DES CONS TRACTÉS DÉCONTRACTÉS

L’émir Kohnar occupe une table ronde à laquelle il est assis tout seul, comme un grand (de ce monde), car la puissance et la richesse exilent ceux qui les détiennent. L’un de ses domestiques privés se tient debout derrière lui, parachevant le service des loufiats de l’hôtel Mâ-Kâch. C’est lui qui sert le thé à son maître, transvasant le liquide pâle de la théière au petit verre garni d’une feuille de menthe, en tenant les deux récipients à plus d’un mètre de distance, ce qui occasionne un jet mousseux comme un pissat de cheval. Noble figure, décidément, que celle de ce monarque déchu. La lenteur de ses gestes est celle d’un officiant pénétré de sa mission spirituelle. Kohnar le Constipé bouffe sa tagine de poulet comme l’archevêque de « Quand-t’es-beurré » (Béru dixit) dit la messe.

Nous nous arrangeons pour avoir la table la plus proche de lui, Sirella et moi. Un bifton judicieusement glissé au maître d’hôtel nous vaut cette insigne faveur. Une brise parfumée fait bouger les rideaux de la salle, somptueuse avec ses mosaïques, ses tables incrustées de nacre, ses immenses aiguières de cuivre ciselé. Trois musicos en costumes nationaux jouent de la petite flûte, de la courgette et du potiron à cordes. Ça crée un climat virgilien, et t’as qu’à fermer les châsses pour voir trottiner un troupeau de moutons au bord de la mer.

Nous commandons deux tartes au pigeon et un couscous, manière de se refaire les calories consacrées au culte de Vénus, comme emphasent certains qui veulent pas causer de cul carrément, les hypocrites ! On a les cannes en flanelle et le cœur en fête.

— Il a de l’allure, votre émir, murmure Sirella après avoir contemplé le beau vieillard. (Elle ajoute :) Ainsi vous croyez qu’il détient la vérité ?

— Fatalement : il possède le diamant ou pas. S’il ne l’a pas, le caillou est dans le camp britannique.

— Et vous espérez que ce vieil homme va avouer le vol, si ce sont ses gens qui l’ont commis ?

— Non, d’ailleurs il l’a formellement nié, accusant délibérément vos compatriotes, milady.

— Alors, qu’espérez-vous de lui ?

Je souris :

— Qu’il est un homme, ma douceur.

— C’est-à-dire ?

— Un potentat déchu rêve de remonter sur son trône, c’est humain. Plus un individu est avancé en âge, plus il est assoiffé de pouvoir, vous n’avez qu’à considérer celui des gouvernants actuels pour vous en convaincre.

— Vous allez lui promettre sa restauration ?

— Plus ou moins.

— En échange du Régent ?

— Parfaitement.

— Mais s’il ne l’a pas ?

— Je saurai qu’il ne l’a pas.

— Et s’il l’a ?

— Je saurai qu’il l’a.

— Et dans l’affirmative, le gouvernement français serait disposé à guerroyer en sa faveur pour récupérer la pierre ? Vous estimez que quelques grammes de carbone pur valent qu’on tue des hommes ?

Je pouffe.

— Ma chère chérie, il me suffit de vous dire bonjour pour que vous disiez le reste ! Ma mission consiste seulement à savoir si ce vénérable émir possède le joyau de la couronne républicaine française ; ou non.

— Il peut vous mentir, prétendre qu’il l’a, même s’il ne l’a pas, dans la perspective de son retour au Kalbahr.

— Naturellement, mais des preuves lui seront réclamées.

Sirella ne semble pas convaincue.

— Je pense que vous vous faites des idées, Antoine d’amour. Tout cela est un peu simpliste, sans vouloir vous vexer. Regardez cet homme, il dégage une impression de sagesse et de ruse. Il a été vaincu par la force d’un putsch militaire, mais vous ne trouveriez pas dans toute l’Europe un homme aussi malin que lui. Celui qui le dupera est à naître.

Je feins d’être un peu vexé ; la bouffe exquise qu’on nous apporte fait diversion. Je ne sais pas si tu es au courant, l’artiste, mais la tortore marocaine est l’une des premières du monde. Pour ma part, et sans téléphoner à Gaumiau, je te la situe pile après la française et la chinoise.

Tandis que nous attaquons la briffe, un gonzier s’approche de l’émir et vient lui susurrer des choses par-dessus son assiette. Kohnar ne bronche pas. Ne coule même pas un œil au messager ; il continue de s’alimenter lentement. L’autre se retire. Tout cela est impressionnant. A notre époque, la superbe époustoufle. Qu’on est tous à trépigner comme des goujons dans de la grande friture, affolés de nous-mêmes, talonnés par l’heure qui tourne. On a un compteur aux noix. On mène une pauvre vie grignotée, tarifée, mutilée.

Le vieil émir termine son bouffement. On lui présente un bassin de cuivre, on verse l’eau d’un vase sur ses doigts joints. De la flotte sur laquelle flottent des pétales de roses. On lui tend un linge délicat. La messe, te dis-je ! Quand Pépère a ses mimines bien proprettes, il se lève, puis dit quelques mots à son larbin, lequel s’incline comme dans les Mille et Une Nuits tournées par Hollywood. L’émir s’éloigne avec un froufrou soyeux, courbant les échines du personnel, comme le vent d’ouest courbe les blés beaucerons.

Alors, écoute bien ce qui va suivre, espèce de pauvre gaufré ! Moudu ! Chapardeur d’édicules.

Le valet de l’émir s’approche de notre table et s’incline. Beau mec, et qui vaut un détour, surtout si c’est lui qui le fait. Regard de braise, œil de jais, lèvres presque mauves, peau couleur de miel blond.

Il parle anglais, mais nul n’est parfait, comme dit l’autre.

— Sa Majesté Kohnar serait très honorée si vous consentiez à monter prendre le café dans sa suite royale, monsieur, madame. Puis-je rapporter à Sa Majesté une réponse favorable ?

On se regarde, Sirella and me. Par acquit de chose, on se retourne, s’assurer que le beau brun ne s’adresse pas à quelques-uns d’autres, mais non : il n’y a derrière nous que le mur mosaïqué à bloc comme une pissotière de luxe.

Santonio tente l’impossible qui est de ne pas avoir l’air d’un débile profond.

— Eh bien, je, nous, c’est avec un plaisir vachement extrême que nous aurons l’honneur de faire à Sa Vénérable Majesté l’honneur de notre présence, bafouillé-je.

Le valeton se casse d’un pas glissant.

Sirella n’ose parler la bouche pleine. Le hic c’est qu’elle ne se rappelle plus comment on fait pour avaler.

— Vous comprenez quelque chose à ce micmac, ma chatte délectable ? je lui articule par-dessus un tas de couscous qui ressemble au Salève, cette très sotte montagnette en forme de pâté en croûte.

Elle avoue que pas plus que moi ; et bon, on tortore en supputant. Peut-être que l’émir nous a retapissés, mine de rien, de son œil infaillible. Va-t’en savoir si ma très belle n’a pas éveillé sa convoitise ? Des fois qu’il voudrait se la respirer, le vieux bougre ? Tu connais leur santé, à ces Arbis ? La mère Schéhérazade, c’est toujours fête au village dans sa culotte. Les enfants des douars, oh ! pardon, ils n’ont pas la rapière en nougatine ! Chez eux, le cheikh sans provision, connais pas ! De sacrées épées, crois-en un pote à eux qui les pratique ! La pointe du baron Bic, c’est que tchi en comparaison de la bique des barons Lapointe ! Allah leur a fait une drôle de fleur, moi je te le dis. Et Mahomet, son prophète, leur a fignolé une religion extra, je trouve. Le pape m’excommunierait pour cause de santoniaiseries, je me convertirais aussi sec musulman. Ne serait-ce que par hygiène. La religion la mieux équipée. Pas de porc, pas d’alcool, ramadan une fois l’an, égal zéro de cholestérol. Chez eux, l’infarctus court pas les souks. Culture physique quatre fois par jour, je crois bien. A genoux ! Extension, prosternation. Extension, prosternation ! Tu gardes la forme, les rhumatismes osent pas venir rôder dans le secteur. Ensuite, la bibite toujours briquée après usage, c’est pas fréquent dans nos contrées. T’as qu’à considérer les toilettes publiques. Tu vois des gaziers se fourbir Popaul quand ils viennent de lancequiner, toi ? Les mains, à la rigueur, s’il y a du monde, pour parader ; mais Zizette ? Never, mon gars ! Tu te remises l’Anatole dans la soute à bagages toute larmoyante encore. C’est pas honteux de mépriser ainsi le point le plus noble de son individu ? Bon, et puis pour te finir, mes amis maghrébins, ils prient, eux. Ça c’est la véritable hygiène, le nettoyage de l’âme. D’où leur générosité, leur dignité : ils sont nettoyés zob et conscience, comprends-tu ?

Mais pour en reviendre à l’émir, m’étonnerait pas qu’il ait balancé son dévolu à moustache sur Sirella. Lui pratiquer le coup de la gandoura en délire, calçage façon photographe de jadis : Nicéphore Niepce vous l’offre. Gaffe ! Le petit zoiseau va sortir, pas çui qui vole t’en l’air avec une plume t’au cul, l’autre, le taciturne, qui passe le plus clair de son temps à couver ses œufs. Je te fais marrer ? Ben, marre-toi, profite de ce que je suis de passage. Parce que après moi, c’est pas le déluge qui te fera bidonner.


On achève la croûte et on demande l’adresse de la suite royale à la réception. Le préposé nous annonce. Troisième étage, au fond du couloir.

Pas besoin de se gratter, le larbin de naguère nous guigne près de l’ascenseur. On le suit à pas feutrés par les tapis superposés. Une double porte de style mauresque, tu penses bien. Et puis nous voici dans un immense salon plus mauresque encore, bien joli, une vraie gaufrette en couleurs. Le bleu est bleu foncé, le rouge rose et le vert pomme dominent. On en mangerait. Ces murs, de la pure confiserie orientale. Une banquette le cerne entièrement, basse et garnie de coussins de soie brochée (reliée, c’est trop dur), des tables plus basses encore, sont disposées çà et là, tel un archipel de cuivre ouvragé.

Sa Majesté Kohnar le Constipé est assis, dans un angle de la pièce. Elle fume un Quai d’Orsay béatement.

Se dresse pour nous accueillir, main sur la poitrine, après avoir jeté son barreau de chaise à peine entamé dans un cendrier grand comme un porte-parapluies d’hôtel.

— Merci d’avoir répondu à notre invitation, déclare le souverain d’une voix de loukoum, nous en sommes très honorés ; veuillez vous asseoir.

Impressionnés, Sirella et moi déposons nos massifs musculo-adipeux sur une pyramide de coussins.

— Nous vous avons priés pour le café, enchaîne l’émir, mais il est bien évident que nous serions heureux de vous offrir les boissons de votre choix. Préféreriez-vous du champagne ?

« Non, non, qu’on bredouille. Va pour du café, d’ailleurs il est si tellement bon, ici. L’arôme antique, positivement, m’sieur Votre Majesté ! »

L’ex-maître du Kalbahr remue deux phalanges de son index droit, presque imperceptiblement ; qu’aussitôt le valet s’éclipse (en brillant).

Je me risque :

— L’invitation de Votre Majesté nous comble, mais comme nous ne sommes que d’humbles mortels anonymes, nous aimerions savoir ce qui a pu motiver le bon vouloir mirobolant de Votre Majesté à toute épreuve.

Le prince Kohnar sourit.

— Ne souhaitiez-vous pas me rencontrer ? demande-t-il, donnant ainsi le coup de grâce à notre stupeur briochée.

— Mais, heu, Mamajesté, nous, je, elle… Qu’est-ce qui a bien pu donner à croire à Votre Extrême Majesté lubrifiante que nous, je…

— Monsieur San-Antonio, répond le magnifique vieillard sans se départir, comme beaucoup de chefs d’Etat renversés, nous sommes en butte à de grands dangers motivés par des haines tenaces. Le fait aussi que nous sachions beaucoup de choses sur beaucoup de gens fait souhaiter notre disparition par certains. C’est pourquoi nous sommes hélas contraints de prendre beaucoup de précautions. Notre vigilance ne peut se relâcher. Une seconde d’inattention rendrait notre dispositif de sécurité aussi inopérant qu’un mur d’enceinte dans lequel on aurait laissé une brèche.

Le sens de la métaphore. Ça aussi, c’est arabe. Le prince passe lentement sa main dans sa barbe.

— Cela vous amuserait de voir notre installation ? En ce cas passez dans la pièce voisine.

Je suis seul à me lever. Sirella, comme toutes les gonzesses, elle s’en bat les noix de la technique de pointe ; elle, seule la pointe l’intéresse vraiment.

Je me rends donc, sur les talons du serviteur muet, dans un petit boudoir attenant. Il a été transformé en studio de radio. Des consoles, des baffles, des casques d’écoute, des voyants lumineux… Un petit bonhomme maigrichon, à moustache élimée, vêtu d’un T-shirt blanc sur lequel figure une énorme banane, portant ses lunettes dans ses cheveux, à la Jean Dutourd, s’active au milieu de ce matériel.

Mon guide murmure :

— Il est branché sur la réception, le couloir, la salle à manger et le grand salon.

Puis il jaspine en arbi et le petit zig me présente son casque que je coiffe. Je perçois alors une converse en anglais, un vieux mec raconte son opération des testicules au Roubignoll’s Hospital de Manchester. Le technicien bitougne un taquet, et c’est la voix d’un Franchouillard qui, sur fond de bouffe, raconte à sa gerce la manière somptueuse qu’il va la verger, ce soir, dans leur chambrette, tout bien, le comment il lui filera le médius dans le rectorat tout en l’emplâtrant grand veneur, sans parler de son autre main qui lui triturera la laiterie, manière de parachever les prouesses. Il cause la bouche pleine, ce qui n’altère pas la beauté du programme. La donzelle glousse, murmure des « Tais-toi, tu me rends folle », bien propices aux desseins de monsieur.

Bon, j’ai pigé. Le prince, par l’intermédiaire de son équipe, peut surveiller tout ce qui jacte au Mâ-Kâch.

— C’est vachement au point, complimenté-je.

Le gars à la grosse banane sourit, puis rabat ses besicles sur son nez comme la visière d’un heaume pour me mieux considérer.

— Matériel américain, dit-il, la C.I.A. n’a pas mieux. Il me suffit de braquer mes microphones processionnaires dans la direction souhaitée pour capter les sons dans un rayon de cent mètres. Grâce à un goufrazeur capitulant, je peux procéder par paliers, m’attarder sur une conversation ayant lieu à dix mètres, puis l’abandonner pour passer à une autre située à cinquante. Ces cadrans modulateurs que vous voyez ici…

Bon, Sa Majesté Kohnar n’a pas raté une broquette de notre entretien à Sirella et Bibi. Ma mémoire rebrousse chemin pour tenter de récapituler les propos que nous échangeâmes ; ce qui m’amène à comprendre qu’il convient de jouer franco avec le vénérable exilé.


— Alors, concluant ? demande l’émir.

— Confondant, rectifié-je. Eh bien, puisque Votre Sidérante Majesté sait tout, peut-être consentira-t-elle à m’accorder un entretien ?

Le prince opine.

— Pourquoi pensez-vous que nous vous avons conviés ? Comme le dit un proverbe Kalbahr : « L’œil du bidet n’est pas une conscience pour la femme qui s’ablutionne. »

— Ça, c’est vrai, ça, Votre Majesté, m’hâté-je de convenir.

Kohnar le Constipé ajoute :

— De même, notre grand poète national Lamâhr-Tinn a écrit : « La girouette et le tournevis peuvent tourner dans les deux sens, mais la main du vent est plus puissante que celle de l’homme. »

— Je l’ai eu comme sujet de dissertation au bac, Votre Majesté, éhonté-je sans ciller, ce qui m’a valu une note de quinze.

Sirella sourit mollement. Le prince vient de lui offrir un narguilé et elle tire sur l’embout d’ébène comme naguère sur mon évanesceur à modulation de fréquence. Je sais pas ce que le vieux crabe a foutu dans sa marmite norvégienne, mais elle prend un air tout chose, ma vaillante plumardière. Dis, faudrait pas qu’elle contracte ! Une fille de son tonus, ça me ferait mal aux noisettes !

— Voyez-vous, poursuit l’émir (j’aurais pu l’appeler Obolan, mais j’en ai déjà eu un dans un précédent book), voyez-vous, homme de police, lorsque nous vous entendons parler de cette affaire de diamant, nous avons envie de hausser nos vieilles épaules.

— Et l’arthrite de Votre Majesté, Majesté ?

— C’est bien pourquoi nous nous sommes abstenus, convient le proscrit. Dans cette sombre histoire, tout n’est qu’étoffe de mensonges.

— Votre Majesté veut dire tissu de mensonges ?

— Nous voulons le dire, encore que nous distinguions mal la différence que vous pouvez faire entre un tissu et une étoffe. Passons. Cette soi-disant tractation avec votre honorable pays dont le Régent serait l’enjeu est proprement stupide. Jamais nous n’avons envisagé un échange pétrole diamant, la France et nous. Certes, votre gouvernement de l’époque nous a sollicités pour conclure un marché, mais les pourparlers ont tourné court à l’instigation de l’Angleterre. Nous étions contraints de céder aux pressions du Foreign Office. J’ajoute que notre police n’a jamais abattu votre agent ; elle ignorait sa présence sur notre territoire. L’enquête que j’ai ordonnée alors nous inclinait à penser que l’homme fut tué par des gens à la solde des Britanniques. Cela dit, nous n’oserions le jurer par Allah. Il n’en reste pas moins que le vice-consul fut rappelé par Londres aussitôt après l’incident.

Un assez long moment s’écoule.

— Mais le sentiment profond de Votre Formidable Majesté impétrante est bien que l’Angleterre a trempé dans ce louche attentat ?

— Sinon l’Angleterre, du moins son représentant, le vice-consul, répond le monarque rentier ; vous savez, notre très vénérable père, Soukon le Fortuit assurait, dans sa grande sagesse : « Le lait de la gazelle vierge ne fait pas le beurre du crémier. »

— Je méditerai ces nobles paroles jusqu’à mon lit de mort, Votre Majesté haltérophile.

Le barbichu coule ses mains blanches dans ses manches, façon moine en balade dans le jardin du cloître. Il clôt les yeux. Ses paupières bistres font songer à celles d’un oiseau de proie somnolent.

Il se tourne vers son domestique et lui déclare très exactement ceci, que je te reproduis in extenso tel que j’ai pu le recueillir, sans y changer une virgule :

- ;-) :µ, !(_*&=. /° :¨ ; :. ?§ »( ; ?

— Tout de suite, Votre Majesté, répond l’interpellé après s’être agenouillé et avoir frappé le sol du front à trois reprises et demie.

Et l’apôtre de se ruer sur le téléphone en disant au room service comme quoi mais qu’est-ce qui se passe ? l’heure du sang de pigeon de Sa Rupinos Majesté est passée et Sa Foudroyante Majesté à ressort l’attend toujours, nom d’Allah !

A quoi, le préposé hébété répond comme ça que comprendre, il peut pas, vu que son collègue est parti depuis déjà cinq minutes en chiffres arabes avec le bol de sang de pigeon et qu’est-ce y peut bien branler, cet enfoiré, dites ?

Et à ce moment, pile, on toctoque à la lourde.

— Ah ! le voici, dit le domestique privé de Son Extatique Majesté rutilante.

Il raccroche, fonce ouvrir.

Un larbin est laguche, impec, tenant un plateau avec sur le plateau un bol. Le sang de pigeon, tu sais ses vertus ? Comme aphrodisiaque, tu trouves pas mieux. M’est avis que l’émir adore (pas confondre avec les miradors) figfiguer malgré son âge avancé pour son âge. Lui, dételer ? Jamais ! Il a affublé son zobinche d’un maillot en thermolactyl, si bien que sa noble membrane n’a pas froid aux yeux.

Mais je t’en reviens au domestique qui se pointe. Et c’est palpitant, ne te mouche pas à cet instant, renifle, sinon tu risquerais de rater le plus beau.

L’arrivant avec son plateau et son bol, tu sais quoi ? Il a un geste brusque. Le bol était soudé au plateau comme les bouteilles coltinées par des clowns. Et il ne contenait pas du sang de pigeon mais de l’acide nitrique. Et ledit asperge les châsses du valet qui pousse un cri pis que celui de Mme Dalida, le jour que Samson l’a pratiquée. Parce que je ne sais pas si tu as déjà dégusté une bolée d’acide dans les carreaux, moi non plus, mais je peux t’avertir que ça fait jouir.

Le reste filoche à sombre allure. Un deuxième individu, fringué en loufiat lui aussi, bondit dans l’appartement, armé d’un pistolet-mitrailleur de marque tchèque ou polonaise (comme tous les flingues dans les affaires terroristes, j’ai remarqué). Il se cambre pour viser, tenant sa sulfateuse à deux mains, et sa frite est celle d’un kamikaze (sur l’air « d’encore un ami de casé, v’là le vitrier qui passe »). Regard démentiel, rictus, teint livide. Il prend bien son temps pour envoyer la soupe sur Kohnar le Constipé. Trop. Moi, le bel Antonio, toujours vif, force et santé, prestige et élégance, promptitude et efficacité, moi, redis-je, de choper le narguilé à Sirella par le col et vloum ! Mon adresse n’a d’égale que celle de ton concierge, rue des Filles-du-Calvaire. Le récipient frappe le tireur en plein front. Cézarin est déséquilibré. Il part en arrière, mais en pressant la détente de son vaporisateur. Une volée de frelons se répand dans la pièce. N’écoutant que mon initiative, je chope le récipient contenant les braises destinées à faire mijoter le contenu du narguilé au bain-marie et je fonce au tireur pour lui emplâtrer la chaufferette sur le museau. Le deuxième gus, l’homme au vitriol, extirpe un poignard à lame courbe de ses hardes. D’une savate aux burnes, je l’incite à changer d’avis. Un deuxième coup de saton sous le menton rend sa mâchoire inutilisable pour plusieurs jours, la manière que j’ai entendu craquer, ça, tu peux y compter. La situasse est à ma pomme. Ne me reste plus qu’à compléter ma besogne par une seconde rafale d’horions judicieusement répartis.

Puis à ramasser les armes.

Le larbin continue de se rouler au sol en glapissant, sa cécité fait loi.

Alors je m’intéresse à mes compagnons. Et que découvré-je ? Kohnar le Constipé est agenouillé et prie avec une indicible ferveur. Quant à ma Sirella jolie, merde ! Elle a ramassé des bastos dans le ventre et halète en crispant ses mains expertes sur la flaque de sang étalée au milieu de sa robe.

Des larbins parqués dans d’autres chambres, le préposé aux écoutes, des valets d’étage s’annoncent à qui mieux mieux.

Brièvement, je lance des ordres :

— Prévenez la police. Appelez le meilleur hôpital et dites qu’on envoie de toute urgence une ambulance.

Tout cela, en braquant les deux agresseurs.

Comme personne ne bronche, paralysés qu’ils sont tous par la stupeur, je tonne :

— Mais maniez-vous le cul, bordel !

Puis, m’adressant au préposé du radar :

— Au lieu de faire joujou avec tes micros à la con, tu ferais mieux de te servir d’un simple téléphone, il y a deux blessés graves ici, et ça urge.

Le mecton à la moustache loupée bredouille :

— Sa Majesté n’a rien ! Allah est grand !

En effet, elle n’a rien, pas même des gars valables pour la garder ! Et bon, l’effervescence se crée. Ça se répand en piaillant. Un gars appelle enfin la police, le petit guette-au-trou va dans son antre afin de prévenir l’hôpital, promet-il.

M. Bonot, le directeur de l’hôtel Mâ-Kâch, survient. Eperdu de confusion, de contrition, de construction. Il se traîne aux pieds de l’émir acculé, lui demande pardon que ça se soit passé dans son établissement, ce bigntz. Il recommencera plus.

Kohnar l’écarte d’une main dédaigneuse. Puis vient à moi. Il biche ma main libre et la porte à ses lèvres.

— Tu m’as sauvé la vie, homme de police, fait-il de sa belle voix feutrée, me tutoyant pour me marquer sa reconnaissance. Qu’Allah te protège, toi et les tiens jusqu’à la quatorzième génération ; mon existence t’appartient désormais et tu pourras me demander ce que tu voudras.

— Pour l’instant, je voudrais une ambulance et le meilleur chirurgien de Marrakech, lui dis-je.

Car elle n’a pas l’air d’aller fort, Sirella. Son teint plombé comme un fourgon en douane ne me dit rien qui vaille. Elle a le nez tout minuscule, soudain, et ses lèvres se retroussent de manière impressionnante.

— Elle va mourir, me déclare placidement l’émir, pour qui la mort des autres a moins d’importance qu’un vent de lapin venu du large.

Il me tapote l’épaule.

— Ne te désole pas, homme de courage, si elle meurt, je t’en achèterai une autre.

Ayant promis, il me prend le pistolet-mitrailleur des mains et, avec beaucoup de calme, fait sauter les deux cervelles des terroristes terrassés, car c’est un prince intraitable, qui n’admet pas qu’on vienne lui faire le coup du Petit-Clamart (en arabe « Kalamar »).

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