LE PARLEMENT ? PARLE-M’EN !

Si la montagne ne va pas à Mahomet, Mahomet va à la montagne, dit un proverbe arabe. Et Jacques Chazot d’ajouter : « La bite ne fêle pas le moine ! »

J’évoque ces sages maximes en franchissant au bras de Sirella le seuil de l’hôtel Mâ-Kâch (Bonnot, directeur) l’une des réussites les plus accomplies de Marrakech.

Car, magine-toi, l’abbé, que l’une des premières personnes que j’asperge en déboulant de mon bahut, c’est le vieil exilé, l’émir Kohnar en personne, altier quoiqu’un peu fatigué, dans sa gandoura et son burnous blancs, avec sa barbe en pointe, poivre et sel (en anglais « pepper and salt »), son regard étrangement clair et ses babouches de soie brodées d’or. Frime de prince, teint ambré, nez aquilin (« tout vous est aquilin, tout me semble zéphir », disait La Fontaine), démarche royale.

Il est flanqué d’un jeune secrétaire qui porte un attaché-case en crocodile (coins or massif, avec deux diamants sur les fermoirs) et gagne une Rolls blanche dont un chauffeur en djellaba lui tient la portière ouverte.

J’augure bien de ce voyage. Radiner pour mater illico la personne justifiant votre déplacement, voilà qui est baisant, non ?

Ma chambre a été retenue et un employé du prestigieux hôtel nous y conduit en faisant tinter contre le mur la plaque de cuivre fixée à la clé. Il est jeune, bien de sa personne, porte une chéchia et empoche le pourboire que je lui débloque sans le regarder, ce qui est une preuve de parfaite éducation.

Enfin seuls !

C’est dingue ce que cette jolie meurtrière me porte à l’épiderme !

En attendant qu’on nous grimpe nos valdingues, je la saisis par la taille et la conduis à la fenêtre. Ici, c’est le printemps. La vue donne sur un immense jardin complanté d’orangers et de citronniers entrecoupés de pièces d’eau. Dans le fond, l’Atlas majestueux, ocre, nimbé d’une légère brume bleutée. L’air est suave, des oiseaux ramagent à tout-va. Quand tu es là, tu te demandes pourquoi ailleurs existe, et tu doutes de Denain, de Boulogne-Billancourt, de Belfast, du Cap-Nord, de la baie d’Hudson, du P’tit Quinquin, du Gros Rogin, de l’onglée, du caleçon long, du sirop contre la toux, du naufrage du Titanic, des plates-formes en mer du Nord, des boulevards périphériques, des bébés phoques, de Bardot, de l’hypoténuse et de son fameux carré qui nous a fait tant de mal. Oui, tu oublies cela, plus tout le reste, pour ne plus songer qu’à vivre, à jouir.

Sirella, gagnée par l’enchantement, frotte sa hanche contre la mienne, tout aussi impatiente que je le suis de « se mettre » à l’aise et de se laisser clouer vivante sur un lit par un clou vivant, comme disait poétiquement la dame à l’ours noir avant d’entrer chez Vivagel.

Et bon, les bagages s’annoncent (du pape), du moins le crois-je en entendant frapper à notre porte.

Je prie d’entrer. Mais il s’agit d’une serrure dont le loquet se trouve exclusivement à l’intérieur et qu’on ne peut déponner du dehors qu’à l’aide de la clé. Je vais donc ouvrir. A ma surprenance, me trouve nez à groin avec un gros mec plus boursouflé qu’un parachute mal replié, rouge de partout, au nez truffé de veines et de cratères d’où t’attends de voir jaillir m’sieur Haroun Tazieff que j’sais pas ce qu’ils attendent pour le mettre ministre des Volcans en activité, vu qu’il remplit toutes les conditions requises.

Le gonzier que je te cause bedonne dans un futal de lin bleu azur sillonné de plis dont aucun n’est vertical. Il porte une chemise fantoche, à manches courtes ; des lunettes de soleil pendouillent dans les poils gris de sa poitrine, maintenues par une chaîne d’arpenteur en or blanc javellisé.

— Salut, le Grand ! me lance-t-il, du ton jovial qu’emploie un charcutier de banlieue lorsqu’il te fait visiter son appartement Merlin de Pâle-Lavasse-des-Flots.

Je le scrute, cherchant à déblayer un paquet d’années de ce visage, mais sans y parvenir.

Ferait-il erreur ? Serais-je le sosie (son à l’ail) d’un pote à lui ?

Ce qu’il dit ensuite me détrompe.

— Eh ben, dis donc, Antoine, t’es guère physionomiste pour un flic. Tu te rappelles pas de moi ? Dutalion ! Eloi ! Eloi Dutalion, ça ne te dit plus rien ? J’étais ton moniteur de tir, à l’école de Police quand tu te préparais au grade de commissaire.

Oh ! le con ! Le sale, l’incroyable, le surdoué con ! Con, fils de cons, petit-fils de connards, arrière-petit-fils de connards ! Le monstrueux con ! L’indicible con ! Le con tous azimuts ! Patenté ! Homologué ! Indéniable ! Con à l’état pur ! Dont tous les composants sont cons, archicons, hypercons. Con blanc-bleu ! Cartier vendrait du con, il ne pourrait fournir mieux ! C’est le top niveau ! L’archétype du con !

Venir me disloquer la cabane, en deux coups les gros. A peine que j’arrive, lui, il se précipite. Tonitrue ! Me révèle, me trahit ! Maintenant, la belle Sirella a découvert le pot aux roses. Il a suffi de cette tête de con avec sa voix de con, pour tout foutre à terre. Oh ! comme je le hais ! Complètement, intégralement, définitivement ! Avec effet rétroactif. En remontant jusqu’à la treizième génération, façon templier.

Le triste et sombre et cancreleux salaud de con ! Je lui fais les gros yeux dans une tentative désespérée.

— Oh ! oui, oui, bien sûr, m’entends-je bêler : Eloi Dutalion, je me souviens parfaitement. Mais vous savez que je ne suis pas entré dans la police. En définitive, je me suis lancé dans le livre.

Il devrait piger, rectifier la fin de sa sottise. Prends n’importe qui en même situasse. Canuet par exemple, il pigerait, ferait marche arrière. Lui ? Tu penses, à ce point con, il pouffe, rigole comme un pissat d’ivrogne sur un trottoir, la nuit.

— Toi, plus dans la police ! Elle est bonne ! Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai rencontré Pinaud, ton adjoint, qui m’a raconté certaines de vos dernières prouesses.

Je vois tout blanc, comme éclairé au magnésium. Et dans tout ce blanc, la gueule rougeaude de ce monumental con. Je me dis : « Ça y est, je vais l’aligner. » Mon poing se crispe. Un prodige de volonté le laisse pendre au bout de mon bras contre mon cher pantalon que je rêvais de poser il n’y a pas trois minutes.

— Dutalion, murmuré-je, comme cause un corbeau souffrant d’angine à sa corbelle. Dutalion, si tu ne fous pas le camp à la seconde, j’écrase ta sale gueule comme je le ferais d’une noix véreuse !

Mon visage livide, mon regard de meurtre le déroutent. Les rouages de sa connerie se mettent à fonctionner en grinçant. Comme j’ai rouvert la lourde, il recule. J’accélère sa vitesse de départ en vrillant mon doigt dans sa poitrine d’ahuri.

La porte claquée lui cigogne le pif. Je l’entends exclamer, de l’autre côté du panneau :

— Ben ça, alors, on me la copiera !

A quoi bon la lui copier, l’original suffit : c’est de la pièce de musée.

Un grand coup de respirance, puis je reviens à Sirella. Elle est debout près du lit, occupée à ôter ses fringues. Elle fait glisser ses collants de deuil le long de ses jambes fabuleuses.

— Vous savez, Antoine, me dit-elle, ne soyez pas contrit : je savais qui vous étiez… (Elle a un mignon rire flûté.) et aussi ce que vous êtes venu chercher chez nous. C’est à propos de ce gros diamant, non ?

Les testicules m’en pendent, ma bonne dame ! Elle… elle savait…

Sirella a achevé de se défaire du collant. Sa belle toison luxuriante appelle à la luxure, justement.

La friponne meurtrière masse le dessous de ses seins agressifs, comme pour les rendre davantage opérationnels.

— Je me proposais de vous parler de tout cela, dit-elle. On fait l’amour d’abord, ou bien on bavarde ? Je ne vous cacherai pas que je suis pour la première option : l’amour a hélas une fin, la parlote presque jamais.

Elle s’agenouille, non pour une imploration, mais pour joindre la bouche à la parole. C’est ça, la franche connection. Au démarrage, je continue de macérer dans mon éberluement, mais la veuve Delameer est d’une telle « expertise », comme dit Béru, que, progressivement, sa technique a raison de mes pensées.

Et c’est bientôt l’enfourchement final par toute la troupe. Ali Babasse et les quarante violeurs ! Le chat botté jusqu’à la garde ! Je l’attaque en travers du plumard, comme on le fait par gros temps, la poursuite sur le canapé pour la troussée cosaque, puis on continue sur le pouf pour la figure intitulée « Immolation de l’esclave », et tout s’achève à même la moquette dans la Charge des paras. Très belle séance, variée, mais sans excès, pratiquée par deux partenaires indéniablement doués, qui ne se livrent pas à fond, aucun titre n’étant en jeu, mais se font une mutuelle démonstration de leur technique.

Galant, je me verticalise en premier et lui tends la main.

Elle respire profondément.

— Oh ! chéri, soupire-t-elle, qu’importe que vous soyez un flic, du moment que vous me faites l’amour aussi divinement.

Un baiser calme met un point final à sa reconnaissance.


Légèrement plus tard, drapés dans les peignoirs de bain mis à notre dispose par l’hôtel, nous devisons face à face, lovés dans deux fauteuils, avec, entre nous, une bouteille de champagne reconstituante.

— Eh bien, mon ange, je vous écoute, lui dis-je en m’efforçant d’avoir l’air dégagé.

Sirella me cligne de l’œil.

— Savez-vous qui m’a informée de vos fonctions ?

— Je ne sais rien, chère merveilleuse, n’étant qu’un pauvre petit flic au rabais.

— Mon époux.

— Pardon ?

— Ça vous étonne ?

— Vous voulez dire que ça me la coupe.

— Voilà qui est dommage, plaisante Sirella.

— Quand vous a-t-il prévenue ?

— La veille du jour où vous m’avez abordée. Ma stupeur ne fait que croître et embellir.

— Vous allez me raconter cela par le menu, l’en prié-je.

— Oh ! ce sera vite fait. Un soir, tandis que nous regardions un match de cricket à la télé, Adam m’a dit : « Darling, il faut que je te prévienne, un type vient de débarquer dans ce village, un flic français. Il se peut très bien qu’il entre en contact avec toi, cela concerne une affaire très embrouillée qui remonte à l’époque où j’étais en poste au Kalbahr. » Comme je le pressais de questions, il m’a vaguement expliqué qu’un agent français en rapport avec l’émir pour négocier la vente d’un fameux diamant avait été assassiné non loin du consulat britannique, et que la France s’imaginait que lui, Adam, avait peut-être trempé dans cette sale affaire…

Elle parle, le regard au plafond. Les plafonds sont des écrans pour les rêveurs.

— Et il prétendait être en dehors du coup ? insisté-je.

Sirella hausse les épaules.

— Il n’a pas précisé, mais son ton léger le donnait à penser.

— Puis-je vous demander quelle est votre conviction profonde, mon petit cœur ?

Ma fuligineuse a un sourire flou comme cette photo de mon cul que tu as prise l’été dernier, le jour que tu étais chlass au point de confondre ta boîte de Kleenex avec ton Polaroïd.

— Avec Adam, il était difficile de se faire une conviction ; c’était un être qui ne livrait de ses pensées que ce qui était nécessaire à la bonne marche de notre foyer…

— Mais encore ?

— Eh bien, je crois que s’il a été impliqué dans l’histoire, c’est sur l’ordre de ses supérieurs. Adam n’a jamais possédé de diamant rarissime.

Une musique maghrébine s’élève, lancinante, nostalgique, qui sinue dans l’âme tel un serpent à sornettes, un serment à sonnette, se faufile, investit, se love (I love you !) et fêle en vous on ne sait quoi de précaire, d’ignoré, d’indispensable.

— C’est étrange, soupiré-je.

— Quoi donc ?

— Ce mari qui annonce à son épouse qu’un flic français va tenter de forcer leur intimité ; et cette femme qui se laisse séduire — ou fait admirablement semblant, ce qui revient au même —, puis qui trucide son époux au moment où il les surprend. La logique n’y trouve pas son compte…

Sirella ne répond pas. Les pans du peignoir se sont écartés et je retrouve sa luxuriante (et luxurieuse) toison. Je ne m’en lasse pas : la fourrure m’a toujours excité.

— A mon tour de vous demander ce qu’est votre conviction profonde, dit-elle.

Je souris.

— Ma conviction profonde, c’est que vous avez la chatte la plus étonnante avec laquelle il m’ait été donné d’avoir un entretien en tête-à-tête.

— Et à propos de mon comportement ?

— A propos de votre comportement, je pense que vous n’avez pas abattu votre bonhomme pour mes beaux yeux, Sirella. Mais que vous l’avez liquidé de propos délibéré. Vous avez, si je puis dire, sauté sur l’occasion.

Je la regarde, tendrement, avance ma main toujours avide vers le siège exubérant de sa régalerie pour capiteuser des doigts. C’est chouette, ça chante, ça titille, ça chuchote déjà de nouvelles promesses pour des imminences dont je ne te dis que ça !

— Expliquez-vous, murmure la divine.

— Votre bonhomme vous annonce ma présence et mes intentions. Vous me laissez venir et m’accueillez inoubliablement. Vous tenez votre julot au courant du déroulement, en omettant de préciser toutefois ce qui pourrait désobliger son honneur, comme me disait la semaine dernière, y a pas plus tard, le vicomte de Bragelonne. Le jour de notre fatale rencontre, vous lui avez conseillé de revenir à l’improviste. Il. Ce qu’il découvre alors le bouleverse : il ne s’attendait pas à cela. Coup de sang. Vous le révolvérisez pour, officiellement, me sauver de ses intentions contondantes.

Sirella continue de sourire et de se laisser pétrir l’intimité. C’est vraiment le Sphinx. Ou l’une de ses pensionnaires.

— Fin du premier chapitre ? demande-t-elle.

— Ce serait une bonne chute, non ? Pan ! Mort, le mari, s’enfuit l’amant.

— Comment débuterait le second ?

— Par un autre mystère.

— Par exemple ?

— Concernant la crédibilité de la police. Je vais vous dire, jolie chérie, selon moi, les Britanniques ont un tas de défauts, dont le principal est d’être anglais parfois ; mais ils ont une qualité qui rachète tout : ils sont intelligents. Et j’ajouterai, n’étant pas homme à lésiner, très intelligents. Comme on est treize à la douzaine quand on fait l’œuf chez le crémier en période de soldes.

« Que vos flics aient mordu à l’histoire des agresseurs me semble plus improbable que de voir promouvoir le pape chef du Politburo. »

Nouveau silence relatif, car la musique serpentine continue de vous nasiller les testicules dans des lointains ensoleillés.

Sirella se met à me rendre l’appareil, ou plutôt à me prendre l’appareil afin de me rendre la pareille, comprends-tu ?

— Et vous poursuivriez comment ce passionnant deuxième chapitre, darling ?

— Là, j’ai plusieurs bifurcations envisageables, mon joli berlingot à crinière.

— Dont les principales ?

— Dont la principale serait que les autorités vous couvrent.

— Bigre, comme vous y allez !

— J’y vais par quatre chemins, justement, puisqu’on est à un carrefour.

— Et pourquoi la raide justice anglaise couvrirait-elle une épouse meurtrière ?

— Si la mort du mari est souhaitée en haut lieu ? Il n’est pas épicier, le mari, il n’est pas conducteur d’autobus, déboucheur de lavabos, assureur conseil, vendeur de grand magasin, éditeur de livres pieux ni importateur d’appareils japonais. Il est plus ou moins espion, ce brave conjoint. Il tripatouille dans les sphères hermétiques du Renseignement. Et le Renseignement britiche, ô pardon, Ninette ! C’est pas de la tarte aux myrtilles ! Les plus beaux sacs d’embrouilles de ma carrière c’est de l’autre côté du Channel que je les ai trouvés. Et c’était pas des sacs d’embrouilles Hermès, croyez-le !

Elle paraît s’amuser follement de mes propos. Pas bégueule. En v’là une qui trucide son vieux et qui, ensuite, fait l’amour et l’humour avec l’amant motivateur. Sa totale décomplexion vous fait un peu froid dans le dos.

— Donc, dit-elle au bout de son savourage, donc, vous croyez à un meurtre téléguidé. J’ai tué l’homme avec lequel je suis mariée depuis plus de dix ans pour rendre service aux Services ?

Je la mate très longuement au fond des yeux, là que t’aperçois Giscard. Le regard, fenêtre de l’âme, qu’on dit puis. Les pensées d’autrui ont tendance à être discernables dans leurs mirettes, un peu comme l’est l’avenir dans les lignes de la main, comme si l’avenir c’était pas un peu tous les jours, somme toute ! Pas d’autres repères que le passé pour pouvoir pronostiquer le futur. Ainsi, je t’annonce une prochaine guerre parce qu’il n’y a eu que ça depuis qu’ils se sont trouvés à trois sur notre planète et qu’ils sont toujours aussi cons, avec plein de jolies armes à la disposition de leur connerie flamboyante. Pour lors, tu peux engager une prédiction.

Dans le verre dépoli de ses fenêtres, j’aperçois des choses floues.

— Ecoutez, ma folle maîtresse, lui dis-je, je ne suis pas absolument certain d’avoir deviné juste, mais je sens ardemment que je brûle. Il y a à la base de cette affaire un amphigouri de première ; vous savez ce que signifie « amphigouri », n’est-ce pas ?

— Oui, mais pas vous, répond la donzelle, amphigouri définit un discours burlesque, alors que vous donnez au terme un sens différent.

— Pas du tout, ma jolie cressonnière, rebiffé-je, c’est bien d’un galimatias qu’il s’agit en l’occurrence ; du moins est-ce l’impression reçue de l’extérieur, car je ne doute pas que les mobiles de base et vos agissements ne soient solides, considérés de l’intérieur.

Bon, attends, je vais cesser d’exprimer de cette manière alambiquée, que sinon tu vas te faire chier comme cent rats morts et m’envoyer ce book dans le portrait ; ce qui serait du plus grand dommage, compte tenu de ce qui se prépare.

La mère, je la sens en hésitance. Elle lutte entre son devoir et ses élans. Mais les nanas, question devoir, c’est pas leur vertu cardinale, voire simplement épiscopale. Il suffit que le fruit de sa démangeaison mûrisse pour qu’elle se gratte, comme l’écrivait Baudelaire dans « Du mâle l’effleure ».

Encore trente secondes de ma fixité et madame s’affale.

— Une supposition que je sois folle de vous ? demande-t-elle.

— Supposition qui m’honore.

— Continuons de supposer que cette passion que j’éprouve m’amène à mettre bas le masque ?

— Ma vanité serait à son comble.

— C’est tout ce que vous apporterait une telle preuve d’amour ? Une satisfaction d’orgueil ? Mon Dieu, comme je ne suis pas payée de retour.

— Chérie, n’oubliez pas que notre liaison a été téléguidée, comme dans les beaux films d’espionnage d’avant la dernière war. Marthe Richard au service de la France ! Le bel officier allemand dont la séductrice de commande tombe amoureuse pour de bon ! Ça a fait chialer le public à l’époque.

— Savez-vous pourquoi ? m’interrompt-elle.

— Allez-y !

— Parce que la chose repose sur une vérité humaine. Les gens pleurent parce qu’ils reconnaissent leur propre sentiment. Si l’officier allemand est beau, il séduit, et point à la ligne ; dans la vie comme à l’écran. Dans notre histoire, le bel officier allemand, c’est vous. Et vous m’avez séduite parce que vous me plaisez et que vous me faites l’amour comme personne avant vous ne me l’avait fait. Gargarisez-vous tout votre content, Antoine. Roulez les mécaniques, comme on dit dans vos bouquins ; je ne m’attends pas à ce que vous tombiez amoureux de moi, je voudrais simplement, humblement, que vous croyiez que je le suis de vous. Il me serait… agréable n’est pas un bon mot, disons, réconfortant, oui, c’est cela, il me serait réconfortant d’être crue ; je n’avais encore jamais dit à un homme que je l’aimais. Alors, puisque je m’y risque pour la première fois, il faut me croire. Ça ne vous engage à rien ; c’est gratuit et sans conséquence.

Elle s’est animée. Elle est rose d’excitation. Ses yeux brillent comme des diamants, des étoiles, du satin, un arbre de Noël, et toutes autres culteries que tu serais amené à ajouter. Sa fougue me trouble. Bon, après tout, why not ? « Supposons », a-t-elle dit en commençant. O.K., je veux bien. Elle m’aime. Je suppose qu’elle m’aime. Alors ?

Je lui roule la pelle Grand Siècle, tournant sept fois ma langue dans sa bouche avant de parler, comme on me l’a enseigné à la maternoche. Quand tu es seul avec une moukère et que tu traverses une période embarrassante, galoche-la vite fait bien fait. Ça t’évite de parler, voire aussi de la regarder.

Elle s’efface donc un baiser longue durée avec accompagnements manuels au mistigri et aux frères Karamazov pour faciliter le transit. Qu’après quoi, ouf ! l’atmosphère est détendue. On est passé du suave, du vaporeux, au consistant : j’ te panse, donc j’t’essuie. Attends qu’elle termine ses confidences, Poupette, et tu vas voir cette deuxième ramonée géante que je vais l’octroyer.

Elle me chevauche soudain, peignoir ouvert, heureusement, sinon du râpeux allait se fourvoyer dans son module lunaire sous la poussée de bas en haut égale au poids du volume déplacé (comme chacun sèche) de mon polymère à foudroiement valvaire. C’est la mignonnette qu’accomplit tout le turbin. La manière qu’elle te cramponne le chauve à col roulé pour brancher l’oléoduc ! La frénésie donne de l’inspiration, l’inspiration du génie. C’est un travail magnifique. Je savais pas qu’elle avait été écuyère, Sirella ! Et pas une écuyère à café, espère. Le trot anglais, imbattable ! Le pas des lanciers ! Le grand steeple d’Hadley Chase ! La traversée du désert ! Les Comanches attaquent à l’aube ! Tous les grands classiques du genre. Et quand elle m’a bien monté à cru, elle me monte écru. En amazone ! Le fin du fin ! T’imagines le tableautin, Léon ? Façon reine Christine ! Dadoun, dada, dadoun, dada ! Peinardos, calmos ! A la rentre-comme-tu-me-le-pousses ! A l’avale-comme-je-t’épouse ! Dadoun, dada, dadoun, dada ! Je magnifie de la collerette ! J’engorge du goitre ! Elle a un sens de l’équilibre, cette môme, peu croyable. Faut dire qu’avec un centre de gravité comme mon copain Prosper le Déluré, elle peut aventurer des miches sans sa mère, la Sirella jolie.

On gnoufgnouffe catégorie A. Un imprésario qui passe dans le couloir et qui, alerté par les cris de ma joyeuse commère de Windsor, risque un zœil par le trou de la serrure, se met à faire le pied de grue, le pied de coq, le pied de coquecigrue dans le couloir, attendant qu’on en ait terminé pour nous réclamer nos coordonnées ; qu’il veut absolument nous importer à Las Vegas, en passant par Nouille Hork, Pithiviers, Saint-Pétersbourg.

Je retiens les rênes au maxi, pas emballer du colifichet. Je déteste les fins de règne. L’assouvissement est un abandon, une débandade, n’oublie jamais, ce serait trop grave. Garde ta fumée, fils, pour le camouflet de la paix, comme dit Bérurier l’Unique. Fais ton mais-encule-pas, ajouterait le pachyderme hypodermique.

Doucement, Gaston ! Dou-ce-ment ! Pose-toi en douceur. Laisse aller madame, mais rate pas l’atterrissage. Le manche, Gaston ! Le manche ! Bien droit que je te dis ! Rends-le mollo ! Gaffe au contact ! Plus dure est la chute. Fais pas de zèle, Gaston ! Tiens ta gaule et surveille tes gestes. La jolie maâme est larguée ? Ça ne fait rien. Doucemin, bongu ! Brrrr… V’là les pâquerettes, Gaston ! Lâche les gaz. Attention au palonnier, tu perds de l’assiette ! Bravo ! Impec ! Dans la vaseline ! Elle t’a reçu cinq sur cinq, laisse-lui la monnaie ! Maintenant fais-lui une bise sur les meules, lui montrer ta bonne éducance. Tu vois comme elle est contente ? Ça ne coûte rien et ça fait plaisir. Tu y achèterais la Santos or et brillants, elle serait pas plus comblée sur le moment, Sirelloche. Reine des hautes combines ou non, elle raffole du goumi à frissons, c’est indéniable ; on peut pas lui enlever ça. Elle paie de sa personne. Une nana qui casque ainsi sans rechigner, de tout cul et cœur, t’as plus qu’à te découvrir (du bas principalement) pour lui présenter tes hommages, les gros.

La voilà échouée tel un thonier à la casse. Sur le flanc, rejetée par la mer des délices, comme l’écrit Maurice Schumann, c’est mon pote Scott Sullivan de Newsweek[2] qui me l’a fait lire l’autre soir à la maison parce qu’il voulait me prouver comme quoi j’ai tort de taquiner parfois le grand écrivain dans mes délirades pour poubelles de semaine. Rejetée par la mer des délices, donc, osé-je citer en tout bien tout donneur puisque je nomme mes sources, faisant penser à ces pauvres baleines qui se suicident en démerdant, les pauvres, qu’on se demande ce qui leur passe par la tête pour se jeter à la terre comme des connes, ces grandes bringues. Et qu’à quoi leur sert d’être mammifères, dis donc, puisqu’elles y crèvent, les grosses chéries. Eh bien, Sirella, la Sirène : baleinette sur la plage du drap rose. Je disais « thonier à la casse » en débutant, c’est la rapidité d’écriture qui engendre les vilaines métaphores ; tu vois, quand on s’attarde un brin, qu’on fignole, les images se font plus justes et plus précieuses. On tourne à l’élégance de style. Quand je serai mort, faudra que je me risque dans le poil de cul, la ciselure, le concoctage. Mais je t’ai pas élevé comme ça. Si je rédigeais à la plume d’oie, tu t’attendrais à tout bout de phrase que je te la file dans le train. C’est pas vrai, Bébert ?

Bon, très bien, je te retourne à Sirella. La laisse reprendre souffle et conscience, se dévolcaner le frifri. Au repos, celui-ci ressemble à une mygale avec son opercule amovible.

Mais bon, je vais lui repartir à l’assaut. Les overdoses, tu sais où ça conduit ?

Elle soupire :

— Dieu, comme je vous aime !

Ce qui fait qu’on boucle la boucle, revenant très exactement à notre point de départ.

— En ce cas, mon amour, dites-moi le secret qui vous brûle les lèvres.

— C’est comme un présent que je voudrais vous faire, soupire-t-elle, comprenez-vous ?

— Je sais tout sur le besoin de donner, assuré-je.

— Pourtant, en vous parlant, je vais commettre une trahison.

Je souris. Achtung ! Il faut jouer serré. Pas quitter le manomètre des yeux, comme pour l’atterrissage de tout à l’heure.

— Les règles les plus élémentaires de la Chevalerie me poussent à vous dire qu’en ce cas il ne faut pas parler, mais celles de la curiosité m’incitent à vous presser, au contraire. Faites donc comme vous sentez, ma chérie. Nos actes nous précèdent, c’est nous qui les suivons.

Belle phrase, creuse comme une flûte, mais qui, tout comme la flûte, émet des sons charmeurs. Elle est sensible à sa musique.

— Alors, usons d’un subterfuge, dit-elle. Je ne vais pas vous dire la vérité, mais vous allez la deviner ; d’ailleurs vous la pressentez déjà plus ou moins.

Voilà, elle a trouvé le moyen terme, celui qui lui permettra de tout me dire sans trop tarabuster sa dignité. Trahison indirecte : c’est moi qui. Elle se contentera de dire « Vous brûlez », ou bien « Vous gelez ».

Jeu cruel ! Combien de gars l’ont payé de leur vie ?

Une tristesse sombre comme l’arrivée d’un ciel d’orage sur l’orangeraie m’atténue. J’ai l’impression d’être en manque d’une partie de moi-même. Je me fais défaut. Allez, l’artiste, secoue-toi, tu es en service commandé malgré tes baiseries à répète !

— J’ai droit à combien de questions, ma belle vorace ?

— Quatre, pas une de plus. Si en quatre questions vous n’avez pas trouvé, je ne vous dirai rien.

Elle paraît déterminée. Ça y est, je lui ai déniché le compromis qui la met à son aise. Tu veux parier que si je trouve, elle aura ensuite l’impression que la chose a été fortuite et gardera « sa conscience pour soi » ?

— Première question, j’ai vu juste en affirmant que vous avez tiré sur votre époux sur commande ?

— Oui.

Je réfléchis.

— Ce sont les services secrets britanniques qui vous ont téléguidée ?

— Oui. Vous n’avez plus droit qu’à deux questions, prenez garde.

Un jeu, te dis-je. Pareils à des enfants, a écrit Marc Bernard. Oui : pareil à un enfant, toujours, l’homme. Toute sa vie, jusqu’au rivage extrême, il joue aux billes ou à la poupée. C’en est chialant. Moi, le voir si pitoyable, avec ses hochets, présidences, bicornes, décorations, me fend le cœur un peu plus chaque jour. J’en ai l’âme qui se lézarde de ce trop-plein d’ingénuité. Pourquoi ils s’achètent pas des ballons au lieu de guigner les honneurs ? Un vélo, ça lui ferait du bien, au lieu de palabrer, déclamer ses « Mes chers amiiiis… C’est un grand tonneur pour moi… En ma qualité de… »

En sa qualité de quoi ? Réponds ! De trou de balle ? De connard ? De dégueulasse ? De putréfactieux ? De sodomisé ? De cocu ? De sous-merde ? En sa qualité d’imparfait ? En sa qualité de médiocre-à-temps-complet ? Et de lutter contre le flot inexorable, cramponné à la bouée dorée. Pas moi ! Pas moi ! Je suis chevalier de ceci, vice-président de cela ! Me faites pas ça : j’appartiens ! Vous entendez ? J’appartiens ! Holà ! Seigneur, arrête ! J’appartiens, nom de Toi ! J’appartiens ! J’appar… Flaofff ! Dans le cul-la-balayette ! Il appartenait, il appartient toujours. Appartient à ce qui n’est plus, au monde étrange de ce qui n’est plus du tout, et qui ne sera plus, au monde sournois de ce qui n’a plus d’importance que ça ait été. Au monde terrifiant de ce qui a été juste pour dire, un moment, un projet de moment bouffé par d’autres moments avant que d’avoir pu s’épanouir.

Et donc, je vais devoir poser ma troisième et avant-dernière question à dame Sirella la Baiseuse. La belle au tablier de sapeur (et sans reproche). Bien l’articuler, qu’elle soit payante, fasse progresser le schmilblick.

Je résume : elle reconnaît que les services britiches lui ont ordonné d’assassiner son mari. Distraitement, je formule la troisième question, impulsivement, sans réfléchir :

— Vous avez déjà travaillé pour ces messieurs ?

— Non. Plus qu’une. J’ai l’impression que vous avez brûlé vos cartouches un peu vite, Antoine ?

— Ça se peut.

Je re-résume : elle reconnaît que les services britannouilles lui ont ordonné d’assassiner son vieux alors qu’elle n’avait jamais travaillé pour eux.

— Je demande un temps mort avant d’y aller de ma dernière question, ma jolie darling, O.K. ?

— Bien sûr.

Je vide un gorgeon de champ’. On a eu raison de le laisser dans son seau de glace. Il est dûment frappé. Un vrai bonheur. Le champagne, je ne l’apprécie que dans un pays de chaleur, au soleil. Seule ombre au tableau de service de ma satisfaction : j’ai horreur de le boire dans des flûtes. Je ne suis pas du fait dont on boit les flûtes. L’idéal, c’est de l’écluser dans un verre à bière, comme s’il s’agissait d’un demi pression. Alors, là, oui, j’opine.

Quatrième question ?

Je vais à la fenêtre. Dieu, ce que cette orangeraiecitronneraie est belle ! Et l’Atlas, au loin, découpé comme un fabuleux château fort en ruine. Il fait doux comme un ventre de femme aimée. Je ferme les yeux. Sirella est-elle un monstre ? A coup sûr pas. Or, il faut être un monstre pour tuer un homme — fût-il son époux — sur commande.

Je me retourne.

— Voici ma quatrième question, Sirella : avez-vous assassiné Adam ?

Son visage s’éclaire.

— Non, répond-elle. Bravo ! Vous avez gagné !

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