La bouilloire de cuivre dont il est fait état à la fin du très plaisant chapitre précédent est le genre de récipient dont nos frères musulmans, que je révère, se servent pour se laver la bibite après usage. Il m’est arrivé, je crois l’avoir signalé par ailleurs et autre part, de voir dans des aéroports du Moyen-Orient (pourquoi Moyen-Orient, alors que c’est du pur Orient ?) des messieurs gagner l’aire d’embarquement avec cet ustensile à la main, comme d’autres coltinent un attaché-case. C’est du plus gracieux effet.
Or donc, voilà cette bouilloire inutilisable du fait de la bastos qui l’a perforée en mes lieu et place.
J’attends d’autres détonations, mais rien ne se produisant, je redresse la tête. J’aperçois alors un petit tas sombre au sol, à faible distance, et puis tu sais qui ? Mon « garde du corps », le Syrien Kirâz Gratys, penché sur ledit.
Un peu honteux de ce mouvement d’autoconservation, j’opère un gracieux rétablissement et m’approche du tas sombre. Quelle n’est pas ma naninanère en reconnaissant le petit vieillard somnoleur de la salle d’attente.
Kirâz Gratys est dans la plus vive emmerderie.
« O putain ! O putain de sa mère, il psalmodie en français, en arabe et en claquant des chailles. Putain de sa mère, qu’est-ce que j’ai fait ! Je voulais seulement tirer un coup de semonce ! Et puis mon putain de silencieux est pas silencieux du tout, putain ! »
Mon regard d’aigle policier rétablit la genèse du drame. Le petit vieillard a dégoupillé sa canne qui, lorsque tu lui fais subir certains aménagements devient une carabine. Ensuite de quoi, profitant de ce que j’étais arrêté, il a voulu me flinguer garenne. Mais le cher Syrien (une espèce de Saint Syrien pour moi) qui observait le topo selon les consignes reçues, est intervenu. Probablement est-ce la première fois qu’il se sert de son arme ? A moins qu’il n’ait eu le hoquet au moment d’en presser la détente, because son soi-disant coup de semonce a traversé le guignol du vieillard flingueur. Et maintenant, il claque des chailles devant le cadavre de sa victime.
« O putain, il continue ; ô putain de sa mère, ô ma putain que j’aime », ajoute-t-il pour avoir appris Péguy à l’école française.
La populace fait cercle, mais à bonne distance.
— Barre-toi, mec, avant l’arrivée des perdreaux ! lui intimé-je.
Il me considère, tout flageolant.
— Mais fous le camp, bon Dieu, avant de barboter dans la merdouille !
Cette fois, il se décide, rengaine sa chère pétoire et s’éclipse.
Je note qu’il porte de grosses lunettes de soleil, ce qui rendra son identification duraille, d’autant que je compte bien fournir de lui un signalement erroné. Le pauvre mec m’a probablement sauvé la vie, il est juste que je lui garde le nez propre et les pieds au sec.
En attendant que se pointent mes confrères marocains, je palpe le mort. En vain. Ses poches sont tout ce qu’il y a de vides. Pas le moindre papier. Quelques billets de banque et point à la ligne.
Ainsi c’est à ma personne qu’en avait ce petit vieillard dodelineur ? Curieux tueur à gages en vérité. Je n’ai jamais rencontré un flingueur aussi vénérable dans ce délicat boulot. Pour le compte de qui œuvrait-il ?
Je mate en direction du docteur Jess O’Meil. Fume ! Il a disparu. Vraiment, c’est pas de bol.
Parce que ce gros bonhomme grimé et traînant bas la patte, n’était autre que Mr. Adam Delameer venu en catastrophe voir sa dame agonisante.
Je passe le reste de la journée en compagnie de mes homologues d’ici. Je leur raconte ce que je veux bien. Comme je suis auréolé de prestige depuis que j’ai neutralisé l’attentat du Mâ-Kâch contre Son Altesse Splendidissime l’ex-émir Kohnar, ils ne me font pas de giries. Bon : c’est une vengeance probable des gens ayant fomenté le coup de main. Je leur laisse le soin de percer l’identité du petit vieux. Qui a abattu ce dernier ? Moi, je leur déclare avoir aperçu un individu bedonnant aux cheveux grisonnants.
A mon avis, il s’agit de quelque agent secret intercalé dans l’affaire. Peut-être même était-il en secours avec le vieux, et a-t-il effacé le vétuste par suite d’une fausse manœuvre ? Enfin bon, tout ça, des routines… On bavasse un brin : « Et comment va ton président de la République ? Merci, pas mal, toujours la rose en chiant, ou la chose en riant ; et toi, ton roi, ça marche ? De plus en plus bel homme, l’âge lui réussit » ; bref on se met à jour en éclusant du thé à la menthe accompagné de petits gâteaux aux amandes saupoudrés de sucre glace.
Lorsqu’on se quitte, huit heures sonnent au clocher de « Notre-Fatma de Marrakech », la mosquée principale. Pendant que je discutais avec mes confrères, une idée tellement lumineuse que j’ai bien envie de l’offrir à la localité d’Ouessant pour si des fois son phare tombait en panne, s’est déposée dans mon caberluche.
Le vieux poireautait à l’hôpital dans l’intention de me passer de vie à trépas. Il a attendu que je sorte pour m’assaisonner. Il devait agir en pleine rue, très vite. Bon, et after ? Kirâz Gratys a été le grain de sable, mais envisageons la suite du meurtre. Le vénérable tueur me mouche la chandelle. Dès lors, il doit mettre à profit la stupeur générale pour s’emporter dare-dare, non ? Il possédait donc, pour ce faire, un véhicule à disposition dans les parages. Alors, de mes deux choses l’une : ou bien le véhicule en question était piloté par un complice qui attendait, ou bien pas, et dans ce second cas il se trouve encore là où pépère l’avait stationné. Ce vieux crabe à la canne farceuse a passé plusieurs heures dans l’hôpital. Est-il vraisemblable qu’un partenaire ait attendu aussi longtemps au volant d’une chignole ? Les marchands en plein air l’auraient retapissé de première et son signalement ça allait être du gâteau au miel plus tard.
Conclusion : une voiture appartenant à mister La Boitille attend toujours son driver à proximité des lieux du coup fourré ; tu paries ?
Donc, retour aux sources.
M’est avis qu’on débrouillarde enfin, gamin.
Déjà, je sais que Sirella ne m’avait pas menti : son vieux vit toujours. Elle savait qu’on devait me mettre à mal et elle a préservé l’enfant unique de Félicie en engageant ce flic privé à la manque qui s’est révélé digne des meilleurs G’men.
Attends, ne nous emballons pas, qu’ensuite on parviendra peut-être plus à se déballer, empêtrés que nous serons dans la ficelle de l’impulsion.
Tout commence, non pas par des chansons, non pas par l’échanson, mais par l’émir Kohnar. Il est en Helvétie, déposé de son trône comme un paquet à la consigne. Une jeune journaliste l’interviouve. Il lui dit qu’il en a gros sous le turban du chapeau qu’on lui a fait porter au sujet de l’affaire Fernal. Qu’au grand vizir jamais il n’a donné l’ordre de tuer ce messager secret et que le vice-consul britiche de l’époque, l’Honorable Adam Delameer est mouillé jusqu’au nombril dans cette histoire. Le Régent, notre diamant national, a disparu dans l’affaire. On me charge d’aller enquêter dans l’intimité de Delameer pour en savoir plus sur les Anglais qui bougent.
Je me pointe à Eggs-to-the-Cook, prêt à la manœuvre casanovesque d’urgence pour forcer la porte des Delameer, via la jolie culotte rose de sa dame. Selon icelle, à peine suis-je à pied d’œuvre qu’on sait tout de moi et de mes intentions. Sirella reçoit la consigne d’entrer dans mon jeu. Tout va bien, elle devient ma maîtresse (hmmm, qu’ c’était bon !) et c’est alors que les services secrets usent de moi pour simuler le meurtre d’Adam. Le voici devenu un homme zéro, bravo. J’embarque alors sa Ninette pas éplorée le moindre et, manière de lui faire oublier son faux veuvage, l’amène à Marrakech. Mon intention est de discuter sérieusement le bout de gras avec l’émir.
Je poursuis ou tu te fais faire minette ? T’aimes mieux après ? Bon.
A peine débarqués au Mâ-Kâch, un connard de mes relations qui s’y trouve me fait un galoup de première, dévoilant mon identité devant Sirella. C’est le déclic : elle me dit tout. « Bizarre, bizarre », me fais-je en aparté surchoix. Mais bon, voir et attendre, n’est-il pas ?
On cause du père Kohnar à table. Cet homme qui est mieux équipé que le F.B.I. capte notre converse et nous mande (Lozère) en sa royale suite. Qu’alors un commando intervient pour le buter. Mais le destin qui m’a placé sur sa route me permet de dévier les choses et c’est ma pauvre Sirella qui déguste.
On la conduit en clinique, l’opère. Je prie pour elle et préviens les autorités britiches. Le consul se déplace. Et, en fin de journée, le mari mort qui va survivre probablement à sa dulcinoche radine, grimé comme pour interpréter de l’Ibsen dans une troupe d’amateurs.
Je le filoche. Heureusement, Sirella, qui m’a pourtant tout dit, n’a pas cru opportun de me parler du détective privé qu’elle a engagé pour me protéger. Cet homme me sauve la mise en abattant un obstiné petit vieillard au moment où celui-ci me plombait.
Ai-je omis quelque chose d’important ? Si oui, ramasse-le avec ton mouchoir pour ne pas laisser tes empreintes dessus et dépose-le dans le tiroir du haut de mon slip (celui du bas est plein).
Donc, je le redis, mais avec toi, mon Zozo qui n’est multipliable que par zéro, il est opportun de ressasser, redonc, Sirella savait qu’on en voulait à ma prestigieuse existence. Re-redonc, son bonhomme n’avait pas coupé les ponts avec elle puisqu’il s’est précipité à son chevet. C’était en somme un homme zéro provisoire, non ? Et tout ça s’opère dans l’une des plus belles villes du monde, pleine de douceur, de soleil, de palmiers, de couleurs, d’Atlas pour cartes postales. Avec des serpents dressés, des mouches folles, des morpions (Béru-Achille) qui se disputent âprement le gouvernail de l’enquête, tant et si bien qu’ils risqueraient de faire sombrer le navire si je n’étais là.
Toujours marchant, poussant mon ombre sombre le long d’un mur ocre, je laisse du champ à ma perplexité. Tu connais, ces laisses extensibles à enrouleur. T’appuies sur un glatmutche nickelé et ton cador peut aller renifler des étrons à vingt mètres de toi. Tu presses un autre, et la laisse se rembobine, obligeant le bestiau à faire retour.
Ce qui me surprend, au fil du raisonnement, c’est le ceci que voilà : « Pourquoi cette affaire Alain Fernal “ressort-elle” après tant d’années ? Si vraiment notre fameux caillou a disparu dans l’aventure, est-il crédible qu’on ait l’espoir de le récupérer ? »
Quel pot de goudron !
J’ai envie d’acheter une forêt et d’aller m’y perdre.
A nouveau me voici devant la clinique. Mon cœur se serre à la pensée que Sirella est en train d’y gésir, pauvre sirène disloquée dont la vie ne tient plus qu’à des injections de produits chimiques.
Qu’est-ce que je voulais ? Ah ! oui : chercher si le vieux tueur était voituré et, au cas qu’oui, retrouver son véhicule.
Alors je longe la clinique jusqu’au carrefour et, à pas lents, rebrousse chemin, considérant les autos en stationnement. A cette heure du soir débutant, elles sont assez rares. A vrai dire, depuis le carrefour jusqu’au croisement suivant, il n’y en a que quatre, stoppées le long de la clinique. Je m’attarde sur leurs immatriculations, toutes les quatre comportent des plaques marocaines. L’une d’elles étant munie du caducée, je l’ébouse.
— T’as l’air perplexe ? déclare une voix mélécassissiste.
Je demi-tour gauche. Pour me planter devant un couple. Lui, gros, rouge, con, avec un attirail photographique sur le placard et une chemise jaune. Sa limouille et sa frite te restituent le drapeau espinguche. Il est flanqué d’une nénette du genre morille déshydratée comme je dis puis, rabougrise, flétrie, conçue pour vivre le malheur ou le porter aux autres.
— Ça va mieux, tes humeurs ? insiste le bœuf.
J’ai reconnu Eloi Dutalion, le gaffeur. Celui qui a tout déclenché, en fait.
Bon zig, il paraît ne pas me tenir rigueur de l’avoir chassé de ma chambre.
Je presse sa main d’ancien champion de tir. Elle tremblote. La maison Parkinson, en voiture ! Maintenant, il serait même pas fichu d’envoyer des fléchettes dans les miches de Béru, mon ex-moniteur.
— Je te demande pardon, pour mon coup de sang, lui dis-je, mais j’étais en mission ultra-délicate et tu m’as carbonisé le coup en révélant que j’étais flic.
— Ça ne m’étonne pas de lui, grince sa girouette rouillée. Il n’en rate jamais une !
La parfaite entente ! Bel attelage, les gars. La charrue étant la vie, et le bœuf le pauvre Dutalion. C’est Mrs. Madame qui manie l’aiguillon en branche de houx.
On bavasse un bout. Lui m’explique qu’il a gagné ce voyage dans un jeu radiophonique de Pierre Bellemare. Huit jours pépères, hôtel de luxe, faux frais payés. On a même mis une cinq chevaux à leur disposition. Alors ils ont vadrouillé : Taroudan, Voir-sa-Chatte[6], les palmeraies, tout le chenil. Un pur voyage de noces.
Du temps qu’il cause, je l’imagine en train de grimper sa bestiole, écrasant cette mante religieuse sous sa masse tremblotante, Eloi. Voyage de noces ! T’as envie de le dételer un coup ; qu’il aille un peu en baguenaude avant de crever : dire bonjour aux putes, écluser des alcools durs, ou bien ne rien foutre là où il l’entend. Mais elle l’enterrera, bobonne, comptes-y. C’est inscrit sur les calendes. Déjà veuve, on dirait. Ce ne sera plus qu’une simple formalité.
Il continue de jacter, ignorant de son destin.
Je conclus que ce qui l’épate le plus au cours de ce voyage, c’est pas le Maroc, mais la bagnole qui lui est fournie en supplément. En France, il circule en 2 CV. Pour lors, la 5 CV « Le Car » qui lui a été allouée l’époustoufle. Il y revient tire-larirette, Eloi. Ses performances, son habitabilité, les reprises foudroyantes et toutes les petites conneries du tableau de bord qui s’éclairent, tu croirais driver un Boeinge.
— Chapeau pour la Compagnie Le Trèfle, ajoute-t-il ; il faut voir l’entretien de cette tire. Tiens, regarde celle-là, à droite, elle aussi vient de chez Le Trèfle, tu peux me montrer une éraflure ? Un pare-chocs tordu ? Et pourtant, c’est une …[7] qui rouille sur catalogue généralement. Elle est piquée, cette tire ? Regarde-la de près, Antonio, elle est piquée, tu me réponds franchement ?
Je ne l’écoute plus vraiment. Je mate la chignole désignée. Sur l’aile avant droite, on a peint un trèfle à quatre feuilles, en vert pâle serti de blanc : l’emblème de la compagnie.
Je m’approche de Dutalion et l’embrasse.
Il se tait, abasourdi.
— Mais, quoi donc ? clapote le tireur, tremblant.
— Tu viens de réparer ta bévue de l’autre jour, Eloi, certifié-je en bonnet difforme.
— Mais, à cause ?
— A cause de ce petit trèfle devant lequel j’allais passer sans le cueillir.
Puis, me tournant vers la douairière pour lui montrer mon devant :
— Ah ! madame ! quel mari vous tenez là ! Soignez-le bien, surtout. S’il tousse, donnez-lui du sirop pectoral, faites-lui des cataplasmes de farine de lin richement moutardés, au besoin. Attention aux courants d’air. Et sachez qu’un petit-lait de poule, à la mauvaise saison, est salutaire pour affronter les intempéries. Mais je ne saurais vous retenir davantage. Merci pour votre dévouement à tous deux, je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi.
Ayant dit, j’ouvre la portière de la chignole et m’installe au volant sans plus m’occuper de leur éberluement. Brève inspection de la boîte à gants qui ne contient que les fats de la guinde. Exploration des vide-fouilles. Ballepeau. Il n’y a rien non plus sur la banquette arrière.
Au tour du coffiot, à présent. Il est fermé à clé. Alors, à toi, sésame. Cric, cric, croc et crac ! Merci, m’sieur l’abbé.
Le coffiot est vidasse.
Bon, alors ?
Suis-je glandu !
Je retourne m’asseoir, rouvre la boîte à gloves et cramponne les papelards. Le contrat de location a été établi au nom de Flavius Tedseuquitu, sujet anglais d’origine roumaine, né à Bucarest en 1908, domicilié 120 Grattefor Street, London, descendu à l’hôtel El Chibr à Marrakech.
Poum ! c’est noté !
Je largue la tuture. La demie de huit heures sonne au beffroi de ma Piaget. A propos de demi, je m’en ferais bien un.
Allez, mon gars, en route pour l’hôtel !
Carrossé à neuf dans les tons pastel à rayures bleues et bleues, chemise jaune, foulard artistique, pompes de cuir bleu, un Brummell ! je me pointe dans le grand salon du Mâ-Kâch pour y attendre la splendide, la si brunement blonde Aïcha.
Certains esprits vétilleux me reprocheront, je pense, d’avoir un court souvenir du sexe (qui lui ne l’est certes pas) et d’oublier la belle Sirella au bénéfice de celle qui l’a en charge. Je t’objecterai que l’existence, c’est tous les jours, et qu’elle nous impose ses nécessités quotidiennes, les désagréables comme les délicieuses. Il convient donc d’y faire face, d’y faire fesses aussi, sans rechigner, car nos heures sont chichement comptées et l’homme qui l’a dans le cul, au bout du compte, est celui qui aura usé son temps à déplorer. J’appartiens à la catégorie des bâtisseurs, Dieu en soit loué pour toute la durée des représentations ! J’agis, je vis, je fais, donc je pense ! Et je pense surtout avoir raison.
Neuf heures arrivent à pas menus. Ensuite neuf heures quinze, suivies d’autres minutes impitoyables. Pas d’Aïcha. Voilà qui sent le lapin. Soit ! Je sais également me faire une raison. Il convient d’accepter avec stoïcisme la pluie, le temps qui passe, le Tampax, les rendez-vous manqués, la grève des éboueurs et le baiser des judas.
Je m’offre jusqu’à dix plombes moins un quart de patience. Une femme, surtout quand elle est jeune, belle et infirmière-chef de surcroît, peut avoir du retard. Je rêvasse languissamment, bœufé sur des coussins propices aux coïts fortuits, par temps d’orage devant feu de cheminée, tandis que ta chaîne Fifi déglutit de la belle musique Chantilly.
Je vois alors surgir un bizarre équipage. Magine-toi le Vieux, Béru et la môme Suzette, au mieux de leurs formes respectives et de leurs relations communes. La souris est entre les deux matous, chacun la tient par la taille ou sa région. Alexandre-Benoît a sa main gauche sur le valseur de la gosse, et Achille sa main droite à la base de son sein droit.
Comment, quand et pourquoi s’est opéré cet armistice ? Mystère. En tout cas, la concorde règne (y a que ce pauvre Concorde qui ne règne plus) dans l’équipe. Ils paraissent joyeux, voire éméchés un brin et rient, comme dit le Gros, « à gorge d’employé ».
Je laisse passer mes extraterrestres (O.V.N.I. soit qui mal y pense) sans solliciter leur attention. Une paix à trois est si rare qu’on doit la respecter.
Ils se rendent à la salle à manger, toujours rigolant et s’exclamant.
— Vous paraissez bien seul, ami fidèle ! me dit alors une voix plus suave que la brise du crépuscule sur le pubis d’une jouvencelle en cours de masturbation languissante.
Je découvre l’émir Kohnar, debout près de moi, les mains chastement croisées à la hauteur de son auguste pénis.
Me dresse pour la révérence Grand Siècle.
— Mes respects, Votre Inimaginable Majesté.
— Venez-vous rompre le pain et le sel avec moi, comme l’on dit dans votre pays ?
J’hésite. Mais le moyen de refuser une pareille invite ?
— Ce sera un grand honneur, Votre Rutilante Majesté.
— En ce cas nous allons goûter le nouveau caviar que le bon Khomeiny avec lequel j’ai toujours eu des relations cordiales, vient de m’adresser.
Suivis du secrétaire privé, nous gagnons un petit salon jouxtant la salle à briffer où de la vaisselle de vermeil est dressée sur une nappe brodée d’or.
L’émir me désigne le siège qui fait face au sien. Et la jaffe commence. Un peu guindée. L’émir mange le caviar avec les doigts, mais avec une telle distinction que j’ose à peine utiliser mon couvert à poisson, tant tellement ces outils me paraissent dérisoires.
— Votre enquête progresse-t-elle, ami fidèle ? me demande le Glorieux après avoir anéanti la descendance d’une maman esturgeon.
— Fort peu, pour ne pas dire pas du tout, Votre Impensable Majesté. A cela près qu’un énergumène a tenté de m’abattre, mais Dieu et un brave garçon veillaient, si bien que c’est lui qui est passé de vie à trépas.
L’ancien monarque (dont je fais vibrer la corde) lève sur ma personne toujours présente un regard surpris.
— Qui donc en veut à votre vie ?
— Des gens qui supposent que je suis informé de choses que je devrais ignorer, Votre Mirobolante Majesté. Depuis les temps les plus reculés, des actions ont été menées contre ceux qui en savent trop long, comme nous disons en France.
L’émir me virgule un rot de force 4 à l’échelle de Roquefort. Me souvenant que la politesse exige que je le lui rende, je trouve le moyen de lui déballer un feulement, comme dans « Georgette, fille de la Jungle ».
Sa Majesté à grand spectacle hoche son auguste chef.
— Si des gens pensent cela de vous, c’est que leur supposition repose sur un élément valable, médite le vieux loukoum.
— C’est aussi mon avis, Votre Surpuissante Majesté. Ce qui m’induit à me tenir le raisonnement suivant : « Tu ne sais rien, mais on croit que tu sais ; qu’est-ce qui peut faire croire que tu sais ? »
— Et alors ? insiste mon suprêmissime vis-à-vis.
— Eh bien, j’en conclus que Mrs. Delameer est censée détenir un secret dont on redoute qu’elle ne me l’ait communiqué ; ce qui n’est pas le cas.
Un serviteur de l’émir se pointe, tenant un walkie-talkie sur un plateau d’or. Il raconte un machin en arabe. Le vieux se saisit alors de l’appareil, lequel est muni d’un petit écouteur qu’on se cloque dans une feuille, ce qui permet d’entrer en contact avec son terlocuteur sans que les personnes présentes perçoivent quoi que ce soit. Il zigougne le contacteur. Ecoute comme si le message le faisait chier abominablement. Puis il profère un mot, un seul, que je ne pige pas, coupe la communication et rend l’engin au larbin.
— La Bourse de New York n’est guère fameuse, aujourd’hui, soupire le pote en tas, désabusé.
— Nous allons vers d’autres temps, Votre Impénétrable Majesté, assuré-je en toute connaissance de cause. L’homme a commis la folie de proliférer, si bien que l’ancien équilibre est rompu. Il va falloir soit remettre le compteur à zéro, soit trouver des solutions politiques adéquates. Le temps du paupérisme est révolu, donc celui de la richesse également. Le folklore y perd, la morale y gagne ; quant à la liberté, elle cessera bientôt totalement et sous toutes ses formes, vivre dépendra d’une obéissance absolue à des dispositions rigoureuses qu’il ne sera plus possible de transgresser. Le passager d’un avion n’est pas libre, les passagers de la vie future le seront moins encore ; ils franchiront leur durée attachés à leur siège, à consommer des rations étudiées au plus juste. Nous avons survécu par nos éjaculations, nous périrons par elles ; à moins qu’on prenne les mesures qui s’imposent. Nous allons vers la castration obligatoire, Votre Chiément Belle Majesté. Les privilégiés du futur seront les porteurs de testicules. La vraie richesse résidera dans le slip, les bourses remplaceront la Bourse.
— Sans doute, admet l’émir (onton).
Et il ajoute, l’air dur, la voix chuchoteuse :
— Mais tout cela est pour demain, or nous vivons aujourd’hui, ami très cher.
Qu’à cet instant, la lourde de notre cabinet particulier s’ouvre dans mon dos. Une voix familière s’écrie :
— Mande pardon, j’croyais qu’c’tait les gogues !
Je me retourne : Béru !
Il s’étonne :
— Toi z’ici ! Avec le fakir ! A claper en amoureux !
Dès lors, m’sieur l’nouveau dirluche se pointe, la main tendue, naze à outrance.
— Bonjour, m’sieur l’fakir ; Bérurier Alexandre-Benoît, directeur d’la police française, enchanté d’vous connaître. Dites, j’voye qu’vous êtes en train d’bien faire, les deux : du caviar plein la gamelle, tandis qu’y a des p’tits Hindous qui bectent d’la vache sacrée enragée ; ben mes vieux, vous chiez pas la honte ! Notez qu’le caviar, j’en fais pas des folies : j’préfère l’hareng-pommes-à-l’huile. Vous permettez ?
Sans vergogne, mais avec force, il plante un siège à notre table et s’installe.
— Tu connais la nouvelle, Tonio ? On a fumé le chalumeau de la paix, moi et l’Vieux. C’est la môme Suzette qu’a arrangé les bidons. A propos d’bidon, ça marche, le pétrole, m’sieur l’fakir ? Faudrait voir à nous faire une fleur, la France, su’ les prix. Pas agir comme les Algériens qui nous vendent plus cher qu’aux autres sous prétesque que c’est nous qu’on leur a installé la pomperie. J’te causais, Tonio : la Suzette, tu parles d’une affaire, mon pote ! Tu veux qu’j’te résume en trois mots ? En-ra-gée ! La toute grande dévorante ! Av’c mimiss, qu’à peine t’as desservi la table, tu dois r’mett’ le couvercle aussi raide ! Après ma feurste bénévole, l’est été chercher Achille pour qu’on entérine l’hache d’naguère. Au début, y s’est réticé un brin, tu connais sa gueule de raie ? Mais elle y a montré ses jarretelles et y l’a suivie. C’t’un homme qu’est comme nous autres : y raffole l’caoutchouc. On a biberonné du champ’, ensute des coquetèles, et puis la gosse nous a aguichés et ça s’est fini par la monstre partie d’jambons. Eh ben, tu voyes, pour êt’ juste, le Vieux, question zobanche, y tient sa place. Pas mal outillé de l’asperge, monseigneur. Et des combines à n’en plus finir. Et une vitesse d’croisade qu’t’en reviendrais pas, à son âge. C’t’un kroum qui tient la distance. Brèfle, nos nuages sont disciplinés et not’ qualité de la vie a r’trouvé l’beau fisque.
Il a saisi mon godet de vodka, tout en parlant l’a éclusé derrière sec[8] et clape de la menteuse.
— Et côté turbin, ça boume, fiston ? interroge-t-il. Tu l’accouches au pied d’biche, not’vieux sultan ?
Complètement chlass, l’apôtre.
— Monsieur le directeur, lui fais-je, peut-être pourrons-nous remettre ce genre de discussion à plus tard, Sa Majesté Authentique n’a que faire de nos conversations de clocher.
Mon regard noir, plus que mes paroles, le ramène sur les rives austères de la conscience professionnelle.
— Bon, le Slave a de la soie, mon cher commissaire, bavoche l’Infâme.
Là, s’intercale un rot puissant auquel répond spontanément l’émir, du tac au tac.
Bérurier se dresse en titubant. Je remarque qu’il a la braguette béante comme la sortie de l’Olympia après un récital d’Aznavour. Je toussote pour mobiliser son attention, mais il est trop beurré pour répondre à une aussi mince sollicitation.
— Bon, j’me rappelle plus pourquoi t’est-ce j’ai venu vous voir, bougonne-t-il.
— J’ai cru comprendre que vous cherchiez les toilettes, monsieur le directeur ?
L’Infâme porte la main à son décolleté sud.
— Oh ! voui, c’est exaguete.
Il se rajuste.
— Je croye que j’ai plus besoin d’les trouver. Si vous voudriez bien m’pardonner, m’sieur l’fakir, j’ai dû licebroquer sous la table du temps qu’on discutait ; mais faites-vous pas d’ mouron, des tapis pareils, c’est mieux que Pampers avec fronces protectrices.
Et M. le directeur s’évacue.
Comme je m’apprête à déverser trois tonnes d’excuses aux pieds de mon hôte, un larbin du Mâ-Kâch vient m’informer que je suis demandé d’urgence à la réception.
Du geste, Sa Majesté Abasourdie m’invite à honorer cet appel.
Ce qui va arriver, dès lors, tu pourrais te creuser la tronche avec une fourchette à escarguinches pendant douze ans, tu ne parviendrais pas à le deviner.
Mais comme je ne suis pas vache, je vais t’affranchir.
Suis-moi !