SATAN BOUCHE UN COING ÇA T’EN BOUCHE UN COIN ?

Béru ayant emporté sa nouvelle conquête jusqu’en son antre afin de la faire bénéficier des premiers outrages, je me retrouve Gros Jean comme derrière dans les rues peuplées de cette merveilleuse cité blanche et or qu’Allah me paraît avoir particulièrement fignolée et qu’affectionne, crois-je savoir, Sa Majesté Hassan II, monarque moderne et averti.

Une ombre se projette au tableau. Je me tourne vers elle et découvre mon suiveur du matin, le Syrien Kirâz Gratys, devenu, depuis ce plantureux déjeuner, mon suiveur de l’après-midi.

Je me campe sur mes jambes, façon commandant du Bounty contrôlant la mutinerie du bord.

— Je croyais t’avoir dit quelque chose, l’ami ! tonné-je pis qu’à Brest, ville spécialement marquée par cette manifestation d’électricité céleste.

Le gars penaude comme un enfant grondé. S’il encourt ma colère, c’est poussé par une motivation très forte.

Il courbe la tête, comme un Sicambre pas fier, lui cependant arabe ! Mais un Arabe bouffe des clovisses, après tout, non ? Et il peut avoir un cousin issu de germain.

— Je te demande pardon, fait-il avec une touchante humilité peu indiquée en ces lieux enfin libérés du colonialisme ; est-ce que tu voudrais bien me rendre mon pistolet ?

Je méduse.

— Alors toi, t’es pas gonflé au gaz de Lacq ! Pourquoi te rendrais-je ton pistolet ?

— Il m’a coûté très cher, tu comprends ? Il est vachement technique. Je l’ai payé cinq cents dollars, en dollars ! Si je l’ai plus, je peux plus travailler…

Sa détresse n’est pas feinte. Ce garçon me paraît avoir un pied dans le désespoir et l’autre sur une merde de chien.

— Tu n’appartiens donc pas à une bande organisée ?

— Non, patron : je suis détective privé.

Je marque une surprise belle comme un concerto de Haendel.

— Attends, bouge pas, tu prétendrais ne pas être en cheville avec les gars qui ont voulu abattre l’émir Kohnar ?

— Oh ! Non ! Non ! glapit le gusman, terrifié par mon accusation. Je ne les ai jamais vus !

Et je crois à sa sincérité. Sa terreur répulsive, son refus blennorragique, son égosillement déprédateur ont des accents blanc-bleu. Sa surprise change de forme. Maintenant, il est stupéfait que j’aie pu le croire mêlé à l’assaut de ce commando et que je ne l’aie pas balancé aux flics. Faut dire qu’il y a de quoi poser un cas de conscience. En fait, si j’ai comporté ainsi, c’est parce que l’attentat restait marginal par rapport à mes préoccupations et que je ne tenais pas à m’accrocher des casseroles aux miches.

— Bon, tu es détective privé ; en ce cas quelqu’un t’a engagé pour me filer ?

— Oui.

— Tu me dis qui et je te rends ton pétard, correct ?

Il amorce une grimace à cent francs la paire.

— Je peux pas te le dire, je sais pas qui c’est.

— Tu ne connais pas tes clients ?

— Toujours, mais pas cette fois. Elle a pas dit son nom.

— Donc, c’était une dame ?

— Oui, très jolie jolie.

— Française ?

— Peut-être pas, elle parlait comme ça… (Il imite l’accent anglais.) Mais toi, tu la connais, déclare-t-il. Elle sortait avec toi.

Je réagis sec.

Sirella ! Attends que j’essaie de piger… Il est vrai qu’à notre arrivée à Marrakech elle a prétendu se rendre chez le coiffeur de l’hôtel. Je lui décris ma malheureuse camarade de baise et il acquiesce.

— Oui, oui, c’est elle.

— Elle est allée te voir ?

— Non, elle m’a demandé de venir au Mâ-Kâch. Elle m’a filé des sous en me disant qu’il fallait te suivre, jamais te lâcher, être prêt à te protéger et qu’elle m’en donnerait encore beaucoup quand tu partirais s’il t’était rien arrivé. Elle a ajouté qu’elle serait souvent avec toi, il fallait pas que ça m’étonne. Mais bien ouvrir l’œil, et d’être armé, toujours l’œil ouvert, toujours. L’œil, elle y comptait !

— Comment l’as-tu trouvée à l’hôtel si elle ne t’avait pas donné son nom ?

— Elle m’avait dit qu’elle m’attendrait chez le coiffeur des dames de l’hôtel, et que je n’avais qu’à me pointer, tu comprends ?

— Oui ; oui, je comprends. C’est tout ?

— Je te le dis, c’est tout. Et à présent, je vais faire quoi ?

Je lui tends discrètement sa superbe pétoire à cinq cents dollars.

— Maintenant, tu remplis ton contrat, bout d’homme : tu me suis et tu ouvres l’œil ; O.K. ?

Faut savoir trier le bon grain de l’ivresse dans cette malle des Indes ! Qui veut quoi ? Tu me demanderais de te résumer le topo, j’en serais infoutu, ma parole ! Depuis Adam qui sait que je viens pour m’introduire dans son univers, prévient sa gerce et machigouille son faux meurtre sur ordre de ses supérieurs, jusqu’à la mère Sirella en agonie qui, en arrivant ici, s’est mise toutes affaires cessantes en quête d’un garde du corps pour me protéger, en passant par les services d’écoute de l’émir, l’attentat raté grâce à moi et le duel sans merci Achille-Béru, y a de quoi aller pêcher le saumon fumé en Ecosse ! Que de giries ! Et en plus, Bibi, ballotté comme un ballot avec deux chefs sur le râble, pareils à deux morpions sur mon pubis ; classe !

Déblayons le plus gros… Sirella. Là est le mystère. Quelle fut sa position exacte ? Garce ou alliée ? M’a-t-elle aimé vraiment ou mené en barlu sans rames ? A-t-elle joué mon jeu ou celui de l’I.S. ?

Puisqu’elle m’a fait cette révélation à propos de son vieux devenu homme zéro, c’est qu’elle jouait mes brèmes, non ? A moins que ce ne soit du bidon ? Note, y aurait mèche de le savoir, ce serait d’aller ouvrir le cercueil de Delameer, vérifier s’il contient l’encyclopédie Larousse en vingt volumes ou la carcasse de l’époux. Seulement, dans mon précédent book frileusement titulé Va donc m’attendre chez Plumeau, j’ai déjà exhumé un macchabe, je peux pas recommencer bille en tête dans ce polar de chiasse, qu’on va galoper dire que l’Antonio se répète, qu’il est monté sur boucle, qu’il écrit le Boléro de Ravel, tu les connais, tous ? Nuisibles à plus en pouvoir, le glave déjà bien modulé sous la langue, prêts à te le virguler en plein dans la gueule de ta répute. Une occasion de souillerie, ils peuvent pas la laisser passer. T’as déjà vu une mouche bleue ignorer une merde, toi ? Et eux autres, miel ou excrément, tout leur est bon à pomper. Ils sont pleins de radars ragoteurs qui mouchardent ; pleins d’ordinateurs pugnaces, d’écrans de contrôles, de torvitudes multiples, d’extrême mauvaise foi sans laquelle tu ne peux être un vrai fumier. M’auront-ils assez brigandé, les miséreux de l’âme, assez contraint, assez réduit, assez enlarmé, ces postillonneurs de vitriol, noirs, tièdes et glaireux, insanes, purulents, marécageux. Leur pardonnez pas, Seigneur c’est pas la peine ! Ou alors qu’ils rédemptent si d’hasard ils Vous rencontrent dans l’escalier de chez Frossard !

Et donc je te disais que, sottement pris au piège d’un bouquin précédent, ne puis aller regarder dans la tombe des Delameer si Adam s’y trouve. Je ferai donc sans cette vérification, en auteur courageux qui n’élude pas mais au contraire provoque la difficulté.

Ce qui m’incite à croire à la sincérité de Sirella, c’est la complaisance avec laquelle la police a gobé le meurtre de son gros lard. Dis, tu en as entendu causer de la Rousse anglaise ? L’une des meilleures of the world, comme on dit en France.

Alors, admettons que ma jolie maîtresse ait été franche avec moi. Admettons aussi qu’elle eût redouté un gros danger pour moi, pourquoi faire appel à ce petit détective privé à la manque qui doit gagner son couscous en filant quelques Européennes à la cuisse légère, au lieu de m’en informer, moi, l’intéressé ?

Que redoutait-elle pour ma santé ? Et comment ce Syrien traîne-lattes saurait-il intervenir en cas de coup dur ? Je le vois mal défourailler avec sa belle panoplie dont il se montre si fier.

Je retourne à la clinique d’un pas traîneur, m’efforçant de découvrir si quelqu’un d’autre que Kirâz Gratys me suit. Mais dans une foule aussi dense, faut avoir un périscope électronique pour retapisser un ange gardien, sauf si, comme le Syrien, il fait son boulot en amateur.

Une ravissante infirmière marocaine, blonde, mais tu peux aller voir dans son slip si c’est sérieux, règle le goutte-à-goutte de la blessée lorsque je déboule.

L’ayant interrogée d’un hochement de tête, elle me répond, d’un autre à peu près identique, que c’est pas brillant.

La pauvre Sirella est en piteux état. Souffle court, visage de plus en plus creusé. Un élan d’infinie pitié me fait lui saisir la main. Je capte donc sa menotte et la réchauffe de mes deux grosses miennes, comme si c’était un oisillon tombé du nid. L’image n’est pas de moi, mais de François Mauriac, et je ne veux pas empiéter. Je donnerais vingt ans de la vie de la reine Victoria (puisqu’elle n’en a plus besoin) pour qu’elle se remette. Ah ! que ne puis-je lui insuffler ma propre énergie ! Lui communiquer mes ondes actives, mon tonus, ma substance profonde.

— Quelqu’un s’est-il présenté pour la voir ? demandé-je à la jolie infirmière, laquelle contemple la scène, émue par ces trois mains entremêlées.

— Non, personne.

— Ecoutez, petite, je pense qu’un visiteur se présentera dans l’après-midi. Si c’est le cas, soyez gentille, ne laissez pas la malade seule avec la personne en question et arrangez-vous pour me faire prévenir par l’une de vos collègues ; je me tiendrai dans le salon d’attente.

— Vous pensez qu’on veut encore lui faire du mal ? demande la jolie fausse blonde.

Au lieu de répondre, j’élude d’une question.

— Quel est votre prénom ?

— Aicha.

— C’est ravissant.

Ces niaiseries débitées en tranches extra-minces, pour être dégustées sur le pouce, je me rends dans le salon, face à l’entrée ; vaste pièce vitrée, décorée d’excellentes photos de Marrakech, et meublée de fauteuils tubulaires aussi confortables qu’une selle de vélo dont le cuir est parti.

Je saisis une revue vieille de dix-huit mois sur la table basse, comme quoi la reine de j’ignore où a des turbins avec son consort (qu’on ne sort plus, vu qu’il dodeline du cervelet) et entreprends courageusement cette lecture abrupte, qu’en comparaison, les polars de M. Attali (dont la vie est un songe) sont aussi faciles à lire qu’une affiche de mobilisation générale.

Du temps s’écoule. Je suis en compagnie d’un très vieillard jaunasse, engoncé dans des fringues plus surannées encore que lui. Il somnole, pressant entre ses jambes une canne à embout de caoutchouc sur le pommeau de laquelle il a accroché son chapeau à bord roulé, ruban noir et taupage inopportun en ces contrées chaleureuses. La peau de son cou fait des plis par-dessus le col dur d’un blanc évasif. Sa cravate se fixe par un système d’élastique à crochet, sans qu’on ait à se préoccuper de faire et défaire le nœud. Le vieux bonze a la paupière lourde d’un crapaud buffle et tellement de points noirs sur son blair que celui-ci ressemble à une figue de Barbarie.

Je profite de ce qu’il soulève sa paupière droite pour lui sourire, mais il demeure indifférent au point que je me demande si son lampion droit n’est pas en verre.

Je retourne à mon aride lecture. J’en suis déjà là que le consort fait sa promenade au bord du lac Machin, au bras de sa reine des neiges compatissante, la dame, reine mais épouse, je te prie de remarquer, et qu’assume son gâtochard la couronne haute, mon vieux. Ça, les rois, reines, princes, tu peux pas leur ôter : ils font front devant l’adversité. Quoi qu’il advienne, avec eux, c’est « Présent ! » Qu’ils attrapent la chaude-pisse ou un gouvernement socialiste, ils départent jamais, les monarques. Altiers, toujours ! Un dingue entre dans leur piaule, leur fiston joue l’Arnaque, leur conjoint déjante du bulbe, aucune importance : le sang est bleu, la tiare est verte, laisse un peu la fenêtre ouverte.

Je glandoche le long de cet admirable reportage, essuyant mes larmes d’un revers, m’arrêtant pour laisser à ma gorge l’opportunité de se dénouer. Comme c’est long ! Et de quelle patience fais-je preuve ! Moi, l’éternel pressé lorsqu’il est question de boulot, je suis capable de poireauter pendant des lustres sous des heures, ou pendant des heures sous des lustres. Rien ne me rebute.

Dans son fauteuil, le dabuche en écrase pour de bon. Son ronflement est pareil à un essaim de bourdons lâchés dans une pétaudière. Je me mets à siffler entre mes dents pour tenter de couper l’admission des gaz, mais il est parti en prise directe et rien n’y fait.

Qu’attends-je ? Une manifestation des Britannouilles ? Bon, et ensuite ? Elle serait logique. Une ressortisserante s’est fait plomber dans un attentat, les autorités de son pays accourent, quoi de plus normal ? Et qu’un employé du consulat (quel con, çu-là !) se pointe pour prendre des nouvelles, assumer les frais de rechapage, ça coule de source, non ? Rencontrer un tel monsieur, lui parler, ne me mènerait nulle part, ne déboucherait sur rien, pas même un évier, ajouterait le Gros pour qui la technique d’un bon mot se décompose de la manière suivante : « Une supposition que tu sois garce et que tu t’appelles Ainlazare, on dirait de toi la garce Ainlazare ».

Et pourtant, l’espoir veille en moi, dans mon tréfonds, comme une bougie sous le goulot d’une bouteille qu’on décante. Ne conclus pas de cette puissante métaphore que je fais œuvre littéraire. D’ailleurs, soit dix ans passants, ils commencent à me bassiner, tous, à chercher si j’appartiens ou non à la littérature. Que je les supplille à deux genoux et couilles rabattues de me laisser tranquille. Un Sana, c’est un Sana, rien de plus, mais rien de moins. On l’achète, on le lit, on le prête, ou bien on le revend ou on le met dans ses chiottes, j’en ai strictement rien, mais alors super-rien à branler ; et faudrait stopper de me pomper l’air « à laquelle » j’ai droit, me laisser sous emballage spaghettis, peinard ô combien ! Je refuse qu’on m’incluse ! Non, c’est pas de la littérature, ça n’en sera jamais, heureusement ! Faites-moi plus chier sinon je me mets à mal écrire pour vous prouver, s’il faut tous en passer par là, tas de nœuds ! Para-sous-infra-littérature ! Non, mais ça se déglingue dans les tiroirs de votre matière grisâtre, les mecs ! Arrêtez de vous branler, venez plutôt me faire une petite pipe, qu’on en profite tous. Le premier qui me retraite de para, je lui fais fumer le pot d’échappement de ma Maserati ! Que je me retrouve classé infra et tes miches vont ressembler à un panneau de sens interdit, sauf que la raie sera verticale et noire au lieu d’être horizontale et blanche.

Et puis, bon, au bout d’un temps immémorial (de Sainte-Hélène), voilà une femme de salle qui s’encadre : une Noire et boulotte, comme dans toutes les cliniques du monde occidental où le médecin-chef ressemble plus souvent à du yaourt qu’à du chocolat.

Elle me fait un « Psiiiit ! » qui ferait se collisionner vingt bagnoles si elle l’avait balancé place Charles-de-Gaulle (qui fut la troisième étoile de ce grand guerrier du micro).

D’un index en crochet, elle m’happelle (contraction de happer et d’appeler).

Je la rejoins (de robinet).

— Aïcha a dit qui faut que vous allez voir, me déclare-t-elle.

Je tapote sa joue fraîche.

— Je aller y vais, lui réponds-je charitablement.

Et je y vais, effectivement.

La jolie blonde à chatte noire sort de la chambre de Sirella.

— Il y a là le consul de Grande-Bretagne avec le professeur Sa Fémâhl, me dit-elle.

Je cligne de l’œil.

— Vous êtes certaine qu’il s’agit bien du consul ?

Elle me saisit le bras et m’entraîne jusqu’à la baie vitrée donnant sur le parkinge de la clinique. Une Rover noire, battant plaque consulaire y est stationnée. Un chauffeur en blazer bleu et chemise blanche est acagnardé contre l’aile avant gauche, si ça ne t’ennuie pas trop, sinon tu peux l’adosser à l’aile avant droite, je ne te ferai pas de procès.

— Que dit-il au professeur ?

— Qu’il veut affréter un avion pour rapatrier miss Delameer à Londres.

— Le professeur est d’accord ?

— Il a répondu que la chose était impensable dans l’état où se trouve la blessée.

— C’est bien mon avis également.

Sur ces entrefesses, la porte s’ouvre déjà et un personnage tellement anglais d’aspect que c’en est de la franchise, sort, flanqué du médecin-chef. Visage allongé, élégance un peu désuète, regard qui coupe court.

Il prend rapidement congé du toubib et quitte l’hôpital. Sa Fémâhl s’évacue dans la direction opposée sans me remarquer car je me suis grouillé de renouer le lacet imaginaire de mon mocassin extra-réel.

— Je retourne attendre, dis-je à Aïcha.

— Vous avez de la patience, note la jolie avec un sourire.

— Pour peu que vous en ayez aussi, on pourrait peut-être passer la soirée ensemble, non ? On dînerait à mon hôtel, ensuite vous me feriez visiter Marrakech by night, et moi je vous montrerais mon couteau suisse à soixante-douze lames.

Elle rit.

— Vous pensez attendre ici jusqu’à quelle heure ?

— Jusqu’à ce qu’arrive la personne que j’espère.

— Et si elle ne vient pas ?

— Les portes de la clinique ferment à quelle heure ?

— Neuf heures.

— Et après ?

— Il faut sonner pour les urgences.

— En ce cas, j’attendrai jusqu’à neuf heures.

Aïcha me défrime d’un œil grave.

— J’aimerais savoir ce que vous manigancez.

— Moi aussi. Alors, c’est O.K. pour ce soir ? Neuf heures et demie au Mâ-Kâch ?

— Vous savez, je n’ai pas de toilettes très habillées.

Je m’abstiens de lui répondre que ce n’est pas qu’elle soit habillée qui m’importe, bien au contraire.

— Quand on est belle comme vous l’êtes, un sac à pommes de terre avec trois trous vous transforme en princesse des Mille et une Nuits, Aïcha, je lui sors sans frais de port.

Et je retourne dans le salon où le vieillard continue sa roupille.

Ayant achevé la vie fabuleuse du consort givré, pour le laisser à ses électrochocs mignons et aux marrons glacés expédiés par sa reine-femme, je renonce à d’autres lectures et me plonge dans la réflexion. Mais c’est mal engagé, je m’en rends zézément compte. La gamberge, ou bien elle file droit comme une fusée américaine, ou bien elle est montée sur boucle, comme une fusée française. Très vite, je me retrouve à la case départ, pataugeant dans la boue du mystère à m’en foutre plein les futiaux.

Une silhouette familière me tire de ma semi-léthargie. Ma para-infra-sous-lucidité, diraient mes exégètes laisse illico place à l’état d’alerte.

Le Dabe !

Oui, Achille, plus chauve que toujours (et le soleil d’ici n’arrange pas son cas) vient de passer devant le salon. Préoccupé, l’air atrocement mauvais.

Je compte posément jusqu’à huit et demi, pour faire plaisir à Fellini, et la petite femme de salle noirpiaute me refait le coup du « Psiiiiit ». Je vais à elle.

— Dites à Aïcha que le nouveau visiteur est un ami, lui chuchoté-je.

Elle me vote un sourire grand comme une tranche de pastèque avec ses pépins.

S’éclipse.

Pourquoi Achille ?

Il a tenu à visiter la mère Sirella, s’assurer de son état ? J’attends qu’il repasse pour l’aborder. Sa rogne doit mousser pire que l’Etna quand on a balancé dans son cratère dix tonnes de crème à raser (ou à araser).

San-Antonio abandonne son siège moelleux comme celui d’une moissonneuse-batteuse pour gagner le hall.

Je poussa la porte et sortis, contrairement à cette fameuse loi en littérature d’action qui veut « qu’on poussa la porte et entra ».

Fais les dix pas, la surface du lieu ne permettant pas de faire les cent, et je le déplore car j’aime la marche à pied, ce premier des sports puisqu’il subjugue l’homme au bout de sa première année d’existence.

Un Arabe en blanc, beau comme un roi mage d’Epinal, se pointe à la réception, lesté d’une corbeille de fleurs derrière laquelle tu pourrais baiser la bonne sans que ta femme s’aperçoive de quelque chose.

Il demande la chambre de la dame blessée dans l’attentat du Mâ-Kâch. La préposée, une jolie rondeur moustachue, avec un badge gravé au Dymo M 10 comme quoi elle se nomme Mme Salbourrick, la préposée, reprends-je, lui indique qu’il doit coltiner son parc de Bagatelle (pour un massacre, en l’occurrence) au service « Chirurgie » et le confier à l’infirmière-chef, laquelle jugera si la destinatrice est apte à renifler ces fleurs surchoix.

Et bon, il y va, suivi du gars moi-même, le garçon choyé de Félicie.

Le livreur contacte Mlle Aïcha, laquelle lui fait déposer sa corbeille sur une table roulante, puis il se retire.

Dès lors, je l’intercepte :

— Un instant, l’ami ; qui vous a donné cette corbeille à livrer ?

— Mon patron.

— C’est-à-dire ?

— M’sieur Mohamed Ben Isaac, le fleuriste de l’hôtel Mâ-Kâch.

— Qui l’a commandée ?

— J’sais pas, m’sieur, mais y a une carte.

— O.K., merci.

Il s’éloigne.

— Vous permettez ? dis-je à Aïcha. Service des poids et mesures d’urgence.

Et, au grand dam (mais j’aime le jeu de dam) de l’ensemble floral, voilà super-Antonio en train de tripatouiller la corbeille, s’assurer qu’elle ne recèle rien de fâcheux. Tout paraît de bon aloi. Me reste plus qu’à examiner la brèmouze encloquée dans une enveloppe de papier cellophane mal armé[3]. Beau papier non ébarbé (d’Aurevilly) sur quoi sont gravés des caractères arabes (très élégants sur une boîte de dattes), sous-titré en anglais Fantastic Majesty Joliman Kohnar II.

« Bigre, me dis-je en privé, Son Altesse a du savoir-vivre si la pauvre Sirella n’en a plus beaucoup. »

Pendant que je remets les fleurs en place, le Vieux ressort de la chambre. Tu dirais un magistrat venant réveiller le condamné à mort sur le coup de cinq plombes. Il a vieilli depuis le déjeuner tronqué. Il ne faisait pas tellement jeunet, Chilou, mais tu lui donnerais au moins six mois de plus.

M’avisant, il s’arrête.

— J’accepte, balbutie-t-il, comme un qui consent à déposer son bilan.

— Qu’acceptez-vous, patron ?

Il fait deux pas, écrase un pleur né avant terme, appuie sa belle main pour présentoir de velours sur ma robuste épaule.

— Vous avez dit « patron » ? J’ai bien entendu, mon cher garçon ?

— Mais oui, patron, j’ai dit « patron », parce que vous resterez toujours pour moi « le patron » ; on a tellement vécu de choses insensées ensemble…

Il soupire :

— San-Antonio, mon chéri, je peux vous embrasser ?

Et sans attendre mon consentement, il m’applique un gros mimi mouillé sur la joue.

— Des paroles pareilles, c’est un peu de vie que vous redonnez à l’agonisant que je suis.

— Je souhaite votre tonus à tous les agonisants, patron.

— Pourquoi ma vie si rutilante, je dirai presque si glorieuse, si noblement remplie, bascule-t-elle dans l’abîme cacateux du présent, mon petit loup ? J’avais tout : fortune, pouvoir, honneurs. Du charme, de la conversation, un sexe en ordre de marche. Les décorations et les femmes se pressaient sur ma poitrine. Je bouffais du caviar à la louche et des culs à la pelle. J’intimidais. Il m’arrivait même de faire peur, oui, moi. Aboutissement absolu de la réussite. Je faisais peur sans me forcer, en restant moi-même. Et soudain, du fond de l’horizon surgit la tempête. Je vis du Wagner, Antoine. Parsifal. On me sacque pour me remplacer par le plus grotesque de mes subordonnés afin de m’humilier jusqu’à la moelle, en prouvant que mes fonctions pouvaient être assumées par un gugus pétomane.

« Et non seulement cette baudruche pleine de beaujolais frelaté s’assoit dans mon fauteuil, mais de plus, elle me moque, m’insulte et, vous savez quoi, mon chéri ? Me cocufie ! Car il a retourné ma chère Suzette comme une crêpe. Savez-vous qu’ils sont enfermés dans sa chambre, le Poussah et cette délicate créature, et que depuis trois heures d’horloge elle pousse des clameurs qui font mouiller tout l’hôtel, du plus jeune groom à la plus vieille lingère ? Le savez-vous ? N’est-ce point à douter de tout ? N’est-ce point à en mourir de tristesse ? « L’Orchidée et le Goret. » Fable ! Fable dont je suis la risée.

« Savez-vous ce qu’il ne me reste plus qu’à quoi, mon gentil lapin ? Plus qu’à dénouer cette affaire. Moi ! Moi tout seul ! J’aboutirai ou je périrai. »

Il cesse de m’effusionner par le haut pour descendre à l’équateur et m’emparer les mains.

Les pétrit.

— San-Antonio, mon unique, mon féal, mon préféré, mon disciple, mon bambin, mon petit lapineau-des-champs, voulez-vous m’aider à résoudre tout seul cette histoire ?

* * *

J’ai balbutié qu’oui.

Il m’a rembrassé.

— Dites donc, elle est foutue cette dame ! a-t-il déclaré en montrant la chambre de Sirella.

— Je le crains.

— Dommage, c’était un beau morceau. Vous avez dû vous régaler ?

— Comment oserais-je le nier ?

Le Vieux fulmigène :

— Quand je pense à l’autre petite chochotte, là-bas, en train de se faire détériorer le fondement par un âne en rut !

— C’est le rêve de toutes les honnêtes femmes, patron. Et plus elles appartiennent à la Jet Society, plus elles recherchent les soudards !

Il hausse les épaules.

— En ce cas, nous baiserons les filles d’auberge, mon pauvre petit ; nous nous rabattrons sur les houris sans soutien-gorge, sur les dames qui portent des culottes de coton ; nous violerons les chaisières, séduirons les mercières, les poinçonneuses de la R.A.T.P., les vivandières, la mère Denis, les pasionarias d’extrême gauche ; si je vous disais que je rêve de Mme Huguette Bouchardeau et que Mme Gandhi me fait bander. Vous n’aimeriez pas lui faire l’amour, vous, à Mme Gandhi, sur des tapis de soie, dans une odeur de papier d’Arménie consumé ?

« Foin de nos élégantes et distinguées frivoles, San-Antonio. Foin ! Foin ! Foin ! qu’elles aillent se faire sodomiser par les terrassiers, les éboueurs, les marlous-sandwiches. Nous, nous tremperons nos queues dans l’eau de vaisselle ! Et si la mère Ténardier rechigne à nous prêter ses fesses, nous enfilerons des chèvres ! »

Il part en titubant.

S’arrête à la porte.

Achtung ! Je dois résoudre cette histoire dans les plus brefs délais. Vous m’apportez la réponse dans les quarante-huit heures ! Je serai à l’hôtel ou dans l’annuaire !

Le Dabe disparaît.

Sonné ! Il a toujours un peu tutoyé l’extravagance, l’Achille, mais cette fois il met carrément le pied dedans.

— Que faut-il faire de ces fleurs ? demande la belle Aïcha.

— Offrez-les à votre grand-mère, mon cœur.

— Je vais les mettre dans l’office des infirmières en attendant.

— Comme vous voudrez, mais n’oubliez surtout pas notre rendez-vous de ce soir.

A peine que je termine mon œillée giratoire à double foyer d’intention, manière d’affirmer ma conquête en attendant d’aller planter mon drapeau sur sa lune, qu’un nouveau personnage s’annonce qui réclame après Mrs. Delameer.

Un gros mec avec les cheveux grisonnants taillés en brosse, une forte moustache un peu plus foncée que ses crins, un nez aux ailes dilatées, le teint jaunâtre d’un hépatique ; il porte d’énormes lunettes à monture d’écaille, est vêtu en triste et coltine un porte-documents avachi comme un foie de vache dont il a la couleur peu engageante, que justement, autant te le dire, quand je nous vois bouffer toutes ces horreurs, j’ai honte de notre appétit sans limites et rêve de devenir végétarien. J’ai raté le coche, j’aurais dû appartenir au règne végétal et non pas à l’animal, si dégueulasse, plein de saloperies, merdes et menstrues, hautement morveux et débectant, sanieux aussi, bien pestilentiel, puant de tous ses trous, qu’en fin de compte je comprends la tentation de certains de se faire cramer après le rideau final, tout liquider pour ne plus laisser d’eux qu’une pincée de scories anonymes. Mais moi, catholique romain (de la décadence), pas de ça, Lisette ! Chez nous on se décompose benoîtement, subissant la trajectoire de bout en bout, sans écarter le moindre asticot de notre chemin ; puisque c’est cette complète soumission qu’Il veut de nous. Ses desseins sont sacrés. On peut regretter de ne pas être poireau, mais on assume son hommerie. Et ainsi, que notre pourriture soit faite si elle doit être l’expression de Sa volonté. Amen.

Donc, nouveau venu dans l’horizon de la malheureuse Sirella.

Il demande l’infirmière cheftaine. Aïcha répond présente.

Il montre un document du consulat britannique.

— Je suis le docteur Jess O’Meil et je dois visiter la blessée, déclare l’étrange visiteur.

Aïcha dit qu’elle va prévenir le professeur Truc (je ne sais plus quel nom à la con je lui ai mis et j’ai la flemme de compulser).

Ma jolie nouvelle future conquête blonde à poils noirs s’éclipse jusqu’à son burlingue. Elle tubophone. Pendant ce temps, le toubib anglais and me, on se défrime discrétos. Lui, gentleman, donc infiniment pudique, y compris du regard. Moi, flic, donc à la fois prudent et scrutateur, tu vois le genre ? Ce mec, je sens une grande jubilation intestine à le parcourir de mes prunelles chatoyantes. Il me fait songer à un comédien français qui joue les rondeurs. Il y a un petit côté Boubouroche britannique chez ce monchu[4]. Il va se planter devant la baie vitrée en attendant le retour d’Aïcha, lequel s’opère assez rapidement.

— Vous pouvez entrer, docteur, c’est en ordre, le professeur a été prévenu de votre visite par le consul.

Le visiteur opine et pénètre dans la chambre. Je fais signe à l’infirmière de l’y accompagner.

Ensuite de quoi je quitte l’hosto. Une grande paix intérieure éclaire mon âme salubre comme le soleil couchant illumine la moisson beauceronne, ainsi que l’a si justement écrit le cousin de Charles Péguy, le grand, celui qui avait une recette contre la chute des cheveux ou les démangeaisons, je ne me souviens plus très bien. Je m’embusque derrière un massif de couscoussiers nains. Douce planque. Enfin, ce que j’attendais sans vraiment oser l’espérer. Tu veux que je vais te dire ? J’exulte. Et pourtant, tu peux relire toute ma prose, ça m’arrive rarement. Je suis pas exulteur de naissance, moi. L’exultation, je te prie de croire, n’est pas une pulsion fréquente.

Les couscoussiers nains sont en fleurs et sentent bon. Je continue de poireauter, mais avec impatience cette fois, car je touche au but, moi le touche-à-tout type. Donc, j’ai flairé juste ! Donc, mon ancêtre singe a eu raison de se mettre à la verticale pour me préparer un cerveau d’au moins quatre livres. T’as vu comment il stimule ses méninges, l’Antonio joli, poulette ? La façon impec qu’il conduit sa barque, ce gondolier du mystère, ainsi que m’a baptisé le cher Jean-François Revel dans son Ode à moi.

Cette fois, mon attente est brève car le « docteur » Jess O’Meil apparaît au bout de peu. Il semble atteint de rhumatismes articulaires plâtreux, la manière naninaniante qu’il se déplace, ce gonzier, posant un pied comme sur une poutrelle située à vingt mètres du sol, y établissant son équilibre pour, ensuite, placer l’autre pattoune devant.

Suivre un escarguinche, ça paraît fastoche, eh bien je vais t’avouer une chose : ça ne l’est pas le moins car tu ne sais pas où te tenir ni comment te déplacer toi-même, comprends-tu ? T’es là, ballant, ballot, empoté de tes os, à te prendre les pinceaux dans ton ombre. On dirait qu’on suit un enterrement de dignitaire soviétique. Pas glissés. Marche funèbre. Pom pom pom ; pom pom pom ; pom pole…

Il tourne à droite sur le boulevard (- + % ! l’une des plus nobles artères de la ville.

J’attends qu’il prenne un peu d’avance. Il va son petit bonhomme de boulevard, podagrement, balançant sa serviette, la tête basse et la queue aussi, je gage.

Je m’offre le luxe de considérer l’éventaire en plein air d’un ciseleur sur cuivre en train de faire des guiliguilis à des plateaux comme ma regrettée tante Marthe en possédait (son bonhomme avait été officier en nordafriquerie à l’époque où le Français savatait le cul de l’Arabe parce que ce dernier ne possédait ni pétrole ni fusils).

Et c’est alors, tandis que je regarde arabesquer la main magique de l’artisan, que deux détonations retentissent. Poum ! Pim !

Deux coups de feu aux sonorités différentes.

Une bastos vient de se ficher dans une magnifique bouilloire à col de cygne de Saint-Saëns posée à vingt-trois centimètres de moi.

N’écoutant que ma présence d’esprit et soucieux de conserver ma présence à l’Univers, je me jette à terre.

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