Dans tous ses atours, Achille. Futal de flanelle blanche, blazer bleu, limouille col ouvert, foulard Hermès, tatanes en daim extra-souple comme de la peau de couilles. Faut le voir frimer dans le hall du Mâ-Kâch, la dextre passée dans sa poche plaquée, avec le pouce à l’extérieur, comme ça se faisait dans les films mondains d’avant-guerre. Il chantonne du nez, l’apôtre, une très jolie mélodie : tau lali tali lalère, que t’en biches la chair de poule aux tympans, tellement c’est suave, tellement ça te langoure l’âme.
— Vous semblez joyeux, monsieur le ministre, lui fais-je avec l’obséquiosité dont il raffole, dans le style De Funès en vil flatteur.
Pris en flagrant délit de jubilation interne, il me regarde pensivement et murmure :
— Les glandes, mon garçon. Seule la paix glandulaire apporte à l’homme des instants de parfaite félicité. Lorsqu’il fonctionne bien et qu’il se sent pleinement disponible, l’individu pressent le bonheur.
Revenant aux préoccupations professionnelles, il demande, négligemment :
— Le travail ?
— Nous allons vers un dénouement, patron.
Le Vioque réagit.
— Non ! Sérieusement ?
— Je crois.
— Racontez-moi cela, par le menu. J’ai du temps : Suzette dort encore et il lui faut deux heures pour se préparer.
— Je préfère tout vous livrer en bloc, riposté-je.
Le Vénérable me cueille au bras.
— Bien entendu : pas un mot à Bérurier, n’est-ce pas ? Ce serait de la confiture de rose donnée à un pourceau. Notez qu’il faut le connaître. Cet homme a des côtés positifs. Peu, mais il en a ; ne serait-ce que son sexe extravagant et la manière péremptoire dont il l’utilise. Il existe également chez cet homme un sens de la vie qui s’exprime avec fracas. Mais ces qualités admises ne m’empêcheront jamais de déplorer qu’il occupe un tel poste. Il y a un sens de mercenariat en lui. Subordonné par vocation profonde, il ne saura jamais se montrer chef, comprenez-vous ? à l’inverse de moi qui ne sais que commander et pour qui l’obéissance est une notion abstraite.
Le Théorique renoue son foulard qui n’en demandait pas tant.
— Donc, vous le laissez en dehors de votre enquête, mon cher enfant, c’est promis, juré ? Je lui révélerai moi-même ce qu’il sera bon qu’il en sache.
Achille éloigne sa main droite de ses yeux, comme s’il voulait mirer ses ongles à contre-soleil.
— Franchement, vous ne voulez rien me dire encore ?
— Non, mais je sollicite votre participation, monsieur le directeur.
— Tiens donc, on a besoin du grand aîné, mon cher galopin ? Voilà qui ne me surprend pas. Et de quelle façon souhaiteriez-vous que ma participation s’exerçât.
— J’aimerais que vous usassiez de votre gigantesque influence pour que le consul de France convie l’émir Kohnar à dîner ce soir. Il pourrait le faire par messager spécial, sur carton gravé, en annonçant préalablement la chose par téléphone au secrétariat du prince.
Chilou réfléchit.
— Et dans votre esprit, que devrait donner ce dîner ?
— Une réponse à bien des questions, monsieur le…
Je me tais. Achille m’embrasse.
— Il a failli le dire ! s’écrie-t-il. Il a failli m’appeler « monsieur le directeur », ce grand bébé ! Tiens, je lui donne encore un poutou pour la peine.
Et j’ai droit à un second bisou.
— Ce que je sollicite de votre extrêmement haute et inaccessible bienveillance est-il possible ? insisté-je.
— Mais bien sûr de sûr, mon Antoine. Je cours au consulat pendant que Suzette se harnache.
Puis, confidentiel :
— Savez-vous la surprise qu’elle nous a faite ? Des jarretelles ! Des vraies, des roses. Des jarretelles ! Elle en porte. Ah ! l’irremplaçable sensation ! Que le caoutchouc soit béni jusqu’à la consommation des siècles et des hévéas. Bon, je file.
— Autre chose, monsieur le…
Achille revient à moi pour flatter ma joue neuvement rasée.
— Mais dites-le, dites-le-moi quand nous sommes seuls, petit gredin. En tête-à-tête, c’est permis. Je reste votre « monsieur le directeur ».
— Eh bien, monsieur le directeur, pardonnez mon outrecuidance, mais pour la réussite de mon projet, il est indispensable que je sois invité également.
Le daron me pince le lobe.
— Canaillou ! Il veut fréquenter le grand monde ! Eh bien ! vous serez invité aussi ! Soyez gentil, dites-moi un gros « Merci, monsieur le directeur ».
Putain ! Tu me verrais dans mon smok bleu-nuit-et-brouillard, limace bleu pâle, nœud pap’ bordeaux (Château Lafite 1947), fleurant good l’eau de Cédrat de chez mes camarades Guerlain (pinpin), tu tomberais à la renverse (sur mon plumard), fillette jolie. Illico (pour m’éviter de dire dard-dard), tu voudrais que je supprime la plupart des loupiotes afin de ne garder que le halo d’un abat-jour orangé propice aux chuchotis, caresses mesurées, roucoulades propitiatoires avant l’enfourchement final.
Je glandouille à promiscuité des ascenseurs, avec un dessein bien établi. Et ça ne rate pas. L’une des trois cabines finit par cracher l’émir, son secrétaire et un garde du corps baraqué comme un robot.
Je me précipite au-devant du souverain déçu (et déchu), manière de lui présenter mes respects vespéraux.
En m’apercevant, son visage s’éclaire d’un pâle sourire de momie mise à jour.
— Compliments pour votre élégance, ami commissaire, me dit-il en pressant furtivement ma livre et demie de viande ; vous sortez ?
— Je suis convié au consulat de France, Votre Très Salubre Majesté.
— Je le suis également, m’annonce l’émir Liton ; cela devient donc un double plaisir pour moi.
Je m’incline si profondément que toi, à ma place, tu te pètes la cinquième lombaire (de Beethoven).
— Et ce sera ainsi un double honneur pour moi, renchéris-je, vite fait bien fait, avec un peu de cresson autour comme garniture.
— Vous attendez quelqu’un ? s’informe Sa Coéternelle Majesté.
— Un taxi, Votre Sempiternelle Majesté. Ce soir c’est le coup de feu et ces manants sont d’une capture malaisée, mais le portier auquel j’ai voté des crédits spéciaux s’occupe de la chose.
— Envoyez-le au diable et venez avec moi, ami commissaire.
— Vraiment, Votre Stimulante Majesté ?
— Ma Rolls est assez vaste pour nous conduire tous les deux au consulat, rétorque Mada[11].
Je lui emboîte donc la babouche, recevant au passage ma part d’échines arquées.
L’émir Ador grimpe dans sa Camargue noire à poignées et calandre d’or, dont l’illustre bouchon de radiateur a été taillé dans une émeraude. Une vitre sépare, bien entendu, la partie avant de l’habitacle passagers. Je te passe sur l’acajou, les coussins de soie, les tapis persans et tout le bordel.
Installé au côté de Sa Contagieuse Majesté, je me prends pour le grand vizir. J’attends, en espérant que le menu geste que j’ai eu avant de grimper portera ses fruits. Le doute me vient de ce que la vitre côté conducteur est baissée malgré la climatisation de la chignole.
— Pardonnez-moi, Votre Intuitive Majesté, dis-je, les vitres de votre merveilleuse Rolls sont à l’épreuve des balles, je gage ?
— Bien entendu, de même que la carrosserie est blindée, les pneus increvables, et une mitrailleuse automatique a été aménagée sur les pots d’échappement.
— Fort bien, Votre Pétillante Majesté, comment se fait-il alors que votre chauffeur roule avec la vitre baissée, s’exposant ainsi à tout agresseur qui voudrait profiter d’un ralentissement ? Rappelez-vous la ligne Maginot française, en 39, Votre Fluorescente Majesté. Elle était inexpugnable mais incomplète. C’était un mur d’enceinte auquel il manquait quelques kilomètres…
— Par Allah, vous dites vrai ! tonne le monarque démonarqué.
Il prend l’appareil acoustique et se met à vociférer et tout en arabe, je te fais remarquer.
Le driver s’empresse de remonter le pont-levis. Mais le prince continue de vitupérer contre le malheureux.
— Voilà, fait-il en interrompant le contact, il sait ce qui l’attend maintenant pour avoir commis cette imprudence.
— Je ne voudrais pas la mort du pécheur, dis-je, c’était une simple observation, Votre Généreuse Majesté, dont je serais navré qu’elle entraînât pour ce garçon de fâcheuses conséquences.
— Rassurez-vous, m’apaise l’émir, ce n’est pas pour rien si, parmi les surnoms qui me furent donnés par mon peuple, figure « le Magnanime ». Abdouli Abdoula, mon chauffeur, ne sera puni que de trente coups de fouet, d’une saisie-arrêt d’un an sur ses gages et de l’introduction d’un tisonnier rougi dans son fondement ; s’il avait eu affaire à mon père, il l’aurait senti passer, comme vous dites chez vous !
La Camargue se déplace silencieusement à travers la foule. Elle prend l’avenue Kanigoû ben Klêbahr et accélère un chouïa l’allure. La résidence du consul se trouve au cœur de la partie élective de la merveilleuse cité.
Et voilà que tout à coup (fourré), la Rolls se met à zigzaguer sur l’avenue. Elle percute une bagnole en stationnement, rebondit, traverse la chaussée et file emplâtrer en force un mur de briques vernies qu’elle défonce. Par la brèche on distingue une pelouse bien ratissée, avec des jets d’eau, et dans le fond, une grande demeure mi-européenne, mi-mauresque brillamment illuminée.
Le chauffeur et le secrétaire sont inanimés comme ces objets dotés d’une âme.
L’émir, indemne mais furax, dégoise à bloc dans son turlututu, promettant mille sévices à son con de chauffeur qui ne peut plus l’entendre, vu que la pastille de gaz que j’ai jetée dans l’habitacle avant au moment de grimper à l’arrière, l’a empioncé pour une bonne paire d’heures.
— Vous n’avez pas de mal, Votre Miraculeuse Majesté ?
— Non, et vous ?
— Moi non plus, la robustesse de votre voiture est prodigieuse. Ne bougez pas, je vais chercher du secours.
Je dévale de la guinde. L’émir, malgré mon conseil, en fait autant. Une bagnole vient de stopper à notre hauteur, genre Land Rover ou je ne sais pas quoi. Trois mecs coiffés de cagoules en jaillissent. L’un d’eux se précipite sur le prince et lui placarde un tampon de chloroforme sur le pif. Le vieillard gesticule un brin, puis sa volonté fait de la chaise longue. Alors les agresseurs l’entravent en deux coups de cuiller à pot de caviar au moyen d’écharpes de soie (à tout seigneur tout honneur) et le portent dans leur véhicule.
— Dites, les gars, murmuré-je, je vous signale que le bouchon de radiateur est une émeraude sculptée et que la calandre est en jonc massif.
Inutile de leur faire un schéma. Tu les verrais, les gentils mécanos, s’activer dans la pénombre. Pour ma part, peu soucieux de m’associer à un vol caractérisé, je vais rejoindre Sa Majesté Empapaoutée à la case départ.
J’espère que mes « ravisseurs » ne vont pas faire long pour dépecer le morceau de la Camargue.
Je roupille profondément, avec un tas d’embrouilles respiratoires, because le tampon sparadrapé sur mon nez.
— Vous m’entendez, ami commissaire ? dit l’émir Liflor de sa voix chenue et placide.
Je ne réponds pas. Du temps passe encore. Par moments, la Majesté essaie d’entrer en communication avec moi. Qu’à la longue, je chique au mec envapé qui s’efforce de sortir du coltar. Au lieu de parler, j’ai des spasmes comme pour aller au refile. Je m’en paie une sacrée série. Faut ce qu’il faut, surtout pas éveiller la défiance du vieux renard.
— Vous êtes plus malade que moi, remarque-t-il ; sans doute ont-ils forcé la dose de somnifère pour vous parce que vous êtes jeune et vigoureux.
— Mal à la tête, haleté-je.
— Moi aussi, soupire-t-il. Je ne pensais pas être kidnappé à Marrakech. Mes deux gardes du corps ont été au-dessous de tout. Si Allah permet que nous nous sortions de cette fâcheuse situation, je les ferai empaler sur des épieux frottés de piment de Cayenne.
— Ce serait une bonne chose, gerbé-je.
Et puis bon, je me « remets » un peu, ce qui, curieusement, m’évite d’en remettre beaucoup.
— Il y a longtemps que Votre Didactyle Majesté a recouvré ses fabuleux esprits ? demandé-je lui.
— Environ une demi-heure, ne m’apprend-elle rien (puisque je le sais mieux qu’elle, n’ayant pas perdu les miens).
— Vous n’avez pas eu encore de contact avec vos ravisseurs ?
— Nullement, mais cela ne saurait tarder. Voilà qui sent sa rançon.
— Votre Malthusianiste Majesté pense-t-elle que ce rapt inqualifiable est en rapport avec l’odieuse agression qu’elle a eu à subir en ses vénérés appartements ?
L’émir Acculé branle son inoubliable chef.
— Probablement pas, ami commissaire. L’autre jour, nous avions affaire à des terroristes désireux de m’abattre ; cette fois-ci, on m’a enlevé alors qu’il était très facile de me vider un chargeur dans le baquet.
Je médite.
Bon, il est temps d’entamer la course au finish ; je sens que m’man m’a bricolé des paupiettes de veau (son secret est dans la farce) et je ne veux pas les lui laisser sur les bras.
Je me dresse tant mal que bien, malgré mes entraves, sautille jusqu’à la porte et me mets à y cogner du front.
— Vous allez vous fêler le crâne ! s’inquiète l’émir Amar.
N’empêche qu’un double pas se fait entendre et que l’huis s’écarte sur deux balèzes cagoulés.
— C’est ce con qui fait tout ce raffut ? grogne l’un d’eux. Qu’est-ce y a-t-il pour ton service, Toto ?
— Sa Majesté et moi aimerions que vous éclairiez un peu notre lanterne, réponds-je sèchement.
— T’vas voir comment j’vais t’ l’éclairer, sale enfoiré de sa mère !
Et le gus m’aligne un coup de goumi magistral sur la théière. Je m’écroule en grande première mondiale. L’autre mec déclare :
— Dans le fond, il est en surcharge, ce tordu, on n’a pas besoin de lui, va donc lui filer une praline dans le cigare, Dédé, une chouette, de 9 : tire à l’oreille, pour lui guérir ses bourdonnements. Ensuite t’enverras Ali et Moktar l’enterrer sous les palmiers. Faut que les fourmis rouges se régalent, y a pas de raison !
— Non, y a pas de raison, convient Dédé.
Il me biche par les poignets et me traîne hors de la pièce. Ensuite ces messieurs relourdent, m’ôtent mes liens qui étaient plus lâches qu’un tortionnaire d’enfants, et retirent leurs cagoules.
Je retrouve Riton le Belge et le Grêlé, deux potes à Beau-Marle, des fripons en pleine andropause, vachement marqués par l’absinthe, que le Mondain m’a proposés comme associés pour manigancer ma petite affaire sournoise.
Nous nous éloignons silencieusement, passons dans un salon sans fenêtres, garni de gros coussins, avec un plafond tout en miroir. Beau-Marle s’y tient avec sa grand-mère. Je les salue bas, la vieille dame est passionnée par l’aventure qui lui rappelle le bon temps de sa jeunesse truande quand ils montaient des arnaques héroïques avec le Grand Louis, son homme, mort au champ d’honneur des grands malfrats.
Beau-Marle est en train d’examiner le butin ramené par ses équipiers.
— Dites donc, me fait-il, c’est du sérieux : joncaille pur fruit, dix-huit carats, dans le massif, pas du doré à la feuille. J’ai posé cette bricole sur un pèse-personne, l’aiguille a accusé vingt-six kilos et des ; au cours du jour, ça mouille. Vous vous réservez quoi, là-dessus, commissaire ?
— Le silence, soupiré-je ; je ne veux pas savoir que vous avez détroussé cette Rolls ; cela dit ça représentera vos défraiements : toute peine mérite salaire, or, en ma qualité de fonctionnaire, je n’ai pas de quoi vous offrir des vacances aux Bahamas.
La mamie décrète de son timbre fêlé :
— Chapeau ! Il est régul, ce mec ! Je l’avais tout de suite cadré, à sa voix. La voix, ça ne trompe pas. Tu peux te composer une frime, jamais une voix !
— Bon, fait le Mondain, tout joyce d’encaisser vingt-six kilogrammes d’or, plus un joyau qui aurait fait mouiller le chah et la chatte de Perse, à partir de maintenant, ça consiste en quoi avec votre vieux kroum ? Va y avoir un sacré cri dans la médina, à l’annonce de son enlèvement.
— Vous avez laissé le message dans la Rolls, comme quoi l’opération est revendiquée par les anciens martyrs du Kalbahr ?
— Naturlich…
— Et le véhicule qui a servi au coup de main ?
— Chouravé par le Belge à des touristes hollandais.
— Alors, tout est blanc-bleu, les gars. Il va falloir s’atteler à la tâche. C’est quoi, cette taule ?
— Un ancien bouik qui appartenait à grand-mère, dit le Mondain.
La vioque réagit :
— On en a affuré du pain de fesses, dans cette crèche, mes petits. Faut dire que le cheptel était surchoix : rien que des jeunes filles bien éduquées, salopes tout azimut. De la Française, comme élément de base, of course, mais aussi de la Suédoise et des moukères prises au berceau et conditionnées depuis leur premier poil de cul. Je m’en occupais moi-même, avec Mme Fernande, tu te souviens, môme, de Mme Fernande, la grosse Auverpiote qu’est canée d’une cirrhose ?
— Oui, oui, grand-mère.
— Ici, reprend Mamie, on est dans le salon des choix. Toutes mes petites demoiselles prenaient des mines sur ces coussins. Le cille avait que l’embarras de se décider. Pour entreprendre le vieux raton laveur, je vous conseille la chambre des cris, qu’on avait baptisée ainsi parce qu’elle est tellement capitonnée que les bruyants pouvaient se régaler à cœur joie sans importuner le voisinage. Elle offre l’avantage d’être munie d’une glace sans tain, ce qui permettra au petit poulet de suivre les opés sans se montrer. De plus, y a aussi un relais acoustique, pour pas rater les grands délires de ces messieurs. Il fonctionne sur casques d’écoute. Ça valait le Poste Parisien, certains soirs. Je me rappelle le colonel Prendu, un maniaque. Son pied c’était de mettre une chemise de nuit de femme et de se faire fouetter et insulter. Vous auriez entendu ses délirades, mes petits bonshommes, vous les auriez enregistrées. Notez qu’à l’époque, y avait pas de magnéto et fallait un outillage façon Pathé Marconi pour mettre le bruit en bouteille. Ah ! cré vingt dieux, la voix de son maître, le colonel Prendu, c’était mieux que du Brahms !
Elle a un rire aigrelet, la chérie. Toute frivole de se remémorer les belles années de son boxif.
— Mémé a raison, décrète Beau-Marle, vous allez installer le Mustafa dans la chambre des cris, mes gars, tandis qu’on prendra nos quartiers d’été dans celle qui lui est contiguë. Surtout gardez-lui les yeux bandés, pas qu’ensuite il aille raconter le paysage.
— Et s’il jacte pas ? demande le Grêlé.
— Faites-le jacter, réponds-je placidement.
— On va jusqu’où ? s’intéresse Riton le Belge.
— Jusqu’au bout, mes agnelets. Et si le bout ne suffit pas, rajoutez-en.
Riton fait la grimace.
— Vous savez, commissaire, je suis peut-être un violent, mais j’ai pas l’habitude d’entreprendre des vieillards.
— Ce vieillard-là est le pire fumier de la terre, mon grand, un viceloque comme t’en retrouveras plus jamais. Pour te le situer, il envoie à des malades des fleurs empoisonnées, histoire de les achever.
— Bon, en place pour le quadrille ! glousse la grand-maman de Beau-Marle.
Elle a beau être quasi centenaire, elle garde du chou, la mère.
Derrière la glace truquée du bordel désarmé, on suit, comme des premières loges, les péripéties de l’interrogatoire. Beau-Marle nous fournit d’entrée de jeu son pronostic :
— Il l’ouvrira jamais, votre émir, commissaire, même si on le coupait en rondelles. Stoïque jusqu’à la mort, ils sont, ces melons. Ils encaissent la douleur comme un Epéda multispires encaisse les coups de bite.
C’est bien mon avis, à moi aussi. Seule, la vioque garde confiance. Elle dit que si Kohnar le Constipé chique trop au héros du motus-bouche-cousue, elle trouvera la parade. Son petit-fils la détrompe pas, mais à la manière nonchalante dont il enquille une Camel dans son fume-cigarette d’ambre bagué d’or, on sent bien que le Mondain fait peu de cas des promesses de sa grand-maman.
Mes deux compères ont ligoté le vieux sur un fauteuil. Ils ont placé ses jambes sur un tabouret de cuisine et les y ont fixées avec du fil de fer. Les pattounes maigrichonnes de l’émir sont bleuies par un réseau sanguin en relief. Sa chair est blême. Il a perdu ses babouches dans l’affaire. Mes potes ont noué une écharpe noire sur ses yeux.
Je les trouve un peu gauches, les archers du Beau-Marle. Inexpérimentés. Leurs arnaques se situent dans des combines, pas dans des coups de force. Ils ont leur armada de tapineuses, ou bien ils détaillent les neiges de l’Atlas en petits sachets cadeaux, messieurs les hommes. Mais pour la grosse équipée féroce, ils ont perdu la main. L’âge les a rendus bourgeois. C’est pas en faisant des poks et en éclusant de l’Ouzo qu’ils conservent la forme truande. Taraudés par la pré-cirrhose, ils n’ont plus le feu sacré.
Le Grêlé décarre cependant, d’une voix de baryton basse dans la chansonnette que je lui ai apprise :
— Ecoute, mon pote, c’est pas pour te solder des tapis qu’on t’a emballé. On travaille dans l’import-export, mais au rayon renseignements en tout genre. Notre boulot consiste à piquer des secrets et à les vendre un maxi. Depuis quelque temps, t’as des petits marrants qui fouinassent dans ton environnement, comme par exemple le joli cœur qui se trouvait avec toi dans la Rolls. Mais ces zigs sont en toc. C’est juste des fonctionnaires qui jouent les James Bond pour se donner le frisson. Grande gueule et rien d’autre. Nous sommes d’accord ?
— Je vous laisse la responsabilité de vos jugements, répond Pépère.
— T’as raison, grand-père. Cela dit, tu vas répondre à nos questions. On vérifiera tes réponses. Et alors de deux choses l’une : ou bien elles sont satisfaisantes et dans quelques jours tu pourras retourner à ton harem ; ou bien elles ne le sont pas, et on te flanque une crise cardiaque avec le gros pistolet que je pointe en ce moment sur ton battant. Tu me reçois cinq sur cinq, l’ancêtre ?
— Savez-vous à qui vous parlez, homme perdu ? déclame le vieux.
— Yes, monsieur. Mais que tu sois prince ou marchand de dattes, ça modifie pas notre optique.
— Et vous, vous modifierez encore moins la mienne, assure Kohnar. Vous serez châtiés pour avoir osé ces voies de fait sur ma personne.
Le Grêlé, il aime la bavasse, ça se sent. Ce serait assez sa longueur d’onde, la joute oratoire. Il s’y retrouve, cézigo, dans un numéro de menteuse. Par contre, Riton le Belgium serait plus expéditif, lui.
— Bon, on plonge ? bougonne-t-il.
Et, pour se mettre en train, il allume son briquet et fout le feu à la vénérable barbe angora de l’émir. Beau-Marle s’inquiète :
— Dis, il va faire cramer mon bastringue, le con !
Sur son fauteuil, Kohnar ne bronche pas. Riton éteint le sinistre à l’aide d’un coussin. Tu verrais l’émir, ça lui fait une tronche comme un poing de bébé, son ébarbement. Il a une tête de nœud, pour lors. Genre oisillon déplumé.
Tu le prendrais en pitié et lui filerais une poignée de fèves, de le voir ainsi glabreux, racorni sous son brûlis d’automne.
— Qu’est-ce qu’on lui fait ? s’inquiète Mamie qui ne peut voir du fait de sa cécité (la cécité fait l’oie).
Je lui raconte. La dabiche secoue sa petite tête de vieille pintade.
— Ce qu’il est con, ce Belge de mes fesses ! Il espère quoi ? Qu’un vieil Arabe classé va s’allonger sur brûlure ? Il les connaît pas, les Arbis, Riton. A quoi lui sert d’avoir usé vingt piges dans ce pays s’il continue de se croire à Anvers ? Vous voulez parier qu’il va lui flamber les pinceaux, maintenant ?
— Juste, exulté-je. Riton lui entreprend la plante des pieds. Et le vieux birbe ne bronche pas davantage que si on lui lisait un verset du Coran.
— Misère ! Faites stopper ce circus, les mecs ! glapit l’aïeule ; j’ai une bien meilleure idée.
Elle nous la livre, toute chaude sortie de sa cervelle. Beau-Marle murmure que ça va pas être de la tarte, mais que bon, il va essayer de s’arranger ; que oui, en effet, ça pourrait déclencher Sa Seigneurie, après tout.
On annule l’opération en cours et on reporte l’interro à une date pas trop ultérieure.
Je dégauchis Achille et Bérurier au bar du Mâ-Kâch. Vachement moroses, les deux morbacs. Ils poussent des frimes sinistrées, mes duettistes du sommier à musique.
— Vous n’avez pas l’air joyces, messieurs mes patrons ? ricané-je en me juchant sur un haut tabouret d’où je m’offre un jeton sur le décolleté d’une Ricaine un peu tarte mais drôlement nichonnante.
Ils s’abstiennent de répondre. Achille biberonne un de ses infects bloody-mary, Bérurier écluse du champagne car ses hautes fonctions l’incitent au luxe. De temps à autre, il restitue le gaz carbonique inclus dans le divin breuvage. Il le fait sobrement, d’un brève jappement de chacal, et non plus à l’aide de ces terrifiants meuglements de vache en gésine qui, avant sa promotion, annonçaient sa présence dans les lieux les plus turbulents.
— Miss Suzette n’est pas là ? m’informé-je.
— Cause-nous plus d’cette roulure ! soupire le Gros.
Je pressens des bavures sentimentales.
— La friponne vous a laissés ?
— Elle s’est taillée av’c le Sénégalais qui sert le moka au restau, t’sais, le gus en chéchia qu’avait un futal bouffant, comme s’il y aurait planqué des chiottes de campinge. M’mzelle s’est permis d’lu porter la main aux aumônières pendant qu’il coltinait un délicat plateau ; faut dire qu’elle était poivre. C’cri qu’elle a brandi, mon n’veu ! Comme quoi, Casque-d’Or se payait des montgolfières mastardes comme des ballons de rugueby. Tu parles qu’une championne du radada comm’ elle allait pas poursuivre sa route sans visiter l’abbaye ! Dès la fin d’son service, elle se l’emportait, son beau Suédois bronzé ! La pure salope, vrai z’ou faux, Chilou ?
Le Dabe laisse tomber les commissures de sa bouche pour marquer son dédain.
— Une névrosée, dit-il. Décidément, ce voyage aura été bien décevant. Car naturellement, vous n’avez rien de nouveau, San-Antonio ?
— Rien pour l’instant.
Il grince :
— Les résultats sont reportés à plus tard, je vois.
— C’est cela même, monsieur le ministre, fais-je sans me départir.
Le forban de salon baisse le ton :
— L’enlèvement de l’émir, qui rameute tout le pays, c’est votre œuvre, je gage ?
— Vous gagez bien, monsieur le ministre, mais ne vaudrait-il pas mieux taire la chose au lieu de la clamer dans ce bar ?
— C’est cela, donnez-moi des leçons ! Vous n’êtes pas foutus de me faire progresser cette enquête d’un millimètre, et vous allez me faire la morale, je pressens !
Il prend Béru à témoin :
— Ces jeunes loups se croient tout permis parce qu’ils ont les dents longues.
Le Dodu rote un peu plus étalé et déclare :
— Qu’ils croivent ce qu’y voudront, c’est nous qu’on commande, Chilou, y a pas à démordre. Y peuvent frimer tout leur content, nous, on est là pour sortir les aérofreins quand t’est-ce on y juge bon. Tu reprends une aut’ cochonnerie, Grand ?
Il hèle le loufiat.
— Hep ! frisé : la verse pour deux !
Puis, découvrant la belle Américaine, époustouflante dans une combinaison en lamé scintillante comme une tenue d’astronaute de cinoche :
— Je pourrais-t-il vous offrir un gorgeon, jolie maâme ? J’ai l’sentiment qu’vous vous plumez l’ système, à ce rade. Joindez-vous donc à nous, qu’on mette nos vagues à l’âme à l’heure !
La dame cause mal le français, mais une invite dans ce genre d’endroit est éloquente.
Elle a un sourire d’au moins soixante-quatre dents dont l’éclat est terni par des traces de rouge à lèvres.
C’est de la personne un tantisoit grassouille, qui a fait bye-bye à la cinquantaine depuis mèche. Platinée à la Marilyn, les pattes-d’oie nivelées par le fard de la mère Héléna. Son pôle d’intérêt, je le répète, c’est son balcon, drôlement avancé pour son âge.
— Boîte douille hou dringue ? s’informe galamment Bérurier. Champagne, vouisky, Martini ?
Mémère plonge sur le roteux.
Achille qui réprouve l’invite du Gros me prend à part et à partie :
— Que je vous dise, San-Antonio : on désarme le navire et on rentre au bercail. Je sens venir un grain avec l’enlèvement du vieux crabe. Vous jouez tellement avec le feu que moi j’appelle cela jouer au con, mon cher. Demain matin, à la première heure, on s’embarque ; j’ai déjà fait retenir les places d’avion.
— Entendu, monsieur le ministre.
Je lui tourne les talons, préférant encore la compagnie des malfrats à Beau-Marle. Pourtant, avant de rallier l’ancien boxon de Mamie, je passe par l’hosto voir où en sont mes petites malades.
J’y apprends qu’on a rapatrié Sirella en Angleterre par avion spécial (merci, Europe Assistance !), et que la jolie Aïcha et sa maman sont heureusement tirées d’affaire.
Une petite visite affectueuse à l’infirmière s’impose. Elle est un peu dolente sur sa couche, la mignonne. Ses grands yeux noirs mangent tout son visage, comme j’ai lu dans un bouquin bien écrit. Ses cheveux blonds, dénoués, laissent voir à quel point ils sont noirs.
Je rafle sa menotte sur le drap blanc et lui en baisotte le dos.
— Que nous est-il donc arrivé ? me demande-t-elle.
— Des fleurs, lui dis-je. Celles qui étaient destinées à Mrs. Delameer et que vous avez cru bon d’emporter à votre chère petite maman. Un homme infâme, soucieux de tuer la jolie jeune femme dont il craignait qu’elle se remît de ses intempestives blessures, un homme sans vergogne, ce qui est grave, ni scrupule, ce qui l’est plus encore, fit placer dans une corbeille de fleurs au demeurant magnifiques, une capsule d’éthéro-brindzing flatulé, ce gaz qui tue plus sûrement et rapidement que l’alcool, le cancer ou la pneumonie double. Que je vous explique : la capsule contenant le gaz est faite de bougnazium mixte, matière qui se décompose en quelques heures au contact de l’humidité. Logée au cœur de la mousse détrempée dans laquelle sont piquées les fleurs, elle a rempli son office et s’est mise à se désagréger, libérant le gaz. Madame votre mère, que vous voudrez bien saluer de ma part, a respiré l’éthéro-brindzing flatulé. Effet immédiat ! Vous, frappée à votre tour… L’horreur ! Heureusement vous avez eu le sursaut d’appeler au secours votre dévouée collaboratrice à laquelle vous devez un grand merci. Et vous voici sauvées, l’une et l’autre. Supposez que vous ayez placé la corbeille dans la chambre de Sirella Delameer, cette dernière serait défuntée infailliblement.
— Comment va-t-elle ? s’inquiète la douce Aïcha.
— Son état paraissant s’améliorer quelque peu, le médecin-chef a consenti à ce qu’un avion l’emporte à Londres, m’a-t-on appris.
— Mais qui voulait la tuer ?
— Un vilain prince arabe qui ne règne plus que sur son compte en banque.
Je dépose un chaste baiser sur le front enfiévré de la ravissante.
— Remettez-vous, et nous aurons un destin nocturne, promets-je. Je vous dirai tout sur « le coup du Poséidon », « la lanterne sourde », « la moule farceuse », « le clapier en folie », « la charge des lanciers manchots », « le poulet ardent » et « l’enfûtage bourguignon ».
Elle accepte cette promesse avec un sourire béat.
Les choses se précipitent.
Comme je me repointe dans la maison déclose de Mamie, mon ouïe est alertée par des cris d’animaux dont il m’apparaît qu’ils doivent être domestiques, comestibles et appartenir au règne souverain des mammifères, tout comme le Président Reagan, Einstein, toi, ton clébard, les vaches de mon fermier, Marilyn Monroe et quelque quatre milliards de cons qui sont en train d’attendre la mort en faisant semblant de vivre.
Ces cris (des grognements) me donnent de l’espoir. Je trouve ma bande de gentils fripons au complet. Le Grêlé porte une combinaison bleue de mecano car c’est lui qui est chargé des animaux.
Mamie exulte.
— Vous allez voir comment ça va boumer, mes drôlets, promet la centenaire. Je les connais, moi, les vieux Arbis, votre émir ne résistera pas trente secondes. C’est la religion qui les mène, ces mecs !
Beau-Marle reste plus réservé.
Le Grêlé explique qu’il a eu du mal à trouver les gentils auxiliaires proposés par la grande-vioque. Pas fastoche à dégauchir dans ce pays de merguez.
Bon, nous retrouvons notre P.C. derrière la glace sans tain. Beau-Marle a amené une boutanche de Dom Pérignon rosé pour qu’on soye plus à l’aise. Mamie s’en cogne une coupette bien frappée, d’entrée de jeu. Elle pronostique une réussite franche et massive, la daronne. Comme quoi ses instincts la trompent jamais. Tout ce qu’elle déplore, c’est d’être miraude jusqu’au schwartz inclus, tant tellement elle aimerait assister à la saynète. Ça lui rappelle jadis, quand elle faisait le commentaire coquin pour les clilles huppés, tandis que Mina l’Alsaco s’expliquait avec Petit René, un julot gros comme une pompe à vélo mais chibré comme jamais vu, et plein d’extravagantes initiatives. Elle rassemblait des auditoires de choix : M. Lagonfle, le président de la chambre de commerce ; le commandant Branleur, un ancien bras droit de Lyautey ; Germain Tupuduque, le peintre fameux qui a refait le plafond de la chapelle Fifteen ; et d’autres qui aimaient à venir se régaler des exploits fracassants de Petit René. Elle raconte encore sur son erre, Mamie, la façon impériale qu’il vergeait la Mina, le brin d’homme. Seule l’Alsacienne pouvait héberger son monument classé, au René, car fallait un éteignoir féroce pour lui encaisser le guiseau, à cézig. Il traînait pas loin de quarante centimètres et quand il déballait l’outil, les dadames s’enfuyaient comme pour une alerte au gaz, se voyant défoncées à vie, le frifri en éclats, déchiqueté horrible comme dans un accident de chemin de fer.
Elle revit, la mignonne vieillarde ; c’est tout un passé héroïque qui remonte à la surface. Elle plaçait un commentaire impec pendant la séance de reluisance, disant tout bien comme il faut, ce qui se passait, soulignant l’exploit, préparant les prouesses suivantes. Qu’en fin de parcours, ses clilles d’élite sautaient comme des Huns sur son cheptel et basculaient leurs beaux dirhams sans compter, même le commandant Branleur, bien qu’il fallût des forceps pour lui extraire son morlingue. Et à présent, bon, le bouiboui est fermaga. Maison archiclose ! Beau-Marle a le projet de le transformer en restau de luxe pour les touristes huppés, avec peut-être bien deux ou trois moukères à l’affût des solitaires, histoire de complaire à Mémé, lui dissiper la nostalgie.
Et tandis que nous conversons, tout s’est mis en place dans le salon des cris. Mes potes y ont ramené l’émir Kohnar, l’ont dessapé et finissent de le badigeonner d’une préparation mystérieuse.
De le voir à loilpé, on ressent de la pitié. Il est si freluque, le vieux, tout décharné, avec juste les montants et pas de viande après.
Il continue de chiquer les stoïciens. Un grand dignitaire. Franchement, aussi fumelard soit-il, chapeau devant son courage.
Le Grêlé se pointe, coltinant un sac soubresauteur et hurleur sur son dos. Il repart en chercher un second après avoir déposé le premier dans le salon. Puis un troisième. Son convoyage achevé, il ouvre ses sacs. Trois cochons s’en échappent comme des dingues, grognant, furetant, chargeant en tous sens. Des porcs pas très gros, pleins de poils noirs, les yeux rouges.
Riton le Belge et le Grêlé s’installent sur le dossier d’un cosy pour mater la scène. Les gorets mènent une bacchanale du diable. Ils amorcent un début de bagarre, l’un d’eux commence à bouffer un coussin ; c’est dantesque. Et puis, le plus mastar, un mâle à l’air peu amène, finit par retapisser Son Altesse Rarissime, sur le tapis. Il le hume et commence à le lécher : Mmmmm, y a bon, purée mousseline ! Les deux autres potamochères veulent profiter de l’affaire du mois, eux aussi.
C’est alors que le père Kohnar n’y tient plus et se fout à bramer dans une chiée de dialectes en vigueur entre le trentième et le quinzième parallèles. La Mamie, miraude mais pas sourdingue et qui s’est familiarisée avec tous les patois qui sont pratiqués en Afrique et au Moyen-Orient, se met à glapir comme une fillette qui vient de dénicher le godemiché de sa grande sœur.
— Ça y est, il s’affale ! Il va en croquer ! Je le savais ! Les gorets, c’est leur hantise, aux plus vieux ! Tu leur approches un sandwich jambon du pif et ils s’enfuient pis que des rats malades. J’avais pas raison, mes petits durs ? Comme disait le Grand Louis : Pour que le mec naisse, il faut que le salaud nique. » Il avait fait les Dardanelles, mon homme ! Et le Tonkin, les Comptoirs de l’Inde, ceux de Pigalle ! Un vrai pedigree de julot. Votre émir de mes pauvres fesses veut se mettre à table, poulet. Il supplie. Mais faites-moi plaisir : laissez-le manger par les petits cochons, juste un chouïa, pas avoir dérangé ces braves bêtes pour rien !
Nonobstant sa requête, j’enclenche le signal lumineux pour signifier à mes deux potes qu’ils délivrent provisoirement Sa Majesté cochonnée et attaquent le grand questionnaire à vingt balles.
Ça chauffe, les gars !
Que dis-je : ça brûle ! Ça carbonise !
Ils sont là, tous les trois : Achille, Béru et l’Américaine platinée au décolleté padiraquien. Ils rigolent, à l’enregistrement de l’aéroport. Visiblement, ils ont passé une nuit pas déplaisante, avec picole tout terrain, troussées géantes et félicités diverses laissées au bon cœur et à l’imagination de ces messieurs.
En m’apercevant, Achille retrouve quelque gravité.
— Je ne pensais pas que nous dussions quitter cette merveilleuse ville la queue entre les jambes, me dit-il. Nous venons de perdre le Maroc pour la seconde fois de notre Histoire, San-Antonio.
Je hausse les épaules.
— Il est des fatalités auxquelles on ne peut que se soumettre, patron.
Ce doux mot de « patron », si frisant à ses tympans, calme à peine son aigreur.
— Depuis que j’ai dû quitter mon poste précédent, mon pauvre vieux, il faut reconnaître que rien ne va. Il n’y a plus d’âme, partant plus de motivation profonde. Enfin, quand ces socialistes benêts nous auront cédé le terrain et que je serai ministre de l’Intérieur, ou plus exactement commissaire du peuple à l’Intérieur, je procéderai à une refonte complète de notre appareil policier.
— Je n’en doute pas, patron.
Comme c’est mon tour d’enregistrer, je présente ce qu’on appelle officiellement un « titre de voyage » à la préposée, une charmante Marocaine dont le front s’orne d’un minuscule tatouage qui fait penser à trois crottes de mouche.
— Pour Genève ? dit-elle.
— Comme vous le voyez, miss.
— Des bagages ?
— Une valise.
Je dépose ladite sur la bascule dont le cadran accuse vingt-huit kilogrammes quatre cents.
C’est à cet instant précis seulement que le Dabe sursaute.
— Comment ça, Genève ? Vous ne rentrez pas à Paris avec nous ?
— Non, monsieur le ministre, je prends le vol Swissair qui décolle vingt minutes plus tard.
— Ah ! ça, en avez-vous référé à votre directeur ?
— Je le ferai après, monsieur le ministre.
— Après quoi ?
— A l’achèvement de ma mission, tout cela figurera sur mon rapport, soyez tranquille.
— Non, mais c’est l’anarchie, le bordel, la merde ! se met à hurler le Vieux et sa voix enfle, répercutée par le hall.
Bérurier, qui avait coulé sa dextre sous le pull en cachemire de la Ricaine pour lui constater les mammaires en vadrouille sous le vêtement, croit opportun d’intervenir :
— Qu’est-c’est, c’coup de sang, Chilou ? Y a du rebecca de la part d’un suborneur dont auquel j’sus le chef ?
— Figure-toi, Sandre, que cet emplâtre prétend aller en Suisse pour y prolonger sa mission, alors que nous sommes convenus de stopper les frais.
Bérurier mâchouille des choses définitives à proférer.
— C’t’ennuillieux, j’ai pas d’bureau ici, fait-il au bout de ses cogitances, j’aimerais ce pendentif avoir une converse av’c le commissaire. Santantonio, v’nez un peu jusqu’au bar, qu’on s’isole, mon cher. Chilou, soye complaisant : continue d’me chauffer c’te p’tite dévergondée dont j’lui f’sais les bouts de seins en camarade, elle raffole. C’te nana c’est comme les z’hauts-fourneaux du Creusot : faut jamais la laisser s’éteindre et on est pas trop d’deux pour assurer la permanence, qu’autrement sinon, un voyant rouge s’allume dans sa culotte.
Et le Gros, survolté par l’autorité que lui confère sa fonction, me précède jusqu’au rade où il prie un certain Abder ben Hussin, trente-quatre ans, marié, père de six enfants, de nous servir de toute urgence des whiskies doubles.
— Commissaire, me déclare mon directeur, j’aime pas que ce vieux nœud d’Achille vinsse nous battre les blancs en neige dans nos propres slips. C’est pas l’mauvais ch’val, mais, j’vous l’aye dit, y la tendance à fout’ son grain de poiv’ partout. De quoi s’agite-t-il, dont au sujet de ce voiliage en Suisse ?
— De conclure la mission que vous avez bien voulu me confier, monsieur le directeur.
— Messe encore ?
— Je crois entendre que votre vol est appelé, vous n’allez pas rater votre dur et laisser cette vorace Américaine dans les bras insatiables du Vieux, si ?
— Je vous prille en deux mots, d’m’espliquer, commissaire.
Alors moi, tu sais pas ?
Je pose ma main sur l’immense épaule du Mastar et lui soupire à dix centimètres du naze :
— Alexandre-Benoît, je veux bien faire joujou de temps en temps, seulement vous commencez à me faire chier, tous, avec vos momeries ; y a des moments où on a besoin de parler à des adultes, tu comprends ? Alors file prendre ton zinc et me tripote plus la prostate, je suis à la limite du hors jeu.
Le Gravos écluse son double rye.
Il règle le ticket modérateur et me laisse pour rallier le tandem. Je l’entends clamer à l’intention du Vénérable :
— Le commissaire agit sur mes directrices franches et massives, Chilou ; aussi j’te prillerai d’plus nous les briser. Y a des moments qu’on a b’soin d’rester ent’adultes, tu comprends ?
Dès lors, les choses sont simples.
Parvenu à Genève, je prends une chambre à l’Hôtel du Rhône. Ensuite je me rends au siège de la C.B.H. (Compagnie de Banques Helvétiques).
A 15 heures 10, le directeur adjoint me reçoit. Je lui remets une lettre manuscrite de Sa Majesté Non Ignifugée Kohnar. Il sonne son chef Machin aux fins de contrôle et lui remet la lettre.
A 15 heures 19, le chef Machin revient et dit que c’est « en ordre ».
A 15 heures 22, le directeur adjoint se fait remettre la carte de location du coffre 618. Il écrit mon nom, mon âge et mon adresse à la rubrique « procuration », il me prie de signer en regard de mon blaze, ce que je fais.
A 15 heures 26, le directeur adjoint me dit qu’il va faire poster la carte en exprès à l’adresse que lui a donnée Sa Majesté à Marrakech, c’est-à-dire S.A.S. Kohnar, c/o M. Henri Van Deboot, rue Mouley Agauffr 101, Marrakech (Saône-et-Loire). C’est l’adresse de Riton qui va devoir en changer ensuite, y compris d’identité, mais de toute manière, ce n’était pas sa vraie.
Je passe une soirée délectable au Griffin’s de Genève, repas délicat, bordeaux de classe, ambiance euphorisante. Et en quittant ce temple du bien vivre, imagine-toi que je propose à une ravissante jeune femme noire bottée haut, jupée court, avec une coiffure à la Noah, de la raccompagner jusqu’à mon hôtel. Elle accepte, n’ayant pas de préjugés raciaux.
Nuit exquise, qui nous grise…
Le lendemain, matinée à libre disposition. Déjeuner au Bœuf Rouge : pieds de mouton, boudin, chirouble.
L’après-midi : cinoche.
A 20 heures et du retard, Riton le Belge déboule avec la procuration visée par Son Altesse Délabrée. Je l’invite à claper chez Girardet ; bien que toutes les tables soient retenues depuis 1978. Freddy accepte de nous servir dans l’escalier de son grenier où il lui reste encore deux marches de libres que l’embolie survenue à l’un de ses clients ont rendu vacantes. Riton déclare que ça le change des frites de sa vaillante nation et du couscous marocain. Son enthousiasme est tel qu’il se fait inscrire sur la liste d’attente pour le 19 mars 1986, jour anniversaire de son vieux père qui atteindra ses quatre-vingt-cinq ans.
Le lendemain, à 8 heures 30, je retourne à la banque avec la pièce dûment contresignée. Vérification est opérée par le service compétent. A 8 heures 42, je pénètre dans la salle des coffres de la C.B.H. Son Altesse Renversée, qui est la crème des hommes, m’a remis la clé du coffiot 618. Cette clé jointe à celle du préposé permet d’ouvrir le compartiment en question.
Que le lecteur assidu sorte son doigt de son nez, ou de sa chatte s’il s’agit d’une lectrice, et veuille me permettre de préciser à cet endroit singulier de l’action que le coffre 618 n’est pas l’une de ces tirelires aptes à héberger une pincée de louis d’or, la montre ciselée de grand-père et une confuse valeur qui yoyote en Bourse. C’est au contraire une sorte de pièce, inconfortable si l’on souhaitait y passer ses vacances en Suisse, mais propice à recevoir les trésors d’Ali Baba.
Imagine un couloir central, éclairé par un plafonnier, avec des rayonnages d’acier de gauche et de droite.
Inutile de boutiquer longtemps car Sa Flatulente Majesté a fait un croqueton au Grêlé. Ce que je cherche se situe à main droite, rayon supérieur, entre une caisse de rubis et une mallette de diamants. Cela m’attendait dans un gros écrin de velours vert et quand je fais jouer le couvercle dudit, cela m’éblouit. Je referme vite n’ayant pas eu la précaution de me pourvoir de verres teintés.
— Merci beaucoup, que je dis au préposé en lui décochant en pleine paume un bifton de dix balles (mais des vrais francs, des francs suisses).
A 8 heures 58 je refais surface.
A 9 heures 24 je suis à l’aéroport.
A 9 heures 46, un douanier français salue ma carte professionnelle et me demande en souriant, pour dire de blaguer, si j’ai quelque chose à déclarer.
— Oui, lui réponds-je, un caillou.
Il me dit que son frère aîné aussi a un calcul dans la vésicule.
Le mien, plus simplement, se trouve dans mon slip, blotti entre mes chères couilles auxquelles il est fixé avec du sparadrap.
Il est 14 heures 1 lorsque je déboule à la Maison Pébroque.
On m’y espère déjà.
Dans la grande salle des conférences, se trouvent réunis : (je cite de mémoire) le président Ducon-Seil, le ministre de l’Intérieur, celui de la Culture, le conservateur du Louvre, le Vieux, mon directeur M. Alexandre-Benoît Bérurier, le directeur du Z.O.B., celui du F.R.I.F.R.I. ; le président des Pattemouilles de France, M. Paul Trond, l’expert des experts, Mme Sangigoté-Desnoy, contre-expert des experts d’experts ; plus une chiée de gens, de personnes, de quidams, de mecs, de gonziers dont l’importance collective n’est pas évidente.
Je salue d’une sobre inclination de tête.
— Vous permettez ? fais-je.
Et d’aller dans l’embrasure d’une fenêtre pour décapsuler ma braguette et extraire de son nid douillet la chose sans prix qui s’y trouve.
Quelques toux discrètes ponctuent l’opération. Je débarrasse l’objet du sparadrap. Le fourbis un peu avec ma pochette en soie (en anglais : silk) et vais le déposer au beau milieu de la grande table.
— Oooo h ! fait l’auditoire.
Le Premier ministre (à gauche en entrant) soupire :
— Ainsi, le revoilà-t-il donc !
Puis, d’un geste qui ne manque pas de noblesse (on ne passe passa vie à tripoter des roses sans acquérir, à cause des épines, une agilité de mouvements), s’adressant aux experts, il lance :
— A vous de vous prononcer, madame et monsieur.
Les interpellés vissent des loupes dans leur meilleur z’œil et se font une bosse en se penchant trop simultanément sur le gadin.
Tandis qu’ils zieutent et s’exorbitent, Achille au pied léger quitte discrètement la table et vient à moi.
Ce que voyant, l’Ignoble Bérurier s’hâte d’en faire autant.
A nouveau, me voilà coincé entre ces deux morpions.
Béru murmure :
— Si vous voudriez bien m’abouler un avant-goût d’vot’ rapportage, commissaire.
— Parlez ! enjoint plus sèchement le Dabe.
Ils me pompent l’air, ces deux ahuris. Je me demande si je vais naviguer encore longtemps à bord de leurs chaloupes percées.
— Pas envie, réponds-je.
— Quouha ! feule le Vioque.
— J’vous en prille, commissaire, faut bien qu’on va tout savoir, compte tenu de ce que c’est nous autres qu’on est chefs ! déclare Béru. Ce dont j’vous demande c’est simp’ment un résumé, pas qu’on meure idiots.
Je répète :
— Pas envie.
Là-dessus, le Premier ministre se la radine, main tendue.
— Félicitations, commissaire. Voilà un exploit de première grandeur, qui honore…
Il jacte, cause, parle, débloque, en remet, intarissable, tout en m’engrenant l’épaule à grandes secouées du bras.
— Je saurai me souvenir de ce que le pays vous doit. Un poste de super-préfet en Calédonie, ou en Guyane, ça vous plairait ? Ou bien d’ambassadeur à Madrid, hein ? A moins que la présidence d’Air-Inter…
Je secoue la tête.
— Non, non merci beaucoup, monsieur le Premier ministre, ça va bien comme ça. Tout ce dont j’ai envie, c’est de paupiettes de veau, et seule ma mère sait les préparer telles que je les aime. Vous n’avez plus besoin de moi ?
Je m’incline et m’esbigne dans l’interloquence générale.
Sur le tapis vert, le Régent éclabousse les prunelles émerveillées.