ENTRE SEUL DANS L’ENTRESOL

Contre toute ta tante (la grosse, celle qui a des varices et qui vend du poisson au marché) nous n’allons point loin.

Tu vois le jardin de l’hôtel, avec ses palmiers et ses massifs de surétrons à mouches ? Sur la gauche, il y a un délicat chemin bordé d’infarctus cramoisis à fleurs persistantes. Nous le prenons. Le romantique sentier conduit à une petite série de bungalows de style mauresque. Une demi-douzaine environ, en essaim autour d’une pièce d’eau glougloutante. Des petits spots astucieusement répartis ajoutent à la qualité du décor. On se croit dans quelque superproduction du vieil Hollywood.

— Le 4 ! m’annonce ma suiveuse.

Chaque petite construction comporte un numéro sur une plaque émaillée, écrit avec des fleurs enlacées.

— Sonnez !

J’obtenchose.

— Eh bien, on peut dire que vous prenez votre temps ! bougonne une voix, tandis que l’une des mains appartenant au détenteur de cette voix, comme l’écriraient des guignolos de plume que je sais, délourde.

Le faux docteur O’Meil est là, massif dans le contre-jour. Il a beau être anglais, agent secret, et tout le bataclan, son imperturbabilité fait relâche quand il m’avise sur son seuil.

— Entrons ! ordonne la friponne.

Et de ponctuer son ordre en me poussant aux reins avec son engin.

Dominé par la situasse, le gros décarre pour nous laisser investir. Il entrave ballepeau, le chérubin. Véra ferme la porte, s’y adosse.

— Allez vous asseoir dans ces deux fauteuils ! nous enjoint (de culasse)-t-elle.

Le bungalow se compose d’un mini-salon et d’une chambre avec salle d’eau. Deux fauteuils de cuir encadrent une table basse sur laquelle un flacon de Chivas Regal et un verre (le premier à moitié vide, le second à demi plein) racontent le désarroi moral du presque veuf.

Ce qu’il y a de bien avec les Rosbifs, surtout avec les Anglais professionnels comme Adam, c’est leur self tour de contrôle. Lui, tu te figures qu’il va exclamer ceci cela, réclamer des explicances, dire naninanère et le reste ? Que tchi ! Il obéit dans le calme et la dignité ; attendant la suite of the événements sans paraître se soucier du lait qu’il pourrait avoir sur le feu.

Véra nous considère de ses prunelles en folie furieuse. Plus louve que jamais, cette gosse. L’ablation de son papa l’a transformée en bête souffrante et, comme tout fauve blessé, elle devient féroce.

Elle murmure à l’intention de Jess O’Meil, alias Adam Delameer :

— Il prétend que vous avez tué mon père.

Il est parfait, le gros.

— Puis-je vous demander si vous le croyez, miss Tedseuquitu ?

Qu’en termes élégants cette chose-là est dite. Vachement talon rouge, le Dodu.

Je le revois, cavalant en survêtement sur sa lande à la con, comme s’il avait rembour avec un loup-garou. T’aurais dit un de ces gros bourrins de jadis, tirant des voitures de livraison et qui faisaient semblant de trotter pour chasser les mouches de leur gros cul plus que pour forcer l’allure. Lui, dans son traininge rouge, le veau. Pendant que sa Sirella grisole me tutoyait le Nestor.

La Véra-hélicoïtale (et pas hélicoïdale, faites gaffe, à l’imprimerie, oubliez jamais l’ à quel point il est braque, votre Tonio) répond, durement :

— Mon père est mort, je n’ai pas à croire autre chose.

— Ridicule, fait le mec Adam. Nous l’aurions donc engagé pour venir l’abattre ici ?

Il hausse les épaules.

Bon, moi je trouve qu’il commence à se faire tard. Je déteste qu’une nana survoltée par la haine dirige les opérations, armée d’un neutraliseur de cet acabit.

— Vous l’avez bel et bien tué, mister Delameer, déclaré-je durement. Et je peux le prouver.

— J’aimerais ! fait l’autre.

— Facile. Vous permettez, Véra ?

Là qu’il joue son va-tout, l’Antoine chéri. Qu’il risque le big paxif. Il place toutes ses piastres sur le zéro. A quoi bon jouer, si ce n’est un numéro plein ? Le reste n’est que louches combinaisons, risques au petit pied, feintes à Jules. Là : franc et massif.

— Levez-vous, Adam !

— Je regrette, il n’est pas question d’obéir à vos caprices ridicules, riposte l’homme zéro.

Je me tourne vers la fille.

— Vous prenez note de son refus, Véra ?

Elle crispe davantage encore sa mâchoire.

— Faites ce qu’il vous demande ! dit-elle au faux docteur O’Meil.

Il la regarde, va pour objecter, mais avec le regard démentiel qu’elle se trimbale, la miss, il pige que ça risque d’être sa fiesta, Gradube, et il s’arrache de son fauteuil en rechignant.

Je me lève à mon tour, le plus naturellement du world.

— Levez les bras ! que j’y dis.

Nouvelle hésitation. Il finit pourtant par consentir à dresser ses pattounes d’archevêque.

A toi, l’Antonio. Sois dégagé et précis. Calmos, calmos ! La nervouze est dangereuse. Suppose que tu sois en maillot de bain sur une plage d’or, à confier ta peau au beau blond pour qu’il la tartine. Tu serais relaxe, non ? Imagine la rumeur rassurante du flot, des odeurs, des cris de joie. Rien ne presse, ce qu’il faut c’est de la décontraction, badine !

La scène se présente de la manière suivante : Véra se tient à deux mètres avec son efface-chrétien, Adam est debout devant son fauteuil. Je vais à lui. A cet instant je m’interpose entre la gosse et le gros. J’offre délibérément mon dos au rayon fatal. J’écarte les pans du veston de mister Delameer. Si ce que j’ai cru deviner est faux, je l’ai in the babuche. Sinon, je n’ai pas gagné pour autant. Ce qui revient à dire que j’ai un pied sur une merde et l’autre sur un excrément (je ne risque pas de perdre la fèce[10]) Ma droite se dirige là où mon cerveau lui dit.

Premier point positif : j’ai vu juste. Adam Delameer n’est pas agent secret à vadrouiller sans sa petite laine. Contre son flanc gauche, il y a une sangle de cuir avec, passé dessous, un extra-plat à peine plus gros qu’un poudrier et qui doit tirer des bastos en gougnafium mouluré. Je me saisis prestement de l’objet.

— Voici la preuve de ce que j’avance, Véra !

Je me tourne vers elle, tenant le pistolet bien à plat, sur ma main, mais avec toutefois l’index posé sur la détente.

Méfiante, elle recule d’un pas. Son arme frémit dans son poing mignon. Prête à défourailler.

— Ne bougez pas ! hurle-t-elle.

Mais trop tard pour me déconfire, car, homme des décisions promptes (mon instinct travaille en mes lieu et place dans les cas d’urgence) j’ai déjà actionné le turlututue à mon pote Adam. Sans viser à proprement parler, donc au jugé ; toutefois je juge bien puisque la môme dérouille la bastos dans son avant-bras. Moi je suis déjà au sol en un roulé-boulé qui impressionnerait des lutteurs consommés à la petite cuiller. Ce qui suit est moins bien que du Mozart, mais reste assez beau en soi (voire même en verre à soie). On perçoit une gueulée, mais une gueulée monstre, mon z’ami ! De quoi pourfendre les vitres, les carreaux émaillés des pissotières, et faire éclater de rire des vieillards roulés dans du miel et plongés dans des fourmilières. C’est Delameer qui vient de la pousser et qui la bisse, en grand ténor d’opéra dont il a la morpho sinon l’organe.

Que je te narre : la miss Véra, blessée donc au bras par mes soins, si j’ose de la sorte m’exprimer, a actionné sa seringue perfide pour me couper en deux en suivant le pointillé. Mais comme, tout en lui défouraillant dessus je me suis jeté à terre, c’est cette pauvre gonfle de Delameer qui a pris le rayon fatal. Et tu sais où ? Tu donnes ta langue, madame ? Hmmm, qu’elle est bonne ! Oui, ma chérie : pile dans le côté face. Tout son bas-ventre a cramé instantanément. Plus de joyeuses ! Parties en fumée et sans laisser d’adresse. Le zizi ? Chez Plumzingue ! C’est la toute grande Berezina pour ce pauvre mec. L’homme zéro est devenu l’homme double zéro. Que dis-je : triple zéro, façon belons grand luxe ! Un trou à la place du bas-ventre ! Et tu sais, un trou, ça ne tient pas beaucoup de place. Lui qui voulait maigrir, le cher chérubin rose, le voici allégé d’une bonne livre d’abats.

Il cesse de glapir sa souffrance atroce et s’évanouit.

La môme, interloquée par son œuvre néfaste, reste pantoise. Le sang pisse dru de son bras.

Mécolle-pâte, tu sais quoi ? Oui, mon grand : t’as gagné ! Je me carapate vite fait bien fait, avec mes deux jambes pendues à mon cou. En sautant prélavablement par la fenêtre ouverte. Décarrade de grand style. Tu peux toujours te gratter le coccyx avec une râpe à frometon pour en trouver une semblable dans les Jamebonde ! L’Antonio délicieux se fond dans la noye fraîche.

On entend gazouiller les chauves-souris et les brises nocturnes charrient des senteurs d’asphodèles. Ouf ! ce qu’il fait bon vivre.

Pauvre Adam Delameer ; découillé à jamais. On va lui greffer un brise-jet en guise de zizi, tu crois ? Ils ont probably droit à une pension de grand invalide de war dans ces cas-là, en Rosbiferie, non ? Perdre sa panoplie trois pièces en service commandé, ça va chercher une chiée de points en bonus dans le calcul de la retraite, j’espère. Toujours est-il qu’à partir de dorénavant, il pourra porter des slips féminins, le gros blond.

J’arque mollement par les rues surpeuplées. Des enfants m’assaillent pour un petit coup de manche. Je leur souris, sans rien leur attriquer, biscotte si tu te mets à lâcher ton carbure, c’est toute la ville et ses banlieues qui te tombent sur le poil ensuite.

— Hep ! Tonio !

Je me détronche.

Posés sur le trottoir, voici l’inévitable Eloi Dutalion et sa morille desséchée. Il n’est plus fringué en drapeau espagnol, ayant revêtu pour le soir une chemise écossaise et un gilet de laine bleue car on sait se sabouler dans la Rousse. Sa mégère est en robe grise et jaquette noire, avec un camée de chez Léon pour fermer son col. Son vaste sac à main en croco synthétique est accroché à l’un de ses ailerons.

— Monsieur le commissaire drague ? ricane Dutalion.

— Penses-tu, j’ai école.

— Le monde est petit, croit devoir faire observer mon ancien moniteur.

— Ce serait plutôt que le centre de Marrakech est moins grand que celui de New York, rectifié-je.

Eloi tente de sortir une cousue d’un étui, mais avec sa maladie de Parkinson, il n’arrive même pas à ouvrir l’étui.

— Non, tu as suffisamment fumé ! glapit sa vieille comme un crissement de patin à glace.

— La dernière, pour fêter notre rencontre ! plaide Dutalion.

— On se rencontre à tout bout de champ ! riposte mémère en enfouissant les sèches dans la vague de son fossile.

Eloi sourit, gêné.

— T’as vu ma petite Poupette, comme elle veille sur la santé de son bonhomme ! jubile-t-il.

— Une fée ! dis-je, convaincu, en pensant très fort à celle qui s’appelle Carabosse.

— A propos de rencontre, enchaîne mon ancien prof, tu sais qui je viens d’apercevoir, au comptoir d’un bar, dans cette rue, là, à gauche ?

— Dis-me-le toujours.

— Tu as connu Beau-Marle, ce hareng de Pigalle qu’on appelait aussi « Le Mondain ». Il avait quitté son établi à la suite d’une fâcheuse histoire avec une de ses gagneuses qu’il avait punie un peu trop fort puisqu’elle en était morte. Manque de bol, un chauffeur de taxi avait assisté à la scène et Beau-Marle a dû s’emporter toutes affaires cessantes ; personne ne savait plus ce qu’il était devenu.

Je réfléchis.

— Oui, j’ai dû avoir vent de l’anecdote, conviens-je, mais c’est vieux, non ?

— Une quinzaine de piges. Moi je l’avais connu avant de faire moniteur de tir, à l’époque j’appartenais au commissariat de la rue Entremaque. Ce grand fripon est ici, bistrotier, faut pas s’en faire, non ?

— Il y a prescription, je soupire. Chacun son lot, Eloi. Chacun arrange sa petite vieillesse qui se pointe à pas de gueuse.

— Tu viens, oui, ou tu racontes ta vie ? mélodise la dame Dutalion.

Je leur serre la louche.

— A très vite, plaisanté-je, on est faits pour se rencontrer.

Le couple reprend sa déambulation parmi la population indigène. Eloi sucre à en perdre ses dix doigts avec les pouces. Bobonne serre fort son grand sac contre son flanc étique. L’attelage reprend sa marche dolente en direction de la tombe. Faut laisser le temps s’arranger de nous. On n’a qu’à suivre en regardant les vitrines. Dans le fond, c’est pratique, moi je trouve.


L’ambiance est épaisse comme les moufles d’un épileur de poils de cul groenlandais travaillant en plein air.

Peu de trèpe, mais de la clientèle triée sur le volet. Pas un des clilles qui n’ait un casier judiciaire long comme le rouleau de papier hygiénique du petit glandu de la téloche qui va chercher sa vioque à l’autre bout de l’appartement pour se faire torchonner le joufflu. Tous ne sont pas franchouillards, certes, il y a là des Nordafs, des Ritals, des Espingoins, des Grecs et même des saurets venus de plus loin ; mais tous font partie de la grande friponnerie méditerranéenne.

Quelle fantaisie m’a poussé à venir écluser un gorgeon dans cet estaminet signalé par Saint-Eloi-la-Tremblote ? Pourquoi ce besoin, tout à coup, de chercher un quart d’heure de paix dans le rade d’un barbe de Pigalle expatrié ? Il m’a mis le roteux à la bouche, Dutalion, avec son histoire de Beau-Marle. C’est physique, ces choses. Il suffit d’un air de musique pour te donner envie de revoir un pays ou un individu. La chasse aux sensations, quelle aventure ! L’odeur d’un instant ! La qualité d’un bruit ! Une certaine lumière vacillante, à peine entrevue. Le contact inattendu d’un objet ! Et nous voilà l’esprit en escalade, l’âme en chamade ! La poésie pissant de tous bords ; et des nostalges à en rendre gorge une fois pour toutes.

Je me sens soudainement bien, dans ce bar interlope ; à l’aise parmi les barbiquets fréquentant l’endroit. Je retrouve l’ambiance secrète, un peu forcée, de certains vieux films des années 30, dans lesquels les acteurs en remettaient à outrance, jouaient faux, croyant faire naturel. Ici aussi, on donne la représentation. Messieurs les hommes de Marrakech friment sans vergogne. Se composent des mines patibulaires, des expressions mauvaises, des attitudes hyper-dégagées, vachement contraignantes à tenir. Et c’est tout cela qui est plaisant. Ça pue le décor de studio époque Berthomieu. Ça poisse sur vaporisation avant la prise. On attend presque que quelqu’un gueule « Coupez ! », pour qu’il y ait la grosse détente, le relâchement immédiat et que des machinos, des électros et autres techniciens investissent le plateau afin de préparer le plan suivant.

Beau-Marle est à son rade. Soixante balais, le cheveu gris bleuté frisotté, la tête allongée, l’œil lourd de tous les sous-entendus. Il a gardé la ligne, le Mondain, et continue de se sabouler milord : costar anthracite à rayures argentées, chemise rose pâle, cravate bordeaux, pochette ébouriffée de la même couleur. Je parierais pour des tatanes en croco pur alligator et des chaussettes de soie.

Assisté d’un loufiat marocain, il en installe derrière son comptoir, servant ses clilles préférés, échangeant des plaisanteries de-ci, de-là, rendant la mornifle pour établir sa souveraineté.

Je me colle au virage du zinc, là qu’il existe un no man’s land, comme on dit en France.

— Une coupe de roteux ! lancé-je au barman.

— Blanc ou rosé ?

— Si le rosé est bon, je suis preneur.

Le Mondain ne met pas longtemps à me retapisser. Son regard farfouilleur bute sur ma pomme comme celui d’une grosse mouche verte sur un colombin frais tiré. Il cherche à me situer. Gueule inconnue : il se gaffe, le Beau-Marle. Appartiens-je au mitan ou à la poulaille ? A moins que je ne sois seulement un touriste fourvoyé, mais franchement, il incline pas pour.

Je gorgeonne la coupe de champ’. Bien frappé, un tantisoit éventé, mais sans gros dommage.

Comment arrangent-ils la suite de l’historiette, les deux Anglais blessés ? Tu crois qu’il va en réchapper, Adam, de cette fâcheuse ablation ? La nana, quant à elle, préviendra-t-elle la police marocaine ? Peu probable. Ils n’ont pas envie de créer le gros pet à Marrakech. Sans doute alerteront-ils le consulat et messieurs les Rosbifs aviseront pour ce qui est d’écraser le gag.

— Une autre ! ordonné-je au serveur.

Les converses se font moins chaleureuses autour de moi. Ma présence rompt le charme.

Lorsque le loufiat remplit mon godet, je lui murmure :

— Je peux dire deux mots au patron ?

Il ne répond pas, mais je le vois chuchoter à l’oreille du Mondain. Beau-Marle prend tout son temps, bien m’assurer qu’il est le maître à bord et qu’il me pisse à la raie. Il se permet deux trois boutades avec un faisan grêlé qui ressemble à la face connue de la pâlotte, genre « Mer des Félicités ». Enfin, s’étant versé un scotch-grenadine-citron, il se laisse dériver en fond de rade, son verre en pogne.

Il pose un coude sur sa main ouverte et demande :

— On se connaît ?

Montrant bien par cette question qu’il est convaincu du contraire et que, partant, je peux foncer me faire aimer chez les Grecs.

— Moi je vous connais de réputation, lui dis-je avec un beau sourire tellement loyal qu’on l’embaucherait dare-dare chez Barnum pour servir de partenaire à un clown blanc.

J’ajoute :

— J’étais jeune commissaire frais émoulu quand vous avez donné ce gala d’adieu à Rita-la-Jolie, ce qui vous a contraint à prendre l’air.

Il me file une z’œillée vénéneuse, avec quelques gouttes d’angustura.

— C’est Ici-Paris qui vous envoie ?

— Il y a un quart d’heure j’ignorais encore que vous fussiez établi ici.

Mon subjonctif ciré au polish ne lui fait pas plus d’effet que le berlingot de sa première gagneuse.

— Et alors ?

— Je travaille pour le compte du gouvernement français avec des mecs de haut étiage et j’aurais besoin d’un coup de main occulte. J’ai pas dit d’un coup de pied au cul. Pour me rendre ce service, deux conditions sont requises : être français et pas se montrer trop à cheval sur les… heu… convenances. S’il n’y avait à remplir que la première condition, je pourrais m’adresser à notre consulat, seulement il y a la seconde, ça c’est la question à mille balles et ça se bouscule pas pour répondre « présent ». Bref, il me faut des hommes : des vrais ; on peut causer ou si je demande mon ticket de bar ?

Ainsi pris à partie, le Mondain renifle un petit coup.

— On peut voir vos fafs ? demande-t-il.

— Nature, mais vous ne croyez pas qu’avec le mot qui s’étale en tête de ma brème, vos clients à l’œil fureteur vont se payer la dysenterie du siècle ?

Beau-Marle admet tacitement le bien-fondé.

— Allez m’attendre devant les chiches, je passe par l’immeuble voisin et je vais délourder la porte du « Privé ».


Un vilain à cravate jaune paille quitte les gogues en se replaçant Coquette dans l’écrin. Civilisé, il va se laver les pattounes au lavabo et donner un petit coup de peigne dans sa belle chevelure calamistrée à l’huile d’olive. La porte marquée « Privé » s’ouvre sur mister Beau-Marle. Je pénètre dans un vestibule tendu de feutrine bleu roi. Le vilain à la cravate jaune entre derrière moi d’autor. Au regard qu’il échange avec le Mondain, je pige que tout ça est prévu, correct. Beau-Marle est un gars précautionneux, ce qui lui a permis de franchir la soixantaine sans trop d’encombres et d’espérer doubler le cap des quatre-vingts carats qui est à la géographie humaine ce que celui de Bonne Espérance était à Magellan.

Le taulier nous conduit jusque dans un salon un peu m’as-tu-maté ? réalisé par un décorateur pour grands ensembles dits de haut standinge. Le mauvais goût n’atteint pas au kitch par manque de profusion ; c’est sobrement merdique, mais ça doit impressionner une chiée de pégreleux.

— Papiers ! demande Beau-Marle avec l’autorité sèche d’un policier des frontières.

Je lui tends mon portefeuille. Il va s’asseoir pour l’explorer consciencieusement. Carte professionnelle, permis de conduire, brème d’identité, fats de Sécu, tout est conforme.

— Bon, je peux chanter ma romance, ou si on attend encore du monde ? lui demandé-je.

— Allez-y, mais en commençant par moi.

— C’est-à-dire ?

— Pourquoi venez-vous me trouver, moi ?

— L’occase, le hasard, vous allez piger.

Et je leur narre succinctement ce que contiennent les captivants chapitres précédents, sans omettre l’intervention d’Eloi Dutalion. Ce nom arrache un vague sourire à Beau-Marle.

— Je l’ai connu, il jouait les Zorro à Pigalle avant d’écrémer son enveloppe.

Je ne souligne pas cette grave atteinte à l’honorabilité d’Eloi-la-grelotte, sachant combien les hommes sont faillibles et en butte aux tentations.

Un léger mouvement s’opère dans le fond du salon, au creux d’une bergère revêtue de soie moirée dans les tons bleu pastel passé ; sur l’instant, je crois à la présence d’un cador, mais en y regardant plus attentivement, je découvre une toute petite vieille, au moins nonagénaire, enfouie dans les coussins comme une datte desséchée collée au fond de son paquet. Elle en a presque la couleur, ses rares cheveux blancs formant moisissure.

Elle égrène un chapelet à gros grains (béluga) en laissant quimper son regard délavé dans un infini brumeux.

— Madame votre mère ? je demande à Beau-Marle.

— Ma grand-mère, rectifie-t-il.

Donc, cette personne avoisine le siècle.

— Compliments ! fais-je, sincèrement ému.

C’est beau, non, ce vieux sauret faisandé avec sa grand-maman ? L’humain conserve toujours ses droits. La pire fripouille garde une île où il reste lui-même.

Je reviens à mes moutonsss.

— Compte tenu des circonstances, accepteriez-vous de me donner un coup de main, c’est la France qui vous le demande.

— Ça consisterait en quoi, ce coup de main ?

— Deux ou trois mecs gonflés pour embarquer quelqu’un, et un endroit peinard où héberger ledit quelqu’un afin de bavarder avec lui en toute tranquillité.

Le Mondain hausse les épaules.

— Comme vous y allez ! Dites, le Maroc est une nation indépendante, et même une nation de pointe dans le Maghreb, avec à sa tête un roi moderne.

— D’accord, fais-je, ça c’est dans la notice du dépliant touristique, mais pour mes bidons, ça débouche sur quoi ?

— On n’est plus sous Lyautey, commissaire ; les étrangers dont je suis ont intérêt à se tenir tranquilles.

— C’est-à-dire à mitonner des arnaques bon teint dans ton boui-boui ? m’emporté-je. Pain de fesses, jeu clandestin, plus les sachets mignons vendus avec discernement ? Du père de famille, quoi ! Décidément, tu manques de toc, Beau-Marle. Ici, t’as biché l’esprit « Club Méditerranée ». Bien que je ne t’aie pas connu à l’époque, je te préférais au temps où tu corrigeais Rita-la-Jolie.

Il me défrime, très pâle, les lotos comme ceux d’un poisson mort depuis très longtemps.

— Bon, ben je crois qu’on s’est tout dit, commissaire, articule-t-il froidement.

— O.K., on s’est tout dit, et moi je t’ai trop dit.

Je lui décoche un sourire mélanco.

— Tu vois, on peut être de la Poule et se faire des berlues poétiques, gars. Croire aux durs au grand cœur prêts à voler au secours du pays, tout ça…

Et je me dirige vers la porte que la cravate jaune me tient ouverte.

A ce moment-là, une voix aigrelette sort de la bergère :

— Finfin !

C’est la centenaire qu’égosille.

— Oui, grand-mère ?

— Finfin, tu me fais honte ! T’es plus rien qu’un sac de nouilles à l’eau. Ton grand-père serait là, il claquerait ta gueule d’enviandé, petit con !

— Mais, grand-mère !

— La ferme ! glapit la mémé vénérable. Ah ! elle est bath, la descendance au Grand Louis. Un homme qui est tombé, les armes à la main, devant une agence du Crédit Lyonnais, et qui s’est fait allumer une cousue sur le trottoir en attendant l’ambulance. Putain, s’il te voit, de là-haut, mon homme, il doit regretter de s’être reproduit, merde ! Pour aboutir à des crevures pareil-les ! Je t’ai pourtant pas élevé commak, dis, Finfin ! Un gamin, que t’avais pas huit ans je t’avais déjà appris à tirer en valade. A quinze piges tu savais laver des chèques, craquer un coffiot, engourdir n’importe quelle chiotte, placer trois bastos dans un as de trèfle à quinze mètres !

« Partez pas, jeune homme ! Si ce découillé ne vous aide pas, je grelotte à un vieux pote de la famille ; Ambroise-le-Sergent. Il a passé les soixante-dix berges et il lui manque une paluche, mais il mettra l’autre à votre service si je lui demande. On finit mal le siècle, que voulez-vous. C’est le temps des mauviettes ! La patrie, y s’assoyent dessus, et leur courage, c’est de risquer dix thunes sur un bourrin le dimanche, aux courtines. Vivement que je crève pour ne plus voir cette misère ! »

Elle s’est arrachée des coussins. Elle mesure pas un mètre quarante-huit, la reine mère. Bout de femme, mais pile d’énergie. Aveugle, je m’en rends compte, maintenant qu’elle me fait face.

Beau-Marle est tout enchifrogné. Il fuit mon regard.

— Faut toujours qu’elle exagère, mémé, bougonne-t-il. Elle a ses marottes. Bon, asseyez-vous, je veux pas qu’elle pique une attaque. Calme-toi, grand-mère, on va l’aider, ton poulet. Qui m’aurait dit qu’un jour t’exigerais que je vole au secours de la Rousse ! Toi qui m’as enseigné à retapisser les perdreaux à l’odeur ! Et voilà que tu veux que je me marie avec un lardu !

La vieille rebiffe sec :

— C’est pas le lardu que je te demande d’aider, c’est le Français dans la mouscaille, petit mec. Mon frère s’est fait effacer devant Verdun et pourtant il gerbait quand il apercevait un uniforme. Le patriotisme ça ne se discute pas, qu’on soye grinche ou baron. Je me fais bien comprendre ?

— Oui, grand-mère.

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