31.


Enfin, cela commence !

Napoléon est assis dans la salle du trône des Tuileries. Il est onze heures ce 1er décembre 1804. Les portes s'ouvrent, les sénateurs s'avancent, puis s'immobilisent à quelques mètres du trône.

C'est la première cérémonie. Celle par laquelle il est un empereur différent des autres, puisque le Sénat vient lui présenter les résultats du plébiscite et que François de Neufchâteau, le président du Sénat, déclare « revendiquer pour les républicains dont le patriotisme a été le plus fervent et le plus ombrageux, le droit d'être les plus fermes appuis du trône ».

Le discours est long. « Sire, vous faites entrer au port le vaisseau de la République, conclut François de Neufchâteau, oui, Sire, de la République. »

Napoléon se lève.

Demain, ce sera le sacre. Chaque moment de la cérémonie a été négocié avec le pape. Napoléon s'agenouillera et recevra l'onction pontificale. Mais c'est lui-même qui se couronnera et couronnera Joséphine. Le souverain pontife a accepté.

Ainsi sont réunis tous les signes du pouvoir, le sacrement religieux et le couronnement par moi-même. Comme aujourd'hui, 1er décembre, c'est le vote du peuple qui me consacre.

- Je monte au trône, où m'a appelé le vœu unanime du Sénat, du peuple et de l'armée, dit-il, le cœur plein des grandes destinées de ce peuple que, du milieu des camps, j'ai le premier salué du nom de Grand, commence Napoléon.

Jamais Napoléon n'a été aussi sûr de lui-même. Il a enfin atteint ce but vers lequel il avançait.

- Depuis mon adolescence, continue-t-il, mes pensées tout entières lui sont dévolues et, je dois le dire, ici mes pensées et mes peines ne se composent plus aujourd'hui que du bonheur et du malheur de mon peuple.

Tous ces visages tournés vers lui forment comme une grande vague aux traits indistincts.

- Mes descendants conserveront longtemps ce trône, ajoute-t-il. Dans les camps, ils seront les premiers soldats de l'armée sacrifiant leur vie pour la défense du pays...

Il dit encore quelques phrases.

« Mes descendants » : ce sont ces mots-là qui restent dans sa gorge. Pourra-t-il léguer ce qu'il a conquis et construit ?

Il ne pense qu'à cela lorsque, dans l'après-midi du 1er décembre, dans les appartements particuliers, il écoute le cardinal Fesch célébrer le mariage religieux avec Joséphine.

Lorsque la cérémonie est terminée, il entend Joséphine qui chuchote à Fesch qu'elle désire un certificat attestant qu'elle a reçu ce sacrement.

Elle a donc peur. Elle a compris pourquoi aucun témoin n'a assisté à la cérémonie.

Il ressent pour elle, devant cet aveu de faiblesse, un mouvement de tendresse.

Vivons ces jours ensemble. La Fortune décidera des événements futurs.

La nuit du 1er au 2 décembre, il ne peut dormir. De six heures du soir à minuit se succèdent les salves d'artillerie tirées d'heure en heure. Il entend, entre les explosions, les musiques militaires qui parcourent les rues de Paris. Et, lorsqu'il approche de la fenêtre, il aperçoit les ouvriers qui, à la lumière des torches, sablent la cour du palais et la terrasse qui longe le château des Tuileries.

Il neige et il fait un froid glacial.

Le matin du 2 décembre, il se laisse vêtir par Roustam et Constant. Son costume de velours pourpre et blanc brodé d'or étincelle de pierreries. Puis il se rend dans l'appartement de Joséphine.

Elle est belle, jeune. Il sait que c'est le résultat des artifices, poudre et rouge, dont elle est experte, mais dans sa robe et son manteau de satin blanc, elle paraît à peine vingt-cinq ans.

Ils se dirigent vers le carrosse auquel sont attelés huit chevaux empanachés. Les pages attendent pour bondir derrière le siège du cocher et à l'arrière de la voiture. Louis et Joseph vont prendre place sur la banquette face à Napoléon et à Joséphine, et le cortège qui comprend vingt-cinq voitures s'ébranle.

Le froid intense paraît paralyser la foule qui se presse derrière trois rangées de soldats.

Napoléon tente de saisir les visages de ces badauds, presque toujours silencieux. Mais les colonels généraux de la Garde caracolent devant les portières, et il n'aperçoit, quand les chevaux s'élancent, que les soldats.

Lorsqu'il entre dans la cathédrale, il est d'abord saisi par le froid, qui tombe sur sa nuque, paralyse. Il voit de part et d'autre de l'allée centrale et du trône les invités disposés en rangées sur les tribunes.

Il pense aux petites figurines qu'Isabey avait placées sur le plan.

Cette France en ordre, hiérarchisée, je l'ai construite en moins de quatre années. Elle est là, des préfets aux membres de l'Institut, des conseillers d'État aux députations des armées. C'est une pyramide dont je suis le sommet.

Il s'avance, tenant le sceptre et la main de justice. Son manteau est porté par les deux princes, Joseph et Louis, et celui de Joséphine par Élisa et Caroline. En gravissant les marches, il se sent tiré en arrière par le poids, il chancelle, se redresse. Et il voit Joséphine elle aussi hésitante et déséquilibrée, se reprenant enfin.

Le pape s'approche, l'embrasse :

- Vivat Imperator in aeternum, dit-il.

Napoléon s'est à peine agenouillé, puis, comme prévu, il se couronne, et couronne Joséphine cependant que le pape contemple la scène.

C'est moi, moi seul, l'acteur du couronnement.

Napoléon se penche vers son frère aîné.

- Joseph, murmure-t-il, si notre père nous voyait.

Il faut entendre la messe, sentir à nouveau ce froid. Puis, la messe dite, le pape se retire et le grand aumônier va chercher à l'autel le livre des Évangiles et le tient ouvert devant Napoléon.

Les présidents des Assemblées déploient devant lui le texte du serment. Il va lire ces phrases qu'il a lui-même rédigées. Elles vont retentir sous les voûtes de la cathédrale, comme l'expression de la Révolution.

C'est ce qu'il a voulu. C'est ce qu'il est.

- Je jure, commence-t-il d'une voix forte, de maintenir l'intégrité du territoire de la République, de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes, de respecter et de faire respecter l'égalité des droits, la liberté politique et civile, l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux.

Il reprend son souffle.

Il dit cela, la couronne sur sa tête, devant l'autel, et la main sur les Évangiles ouverts. C'est la Révolution qui est ainsi sacrée, ce sont les acheteurs de biens féodaux et de biens d'Église qui se trouvent ainsi protégés.

C'est moi qui ai obtenu cela.

- Je jure de ne lever aucun impôt, reprend-il, de n'établir aucune taxe qu'en vertu de la Loi : de maintenir l'institution de la Légion d'honneur ; de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du Peuple français.

Cependant qu'un héraut d'armes proclame : « Le très glorieux et très auguste Empereur Napoléon, Empereur des Français, sacré et intronisé », les acclamations s'élèvent, emplissent Notre-Dame.

On ne pourra jamais défaire la France que j'ai sanctifiée ici.

Il s'avance sur le parvis. Le ciel est gris. Les flocons commencent à tomber et la nuit s'annonce déjà, dans cette journée si courte du 2 décembre 1804.

Il est à peine trois heures.

Les rues sont illuminées. La foule est chaleureuse.

Napoléon sourit et prend la main de Joséphine.

Il décide de dîner en tête à tête avec elle.

Il veut qu'elle garde sa couronne. Il s'amuse. Il rit. Il s'avance vers les dames du Palais.

- C'est à moi, mesdames, que vous devez d'être aussi charmantes, leur lance-t-il.

Son regard glisse sur les visages de ces jeunes femmes.

Ce soir, il est avec Joséphine.

Il lui doit cela. Il n'oublie pas ce qu'elle a fait pour lui, même si les blessures qu'elle lui a infligées sont aussi présentes dans sa mémoire.

Demain...

Qui sait ce que sera demain ?

Il pense seulement qu'il lui faut une descendance.

Le 3 et le 4 décembre, il entend les salves d'artillerie, il voit les ballons s'élever au-dessus de la place de la Concorde. Le soir, les feux d'artifice illuminent le ciel bas et noir. C'est la fête populaire, et lui travaille. L'Espagne va déclarer la guerre à l'Angleterre, à laquelle s'allie la Suède.

Il faut au cœur des fêtes penser à la guerre générale qui se prépare, il le sent. Il nomme l'amiral Villeneuve commandant des forces navales de Toulon. Sera-t-il capable d'égaler Latouche-Tréville, si bêtement mort ?

Quand, le 5 décembre, sous une pluie battante, il se rend au Champ-de-Mars pour la distribution des Aigles, il sait que les troupes qui défilent devant lui dans la boue, la neige, la pluie et le froid marcheront bientôt sous la mitraille. Où ? en Angleterre ou sur le sol de l'Europe continentale ? L'avenir le dira. Mais quel que soit le lieu de la bataille, ces hommes devront sous peu affronter le danger.

Il entre dans cette École militaire où jadis il fut élève. C'était le temps de Phélyppeaux, son adversaire, le défenseur de Saint-Jean-d'Acre. Un homme valeureux mais qui avait choisi l'autre camp.

Il faut que ces officiers auxquels il remet les drapeaux désormais couronnés d'aigles aux ailes déployées soient non seulement héroïques, mais fidèles.

Attachés à sa personne.

Aux Tuileries, il les reçoit dans son cabinet de travail. Le chambellan, Thiard, introduit dans la pièce, à tour de rôle après les avoir appelés d'une voix de stentor, les généraux, les amiraux, les colonels qui doivent prêter à l'Empereur un serment personnel.

Il a voulu cela, ce lien direct.

Il regarde longuement chacun de ces hommes dont il connaît les actes de bravoure, les qualités et les faiblesses. Il dit à chacun d'eux quelques mots après la lecture du serment.

Gouverner, c'est donner le sentiment que l'Empereur parle et agit pour chaque personne en particulier et attend d'elle un acte singulier.

Il dit au général Lauriston :

- Souvenez-vous toujours de ces trois choses : réunion de forces, activité et ferme résolution de périr avec gloire.

Il quitte sa table.

- Ce sont ces trois grands principes de l'art militaire, qui m'ont toujours rendu la Fortune favorable dans toutes mes opérations, reprend-il.

Il regarde au-dehors et ajoute d'un ton brusque :

- La mort n'est rien. Mais vivre vaincu et sans gloire, c'est mourir tous les jours.

Il neige et il fait froid à fendre les pierres, durant ce mois de décembre. Mais Napoléon, si frileux d'habitude, n'est qu'à peine sensible à ce vent glacial, à ces bourrasques de neige.

Ces revues des gardes nationales venues de tout l'Empire, ces corps d'armée qui défilent, ces représentants de toutes les institutions qui lui font allégeance lui permettent d'oublier la rudesse de l'hiver.

Le dimanche 16 décembre, il s'avance sur le balcon de l'Hôtel de Ville pour la fête que lui offre la municipalité de Paris.

C'est lui qui va déclencher le feu d'artifice gigantesque. Les fusées dessinent dans le ciel, le Saint-Bernard qui, comme un volcan, vomit des flammes, cependant qu'apparaît la silhouette de Bonaparte franchissant le col.

C'est moi qui ai fait cela.

Il se souvient. Tant de défis relevés, et peut-être sont-ils bien peu, comparés à ceux qui l'attendent.

Lorsqu'ils se présenteront, il sera plus fort. Parce qu'il est l'Empereur de cette nation rassemblée autour de lui.

Quelques jours plus tard, il entre dans la salle de l'Opéra. Là sont réunis tous les maréchaux qui ont de leurs deniers organisé cette fête en son honneur.

Il ne craint plus la rébellion de quelques-uns d'entre eux.

Ils sont maréchaux. Ils acceptent donc qu'il soit l'Empereur.

Son « système », comme il l'a dit à Roederer, a fonctionné.

Mais que feraient ces hommes s'il était un jour vaincu, à terre ?

Est-ce l'heure d'y songer ?

Il ouvre le bal avec Joséphine au milieu des acclamations, dans la lumière dorée de cent lustres.

Pourquoi ne triompherait-il pas demain comme il a été victorieux hier ?

Il danse dans le regard admiratif des couples qui se pressent autour de la piste de bal.

Il se sent si jeune encore. Il est dans sa trente-cinquième année.

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