa dame pratiquait son solo de clarinette à crinière dans leur cottage poétiquement baptisé « I love you ». L’homme en rouge travaillait à Londres pour un bureau d’études où s’étudiaient des tas de trucs très évasifs pour le commun des mortels. Sa dame restait at home et, nonobstant des pipes, y faisait également des traductions pour le compte d’un éditeur de romans sentimentaux car elle était parfaitement bilingue (sans compter la sienne propre dont elle usait avec art) et parlait couramment le français, ayant passé une grande partie de sa jeunesse à Paris.

Ainsi pourvu de ces précieux renseignements, le lecteur va pouvoir pénétrer d’un pas dégagé dans cette histoire qui devait faire couler tellement d’encre (mes romans tirent à six cent mille).

Ne me reste plus qu’à lui souhaiter bon voyage et à lui recommander de ne pas prendre froid, car le mois de janvier est dur dans cette région de la côte anglaise. Le Gulf Stream ? Tiens, fume !


J’avais rencontré la ravissante Sirella (j’allais omettre de préciser combien elle était belle d’absolument partout, valable sous toutes les perspectives, qu’elles fussent plongeantes ou ascendantes, comestible sous chaque angle — d’ailleurs elle n’en avait pas lerche — avec une peau ambrée consécutive aux polissonneries d’une grand-mère coloniale, et les yeux bleus d’une maman suédoise ; ce qui ne les empêchait pas d’être sensuels, chose rarissime pour un regard d’azur). Je l’avais rencontrée au supermarket tout nouveau d’Eggs-to-the-Cook. Mais après les fatigues d’une longue parenthèse, et compte tenu que je m’adresse à des sous-doués, il est mieux que je reprenne ma phrase en y gommant ladite. Donc j’avais rencontré la ravissante Sirella au supermarket du pays, au moment où, d’un geste malencontreux, elle compromettait une pyramide de boîtes de fruits chinois en « promotion vente » ce jour-là. Mon empressement, mon agilité donnant à supposer que je disposais de vingt mains pour conjurer l’avalanche, avaient fortement et favorablement impressionné l’acheteuse. Je n’eus aucune peine à lui faire accepter de prendre une consommation à la cafétéria du lieu, histoire de se remettre de son émotion. Je lui révélai qui j’étais, à savoir un célèbre écrivain français venu dans la localité pour y puiser de la documentation sur Ted Cut, le fameux bourreau du XVIIIe siècle, lequel, je te l’apprends dans la foulée, était originaire d’Eggs-to-the-Cook[1].

Ma jolie secourue connaissait une partie de mon œuvre considérable, puisqu’elle s’intéressait à la littérature française. Elle m’avoua sécher sur certains termes et désapprouver moult grossièretés dont l’intervention ne lui paraissait pas évidente dans des ouvrages qui se suffisaient à eux-mêmes ; de même (pourquoi « de même » ? quelle sotte expression !) elle comprenait mal que j’invective mon lecteur et trouvait cette permanente agression suicidaire, car enfin je houspillais quelqu’un dont la fidélité assurait ma matérielle. J’eus beau lui expliquer que pour moi, engueuler qui me lit est le comble de l’affection, une façon violente et jubilante d’être tendre, ses origines britanniques regimbaient devant le procédé et je craignis un instant que le mépris qu’il lui inspirait compromette nos relations débutantes.

Dieu thank you, il n’en fut rien. La femme, qu’elle soit terrienne, anglaise ou martienne, n’est intéressée que par les hommes de caractère, même et surtout s’ils la choquent. Elle hait l’eau tiède, le quotidien, les époux qui ne parlent que de leurs occupations. Je lui fis donc valoir que motiver son indignation constituait une espèce de victoire et qu’il est préférable de provoquer un sursaut que de faire gentiment bâiller. Elle finit par rire, sans toutefois abdiquer. M’apprit qu’elle traduisait des œuvres délicates, aux titres enchanteurs : Château d’amour, Une fée viendra ce soir, A cœur éperdu, prose destinée à faire rêver les vieillardes, mouiller les dames mûres et se masturber les jouvencelles. Une consœur, ou presque, somme toute ! On devait se revoir. On se revit.

Du fait que j’habitais un bed and breakfast tenu par une éminente joueuse d’harmonium du pays, il m’était impossible de la recevoir dans ma piaule. Par contre, en prenant certaines précautions élémentaires, j’avais tout loisir de me rendre chez elle en l’absence de son époux. Les maris ne s’imaginent pas combien leurs femmes accueillent volontiers des messieurs pendant qu’ils conquièrent le pain du ménage. Alors que la réciproque est impossible. Cela tient à ce que l’homme clandestin ne laisse pas de trace, tandis que la femme clandestine estampille tout par sa seule présence : traces de fards, cheveux, menus objets. Le mec, lui, est entier. Ce qu’il abandonne sur place est immédiatement assumé par mes éminents camarades Jacob et Delafond dont on ne soulignera jamais assez le rôle qu’ils jouent dans la paix des foyers. De plus, l’homme a à cœur de ne pas être une source d’incidents alors que la femme sème des indices à plaisir, contente de foutre la merde avant son départ.

Or donc, Sirella m’accueillait dans son cottage anglais, propre et douillet, plein de coussins attendrissants, de fleurs en pots, et de housses capitonnées pour couvrir les théières et les œufs à la coque. Elle aimait l’amour de A jusqu’à Zob, le pratiquait passionnément, comme il doit l’être quand on se mêle d’adultère, sinon ça sert à quoi d’encorner son vieux, tu peux me dire ? J’en vois qui baisouillent de droite et gauche, comme des connes, sans seulement y prendre plaisir, et je trouve dès lors leur comportement indignant. Tromper pour le plaisir du plaisir, oui, banco, mais tromper pour le plaisir de tromper est une démarche honteuse que tu me permettras de réprouver à couilles rabattues.

Mais trêve.

Et je t’en reviens au commencement de ce drame impec, c’est-à-dire à ce matin de janvier, sec et clair, qui se trouve être un samedi. Adam Delameer, le cocu blond rosâtre, secoue sa graisse par les chemins gelés, poussant devant soi un panache de buée blanche. Il en a pour deux bonnes plombes à cavaler de la sorte entre les haies basses qui s’abaissent de plus en plus à l’approche de la falaise. Deux belles heures d’amour avec Sirella. L’aubaine ! L’aubade du grand paf languissant ! Une pendule britiche, héritée depuis cent ans et mèche égrène un second siècle au salon. Je suis étendu sur le vaste canapé un peu avachi, mais c’est très agréable, les bras écartés, la tête renversée, une jambe de-ci, une autre de-là, tandis que la frémissante Sirella me déguste comme un Château d’Yquem 1967.

L’existence est complaisante parfois et le bonheur, étant affaire d’instants brefs, la parsème d’heureuses surprises. La perspective de ce gros mari trottinant comme un cheval de mine remonté du puits tandis que son épouse s’active sur mon impétuosité, me comble de je ne sais quelle félicité. Malsaine, objecteras-tu ? Que non point. Je préfère « gaillarde ». Il y a de la gaillardise à cocufier qui le mérite, et le mérite tout individu qui dédaigne sa moitié pour l’autre, c’est-à-dire la sienne.

Le cottage sent à la fois l’ancien et le propre, à cause des vieilles choses accumulées et de la manière dont elles sont fourbies. Dieu qu’il fait bon baiser chez des gens de goût !

Sirella qui a contracté, lors de son adolescence parisienne, des habitudes amoureuses raffinées, me prodigue un plaisir sans mélange (d’ailleurs je ne vois pas avec quoi on pourrait le mélanger). Elle me pousse dans mes derniers retranchements, ou que je crois tels, puis ralentit, se ravise, me laisse au bord du gouffre somptueux des béatitudes, étourdi de déception physique pour, dès que je me suis récupéré, m’aussitôt réentreprendre. Femme experte, savante en amour. Belle occase, et c’est un zig qui les accumule qui te l’affirme. Comme j’ai eu raison de voler au secours de ces boîtes de fruits chinois dont elle compromettait l’équilibre ! Il faut dire que, depuis deux jours, je guignais une occasion favorable de lui entrer en contact. Chère femme. J’aime qu’elle eût un ancêtre noir et un autre hyper-blond. Quel superbe aboutissement ! Il est des rencontres aussi déterminantes que des hasards. Ah ! le bel alliage !

« Eh bien, mon vieux Tonio, ne m’envoie-je pas dire, eh bien, il serait temps que tu cesses de jouer les pachas au harem et que tu fasses un geste. Le moment est venu de fournir une prestation active. L’égoïsme masculin, tant déploré, commence par un excès de passivité. D’elle découlent vite l’indolence, puis la négligence. Paie de ta personne, Antonio de tes deux ! N’oublie jamais que lorsqu’un amant n’est plus à louer, c’est sa partenaire qui le devient. On ne conserve que par la conquête permanente. »

Et, poum ! à table, mon Sana !

Avec Sirella, faut pas craindre. Si elle est scandinave par les yeux, elle est particulièrement d’hérédité jamaïquaine par sa face sud ! Ninette, espère, c’est pas la toison d’or ! T’as l’impression qu’elle s’est fait un slip dans son vieux manteau d’astrakan. Lui faire minette, c’est bouffer un pull en mohair ; je donne ces précisions pour la dame de l’autre jour qui m’a déclaré que j’étais un auteur malfamé ; bien lui faire comprendre où est son intérêt.

Nous voici donc sous le signe des gémeaux stylisé. Le cercle magique. Formant couvercle, elle m’étouffe. Faut que je me ménage une manche à air. L’ingéniosité si tu t’en dépars un seul instant, t’es floué. Je m’en sors en lui ménageant un guiliguilou sous-jacent. La manche à air souhaitée, c’est la mienne, tu piges ? Attendez, madame la vertueuse de l’autre jour, ne partez pas, vous le regretteriez. Ça va devenir bien.

On se lance dans cette combinaison pour sybarite (sybarite m’était conté) et on s’applique à en retirer un max d’efficacité. C’est bien parti. L’ardeur est au rendez-vous ; c’est encore plus bath que la fête de l’Huma, sauf qu’en guise de discours y a que des tyroliennes amorties.

Nous perdrhaleinons merveilleusement. Bref, on fait avec. Et je me survolte en imaginant le blondasse dans son training à la noix butant sur des cailloux soudés au chemin par le gel. Tu crois qu’il a déjà gloupé sa rombière, ce con ? Penses-tu, il préfère un hot dog ! Y avait donc aucune raison pour que la jolie médème passe à côté de la gagne sous prétesque qu’elle a marié un goret, si ?

Notre première phase dure ce qu’elle doit durer. Et alors, bon, je me rappelle plus lequel de nous deux décide qu’on pourrait passer à la figure number two, celle dite du « Cosaque furieux ». Pour ce faire, nous nous désunissons provisoirement afin de rajuster nos postures. Et dans ce mouvement, j’avise une masse rouge à pas trois mètres. Pile, je réalise : le mari ! Non, t’avoueras, ce mec n’est pas sortable ! Qu’est-ce qui lui permet, à ce lard, de rentrer chez lui inopinément ? Sont-ce des choses à faire ? Si on se met à jouer le vaudeville en plein comté de Poultock, merci bien, moi je retourne chez ma mère !

Mr. Adam Delameer est tout ensueuré, kif un gros cierge de procession. Il respire large. Ça dilate son survêtement. On peut penser que ses lotos vont lui dégouliner des orbites, tellement au point qu’il exorbite, le pauvret. L’air incrédule et teigneux avec ça !

— Sirella, murmure-t-il, vous n’êtes donc qu’une truie !

— Si elle l’était, je lui rétroque, vous formeriez un couple bien assorti, mais ça n’est pas le cas, mister Delameer.

Qu’est-ce que tu dis ? Que je ne suis pas charitable ? C’est vrai, je suis là, je fais reluire sa dame et encore je l’insulte parce qu’il nous surprend en flagrant du canapé.

Marrant, mais c’est ce second outrage, pourtant plus véniel me semble-t-il que le précédent, qui fait déborder le vase de son sang-froid.

Le gros rosâtre se précipite à la cheminée pour y chercher du contondant. Il en trouve à profusion. Dans les books moins fignolés que les miens, en pareil cas le cocu s’emparerait d’un tisonnier. Mais lui, il est costaud. C’est carrément un chenet qu’il biche. En cuivre, période victorienne. Il s’en torche que l’objet soit en forme d’équerre ; l’homicide ne s’attarde pas à ces billevesées quand il est sur orbite.

Mugissant, il se rue sur moi, pauvre amant transi en faible débandade. J’esquive, mais un bonheur-du-jour (duquel, ça j’aimerais le savoir, en tout cas pas d’aujourd’hui) brime ma parade. Je déguste le chenet sur l’épaule droite. Salaud ! Ma clavicule ! Des ondes douloureuses me parcourent dans le sens des aiguilles d’une montre. Je suis paralysé. L’homme en sauvagerie relève sa masse. Il est terrible dans sa tenue écarlate, avec sa sueur, sa peau de goret et son regard fou qui lui gicle de la tête. J’étends le bras gauche pour tenter de freiner le nouveau coup. Je vois ma dernière heure survenir à grandes enjambées, sa faux à l’épaule. Se peut-ce, un superman comme moi, rescapé de tant et tant de mauvaises échauffourées, de tant et tant de guet-apens sournois, de drames épiques, de vilains méchants autrement armés et sanguinaires.

O sombre infortune ! Le héros pour bandes dessinées, dont les exploits relèguent ceux de Roland, Bayard, Duguesclin et autres Lemmy Caution sur le rayon de farces et attrapes, périssant de la rogne d’un cocu ! Grande heure et des cadences ! Pourquoi ne pas finir sous les roues d’un ultime tramway de préfecture, d’une tuile mal toitée, d’un champignon suspect ou d’une piqûre de guêpe, du temps que j’y suis et que tu y es ? Mais notre dernière heure appartient au destin. Lui seul la décide et stoppe le sablier de notre vie, comme le disait si justement la Grande Ourse à sa réception à l’Académie franco-belge. Seulement, n’oublie pas que je suis borduré, mon enfant. Pile que le cornard va me déguiser en flaque, sa Ninette qui s’était éclipsée se pointe, nantie d’une forte pétoire.

— Adam ! crie-t-elle, arrête sinon je tire !

Le gros veau n’a cure. Entend-il seulement ? Son geste irrémédiable, déjà armé, va s’achever, au grand dam de mon visage avenant.

Alors deux coups de feu claquent. Je ne te les écris pas ici, ma machine ne comportant pas le signe de résonance. Toujours utile (ou est-il) que mon tagoniste sursaute. Le chenet lui choit de la pogne avec un gros bruit. Son visage devient plus grotesque encore sous l’effet de la stupeur. Puis on a l’impression qu’il se replie sur lui-même, se ratatine comme un masque de caoutchouc qu’on vient d’arracher. Et l’homme s’écroule enfin, brisant une table basse d’acajou, sur tréteaux. Il a quelques ruades, ouvre grand la bouche… Ses yeux se révulsent. Tu sais ? Comme ça. Rien que du blanc ! Il est étalé sur le dos, plus gros mort que vivant, contrairement à Guise qui, lui, était plus grand, mais c’était un noble et tu ne vas pas me comparer la mort d’un duc avec celle d’un porc, s’il te plaît ! Je t’en grille, un peu de détenu, comme disait un directeur de prison.

Une tache pourpre s’étale sous le rouge du traininge.

Moi, je suis là, le bras fané, la bite sortie, l’air plus glandu que le type qui s’est torché par inadvertance avec son billet gagnant de la Loterie. Ah ! pas fiérot le moindre, espère ! Me dis que si je ne suis pas embastillé par les Rosbifs pour complicité de meurtre, je n’aurai plus que la ressource d’entrer dans les ordres, après un tel désordre. Reusement que la peine de mort a été abolie en Anglaiserie. Merde ! Haut et court, l’Antonio ! Tu juges ?

Je me tourne vers Sirella.

Cette personne est d’un calme effrayant. Le veuvage n’apaise pas la haine conjugale d’une femme. L’homme, bon, dès la première pelletée de terre, il se tourne vers l’avenir ; la gonzesse, comptes-y, julot ! Elle n’en finit pas d’écumer le bouillon de ses rancœurs. Jamais un linceul n’a enveloppé le passé pour une épouse vindicative. Et à la façon dont elle considère l’agonisant, je constate une montagne de haine dans ses grands yeux de limpide-lazuli.

— Votre intervention a été opportune pour ma santé, mais elle risque d’être néfaste pour la vôtre, ne puis-je me retenir.

La petite louve sombre, au regard de ciel, comme l’écrirait probablement M. Maurice Schumann dans son deuxième livre en préparation, daigne me défrimer. Son expression est dépourvue de gentillesse, et a fortiori de tendresse.

— Fichez le camp ! me dit-elle.

— Voyons, Sirella, je ne peux vous abandonner dans une telle situation !

— Ne compliquez pas les choses et partez !

— Mais comprenez que je suis votre unique témoin à décharge, si j’ose dire. Les faits réels plaident en votre faveur : légitime défense. Ma clavicule brisée, la posture du corps, le chenet, tout est éloquent.

— Je n’ai pas la moindre envie d’être traînée devant des juges.

— Mais c’est inévitable ! Vous ne pourrez prétendre que cet intempestif est mort de la fièvre typhoïde !

Elle s’emporte tellement que je me demande si elle ne va pas me plomber à mon tour.

— Oh ! grand Dieu, vous ne comprenez donc pas ? Je vous demande de disparaître. Et tâchez de ne pas vous faire repérer !

— Je n’ai pas l’habitude d’abandonner lâchement une femme qui vient de commettre une folie pour moi, Sirella !

Elle tape du pied.

— Ce qu’il est con, ce type ! s’écrie-t-elle en bon français (j’ai relevé la même phrase dans Molière, dans Bossuet et dans « Pauvre Blaise » de Pascal Ségur, et même Roger Peyrefitte assure qu’on peut y employer quand c’est pris au figuré subjonctifiable).

Du canon de son arme, elle m’intime de foutre mon cher camp.

J’obéis.

Car retiens bien une chose, gamin : c’est qu’il ne faut jamais se montrer plus loyaliste que M. Loyal.

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