TU N’AS PAS NIQUÉ PARCE QUE TU AS PANIQUÉ.

La maison de Mrs. Mahouss, mon hôtesse, s’élève à l’entrée de la localité. Tu vois la boucherie Bidoch ? Eh bien, en face.

Il s’agit d’une construction déjà ancienne, à laquelle une succession de propriétaires ont apporté leurs propres initiatives, ce qui donne une demeure tarabiscotée, avec des colombages, des terrasses inattendues, des haies que l’architecte initial n’avait pas prévues, et même un bout de tour octogonale résultant de la prétention du grand-père de Mrs. Mahouss, lequel fut colonel dans l’armée des Indes.

Mrs. Mahouss mériterait le qualificatif de « géante » si elle n’était pas si grande, mais dans son état elle échappe au vocabulaire. Lecteur au rabais (je t’appelle ainsi compte tenu de la modicité flagrante du prix de mes zœuvres, mais je te conserve en grande estime dans l’armoire de mon amitié), laisse-moi te dépeindre un bon morceau de Mrs. Mahouss, cela en vaut la peine. Imagine… Quoi, au fait ? Disons un tas, une masse, un agglomérat de chair dans lequel se définissent plus ou moins distinctement quatre membres et un tronc. Les membres paraissent atrophiés, le tronc, au contraire, surdéveloppé ; tronc de baobab aux branchages indécis. La tête est plutôt petite, comparée à son piédestal. Mrs. Mahouss n’aurait pas grand effort à fournir pour ressembler à quelque monstre antédiluvien sorti inopinément d’une caverne des monts Grampians où il aurait affronté quelques-uns des millénaires les plus sots de l’Histoire universelle.

Elle est si énorme, si formidable, si importante qu’elle a dû faire élargir chez elle les cadres des portes, ce qui fausse toute perspective honnête et contribue au baroque de sa crèche. Comparé à elle, je me sens de la race des avortons. Ce diplodocus femelle parle d’une petite voix feutrée qui fait peur, suintant de cet immense corps. On a la pénible sensation que ces chuchotis précèdent un formidable cri capable de faire craquer les tympans les plus éprouvés, tels ceux des manipulateurs de marteaux piqueurs, des secrétaires de commissaires-priseurs, des imprimeurs de journaux, des habitués de boîtes de nuit, et de l’ingénieur du son enregistrant la plainte désespérée du Mammouth enfonceur de prix.

C’est donc en cet antre d’animal préhistorique que j’ai trouvé refuge. Là que je cours me terrer en sortant de chez Sirella.

J’use le temps à écrire une longue lettre de tendresse à ma Félicie, à relire les Mémoires de Casanova, et à bouffer des mets insipides à l’auberge du pays qui s’intitule « On est mieux ici qu’en face » (l’en-face étant la maison qu’habita Ted Cut, le célèbre bourreau).

Jusqu’à l’heure du dîner, mon environnement reste quiet. Mais pendant que je suis à table, une effervescence s’opère. Ça se met à parler bas, des messieurs étrangers viennent s’alimenter, leur entrée fait cesser les conversations. Ils sont bientôt suivis de journalistes buveurs de scotch, dont les appareils photographiques s’entassent sur les tables.

Un qui se fait tout minard dans son coin, c’est ton pote Sana, mon chéri. Je me crois fourvoyé dans un polar de mamie Gaga Christie. La vieille Angleterre où un meurtre a été commis. Ne manque que Hercule Poirot-Delpech pour fignoler le tableautin. J’essaie de tendre l’oreille, mais au pays de la discrétion, il est malaisé de capter les conversations. Pourtant, au moment où la serveuse rouquine à pois orangés m’apporte une tranche de cake (cake tu racontes ?) dont les raisins secs sont restés plus secs que des crottes de chèvre, je risque un geste circulaire et murmure négligemment :

— On dirait que quelque chose ne va pas, par ici, Mary ?

Elle prend une mine circonstancielle de lieu pour me confier :

— Pour sûr, Sir ; il y a eu un meurtre dans le pays.

J’adopte la mine incrédule seyant à ce genre de révélation.

— Un meurtre ?

— On a tué Mr. Adam Delameer, après avoir ligoté sa femme et l’avoir enfermée dans la cave. La pauvre est tellement secouée qu’on a dû la conduire à l’hôpital.

J’enregistre bon train la version officielle des faits. On dirait que ma petite friponne assassine ne s’est pas trop mal débrouillée.

— On a appris quelque chose à propos de l’assassin ?

— Ils étaient deux, du genre basané, si vous voyez ce que je veux dire ? On pense qu’il s’agirait d’une action terroriste. Il y a quelques années, Mr. Delameer travaillait au Moyen-Orient, si vous voyez ce que je veux dire ? Il aurait pris là-bas des responsabilités que des gens ne lui ont pas pardonnées, si vous voyez ce que je veux dire ?

Manière d’apaiser Mary, je l’assure que « je vois parfaitement ce qu’elle veut dire » et donc, subséquemment, ce qu’elle ne dit pas. Lui réclame un café et entreprends de rêvasser, ce pour quoi j’ai des aptitudes qui remontent à ma puberté.

« Bien joué, la mère ! » applaudis-je in petto. Elle a drôlement pris la situasse en main, ma Merveilleuse. Dis donc, y a pas que l’amour qu’elle sache faire ; rayon arnaque, c’est tout le grand art. Pour abuser des mecs du Yard, faut des dons et savoir s’en servir. Buter son vieux et arranger ensuite une mise en scène capable d’abuser la poultaille, voilà qui n’est pas donné à toutes les jeunes veuves. Mais cette aimable construction ne risque-t-elle pas de s’écrouler ? Pour ma part, je me sens un brin voyant dans ce patelin, malgré ma discrétion foncière. Tout nouveau venu, quand il est étranger de surcroît, mobilise l’attention d’un village. Il y a une huitaine de jours que je suis ici, ce qui plaide en ma faveur. Un « terroriste » trucide-t-il quelqu’un après s’être montré à toute une population attentive ?

Je fais le point. Quand je rendais visite à ma jolie conquête, j’usais d’une astuce imparable : j’allais me promener dans les ruines du château médiéval surplombant la localité. Un bois de peaufiniers m’offrait un asile touffu jusqu’au mur à demi écroulé bordant la demeure de Delameer. J’entrais dans leur jardin où une roseraie, orgueil de feu Adam, continuait de me dissimuler aux regards éventuels. Ensuite je traversais de part en part un appentis pour m’engouffrer dans la cuisine où m’attendait la gente médème. Pour repartir, j’empruntais le même chemin, si bien que jamais on ne m’aperçut chez mes hôtes d’une heure. Il se produisit bien une visite, au cours de l’une des miennes, celle d’une vieille sorcière quêtant pour une œuvre qu’elle prétendait charitable. Sirella eut le temps de se coiffer d’un turban et d’attraper un balai, donnant ainsi à croire qu’elle fourbissait son plancher au lieu de ma chère bibite.

Non, décidément, si ma gentille décapsuleuse de braguette a suffisamment de nerfs pour se cramponner à sa version, tout doit bien se passer.

Et tout se passe au mieux, en effet.

Un garagiste de la région prétend avoir abreuvé en essence la voiture de deux… vous voyez ce que Mary veut dire ? nantis de « réellement sales gueules », selon le bonhomme.

Bref, trois jours plus tard, les obsèques d’Adam Delameer ont lieu. Je les observe à distance. La « veuvette » toujours traumatisée n’y participe pas. Par contre, tout le village s’est cru obligé de suivre le malheureux Adam jusqu’à sa dernière demeure comme on dit puis chez nous. Le deuil est conduit par un oncle cacochyme, ancien militaire, sa démarche en témoigne, flanqué d’un cousin et d’une cousine, croit-on, venus du pays de Galles. Les vivants accordent toujours davantage d’émotion aux gens ayant péri de mort violente, comme si le défunt se trouvait grevé d’une double injustice : être mort, et l’être devenu contre nature.

Grises funérailles, en vérité, ce qui est pire que noires. Silence recueilli. Cheminement hébété d’otages marchant au sacrifice. Le prêtre chante faux (chanter en anglais, déjà, c’est prendre des risques) ; le corbillard automobile crache une fumée huileuse car il bouffe de l’huile ; pour couronner le tout, le froid sec des derniers jours a fait place à une brumasse cotonneuse que des mouettes effarées touillassent de leurs ailes de lamellibranchophages. Si vraiment, ô mon joyeux lecteur, tu ignores ce qu’est la mélancolie, viens jeter un œil à l’enterrement de Mr. Adam Delameer, et la notion t’en viendra comme des boutons sur la queue après avoir consommé dans le quartier de la Goutte-d’Or.

Après la cérémonie, les deux auberges d’Eggs-To-The-Cook sont bondées, kif chez nous autres, en France, où il fait si bon boire à la santé éternelle des disparus avant que de disparaître soi-même.

Je regagne ma carrée, l’oreille basse ; malcontent d’avoir vécu cela, me disant, dans les méandres de ma conscience que, sans mon séjour dans ce pays, Delameer serait toujours vivant. Sans doute Sirella s’envoyait-elle en l’air à l’occasion, mais je fus l’occasion intempestive, l’occasion de trop, l’occasion qui ne devait pas se produire. Et ce gros porc en training rouge continuerait d’arpenter la lande si je n’étais venu confier mon pénis à la gourmandise de son épouse. Certes, je l’ai fait en service commandé ; ce qui constitue mon unique défense, mais a-t-on le droit de se plier à des services engendreurs de mort ?

Tu vois, lecteur très cher, à la fidélité combien émouvante, tu vois que ton San-Antonio longe les rives fangeuses de la neurasthénie, en ce pays qui semble l’avoir en charge, comme son British Museum a en charge le sombre butin de ses armées en jupettes et casques de liège. La tristesse est britannique, comme le whisky qui la noie, comme le ketchup recouvrant pompeusement sa cuisine pour cautériser l’insipide au feu du piment. Et je viens de la contracter. Me sens seul, seul, infiniment, sur fond d’enterrement, sur fond d’ouate sale. Les mouettes glapissent des présages. Je perçois, en prêtant mieux l’oreille, la rumeur continue de la mer du Nord, ce qui n’arrange rien.

Mon marasme est tel que je sollicite de Mrs. Mahouss la permission de téléphoner en France en P.C.V., car elle ne tolérerait pas que je contracte une communication autrement, de peur d’y laisser des plumes. Et encore exige-t-elle de formuler personnellement la demande.

Je lui bonnis le numéro de Félicie. Et tu parles que m’man est partante pour « accepter » cet appel. On papote un instant : sa santé, l’école de Toinet, la nouvelle opération de Mme Pinaud (sa vésicule, toujours, qui débloque), le voisin venu demander la permission de refaire sa cabane à outils contre le mur qui nous est mitoyen… Je lui explique que je me languis dans le fog britannouille ; et puis je lui demande de tuber à Bérurier pour lui dire de m’appeler d’urgence au numéro de Mrs. Mahouss. Et bon, ça va mieux d’avoir entendu la voix de ma vieille. Un petit badigeonnage de cerveau. Ça se met à sentir la lavande dans mon âme cacateuse. Je pense à notre voisin, le père Pillet. Tous les trois quatre ans, il la refait, sa cabane à outils, en y ajoutant chaque fois une chambre de plus, sans jamais solliciter de permis de construire. Simplement, notre autorisation à nous lui suffit. Il est pas fier ! La cabane à outils initiale est devenue presque plus vaste que son pavillon de meulière. Il loue les chambres à des bonniches portugaises et ça sent la morue frite, pleins tubes, certains soirs, quand ces demoiselles donnent une réception mondaine. La plus âgée de ses pensionnaires, il l’a épousée en secondes noces, papa Pillet, pour la grande fureur de ses chiares à lui qu’admettent pas les mésalliances. Mais ils sont établis et vivent leur vie, Pillet entend vivre la sienne. Il se dit qu’un jour, pour les niquer, il filera un môme à la grosse Anna-Maria, du temps qu’elle est toujours productive. Lui, il aime le Portugal, Pillet, seulement comme il déteste les voyages, il préfère que le Portugal vienne à lui ; c’est son droit. La langue le charme. Parfois, quand on discute devant nos crèches, au hasard d’une rencontre, et que des jactances partent de « la cabane à outils », il me dit, requérant mon attention d’un index de mélomane :

« — Beau langage, non ? Même quand ces demoiselles s’engueulent, on dirait qu’elles chantent. »

Un jour, je lui ai répondu que je préférais l’italien ; il est resté un mois sans me saluer…

Bon, de la vie paisible, de la vie archiquotidienne, il en est de partout, n’importe l’hémisphère, les latitudes. C’est de la mousse, le quotidien. Ça forme des grandes plaques moelleuses. Si, par hargne gratuite tu te mets à les arracher, tu découvres la hideur du néant, plus quelques vilains cloportes surgis de nulle part et qui y retournent.

Maintenant, t’attends des explicances concernant ma présence à Eggs-to-the-Cook. Mais ça ne presse pas. La rate au court-bouillon, merci bien ! Toujours se décarcasser l’oigne pour raconter ceci, expliquer cela, te mastiquer l’action, fignoler les personnages, bien que tu puisses suivre, ça finit par me les rompre un tant soit peu. On est des purs galériens, nous autres de la romancerie. A dévotion. S.V.P., le syndicat d’initiative… Et quand on en prend trop, d’initiatives, voilà que ça se met à rouscailler dans les chaumières, comme quoi on outrepasse, on décrédible.

Alors mollo, tu m’entends, fiston ? Chaque rose en son champ, comme disait M. François Mitterrand à l’époque où il présidait la République. Tout viendra à poing pour qui saura t’attendre. Tu l’auras ton carnet d’entretien. Mes books, tu le sais bien qu’ils sont « vidange-graissage » garantis, avec resserrement des culbuteurs et du jeu de Paume toutes les cinquante pages.


Je m’ennuie comme la dernière pomme du compotier. Une bonne tringlée me calmerait la tubulure, mais fourrer qui ? Pas la mère Mahouss, elle n’est point accouplable cette masse-dame. Je pense avec nostalgie à la jolie Sirella qui a flingué son vieux pour mes beaux yeux chatoyants. J’ai la clavicule nasebroque. A propos, je t’avais dit que c’était la droite, tu veuilles bien rectifier, please : c’est la gauche ; j’ai trop besoin de mon bras droit pour m’en priver d’un mot écrit à la galopette. Donc, je souffre de l’épaule gauche, du bras gauche et de tout ce que tu voudras encore de gauche. N’empêche que si je tenais la veuve Delameer, j’oublierais ma douleur pour l’étreindre comme qui-peu-embrasse.

La pendule du salon me râpe la patience.

Que fiche ? Attendre de nouvelles directives, d’en haut ? Je souris en songeant que, désormais, « en haut », c’est Bérurier. Si par malchance, négligence ou impossibilité majeure tu n’as pas lu mon précédent chef-d’œuvre modestement titulé Va donc m’attendre chez Plumeau, ouvrage qui a été couronné par l’Académie San-Antonio à l’unanimité du jury, si donc tu as passé à côté de cet événement littéraire, tu ignores encore, à l’heure où je mets au four ce soufflé de conneries, la nouvelle la plus fracassante de cette entre-deux-guerres : Bérurier a été promu directeur des services de police, à la suite d’un canular de Marie-Marie, sa nièce inspirée, qui l’inscrivit aussi clandestinement qu’opportunément au parti socialiste.

Le fait, en tout cas, est indéniable, brutal, effarant mais véridique : on a viré le Vieux, notre bel Achille super-mondain, pour fourrer dans son fauteuil ce gros lard mal embouché, qui meurtrit la langue, pète des alexandrins vigoureux comme du Corneille, ne se lave pas davantage le visible que le caché, bâfre, baise et boit (ce qu’on appelle à la Grande Taule les trois « B » du Grand B), malmène qui lui résiste, pleure aux Deux Orphelines, respecte autant un menu de restaurant que les Evangiles (mais pas plus), se vante d’être cornard, encorne à tout-va, sème à tout ventre et qui, une fois nu, ressemble à un poste à essence (colonne de benzine pour la version suisse romande) tant son pénis est conséquent. Ce gueulard, ce cogneur, ce soiffard (ne les a-t-on pas surnommés, Berthe, Alfred et lui : « Les Trois éméchés » ?) est donc devenu, par le jeu des mutations et transmutations, mon patron. J’attends des ordres à présent de ce goret à qui j’en ai tant donnés ! Retour de manivelle ! Ainsi est la vie : audacieuse et surprenante.

Il a quelque peu changé, l’Obèse, à mon endroit. Depuis son entrée (des gladiateurs) en fonction, il se croit obligé de me vouvoyer. L’autorité désempare celui qui ne la porte pas en soi naturellement, de même que la fortune met en porte à faux l’homme qui n’a pas une mentalité de seigneur.

Mrs. Mahouss obstrue le formidable encadrement de la porte.

— Une tasse de thé vous ferait-elle plaisir, mister Antonio ?

Elle m’a eu déjà une fois, avec son eau chaude et ses biscuits rances, la mère ; elle peut se les filer dans la culotte. Je décline poliment, alléguant que la Faculté m’interdit formellement les excitants.

Navrée, elle se retire, comme l’océan lorsque sonne l’heure de la marée basse. Quand elle quitte une pièce, il se met à y faire plus clair, dirait-on.

Et c’est le moment où un coup de sonnette retentit en coulisse. Mrs. Mahouss va délourder. Très peu après, sa masse informe revient me pomper la lumière.

— Quelqu’un pour vous, mister Antonio, m’annonce l’himalayeuse.

Elle débouche l’horizon, et alors ma vue se brouille comme les œufs aux truffes de chez Lasserre. Qui vois-je ici surgir ?

Non, mon petit bonhomme, pas la couine, non plus que son prince des daims bourre, pas davantage que lady d’ail ou son grand glandu qui a l’air tellement spirituel quand il dort ou joue au polo (mais c’est rien, faut le voir baiser !).

Tu sais qui vient ce soir, dans ce bed and breakfast de la mère Tate-z’y ?

Quelqu’un que je te causais y pas deux minutes, mon pote : Achille ! Parfaitement, mon ex-dirluche, disparu au faîte de sa carrière pour abandonner son noble fauteuil au derrière mal torché de Béru.

Le Vieux ! The Old ! Le Tondu ! Dont nous ignorions ce qu’il était advenu depuis sa purge.

Il est là, impec, dans un complet bleu, pull de cachemire ; un Berburry sur le bras, une casquette irlandaise à la main. Grave, comme toujours, le regard limpide comme du Pernod blanc avant la souillure de l’eau.

Je me lève d’un élan de médium houspillé par la voix de Jehanne d’Arc.

— Seigneur ! fais-je.

— Ah ! il me reconnaît, hargnit le déplumé intégral.

Et il s’avance. Je me jette à sa rencontre comme un parachutiste se jette à la rencontre des deux mille mètres de vide placés sous ses pataugas. Son attitude réfrène mes ardeurs.

— Salut ! me fait l’arrivant en me présentant sa main à baiser.

Mrs. Mahouss, impressionnée par la classe du personnage, le défait de son imper et de sa gapette avant de nous laisser.

Je propose un fauteuil à Achille. Il en choisit un autre, près de la fenêtre, s’y dépose aristocratiquement, le fessier aérien, les cannes Louis quinze, ses bras modelant les accoudoirs. Et de le retrouver, tel qu’en lui-même, si farouchement identique à ce qu’il fut toujours, l’émotion hydrate ma prunelle. Achille s’en aperçoit, un éclair de contentement humanise ses yeux translucides (toujours lucides, rarement en transe).

— Racontez ! supplié-je, racontez-moi vite, patron !

Il murmure avec délectation :

— Patron…

Le répète à ton désabusé. Puis, de sa voix unie, avec quelques gouttes de citron tout de même :

— Le « patron » vient d’achever sa traversée du désert, mon cher ami. Elle aura duré six semaines ; je m’en souviendrai.

— Dois-je comprendre que vous avez réintégré votre poste, monsieur le directeur ?

Il hausse un bout d’épaule.

— Mieux que cela. Vous n’avez pas lu les journaux ?

— La presse française n’arrive pas jusqu’à ce bled, boss.

Achille rit soudainement, comme quand on tente de faire peur à un enfant.

— Je suis sous-secrétaire d’Etat, mon ami. Son « ami » a un grand élan charmé :

— Formidable !

— Mais j’ai dû mettre le paquet.

— Bravo : il était bien ficelé !

Le Vieux jubile.

— Vous savez comme je m’attendais au coup de balai, consécutivement au changement de régime ? J’essayais de me faire petit, de jouer les « yes-men », d’assouplir une échine où pourtant rôde l’arthrose. Les mois passaient. Je renaissais à l’espoir. On se dit que qui ne prend pas tout tout de suite ne prend rien. Je m’espérais oublié, voire toléré, plus ou moins pardonné d’avoir existé avant leur venue. Chaque journée achevée constituait une victoire. Tout individu qui n’est pas mort est réputé immortel. Et, bien entendu, au moment où je ne m’y attendais plus, la chose s’est produite. Muté à Nouméa, mon garçon ! Sec ! Pouf ! Et vous savez bien sûr qui m’a remplacé, un malheur ne survenant jamais seul ? On a joint l’humiliation à la brimade. Non content de me couper la tête, on y ajoutait de fausses moustaches. Le Falstaff des bistros installé sur mon trône ! Je commence tout juste à en rire, car c’est drôle, somme toute, vous ne me direz pas le contraire ? On vous eût promu, vous, San-Antonio, qui fûtes mon disciple et possédez une certaine valeur, bon, bast, d’accord, j’aurais plus ou moins compris. Mais lui ! Ce gros machin répugnant ! Ce tas de sottises en vie ! Cette fosse d’aisance en circulation ! Lui, avec ses ongles noirs et ses yeux rouges, dites ! Lui avec ses dents encombrées d’immondices comme le sont les grilles d’égout ! Cet analphabète ! Que dis-je, cet analphacon ! Ce malodorant, ce butor, ce niais qui chaque fois qu’il doit signer hésite sur l’orthographe de son nom. Lui qui ne saura jamais que Quito est la capitale de l’Equateur, ni que Fleming a découvert la pénicilline. Lui, l’abject, que l’on comparerait à un éléphant si les pachydermes n’avaient droit à notre estime. Lui, si gros, si gras, si sale, si vinasseux, si mal rasé et que l’on sent plein de vilaines tripes trop encombrées ; lui, à ma place, le cul dans mon fauteuil, les coudes sur mon sous-main, ses énormes pieds puants sous mon bureau ! Huit nuits sans dormir, San-Antonio. Et les huit jours qui allaient avec également, bien sûr !

« J’ai tout envisagé… D’abord, d’entrer dans les ordres. Seulement, et ma femme ? Et ensuite, vous vous en doutez : de me suicider. Seulement, et moi ? Cerné ! J’étais cerné. Je n’avais plus qu’à assumer ma déchéance. Partir pour Nouméa, tout comme les bagnards d’antan ? Dites, les antipodes, merci. Je n’ai pas l’habitude de vivre la tête en bas, moi. Alors, quoi ? Démissionner et aller me claquemurer dans ma campagne normande pour en repeindre les cinquante-huit fenêtres ? Là, j’ai failli. Mais l’idée, la bonne, m’est venue vous savez où, Antoine ? Vous donnez votre langue au chat ? Dans une pissotière, mon bon. Si ma vessie ne m’avait tarabusté, je serais passé à côté de la gagne et n’aurais pas crié « Eurêka ». C’est la queue à la main que la solution m’est apparue. Vous êtes prêt, commissaire ? Attendez-vous à avoir un choc. Un vrai. Vous y êtes ? »

Il sort son portefeuille, y prend une carte qu’il me tend. Je la saisis, ma main se met à trembler. Se peut-ce ?

— Non ? balbutié-je.

— Si !

— Vous ?

— Moi !

Ce brillant dialogue pourtant bien amorcé tourne bref. Je lui laisse reprendre le petit rectangle frappé de la faucille et du marteau. Achille s’est inscrit au parti communiste…

Il remise ce document, fièrement.

— Je vais vous dire une bonne chose, San-Antonio, promettez-moi de ne jamais l’oublier.

— Comment le pourrais-je, monsieur le camarade directeur ?

Il articule :

— Quand il faut ce qu’il faut, il faut ce qu’il faut, Antoine, me fais-je bien comprendre ?

— On ne peut être plus clair, camarade.

Il ajoute :

— D’ailleurs, je peux vous le confier, mon petit : la chose couvait en moi depuis l’adolescence. C’était endémique comme la peste bubonique dans certaines contrées. Toute ma vie n’a été qu’un malentendu. Je jouais au grand bourgeois alors que je hais cette caste infâme qui a étouffé l’évolution populaire et réduit l’homme en esclavage. Désormais je suis sur orbite, San-Antonio. D’ailleurs, mon examen de passage a été concluant puisque… Sous-secrétaire d’Etat, joli purgatoire, hé ? Attendez, mon grand, attendez que ça se décante, et vous verrez Achille jusqu’où il ira.

« Ah ! on me croyait fini, balayé comme excrément de chien ! On m’avait banni, radié, expulsé. On va voir ! Froid aux yeux, moi ? Jamais ! Mes prunelles ont mis leur thermolactyl, Antonio. (Il tapote l’emplacement de son cœur, c’est-à-dire, donc, celui de sa carte du Parti.) Ici, l’avenir, mon garçon ! Qui oserait le nier ? L’Occident aura beau regimber, louvoyer, protester, il passera à la casserole, mon petit vieux. Missiles à dominicile ! Cinq minutes pour fermer vos gueules sinon on vous rase gratis : Paris, London, Madrid, le Vatican, le Mannekenpis. Et alors, la grande vague pourpre ! Nostradamus gagnant ! Hop ! hop ! par ici la bonne soupe à l’oseille. Les Bourses fiévreuses changées en salles omnisports. La Corbeille devenue panier de basket ! Moi, j’aime. Et vous allez les retrouver chez Dache, le perruquier des zouaves, les nouveaux messieurs ! Le rose, ça ne tient pas le coup ! Couleur bâtarde, comme le violet ! Etre rose c’est être à demi rouge, et par conséquent à demi blanc. Vous me suivez, beau jeune homme ? Le futur appartiendra à qui sera quelque chose en plein. Redman, whiteman. Le reste ? Fume ! Et un gros comme ça ! Il a pris la bonne route, Achille : celle qui conduit à demain. Ça vous intéresserait, comme croisière, demain, mon gars ? Beau pays à visiter. En ce cas, en file indienne ! Le monde est réservé à ceux qui survivent. »

Un temps très long passe sur sa diatribe comme une langue d’homophile sur une zézette adolescente. Le camarade Achille sort un fin mouchoir de sa poche pour tamponner ses tempes glabres que son courroux a emperlées.

— Patron, murmuré-je, vous m’éblouirez toujours !

Et c’est vrai que sa vitalité me confond. Si je lui survis, je demanderai un moulage de sa tête pour m’en faire une pomme d’escalier.

Le Vieux me lance un clin d’œil de maquignon qui vient de vendre un âne rouge en persuadant le client qu’il s’agit d’un cheval arabe. Il est content de soi, un peu de moi. Se sent puissant, éminent, avec plein de projets hardis et un futur grand comme la Beauce.

— Au fait, me décidé-je, puis-je vous demander ce qui me vaut le bonheur de votre visite ?

— Je viens coordonner, me dit-il.

J’attends la suite. Elle ne tarde pas.

— Puisque vous n’avez pu lire la presse française dans cet îlot insalubre qui, en deux mille ans d’Histoire, n’aura su créer de vraiment grand que la Rolls Phantom, vous ne savez pas à quoi s’exerce mon sous-secrétariat d’Etat. Sachez donc, commissaire, que je suis à la tête d’un Service national de coordination, chargé d’établir une transparence, voire dans certains cas une coopération entre les différentes polices françaises et les différents services de renseignements. J’ai eu à cœur, apprenant qu’on vous avait exceptionnellement délégué à la Brigade Azur, j’ai eu à cœur, dis-je, de superviser cette opération, comprenant tout ce que l’hyper-connerie d’un hyper-Bérurier directeur pourrait engendrer de néfaste dans une affaire aussi subtile.

— Vous tombez bien, patron, le pourléché-je, gentiment faux-cul par volupté de dégradation, car le meilleur des hommes que je suis (comme l’écriraient certains dont je t’enverrai la liste détaillée sur simple demande accompagnée d’un mandat-carte de cent francs) a besoin, parfois de s’infliger le silice mortificatoire de la flagornerie rampante.

— Je sais, répond cet être sans complexe.

Il sort un étui à cigares double compartiment, puise un Quai d’Orsay qu’il pétrit délicatement avant de se l’introduire dans le bec.

— Vous n’aimez pas le cigare, n’est-ce pas ? fait-il d’un ton qui semble sortir de chez le teinturier tant il est détaché.

— Je n’aime que cela, au contraire, corrigé-je.

— Et comme vous avez raison, complimente le Dabe en remisant le second barreau de chaise dans sa vague. (Puis, changeant d’orientation :) Je saute sur l’affaire d’autant plus volontiers que l’histoire Delameer m’a toujours taquiné comme des hémorroïdes. Je regrettais qu’elle ne fût pas officiellement de ma compétence…

Il stoppe tout pour allumer son cigare. Opération minutieuse qui vaudrait d’être commentée par l’exquis Lalou, grand spécialiste des reportages médicaux à la téloche.

Quand enfin, une fumée de conclave positif s’échappe de ses naseaux, il revient à la question :

— Je vous résume les faits, San-Antonio ?

— Je crois les connaître déjà, patron, mais redits par vous, ils vont prendre un relief nouveau, aussi vous prêté-je une âpre oreille et vous assuré-je à l’avance de mes sentiments émerveillés.

Le Vénérable retire son gros module de sa clape pour réintégrer sa facilité d’électrocution, comme dit Béru.

— Sous la quatrième et antépénultième République française, Adam Delameer est vice-consul dans l’émirat du Kalbahr sur le golfe Persique. Il est promu de fraîche date et fera une brève carrière dans la diplomatie britannique puisque, six mois plus tard, il sera contraint par le Foreign Office de démissionner. Les motifs de cette sanction ne nous sont pas connus, car vous connaissez ces insulaires guindés ? Ils n’ouvrent la bouche que pour parler du temps ou boire du thé inepte. Mais revenons à Delameer. Une nuit, il reçoit un coup de fil angoissé d’un agent français en mission… spéciale dans l’émirat en question. Le type en question, un certain Alain Fernal, en appelle à la solidarité européenne pour demander refuge au Britannique. Ce dernier accepte de l’héberger. Vous me suivez ?

Je le suis avec d’autant plus de facilité que je suis déjà au courant de tout cela, mais la politesse exige ; on ne claque pas le bec d’un sous-secrétaire d’Etat. Dans mon intérêt, je feins donc le plus vif intérêt.

Et Achille à la langue légère repart à bride-haleine-perdre-abattue, ou tout ce que tu voudras pour exprimer la fougue :

— Quelques instants plus tard, une voiture stoppe devant la résidence de Delameer. Une portière claque. Elle n’est pas la seule : six détonations lui répondent. Et pour faire le bon poids, Alain Fernal claque aussi, ayant la poitrine, le ventre, la tête perforés par des balles de fort calibre.

« Delameer se précipite, suivi de ses domestiques. Ils se saisissent du Français et l’amènent à l’intérieur du vice-consulat pour tenter de lui prodiguer des soins, mais c’est trop tard, notre compatriote a déjà défunté. »

Là, le divin Achille laisse un blanc, manière de séparer les paragraphes.

J’attends, ou plutôt le précède. L’historiette, si tu veux, je t’en fais un chapitre de book. Delameer alerte les autorités françaises, car la France n’est pas représentée au Kalbahr. Il attend des instructions. On le prie de fouiller minutieusement la victime, de récupérer tout ce qu’elle peut avoir en sa possession, de bien palper la doublure de ses fringues, puis d’alerter les autorités du pays. Ce qui est fait.

La police de l’émirat ouvre une enquête qui ne donne pas le moindre résultat. Delameer transmet aux Affaires étranges françaises le résultat de la fouille, c’est-à-dire pas grand-chose : des papiers d’identité, de menus objets de poche, des dollars ainsi que des molhars (le molhar est la devise de l’émirat du Kalbahr, nul n’en ignore), plus un stylographe truqué se transformant éventuellement en sarbacane pour tirer des fléchettes au curare, et également un tube de comprimés d’aspirine à la strychnine, ces deux choses appartenant à la panoplie usuelle de l’agent secret en mission, n’importe quel charcutier en exercice te le confirmera.

Et puis le temps passe…


Comme dans les jeux radiophoniques où un concurrent doit chanter une chanson en même temps que l’interprète, puis poursuivre lorsqu’on interrompt ce dernier pour, en fin de compte, se retrouver en mesure avec lui lorsqu’on le réinjecte, la voix glabre du Chauve supplée ma voix intérieure.

Il s’en faut d’un brimborion de syllabe.

« Et puis le temps passe », pensé-je.

— … emps, paaaasse, termine le Dabe.

A lui de jouer.

J’écoute, manière de permettre à mes cellules de s’offrir quelques instants de décontraction.

Il dit :

— Cette affaire se serait engloutie dans le flot du temps (il sait manier les mots, le bougre) si, dernièrement, un coup d’Etat de palais n’avait renversé le vieil émir Konhar le Constipé. Le monarque déchu a eu le temps de quitter le pays et s’est réfugié en Suisse où un compte numéro, solidement approvisionné, lui assurera, je gage, un dernier âge confortable. Une jeune pigiste du Dauphiné Libéré a eu l’idée d’interviewer le bonhomme, se disant qu’il serait intéressant de le questionner sur la francophobie dont il fit preuve au long de son règne. Cette gamine a eu là une fichtre idée.

« Konhar le Constipé, séduit par la jouvencelle et avide de se faire entendre, comme tous ceux qui n’ont plus droit à la parole, lui a raconté sa vie, en long et en large. Il a révélé que c’est à l’instigation de l’Angleterre qu’il s’est montré si résolument antifrançais ; ce n’est pas pour des prunes qu’on a surnommé cette nation d’insulaires « la perfide Albion ». Y a bon pétrole, vous m’avez compris ? Les dear Frenchmen ? Take, smoke ! Mais passons. Le vieux Kohnar a envoyé le bouchon tout à fait loin en évoquant pour l’exemple, l’affaire Alain Fernal. Il a prétendu que jamais la police kalbahrienne n’avait tiré sur ce Français et qu’en fait, il avait probablement été abattu par les Anglais eux-mêmes. »

Le Daron jubile.

— Et le plus bioutifoul, mon cher petit, c’est que chez nous, personne au grand personne, n’a jamais envisagé cette éventualité ! On a bouffé, argent comptant, agent content, les boniments de sa demi-excellence mister le vice-consul. Alain Fernal est mort ? On a mis une croix dessus. La chose importante qu’il détenait a disparu ? On a tiré une croix dessus. Et vous ne voudriez pas que l’extrême gauche ramasse le pouvoir, Antonio ? Répondez-moi franchement, vous refuseriez de voir le drapeau rouge flotter sur l’Elysée, camarade commissaire ?

— En aucun cas, camarade sous-secrétaire d’Etat.

— A la bonne heure ; il ferait beau voir, comme disait Sartre !

Nouveau blanc. Pépère masse ses phalanges, puis caresse son lobe.

— Voilà la raison pour laquelle on vous a branché sur cette affaire plus de vingt ans après, camarade mon petit. Malgré ces deux décades écoulées, nous voulons savoir si ces îliens de mes testicules nous ont dupés ou pas.

— Je crains que la partie ne soit remise sine die, camarade patron.

— Pourquoi ?

— On a enterré Adam Delameer cet après-midi. Et il n’était pas marié au moment des faits dont sa veuve n’a probablement pas eu à connaître.

Le Dabuche pantomime extra. Sa tête s’allonge, puis s’élargit ; elle rougit, pâlit, bleuit, Verdi (Giuseppe), se momifie.

Il cloaque des muqueuses. Fait des couacs, des bulles, des blancs, des pointillés sonores, du morse, joue de la crécelle.

— Dites, mon cher, dites vite, dites tout, dites bien.

Je dis. Détaille. Lui explique que le meilleur moyen d’accéder à la vie privée d’un gonzier c’est de passer entre les cuisses de sa dame. Donc, j’ai. Mais au lieu de m’ouvrir la porte de son intimité, la chose a eu pour conséquence de lui ouvrir à lui, celle, beaucoup plus large, du paradis. Ce fut le noir coup fourré plein de hideur ! Achille dodeline.

— Nous ne saurons donc jamais ? lamente-t-il.

— Je le crains.

— A moins qu’il ne se soit confié à son épouse par la suite ?

— Un type comme Adam (de sagesse) garde pour son usage personnel les saloperies de son passé.

— Sait-on ? Il convient de poursuivre vos relations avec la donzelle, San-Antonio.

— Je vais tenter de m’y employer, camarade sous-secrétaire d’Etat ; quoique les fâcheux événements qui viennent de se produire ne doivent guère l’inciter à continuer une aventure l’ayant conduite au meurtre.

— Vous ne connaissez pas les femmes, commissaire : un rien les excite, qui vous dit que d’avoir trucidé son bonhomme ne la fait pas mouiller ?

— Eh bien, je tâcherai de m’en assurer, promets-je.

Mon ex-directeur demande après trente centimètres de rêvasserie :

— Bien entendu, vous n’ignorez pas ce qu’était la chose qu’Alain Fernal coltinait au Kalbahr ?

— Un fort diamant, m’a-t-on dit ?

— Le plus fort de tous ! La pierre devait régler un phénoménal marché occulte passé entre notre gouvernement de l’époque et l’émir Kohnar.

— Quel marché ?

— Mystère, je l’ignore moi-même, mais il s’agirait de pétrole que ça ne me surprendrait pas. Dites, le golfe Persique ! Hein, hmmm ? Ça sent quoi ? Le jasmin, d’accord et puis encore quoi ? Me fais-je bien comprendre ?

— Comme toujours, monsieur le camarade ministre.

— Merci. Cela dit, je trouve les dirigeants français bien légers d’avoir confié à un seul homme un objet de tant de valeur !

— L’Histoire est remplie d’actes stupéfiants, camarade monsieur le sous-secrétaire d’Etat (état sœur ?).

— Hélas, hélas, hélas, et la pauvre chère France dure toujours. Ah ! la brave vieille ! Lui a-t-on assez foutu la main au cul, l’a-t-on assez cocufiée, moquée, pillée ! Et elle tient le coup, vaille que vaille, vieille que vieille. Increvable !

Un coup de sonnette éperdu rompt la quiétude grande-albione de la maison. On entend le diplodocus traîner ses grosses pattounes dans l’entrée.

Comme naguèrement, Mrs. Mahouss se repointe.

— Navrée, fait-elle avec un rien de méchante humeur, un autre monsieur pour vous, mister Antonio.

Elle démasse. Et alors, pour la seconde fois à deux reprises, tu sais quoi ?

O stupeur indicible !

Non, je ne te ferai pas languir.

Bérurier !

Lui ! Massif, souverain, directorial, assez formidable sur les bords. La paupière lourde, la barbe en poussance, sanglé dans un lardeusse verdâtre qui lui tombe jusque sur les pompes, coiffé d’un chapeau inconnu en feutre taupé, couleur caca d’oie ou de je ne sais qui, cravaté siouplaît, que juste trois taches pas tellement magistrales témoignent que cette cravtouze est bien celle d’Alexandre-Benoît ; une tache de vin rouge, une de mayonnaise, la troisième de sauce tomate, et c’est tout !

Mrs. Mahouss commence à me trouver incongru avec ces visites dont je suis l’objet. Elle marque sa réprobance en restant à distance, bras croisés, farouche défenseuse d’un logis héréditaire. « O maison de mon père, ô ma maison que j’aime », que disait Péguy.

Le nouveau venu jette un regard farouche à son prédécesseur.

— Je puis-je-t-il connaître l’ motif d’ cette réunion ? demande-t-il sèchement.

Et, rien qu’à moi :

— De qui est-ce prenez-vous-t-il vos ordres, commissaire ? me demande l’Obéseur. A qui est-ce-t-il qu’vous d’vez en refréner, j’vous prille ?

Achille se met à grincer comme un vélo de facteur rural dans une côte.

— Dites-moi, l’ami, oubliez-vous que je suis sous-secrétaire d’Etat à la Coordination des polices ?

Sa Majesté fourre ses mains déguisées en poings dans les vagues de son manteau.

— Dites-moi, l’ami, rétorque-t-il, oublilleriez-vous-t-il que l’commissaire est placé sous mes ord’dirèques et que si v’s’aureriez quéqu’chose à lu faire savoir, v’s’êtes forcé d’m’y dire à moi d’abord ?

Achille révulse de partout.

— Vous l’entendez ânonner, ce poussah ? fait le Scalpé, comme pour se décharger partiellement de son incrédulité. Vous mesurez, Antoine, par quoi — je n’oserais dire par qui, ayant un certain respect du genre humain — l’on m’a remplacé ? Rem-pla-cer ! Ce verbe est un poignard planté dans mon orgueil, mon petit. Etre remplacé par ce machin-là, c’est mourir deux fois.

Bérurier respire en grand. J’espère, pour les menus objets épars dans la pièce, qu’il ne va pas expulser en force les trois mètres cubes de gaz dont il a empli ses ballasts. La mère Mahouss ameuterait la garde si on débibelotait sa baraque. Heureusement, le Gros exhale avec mesure.

Il considère son ancien patron longuement, comme s’il eût été un étron déposé par un passant pressé sur son seuil.

— Le « poussin » qu’vous causez, m’sieur l’sous-j’sais-pas-quoi, de ch’sais-pas-quoi-non-plus ; y l’a l’honneur d’vous pisser à la raie, ni plus ni moins, av’c beaucoup d’parfaitement.

— Vous êtes un paltoquet ! trépigne l’Achille.

— Pas plus toqué que vous, et en tous les cas moins pâle ! rebiffe Béru.

En viendraient-ils aux mains ? Intéressant, non ? Et comme ce serait dommageable pour le faciès d’empereur romain du Vieux !

— Voyons, voyons, voyons ! Messieurs, messieurs, messieurs ! lancé-je, dans un superbe alexandrin bisyllabique à répétition flatulée. N’oubliez pas que nous sommes à l’étranger et qu’une vieille Britannique vous regarde, comme une vache regarde se croiser deux trains. Ne lui donnez point à croire que notre pays est terre de zizanie !

Ce rappel à l’ordre calme les esprits.

La fureur du Dabe court sur son erre.

— Bérurier, gronde-t-il, vous aurez de mes nouvelles.

— Ce sera t’avec plaisir, assure l’Urbain III (le II prêchait la Croisade).

Dès lors, je prends l’initiative, étant le visité.

— Puis-je connaître l’objet de ton voyage, Gros ?

Sa Majesté maussade des labiales.

— Si slave vous contrarirerait pas, j’vous serais r’connaissant d’pas m’tutoillier, me déclare le nouveau directeur. Vous connaissez le dit-on ? La famille alitée engrange l’mépris. D’même, si vous voudriez vous abstiendre d’m’appeler Gros, la conversation d’viendrait mieux opérationnelle. Ce qu’j’ai à vous causer, j’vous l’causerai quand t’est-ce vous s’rez seul, commissaire ; si on s’rait pas discrets dans not’ métier et qu’on esprime d’vant l’premier v’nu, ça irait où, j’vous d’mande ?

Le Vénérable émet un hennissement de cheval venant de se briser une jambe.

— J’ai à charge la coordination des polices, tonne-t-il, et par conséquent droit de regard sur toutes les affaires.

Le Mammouth hoche la tête.

— V’s’avez droit d’ regard sur mon cul, mon bonhomme, il dit. J’sus prêt à vous l’montrer, la cave déchéant, moi, mon bonhomme, je fais pas d’l’ouvrage de salon, mais d’la police. Faut vous fout’ dans l’cigare qu’les temps a changé.

Puis, à moi :

— Commissaire, vos visites privées, ça va t’êt’ encore long ? Si voui j’vas aller casser une graine, c’est l’heure de mon thé.

Le Vieux se plante devant Alexandre-Benoît.

— Ah ! odieux goret, murmure-t-il, avant longtemps tu seras révoqué comme l’édit de Nantes !

— Vot’ lady, qu’é soye d’Nantes ou d’Montaigu, j’l’encule ! déclare avec fermeté mon nouveau directeur.

C’en est trop pour le précédent qui sort en trombe, bousculant Mrs. Mahouss, ce qui n’est pas chose facile ; moi j’ai essayé de bousculer la tour Saint-Jacques, en vain, et elle est cependant moins massive que mon hôtesse.


Lorsque le Vieux est out, la paix revient. Béru sourit aux anges.

— J’sus pas fâché d’y avoir dit son faîte ; il m’a assez plumé les burnes quand t’est-ce j’étais sous sa ferrure, c’t’apôtre. (Puis, redevenant sérieux :) Commissaire, annonce-t-il, j’viens personnellement, moi-même en personne, pour l’histoire Adam Delameer. J’ai bien r’çu vot’message, comme quoi c’connard est clamsé, seringué par sa vieille. V’là un deuil qui tombe mal.

— C’est bien ce que je pense.

— V’savez ce dont j’viens d’apprendre, commissaire ?

— Je suis tout ouïe, monsieur le directeur.

— Le gazier qu’a été buté au Kalbahr transportait un diamant, v’v’rappelez ?

— Parfaitement.

— C’diamant, v’savez d’qui y s’agissait ?

— Non ?

— Le Gérant !

— C’est-à-dire ?

Mon supérieur commisère :

— Voyons, vous m’charriez. Un mec tel qu’vous, qu’a un brin d’culture, pas connaît’ le Gérant qu’est esposé au Louv’ !

— Vous voulez parler du Régent ?

Sa Majesté renfrogne :

— V’nez pas m’taquiner sur les mots, j’vous prille, commissaire.

— Ainsi donc, m’empressé-je d’enchaîner, le gouvernement français aurait consenti à un tel sacrifice ? Et onc ne l’a su ! Qu’est donc, en ce cas, le diamant qui continue de porter ce nom prestigieux dans sa vitrine ?

— Çu-là a été acheté à la Samaritaine de lusc pour trois cent cinquante-quatre francs et vingt centimes, révèle l’Important. Y a d’quoi s’l’estraire et s’la passer au papier d’verre, non ? Et les foules en délire défilent clivant en esclamant comme quoi c’est l’eau la plus pure, et qu’il est blanc-bleu, et toutes sortes d’conneries. Y a ben qu’le foie qui sauve, non ?

— Fallait-il que le marché passé fût important.

— Vital !

— Vous en connaissez les termes, monsieur le directeur ?

— Zob ! Les documents ont z’été détruits avant l’arrivée de d’Gaulle. On sait même pas qui c’est qu’a transactionné. Mais y reste quéqu’un dont on doit pouvoir apprendre la vérité.

— L’ancien émir, Kohnar le Constipé ?

— Gagné ! C’est au sujet d’son propos qu’j’sus con descendu à v’nir personnellement moi-même en personne, Santonio. L’vieux bougre habite la Suisse où qu’il a emmagasiné ses picaillons, mais pour l’instant, y passe l’hiver à Marasèche. Y a donc urgerie qu’vous v’s’arrangeasse pour l’rencontrer et lu tirer les vers du nez. J’vais vous espliquer, commissaire. Moi, j’dis, ce Gérant, y n’est pas paumé pour tout l’monde. De trois choses l’une : ou bien c’est l’émir qui l’a enfouillé et qu’a fait scrafer Fernal. Ou bien c’est les Britiches qu’ont manigancé l’coup. Ou bien c’est un troisième lard rond qu’aurait opéré. Pusque Delameer n’peut plus témoigner, faut changer d’braquet, mon drôle. Entreprendre l’émir, me fais-je-t-il bien comprend’ ? Moi, tout c’que j’sais : le Gérant n’a jamais plus reparu, on sait pas ce qu’il est devenu, et le gouvernement veut prend’ à toute force des nouvelles de sa santé. Me comprenez-vous-t-il complètement ?

— Je le pense, monsieur le directeur.

On perçoit la sonnerie du téléphone en coulisse. Il a une drôle de voix : chevrotante, acide. La citadelle de viande va répondre.

Et puis, pour la troisième fois, sa montagne cache la forêt.

For you, mister Antonio !

De plus en plus revêche. Je lui provoque trop de tracas, décidément. Je romps sa quiétude, tu comprends ? Elle va me filer mon sac. De toute manière j’allais prendre congé.

Je gagne le hall. Le bigophone est mural, à l’ancienne. Drôlement vétuste, à classer maniement hystérique !

— Ici San-Antonio, j’écoute ?

Un souffle frais. Un timbre délicat. Je reconnais la voix de Sirella.

— C’est moi, darling.

Le cœur du darlinge exécute un triple saut périlleux.

— J’ai envie de vous voir, murmure la chérie.

— Où êtes-vous ? demandé-je en anglais, ce qui est très facile quand on parle la langue.

— Je viens de rentrer chez moi. Venez vite.

— Est-ce prudent ?

— Peu importe.

Un temps.

— Je vous aime, chuchote-t-elle, en anglais toujours.

Mais ça, tout le monde sait le dire.

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