26.
Napoléon attend avec impatience la fin du dernier acte. On ne connaît le sort d'une pièce, dit-il à Fouché, que lorsque le rideau est tombé sur l'ultime réplique. Et le procès du général Moreau, de Cadoudal et de ses complices vient juste de commencer, ce 25 mai 1804. Peut-on faire confiance aux juges ? Il lit les rapports de police. Thuriot, le juge instructeur, est sûr. Il a été membre du Comité du salut public. Mais que penser du juge Lecourbe, dont le frère, général, a été proche de Moreau ? Et de quelles sympathies dispose encore ce dernier dans l'armée ?
Chaque soir, Napoléon se fait apporter le compte rendu des audiences. Il n'aime pas l'atmosphère de la salle telle que la décrivent les espions de police. Il s'indigne. De nombreux officiers viennent en civil soutenir Moreau. Ils ne respectent pas la consigne qui a été édictée afin de les retenir dans les cantonnements. Les premiers bancs sont occupés par des aristocrates venues des salons du faubourg et qui se pâment quand Cadoudal ou Armand de Polignac répondent avec arrogance ou ironie aux questions, ou bien quand Picot, le domestique de Georges, affirme qu'il a été torturé, qu'on lui a serré les doigts dans un chien de fusil.
Napoléon s'emporte. Quelle est cette comédie ? !
Quand il descend au salon, les soupirs de Joséphine et de Mme de Rémusat l'accueillent. Elles plaident avec leurs mimiques et leurs larmes, qui pour Polignac, qui pour Bouvet de Lozier.
Il a envie de s'écrier : « C'est moi qu'on voulait poignarder ! »
Un soir, la fureur le saisit. Le général Lecourbe, en civil, a soulevé dans ses bras, en pleine salle du tribunal, le fils de Moreau et a crié : « Soldats, voilà le fils de votre général ! » Et les militaires se sont mis au garde à vous. Que Moreau eût eu un peu de cran, et le tribunal était balayé et les prisonniers libres !
Est-il possible que la pièce se termine ainsi ? !
Fouché se présente à Saint-Cloud, où Napoléon attend le verdict.
De quel côté penche Fouché ?
Napoléon lui tend un courrier. C'est une déclaration de Louis XVIII qui dénonce « l'usurpateur Bonaparte ». Mais pas seulement. Lisez, lisez donc, Fouché. Louis XVIII condamne tous les actes illégaux commis depuis les États généraux de 1789. Ce sont eux, à entendre le frère de Louis XVI, qui ont plongé la France et l'Europe dans une crise effrayante.
Fouché est impassible comme à son habitude. Il dit ce que Napoléon ressent. Que bien des généraux, même devenus des maréchaux, souhaitent l'acquittement de Moreau. Moncey dit même qu'il n'est pas sûr de la gendarmerie.
- Un acte de clémence en imposera plus que les échafauds, conclut Fouché.
- Qu'on les condamne, répond Napoléon, et le droit de grâce pourra s'exercer.
Le 10 juin au soir, le verdict tombe. Cadoudal, Armand de Polignac et Rivière sont condamnés à mort. Et Moreau à deux ans de prison.
Deux ans !
Napoléon gesticule. Il insulte le juge Lecourbe.
- Juge prévaricateur ! crie-t-il.
Selon la loi, Moreau méritait la peine capitale. Mais les juges ont eu peur.
- Ces animaux, dit-il, me déclarent que Moreau ne peut se soustraire à une condamnation capitale, que sa complicité est évidente, et voilà qu'on me le condamne comme un voleur de mouchoir.
Il continue de crier, donne des coups de pied dans les chaises.
- Que voulez-vous que j'en fasse ? le garder ? Ce serait encore un point de ralliement.
Il se maîtrise. Il se souvient du vers de Cinna qu'il a tant de fois récité : « Je suis maître de moi comme de l'univers. »
- Qu'il vende ses biens et qu'il quitte la France, dit-il. Qu'en ferais-je au Temple ? J'en ai assez sans lui.
Dans la matinée du 11 juin, il est au travail dans son cabinet en compagnie de Talleyrand.
Il écoute le ministre lui faire part des réactions des puissances à l'exécution du duc d'Enghien. La cour du tsar a pris le deuil à l'annonce de la nouvelle.
- Le deuil !
Napoléon, d'un geste violent, repousse sa table de travail.
Alexandre, qui a fait étrangler son père avec la complicité de l'ambassadeur d'Angleterre, sir Withworth, celui-là même qui plus tard, à Paris, intriguait, et que j'ai personnellement rabroué à la veille de la rupture de la paix d'Amiens, Alexandre prétend donner des leçons ? C'est cela, le monde ? C'est cela, le monde de la Russie et de l'Angleterre ? Si elles forment avec la Prusse, où l'on pleure aussi le prince de sang, une coalition, eh bien, nous la briserons.
La Valette entre, et Napoléon entend des voix et des soupirs de femmes.
- Que fait-on chez ma femme ? demande-t-il.
- Sire, on pleure.
Avant même qu'il puisse répondre, Joséphine pénètre dans le cabinet accompagnée de plusieurs personnes qu'elle semble protéger de ses deux bras ouverts. Une jolie femme en larmes se précipite aux pieds de Napoléon, l'implore, sanglote puis s'évanouit. Mme de Rémusat intervient, murmure qu'il s'agit de Mme de Polignac. La vieille Mme de Montesson, que Napoléon a connue autrefois lorsqu'il était élève à l'école de Brienne, appelle elle aussi à la clémence.
Quel intérêt prenez-vous donc à ces gens-là ? bougonne Napoléon.
Il entraîne Mme de Rémusat dans un angle de la pièce, cependant qu'on s'affaire autour de Mme de Polignac, qui réclame grâce pour son mari.
- Le parti royaliste, dit-il, est plein de jeunes imprudents qui recommenceront sans cesse si on ne les contient par une forte leçon.
Mme de Polignac approche, soutenue par Talleyrand.
Cette femme est émouvante et belle.
- Ils sont bien coupables, les princes qui compromettent la vie de leurs plus fidèles serviteurs sans partager leurs périls, dit Napoléon.
Il fait quelques pas. Le cabinet est maintenant rempli de femmes, Hortense, ses sœurs Caroline et Élisa. Il les écoute. Elles plaident pour l'un ou l'autre condamné, Lajolais, Bouvet de Lozier. Napoléon hésite. Il ne veut pas faire preuve de faiblesse. Puis, tout à coup, il lance à Mme de Polignac :
- Madame, c'est à ma vie qu'en voulait votre mari, je puis donc lui pardonner.
C'est aussi cela, être Napoléon Ier, Empereur. C'est cela, ne pas être un Bourbon mais un homme qui a risqué sa vie.
Plus tard, Napoléon accorde d'autres grâces, autorise Moreau à quitter la France, et, avec les fonds de police, il fait acheter ses biens, la propriété de Grosbois et l'hôtel de Paris. Il octroie l'hôtel à Bernadotte, et Grosbois à Berthier. Se montrer généreux est aussi un acte politique.
Peut-être ces généraux-là lui en sauront-ils gré.
Le rideau est en train lentement de tomber sur le dernier acte. Reste Cadoudal. Il revoit la grosse tête de Georges. Elle va rouler dans le seau de son. Les bois de la guillotine sont déjà dressés sur la place de Grève.
Ce chouan a risqué sa vie. Cet homme a été courageux. Napoléon convoque Réal. Que le conseiller d'État explique à Georges que, s'il demande sa grâce, elle lui sera accordée.
Dans la soirée du 25 juin, Réal apporte la réponse. Cadoudal refuse.
C'est bien ainsi.
Le 26 juin 1804, Samson, dont le père trancha la tête à Louis XVI, décapite Cadoudal et douze de ses complices.
Napoléon marche seul dans le parc de Saint-Cloud. Il vient de lire le récit de l'exécution du chouan, Georges a crié : « Vive le roi ! », droit sur l'échafaud, un sourire aux lèvres.
Voilà un homme. Et celui-ci servira d'exemple à d'autres qui seront toujours dressés contre moi.
Napoléon se dirige lentement vers le château. Il va convoquer Fouché. Il faut un ministre de sa trempe à la tête de la Police générale de l'Empire.