7.


Napoléon marche à grands pas dans son cabinet de travail des Tuileries. Du pied, il repousse une brochure qu'il vient de jeter par terre. Elle glisse sur le parquet jusqu'à la chaise sur laquelle Bourrienne est assis.

- Avez-vous lu cela ? demande Napoléon.

Inutile d'écouter la réponse. Ils ont tous lu ces quelques pages.

Ce matin même, Joséphine est entrée dans la chambre. Comme chaque fois, sa silhouette, son parfum ont ému et irrité Napoléon.

Que veut-elle ? Va-t-elle à nouveau, avec son ironie amère, lui parler des visites qu'il fait à Giuseppina Grassini ? L'interroger sur le plaisir qu'il prend avec cette femme ? Il n'aime pas qu'elle établisse avec lui cette relation équivoque où tout est dit. Ce n'est pas ainsi qu'il voudrait vivre avec sa femme. Il se refuse à ce comportement de libertin où l'on prend plaisir du plaisir de l'autre avec d'autres. Il déteste le vice et la perversité. Mais Joséphine sait jouer de l'émotion qu'elle lui inspire toujours.

Elle s'est assise, féline, sur ses genoux. Elle lui a caressé les cheveux, puis elle a chuchoté, les lèvres contre son oreille :

- Je t'en prie, Bonaparte, ne te fais pas roi. C'est ce vilain Lucien qui te pousse, ne l'écoute pas.

Il l'a écartée, il s'est enfermé longuement pour sa toilette dans la salle de bains, puis il est descendu dans son cabinet de travail. Et Bourrienne lisait cette brochure. Il l'a saisie avant de la lancer sur le sol.

- Eh bien, Bourrienne, qu'en pensez-vous ?

Bourrienne hésite. Napoléon tend la main, et Bourrienne ramasse la brochure. Napoléon s'en empare, la feuillette.

Bourrienne est-il d'accord avec ce Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte ? A-t-il lu ce qu'écrit ce Louis de Fontanes ? « C'est à des Martel, à des Charlemagne, et non à des Monk, qu'il convient de comparer Bonaparte. »

Napoléon lance à nouveau la brochure sur le sol. Il est saisi de colère. Il connaît ce Fontanes, un marquis rentré d'émigration après le 18 Brumaire. Un homme de lettres, qui écrit au Mercure de France, et qui est bon orateur. Il a célébré avec talent la mémoire de Washington aux Invalides. Et c'est ce jour-là qu'Élisa Bacciocchi a fait comprendre à Napoléon qu'elle était la maîtresse de Fontanes. Il n'a pu qu'accepter. Que pourrait-il reprocher à sa sœur Élisa ? On l'a mariée à un pauvre homme, un petit officier corse sans talent ni ambition, alors que c'est une femme de caractère. Il a revu Fontanes, chez Lucien. Depuis que Lucien Bonaparte est veuf, Élisa a pris en main la vie mondaine de son frère, ministre de l'Intérieur. Elle reçoit, anime un salon littéraire où se retrouvent La Harpe, Arnault, Roederer. Elle y brille en compagnie de Fontanes. C'est Lucien, avec elle et sans doute avec la complicité de Joseph, qui a dû penser qu'il fallait, après la conspiration des poignards, exprimer publiquement l'idée que Napoléon devait devenir roi, souverain héréditaire, qu'il était un fondateur de dynastie. Et, naturellement, puisque Lucien, Joseph, Élisa, le clan des Bonaparte pense et veut cela, Joséphine y est hostile. Voilà pourquoi elle est venue ce matin jouer de ses charmes, parler du « vilain Lucien ».

Ils se détestent les uns les autres. Elle craint, si je deviens roi, qu'il me faille un héritier qu'elle ne peut pas me donner. Elle a peur de la répudiation, du divorce.

Je donne à tous ce que je peux et ils se battent comme des chiens avides. Ils sont impatients. C'est moi, qu'ils déchirent. A-t-on idée d'écrire en évoquant ma mort : « Où est-il, le successeur de Périclès ?.. Les Néron, les Caligula, les Claude remplacèrent à Rome le plus grand des mortels, lâchement assassiné... Français ! Vous dormez au bord d'un abîme. »

- Je pense, Général, commence Bourrienne, que ce pamphlet est de nature à faire le plus grand mal dans l'opinion ; il me semble intempestif, car il révèle trop prématurément vos projets.

Que sait-il de mes projets ? Et qu'en dit-on ?

Napoléon convoque Fouché. Il le questionne et s'irrite de ses réponses.

- C'est votre frère Lucien, qui a pris ce pamphlet sous sa protection, explique Fouché. L'impression et la publication en ont été faites par son ordre ; enfin, il est sorti du ministère de l'Intérieur et a été expédié à tous les préfets.

Napoléon prend plusieurs prises. Ces gestes vifs, ces respirations, l'odeur âcre du tabac ne le calment pas comme à l'habitude, mais l'irritent.

- Cela m'est bien égal ! lance-t-il. Votre devoir, comme ministre de la Police, était de faire arrêter Lucien et de l'enfermer au Temple.

Il renifle de nouvelles prises.

- Cet imbécile-là ne sait qu'imaginer pour me compromettre, dit-il.

Il se souvient de Lucien, de leur enfance et aussi des initiatives de son cadet qui, au temps de l'affrontement avec Paoli, sont venues changer le cours des choses. Mais il y a eu, pour tout effacer, le 19 brumaire, le courage et l'à-propos de Lucien. Sans lui, peut-être la journée se serait-elle terminée en désastre ?

C'est mon frère. C'est ma famille. Je fais pour eux ce que je dois.

Joseph a été désigné pour conduire les négociations avec l'Autriche à Lunéville. Reste Lucien, qui est ministre.

Napoléon s'emporte devant Roederer.

Lucien est plein d'esprit, mais c'est une mauvaise tête dont on ne peut rien faire.

Lucien ne peut plus demeurer ministre de l'Intérieur. Trop de bruit autour de lui à cause de ce pamphlet, des affaires aussi auxquelles on le dit mêlé. Il aurait touché des commissions sur des achats de blé anglais ! Lucien ne devait pas ternir ainsi le nom des Bonaparte.

- Savez-vous même ce que murmurent les espions de Fouché ? Que Lucien aurait donné la main à la conspiration des assassins de l'Opéra, contre moi !

Moment de tension, plus insupportable que les minutes incertaines d'une bataille. Napoléon reçoit Lucien pour lui annoncer qu'il le démet de ses fonctions de ministre de l'Intérieur et le nomme ambassadeur de France à Madrid.

L'entrevue terminée, il faut affronter les regards de ceux qui attendent dans le salon des Tuileries depuis plus de deux heures.

Joséphine est assise dans un grand fauteuil. Elle dissimule sa joie. Elle craint et déteste Lucien. À moins qu'un jour il n'épouse Hortense de Beauharnais et ne donne un héritier à Napoléon. Mais on peut aussi espérer marier Hortense à Louis Bonaparte, dont Napoléon répète que c'est un « sujet excellent ».

Élisa Bacciocchi se tient dans l'ombre. Elle est au bord des larmes et jette des regards haineux vers Hortense de Beauharnais qui, assise près de sa mère, n'a pas la discrétion, dans la joie, de Joséphine.

Napoléon traverse le salon. Les généraux Lannes, Murat, Lecourbe, les aides de camp, les conseillers d'État, Chaptal, qui sait qu'il est le successeur de Lucien Bonaparte au ministère de l'Intérieur, s'écartent.

Il entend rire, il se retourne.

Lucien, gaiement, parle à Joséphine, se penche vers elle, chuchote à son oreille.

C'est cela, ma famille : les rivalités féroces qu'un sourire masque.

Je préfère la guerre.

Elle est là, qui frappe aux portes de l'Est.

Joseph, à Lunéville, se heurte dans les négociations qu'il conduit, à la mauvaise volonté de l'Autriche. Et, derrière elle, il y a l'argent et la détermination de l'Angleterre.

Ces deux puissances n'accepteront les conquêtes de la République qu'une fois vaincues. Elles veulent que la France rentre dans ses frontières d'avant 1789. Et Londres poussera Vienne.

Faudra-t-il donc à nouveau quitter Paris ? S'exposer ainsi aux intrigues et aux complots d'une capitale qui guettera les nouvelles et où certains espéreront la défaite de Napoléon ?

Ce 3 décembre 1800, il est cinq heures du soir. Napoléon, dans son cabinet de travail des Tuileries, écrit lui-même à Joseph : « Si je pars, la Maison d'Autriche s'en souviendra. Il est donc nécessaire que je sache par le retour de ton courrier si toute espèce d'espoir est perdu, comme pourrait le faire penser le discours que Pitt vient de prononcer à Londres. »

Napoléon commence à donner des ordres pour que l'on prépare ses étapes le long de la route vers l'Allemagne. Mais ce même jour, 3 décembre, le général Moreau, après des hésitations, surprend les troupes de Vienne et les écrase à Hohenlinden.

Le chemin de Salzbourg est ouvert. Près de dix mille prisonniers autrichiens refluent vers l'arrière. Vienne est menacée d'être prise en tenaille car les troupes du général Brune avancent en Toscane et peuvent remonter vers la capitale de l'Empire.

La guerre peut-elle être gagnée sans moi ?

Napoléon étale les cartes d'Allemagne sur le sol. Il lui semble que Moreau tarde à poursuivre les Autrichiens et renonce par excès de prudence à les détruire. Mais il faut taire les reproches. Moreau est susceptible, jaloux, et on l'acclame de tous côtés.

« Je ne vous dis pas tout l'intérêt que j'ai pris à vos belles et savantes manœuvres, lui écrit Napoléon. Vous vous êtes encore surpassé dans cette campagne. Ces malheureux Autrichiens sont bien obstinés : ils comptaient sur les glaces et les neiges ; ils ne vous connaissent pas encore assez. Je vous salue affectueusement. »

J'imagine ce que la victoire peut faire naître dans l'esprit de Moreau. Un général glorieux et ambitieux représente toujours, quoi qu'il pense, un danger. Et il est trop d'hommes qui veulent ma chute ou ma mort, pour qu'ils ne pensent pas à Moreau.

Comme j'y pense.

- Si je mourais d'ici trois ou quatre ans de la fièvre dans mon lit, dit-il à Roederer, et, que pour achever mon roman, je fisse un testament, je dirais à la nation de se garder du gouvernement militaire. Je lui dirais de nommer un magistrat civil.

Roederer s'étonne. On parlait de l'Autriche et de la victoire de Moreau à Hohenlinden.

- Il ne faut point de général dans cette place de Premier consul, poursuit Napoléon. Il faut un homme civil. L'armée obéira plutôt au civil qu'au militaire.

Que sont les généraux entre eux ? Des rivaux qui se jalousent, se guettent, croient tous que l'un vaut l'autre. Et qui imaginent qu'il suffit de vaincre sur le champ de bataille pour être capable de gouverner.

- En Égypte, lorsqu'il y eut une révolte au Caire, toute l'armée voulait que je misse le feu aux mosquées, que j'exterminasse les prêtres, murmure Napoléon. Je n'écoutai rien de tout cela. Je fis punir les chefs de la révolte et tout s'apaisa. Et trois semaines après, l'armée était enchantée.

Il soupire.

- Si je meurs dans quatre ou cinq ans, la chose sera montée, elle ira. Si je meurs avant, je ne sais ce qui arriverait.

Il pointe le bras vers Roederer, l'empêchant de répondre.

- Un Premier consul militaire qui ne saurait gouverner, continue-t-il, laisserait tout aller au gré de ses lieutenants.

Du pied, il repousse la carte d'Allemagne.

- Moreau, dit-il, ne parle jamais que de gouverner militairement. Il ne comprend pas autre chose.

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