11.
Aujourd'hui 22 mai 1801, il attend, en cette fin d'après-midi, Mgr Spina, archevêque de Corinthe, envoyé du pape.
Napoléon sort dans le parc de la Malmaison. Il fait doux. Il se retourne et aperçoit, dans le salon du pavillon sud, Talleyrand et l'abbé Bernier. Il a chargé ces deux hommes de négocier avec Mgr Spina, arrivé à Paris depuis plusieurs mois, un concordat avec le pape. Mais les conversations piétinent.
Il sait bien que Talleyrand, évêque ayant prêté serment à la Constitution civile du clergé, attaché au mariage des prêtres - et pour cause, il songe à se marier - est réticent à cet accord. Et bien d'autres, idéologues, savants comme Monge ou Laplace, généraux qui font profession d'athéisme, et tant de voltairiens d'occasion sont hostiles à tout rapprochement avec le pape.
Que comprennent-ils à ma politique ? Pour pacifier et tenir le pays, il faut un retour à la religion.
Il l'a expliqué aux uns et aux autres. « Après une armée victorieuse, je ne connais point, dit-il, de meilleurs alliés que les gens qui dirigent les consciences au nom de Dieu. »
Il faudra le redire. Et surtout prendre en main directement la négociation, comme chaque fois que l'enjeu est d'importance. Et lequel ne l'est pas quand on gouverne ?
C'est pour cela que le diplomate François Cacault est parti pour Rome avec des instructions précises. « Traitez le souverain pontife comme s'il avait deux cent mille hommes ! » lui a dit Napoléon.
Mais ce n'est pas parce que l'adversaire est puissant qu'il faut le ménager ou capituler devant lui.
Après tout, Henri VIII a fondé la religion anglicane. D'autres souverains sont protestants. Et les rois de France étaient gallicans !
Pourquoi faudrait-il que je m'incline ?
L'abbé Bernier vient à sa rencontre. Napoléon a confiance dans cet ancien agent général de l'armée vendéenne, rallié par ambition et réalisme. Bernier a un corps de paysan, mais il parle avec la douceur persuasive d'un curé et possède l'intelligence et l'habileté d'un jésuite.
Mgr Spina vient d'arriver, annonce Bernier. Il faut l'accueillir avec urbanité et en même temps l'inquiéter, lui montrer qu'on ne cédera sur rien d'essentiel. Lui faire comprendre qu'il peut en coûter cher à la papauté si elle refuse l'accord. Elle perdra les Légations, ces territoires auxquels elle tient.
Dès les premières phrases, Napoléon voit passer l'inquiétude dans les yeux de Mgr Spina. Il faut l'impressionner plus encore, renoncer au langage douceâtre et dissimulé de la diplomatie romaine.
- C'est avec moi qu'il faut vous arranger, dit Napoléon tout en marchant dans le salon.
Parfois il s'arrête pour aspirer une prise de tabac.
- C'est en moi qu'il faut avoir confiance, reprend-il, et c'est moi seul qui peux vous sauver !
Il s'approche de l'archevêque.
- Vous réclamez les Légations ? Vous voulez être débarrassé des troupes françaises ? Tout dépendra de la réponse que vous ferez à mes demandes, et particulièrement au sujet des évêques.
Spina se tasse sur son siège. Il balbutie. C'est comme si chaque mot que prononçait Napoléon le frappait.
C'est maintenant qu'il faut donc charger furieusement, comme à la guerre.
- Je suis né catholique et je n'ai rien plus à cœur que de rétablir le catholicisme, commence Napoléon d'une voix lente.
Puis tout à coup il parle sur un ton saccadé.
- Mais le pape s'y prend de manière à me donner la tentation de me faire luthérien ou calviniste, en entraînant avec moi toute la France.
Maintenant il martèle les phrases, les accompagnant d'un mouvement de la main.
- Que le pape change de conduite et qu'il m'écoute ! dit-il. Sinon, je rétablis une religion quelconque, je rends au peuple un culte avec les cloches et les processions, je me passe du Saint-Père et il n'existera plus pour moi.
Il tourne le dos à l'archevêque, se dirige vers le parc, et lance :
- Envoyez aujourd'hui même un courrier à Rome pour lui dire tout cela.
Il est satisfait. Au moment de quitter la Malmaison, Spina a parlé avec la douceur de quelqu'un qui est déjà soumis.
« On peut donner une impulsion aux affaires, dit Napoléon à Talleyrand, après elles vous entraînent. »
Il est persuadé d'avoir trouvé le ton juste, celui de quelqu'un qui ne se laisse pas impressionner par un adversaire, fût-il le pape. Il sait ce qu'il veut, un concordat qui lui laisserait le droit de désigner les évêques. L'accord rendrait à la papauté l'autorité sur l'Église de France, mais en échange de la perte de sa prééminence. Le catholicisme ne serait plus que la religion pratiquée par le Premier consul, et l'Église renoncerait à ses biens vendus comme biens nationaux.
Il est sûr d'avoir les meilleures cartes en main dès lors qu'il ne craint pas de les jouer. Et un homme, fût-il pape, pourrait-il l'en empêcher ?
L'abbé Bernier lui a confié que Spina a murmuré que le Premier consul lui « fait perdre la boussole ».
Tant mieux ! C'est ainsi qu'on l'emporte.
Quelques jours plus tard, Napoléon retrouve Mgr Spina dans les jardins illuminés du château de Neuilly. L'archevêque s'avance vers lui, au milieu des invités rassemblés par Talleyrand, pour fêter le voyage en France du roi et de la reine d'Étrurie, ce grand duché de Toscane que Napoléon a voulu rebaptiser. Le souverain est Louis de Bourbon, gendre du roi d'Espagne. Napoléon est entouré d'une foule empressée. Il observe le couple royal. Ce sont les premiers Bourbons qui reparaissent en France depuis la Révolution.
Il éprouve une intense satisfaction. Il accueille en maître le descendant de l'illustre famille. Et même si c'est Louis de Bourbon qu'on reçoit, c'est le Premier consul que les poètes encensent. C'est pour lui qu'on chante ces airs italiens. C'est à son intention qu'on a dressé un vaste décor qui représente la place du Palazzo Vecchio de Florence.
Mgr Spina lui annonce que le cardinal Consalvi, secrétaire d'État du Vatican, a quitté Rome pour Paris afin de conclure la négociation du concordat.
Napoléon écoute avec un léger sourire cette nouvelle qu'il connaît déjà, qui confirme qu'il a traité Spina comme il le fallait.
Louis de Bourbon s'approche, dit à Napoléon :
- Ma in somma, siete Italiano, siete nostro.
Que croit-il, ce Bourbon que j'ai fait roi ? Que j'ai quelque chose de commun avec lui ? Moi, italien ? Moi ?
Il répond sèchement :
- Je suis français.
Il aime la France. Il se souvient de ses premières années à Autun et à Brienne, de la façon dont on se comportait avec lui, des moqueries subies, de son accent, du désir qu'il avait de retourner en Corse et d'être aux côtés de Paoli, le libérateur de ce peuple.
Mais il n'a plus aucune pensée pour l'île de son enfance. Il ne reste d'elle que sa famille, ses frères et sœurs, sa mère. Il connaît leurs défauts. Mais ils se sont arrachés, avec lui, de la Corse. Ou on les a chassés. Et il est devenu, parmi les hommes de France, ses soldats d'Italie ou d'Égypte, français.
Il connaît ce pays, qui ne lui a pas été donné mais qu'il a conquis et dont il veut la grandeur. Au fond, lui et cette nouvelle nation surgie en 1789 sont nés ensemble. Mais il ne se contente pas de cela. Car la France ne commence pas avec la Révolution. Il veut donc que la fusion de tous ces âges de l'histoire française s'opère par lui. Et il le peut seul, parce qu'il n'est d'aucun clan politique, qu'il vient d'ailleurs, que la mémoire de ce pays, il l'a acquise dans les livres d'histoire. Il ne regrette pas le temps d'avant 1789. Mais il sait que cet « avant » existe. Et c'est pourquoi, aussi, il veut la paix intérieure, le Concordat, pour que la pacification religieuse établisse définitivement l'ordre dans la société et les âmes.
Il dit à Bourrienne :
- Je suis convaincu qu'une partie de la France se ferait protestante, surtout si je favorisais cette disposition ; mais je le suis encore davantage que la grande partie resterait catholique...
Il médite, pensif.
- Je crains les querelles religieuses, reprend-il, les dissensions dans les familles, des troubles inévitables. En relevant la religion qui a toujours dominé dans le pays et qui domine encore dans les cœurs et en laissant les minorités exercer librement leur culte je suis en harmonie avec la nation et je satisfais tout le monde.
Il montre à Bourrienne un livre qu'Élisa lui a apporté. L'auteur, François René de Chateaubriand, est un émigré rentré d'exil qui fréquente le salon de la sœur de Napoléon. Son livre, Atala, exalte le génie du christianisme. Voilà le sentiment de ce peuple, ce qu'il désire aujourd'hui.
Il pense fréquemment à la religion, durant ce printemps 1801, alors que se poursuit la négociation avec les envoyés du pape.
Il séjourne le plus souvent à la Malmaison, où il réunit chaque jour le Conseil, les ministres. Le soir, dans la fraîcheur qui monte du parc et des bois, Joséphine préside aux réceptions. Il accueille le roi et la reine d'Étrurie. Il galope et il chasse, malgré Joséphine.
Il se promène dans le parc.
Un soir, il invite Thibaudeau à l'accompagner. Il apprécie cet ancien conventionnel, devenu membre du Conseil d'État et qu'il moque en l'appelant « le jacobin poudré ». Mais c'est un bon interlocuteur.
- Tenez, lui dit Napoléon en marchant lentement, j'étais ici dimanche dernier, me promenant dans cette solitude, dans ce silence de la nature. Le son de la cloche de Rueil vint tout à coup frapper mon oreille. Je fus ému, tant est forte la puissance des premières habitudes et de l'éducation !
Il jette un coup d'œil à Thibaudeau, qui l'approuve.
- Je me dis alors, continue Napoléon, quelle impression cela ne doit-il pas faire sur les hommes simples et crédules !
Il s'arrête, prend Thibaudeau par le bras.
- Que vos philosophes, que vos idéologues répondent à cela ! Il faut une religion au peuple. Il faut que cette religion soit dans la main du gouvernement. Cinquante évêques émigrés et soldés par l'Angleterre conduisent aujourd'hui le clergé français. Il faut détruire leur influence. L'autorité du pape est nécessaire pour cela...
Il recommence à marcher, restant plusieurs minutes silencieux, puis il murmure :
- On dira que je suis papiste. Je ne suis rien. J'étais mahométan en Égypte ; je serai catholique pour le bien du peuple.
Il fixe Thibaudeau. Peut-on tout dire de ce que l'on pense ?
- Je ne crois pas aux religions, confie-t-il. Mais l'idée d'un Dieu... !
Il montre le ciel.
- Qui est-ce qui a fait tout cela ?
Il écoute, la tête penchée, Thibaudeau argumenter que même si l'on croit en Dieu, le clergé n'est pas nécessaire.
Napoléon secoue la tête. Thibaudeau est-il si naïf ?
- Le clergé existe toujours, dit Napoléon. Il existera tant qu'il y aura dans le peuple un esprit religieux, et cet esprit lui est inhérent... Il faut donc rattacher les prêtres à la République.
Il se sent libre, mais il connaît la force que représentent les préjugés. Il faut compter avec eux quand on veut gouverner un peuple.
Il a revêtu le costume rouge brodé d'or de Premier consul, et il porte au côté l'épée consulaire sertie de diamants, pour recevoir le cardinal Consalvi, qui vient enfin d'arriver à Paris.
Il le voit s'avancer dans le grand salon de réception des Tuileries où sont rassemblés les ministres et les représentants des Assemblées. Tous ont revêtu leur tenue d'apparat. Il faut que cette audience soit solennelle.
Il va au-devant du cardinal Consalvi, qui est en habit noir, bas et colette rouge, et chapeau à glands de cardinal de la curie romaine.
C'est une nouvelle partie qui commence, et Napoléon doit la gagner.
- Je vénère le pape, qui est excellent, commence-t-il à voix basse, et je désire m'arranger avec lui, mais je ne puis admettre les changements que vous avez imaginés à Rome... On vous présentera un autre projet. Il faudra absolument que vous le signiez dans cinq jours.
Consalvi paraît décontenancé. Il doit en référer à Rome, dit-il.
- Cela ne se peut pas.
Napoléon a à peine haussé le ton, mais son regard oblige Consalvi à baisser la tête.
- J'ai les raisons les plus graves de ne plus accorder le moindre délai, ajoute-t-il. Vous signerez dans cinq jours, ou tout sera rompu et j'adopterai une religion nationale. Rien ne me sera plus facile que de réussir dans cette entreprise.
Il a tracé le plan de bataille. Que Joseph Bonaparte conduise maintenant avec l'abbé Bernier la négociation.
Lorsqu'il revoit Consalvi, le 2 juillet, à la Malmaison, il semble qu'on approche d'un accord.
- Vous savez, dit Napoléon en souriant, quand on ne s'arrange pas avec le bon Dieu, on s'arrange avec le Diable.
Il n'écoute même pas les protestations de Consalvi. Il ne prête pas attention à sa nervosité. Il n'est pas préoccupé. Le projet doit aboutir.
Il reste à la Malmaison. Il est fiévreux. Il vomit. Il ressent parfois de violentes douleurs au côté. Il pense qu'il faut vivre avec la maladie, qu'on peut en dompter les effets. Mais il a confiance en son nouveau médecin, Corvisart. Il tend son bras. Corvisart place des vésicatoires. La peau gonfle. Il éprouve une sensation de brûlure. Et il ne peut donner d'audience. Mais il peut lire, écrire. Il ne veut pas être l'esclave de son corps.
- L'état de maladie, dit-il, est un moment opportun pour s'arranger avec les prêtres.
Dans la matinée du 14 juillet, alors qu'il s'apprête à présider la fête de la Concorde et qu'il achève de dicter la proclamation dans laquelle il célèbre « la paix continentale », la fin prochaine des « divisions religieuses » et la disparition des « dissensions politiques », et au terme de laquelle il dit : « Jouissez, Français, jouissez de votre position, tous les peuples envient votre destinée », Joseph entre dans son cabinet de travail.
Il a une expression qui hésite entre la contrition, l'inquiétude et la satisfaction.
Napoléon se sent emporté par l'impatience. Que Joseph lui donne le texte auquel il a abouti avec Consalvi. Il prend les feuillets, les parcourt, les jette dans la cheminée où, malgré la chaleur, il a fait faire du feu. Pourquoi donc Joseph a-t-il accepté toutes ces concessions ? Lui ne cédera pas.
Le soir, au dîner qu'il offre aux Tuileries, il apostrophe le cardinal Consalvi. Il veut employer un ton méprisant, montrer sa force et sa colère.
- Eh bien, monsieur le cardinal, lance-t-il, vous avez voulu rompre ! Soit. Je n'ai pas besoin du pape. Si Henri VIII, qui n'avait pas la vingtième partie de ma puissance, a su changer la religion de son pays et réussir dans ce projet, bien plus le saurai-je faire..
Les deux cent cinquante invités au dîner ont les yeux tournés vers Napoléon et Consalvi.
Il faut frapper encore plus fort.
- En changeant la religion en France, reprend Napoléon, je la changerai dans presque toute l'Europe, partout où s'étend l'influence de mon pouvoir. Rome s'apercevra des pertes qu'elle aura faites ; elle les pleurera, mais il n'y aura plus de remède.
Napoléon s'éloigne de Consalvi, ajoute d'une voix haute pour que tous les invités entendent :
- Vous pouvez partir, c'est ce qui vous reste de mieux à faire. Vous avez voulu rompre, eh bien, soit, puisque vous l'avez voulu.
Ne pas céder. Et pourtant, au fond de soi, il sent une interrogation qui monte. Est-ce la bonne voie ?
On l'entoure. On insiste pour qu'il donne à la négociation une dernière chance.
« Eh bien, lance-t-il à Joseph et à Mgr Consalvi, afin de vous prouver que ce n'est pas moi qui désire rompre, j'adhère à ce que demain les commissaires se réunissent pour la dernière fois. Qu'ils voient s'il y a possibilité d'arranger les choses, mais si on se sépare sans conclure, la rupture est regardée comme définitive et le cardinal pourra s'en aller. »
Dans la nuit du 15 au 16 juillet, à deux heures du matin, le Concordat est signé.
Le lien est rompu entre les royalistes et l'Église. Les prêtres vont être dans la main du pouvoir. Et il pourra choisir les évêques.
Napoléon savoure cet instant.
Il est le pacificateur. Il a imposé ses vues au trône millénaire du pape. Comme ne l'ont fait, dans toute l'histoire, que quelques souverains. Il est désormais l'un de ceux-là.
Il s'approche de la fenêtre. Il pleut. Il est seul. Il écrit à Joséphine qui, en compagnie d'Hortense, prend les eaux à Plombières et à Luxeuil.
« Il fait si mauvais temps, que je suis resté à Paris. Malmaison sans toi est trop triste. La fête a été belle, elle m'a un peu fatigué. »