33.
Napoléon entend d'abord une rumeur confuse que le bruit des roues sur la route crevée d'ornières écrase.
Mais, peu à peu, des voix surgissent, claires et distinctes. « Vive l'Empereur ! » La berline ralentit. Il se penche à la fenêtre. La voiture des fourriers qui roule devant, avance au pas, tant la foule des paysans sur les bas-côtés est grande.
« Vive l'Empereur ! »
Des enfants et des femmes courent. Il les salue de la main. C'est la première fois depuis le départ de Fontainebleau, où il a dormi la nuit du 1er avril, que l'enthousiasme est si grand. Il y a quelques heures, à Troyes, la foule était surtout curieuse. Elle semblait en même temps intimidée. Il a expliqué aux autorités qu'il se rendait à Milan pour recevoir la couronne de fer de roi d'Italie. Et qu'il allait visiter les principales villes de ce royaume, qu'il avait créé de toutes pièces. Il parcourrait aussi les champs de bataille de Castiglione, de Marengo.
Quelqu'un a dit, dans la salle au plafond bas où était organisée la réception : « L'École militaire de Brienne où, Sire... »
Il n'a plus écouté.
Ce voyage vers l'Italie, il en avait eu la certitude dès que la berline s'était ébranlée, quittant la cour du château de Fontainebleau, était aussi une sorte de pèlerinage vers les premières années de gloire. Et si Joséphine avait tant insisté pour l'accompagner, c'était aussi à cause du souvenir de l'Italie, du début de la réussite et du temps de la passion qu'avait pour elle un jeune général.
Du temps de ma jalousie.
Il n'avait pas pensé que la route passerait si près de Brienne, de ces années de solitude et d'amertume souvent. Il y a vingt-cinq ans.
Il était quatorze heures, ce mercredi 3 avril 1805.
Il dit qu'il allait se rendre à Brienne, que Joséphine continuerait avec le gros du convoi vers Lyon. Et c'est ainsi qu'en cette fin d'après-midi la berline avance parmi les paysans qui crient : « Vive l'Empereur ! »
On a dû, depuis Troyes, envoyer des courriers pour préparer l'étape.
Il regarde. Il aperçoit le château de Brienne où, une fois, il fut convié, alors qu'il n'était qu'un enfant taciturne qui rêvait à son île natale.
Sur des charrettes dont on a dételé les bœufs, des grappes de femmes et d'enfants agitent des foulards. Des feux brûlent au milieu des groupes, car il fait froid et le ciel est bas.
Il lui semble reconnaître ces bois, ces haies, ce temps des premières marches et des manœuvres. Il se souvient de chaque détail et des visages surgissent.
Les voici qui s'avancent dans la grande salle du château.
L'école n'est plus qu'un champ de ruines, lui dit-on. La Révolution, soupire-t-on, est passée comme une tornade. Les bâtiments ont été saccagés, vendus, abandonnés, détruits.
Il se tient dans l'embrasure d'une fenêtre. Mme de Brienne va le conduire à la chambre qu'occupait autrefois, lors de ses séjours, le duc d'Orléans.
Il cherche à distinguer, dans l'obscurité qui tombe, les ruines de l'école. Il s'y rendra demain matin, à l'aube.
Puis il dit :
- Le temps de la Révolution est fini, il n'y a plus en France qu'un seul parti.
Il fait nuit encore.
Mais l'hiver, enfant, il était debout, à cette heure-là, dans le dortoir de l'école. Il avait froid, toujours froid. Et peut-être ce froid ne l'a-t-il jamais quitté.
Il marche dans les ruines de l'école, sur les gravats, en compagnie de son écuyer, Louis de Canisy, neveu de Mme de Brienne.
Ici était peut-être le dortoir. Là, près de cette haie, il avait élevé son ermitage, où il lisait, seul.
On avait tiré un feu d'artifice, des caisses de pétards ou de munitions avaient explosé. Et les élèves, ce jour de frayeur, dans leur fuite, avaient saccagé cet ermitage qu'il avait mis des saisons à construire.
Il se tait tout à coup, monte à cheval. Et, avant que sa suite ait pu s'élancer, il chevauche seul sur la route de Bar-sur-Aube.
Il va au hasard de sa mémoire, d'un bouquet d'arbres à une maison isolée. Il saute haies et ruisseaux. Le jour est clair, l'odeur de la terre l'enivre. Et ce passé qu'il parcourt le trouble et l'exalte.
Des paysans, à son passage, se redressent. Il lit dans leur attitude effrayée et surprise l'étonnement devant ce cavalier qui, à francs étriers, traverse les champs et s'enfonce dans les bois.
Il est libre. Libre. Rien ni personne ne peut le contraindre. Il choisit seul sa route.
Il entend une détonation. Ses aides de camp le cherchent, l'apellent. Il chevauche encore, puis peu à peu retient son cheval et, au trot, rentre au château de Brienne où Caulaincourt, Canisy et les officiers de sa suite se précipitent à sa rencontre.
Il saute de cheval.
Il ne fera pas reconstruire l'école de Brienne. Le passé ne sert qu'à inventer l'avenir.
Il retourne à Troyes et, le 5 avril, repart pour Semur, Chalon, Mâcon, Bourg.
Il n'avait plus parcouru depuis des années ces paysages qu'il a tant de fois traversés. On l'acclame avec enthousiasme. Les ouvriers du Creusot tirent le canon pour le saluer.
Cette vieille femme qui s'avance vers lui à Chalon, il la reconnaît. Elle l'avait reçu chez elle autrefois, quand il était lieutenant en second au régiment de La Fère.
Il a un moment d'émotion. Elle est si vieille qu'il a l'impression de voir devant lui tout le temps qui s'est écoulé.
Combien d'années lui reste-t-il pour aller jusqu'au bout de sa destinée et accomplir ce qui est encore en lui et qu'il n'a fait qu'ébaucher ?
Il murmure à Caulaincourt, qui se tient près de lui, un peu en retrait :
- Allez, Caulaincourt, je suis homme. J'ai aussi, quoi qu'en disent certaines personnes, des entrailles, un cœur.
Il ne prête pas attention aux propos des notables qui se présentent à tour de rôle devant lui.
- Mais c'est un cœur de souverain, poursuit-il. Je ne m'apitoie pas sur les larmes d'une duchesse, mais je suis touché des maux des peuples. Je les veux heureux et les Français le seront. L'aisance sera partout si je vis dix ans. Croyez-vous donc que je n'aime pas aussi à faire plaisir ? Un visage content me fait du bien à voir, mais je suis obligé de me défendre de cette disposition naturelle car on en abuserait.
Il secoue la tête comme s'il voulait chasser ces idées, mettre fin à ce soliloque. Il ne peut consacrer que peu de temps à s'interroger lui-même.
Il monte dans la berline, reprend toutes les dépêches qui, depuis le départ de Fontainebleau, concernent le mouvement des escadres. Villeneuve, conformément au plan fixé, a quitté Toulon le 30 mars, trompe Nelson, gagné la Martinique après avoir touché Cadix et rejoint ainsi l'escadre espagnole de l'amiral Gravina.
« Je commence donc à n'avoir presque plus d'inquiétude », écrit-il au vice-amiral Decrès, ministre de la Marine.
S'il était l'un de ces amiraux, s'il commandait à la mer, rien ne pourrait lui résister. Mais il doit se contenter d'écrire au vice-amiral Ganteaume, dont l'escadre est encore à Brest : « J'espère que vous partirez du point de rendez-vous avec plus de cinquante vaisseaux. Vous tenez dans vos mains les destinées du monde. »
Ganteaume comprendra-t-il ? Ces amiraux seront-ils à la hauteur de leur rôle ?
Il laisse son regard errer sur les berges de la Saône. Il reconnaît les abords de Lyon, où il va retrouver Joséphine. De là, on partira pour Turin, où l'on doit rejoindre le pape, qui a quitté Paris quelques jours avant l'Empereur. Puis, Milan et le couronnement.
Il dicte ses instructions pour le vice-amiral Verhuell, qui commande la flotte batave, puis, comme s'il se parlait à lui-même, il ajoute : « L'heure de la gloire n'est peut-être pas éloignée de sonner ; cela dépend au reste de quelques chances et de quelques événements. »
C'est la Fortune qui tient les rênes.
Il poursuit, et Méneval note : « Il ne faut être maître de la mer que six heures pour que l'Angleterre cesse d'exister. »
Il arrête de dicter. La berline traverse la place Bellecour. Il se souvient. C'était il y a trois ans. Les Lyonnais lui avaient écrit, en juin 1802, pour lui demander l'autorisation de donner à cette place sur laquelle il avait passé en revue les troupes rentrées d'Égypte, le nom de place Bonaparte. Il lui semble entendre sa voix dictant à Bourrienne : « Point de place Bonaparte, de tels noms ne doivent point être donnés à un homme vivant. »
Mais, depuis, il est Empereur. Il a fondé une dynastie. C'est lui qu'on acclame sur ces quais de Saône, dans le palais de l'archevêché où il entre. C'est lui que la foule veut toucher quand il s'avance vers ces fondations d'un nouveau pont qu'on va jeter sur le fleuve, et on attend que ce soit lui qui allume la première pièce du feu d'artifice pour marquer le début des travaux.
Et il a accepté que soient nommées Napoléon-Vendée et Napoléon-Ville, deux cités de l'Ouest, La Roche-sur-Yon et Pontivy, au cœur de ce qui fut pays de rébellion et de chouannerie.
Il parle aux notables qui se pressent autour de lui, après le banquet offert par la ville, et qui l'écoutent comme s'il prononçait des oracles. Il regarde au-delà de ces visages d'hommes graves, Joséphine, entourée de ses lectrices, de ses dames du Palais qui ont fait le voyage.
Il parle rapidement, d'une voix saccadée, parce qu'il a aussi le désir d'aller vers ces jeunes femmes, Mme Gazzini, une belle Génoise qu'il a remarquée au moment du départ, à Fontainebleau, ou bien cette Mlle Guillebaud qui baisse les yeux chaque fois qu'il la dévisage.
- Il faut à un État des principes fixes, dit-il. Tant qu'on n'apprendra pas dès l'enfance s'il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, l'État ne formera point une nation : il reposera sur des bases incertaines et vagues, et sera constamment exposé aux désordres et aux changements.
C'est moi, maintenant, la personne qui incarne les principes fixes, c'est moi qui représente le seul parti de la nation.
Il faut faire taire les « demi-savants qui n'ont point de base pour leur morale et point d'idée fixe », ajoute-t-il.
Il n'est plus temps de faire lire Rousseau ou de concourir en philosophe pour remporter le prix de l'académie de Lyon.
Il l'a fait jadis.
- Je préfère voir les enfants d'un village entre les mains d'un moine qui ne sait rien de son catéchisme et dont je connais les principes, que d'un de ces demi-savants..., dit-il.
Il défie ceux qui l'entourent de son regard. Mais ils l'approuvent bruyamment.
- Les États ne prospèrent point par idéologie, ajoute-t-il.
Puis il va vers le cercle des femmes et ajoute en se retournant :
- La force des armes est le principal soutien des États.
Il faut bien que ces marchands de toile et de soie, ces financiers, sachent qu'on est en guerre et que c'est le glaive, qui tranche.
Il revient vers eux.
- Il faut qu'ils aient confiance, ajoute-t-il.
Or, depuis quelques jours, les banquiers se font tirer l'oreille pour prêter l'argent nécessaire.
Croient-ils qu'on gagne les guerres seulement avec des soldats ? Marbois, le ministre des Finances, se fait duper par cet Ouvrard, faiseur d'or qui, en Hollande, s'abouche avec tel ou tel banquier, lui-même en relation avec la City de Londres. Et ce sera la banque Baring - Pitt, donc - qui décidera de mes finances, si je laisse faire.
Il parle argent quelques minutes.
- De mon vivant, dit-il, je n'émettrai aucun papier-monnaie.
Il a en mémoire les assignats, de la monnaie qui fond entre les doigts. Louis XVI et Robespierre, à l'autre extrémité, ont eu le cou tranché pour des questions de finance.
Ce sont les banquiers qui, dans l'ombre, commandent les mécanismes de la guillotine.
- Je veux fonder, dit-il, et préparer pour mes successeurs des ressources qui puissent leur tenir lieu des moyens extraordinaires que j'ai su me créer.
Il n'attend pas qu'on l'approuve, se dirige vers l'Impératrice, ces jeunes femmes et les officiers qui les entourent.
Mais qui seront mes successeurs, si je meurs sans descendance ?
Il est au milieu des femmes. Aux côtés de Mme Gazzini et de Mlle Guillebaud, il y a des dames d'honneur de Caroline.
À croire que ma sœur choisit pour moi ces jeunes femmes.
Qu'espère-t-elle ? que je me sépare de Joséphine pour l'une d'entre elles ? Ou bien est-ce seulement pour blesser et humilier l'Impératrice, se venger de n'être pas les premières, que mes sœurs, car il en va de même d'Élisa ou de Pauline, agissent ainsi ?
La guerre, décidément, est un état naturel.
Un peu à l'écart se tient une jeune femme, jeune fille plutôt, tant son port est discret. Lyonnaise sûrement, parce qu'elle n'a pas cette impertinence parisienne des femmes de la Cour ou du Palais-Royal !
Il s'approche d'elle. Il l'interroge avec brusquerie. Elle se trouble, balbutie. François-Émilie Marie Leroy ? Il aime ces prénoms, dit-il. Elle est la première femme qui, pour lui, les porte. Il l'entraîne.
Il n'est pas, à la guerre ou en amour - mais n'est-ce pas la même chose ? -, l'homme des sièges, mais celui des assauts.
Joséphine accepte. Elle sait que je ne veux plus voir sa mine défaite par la jalousie. Elle est l'Impératrice, n'est-ce pas suffisant ?
Elle entre à mes côtés dans la cathédrale de Milan. Elle reçoit toute sa part de gloire, même si cette royauté italienne est seulement mienne.
Napoléon place lui-même sur sa tête la couronne de fer de roi d'Italie. La piazza del Duomo est remplie d'une foule enthousiaste qui l'acclame.
- Dieu me la donne, dit-il en touchant la couronne. Malheur à qui y touche.
Puis, plus bas, il ajoute :
- J'espère que ce sera une prophétie.
Il décide, quelques jours plus tard, de l'annexion de Gênes et de la Ligurie à la France. Il fait de la République de Lucques une principauté, confiée à sa sœur la princesse Élisa, qui règne déjà sur Piombino.
Les choses sont simples dès lors que l'on possède la force et la détermination.
Et qui pourrait m'arrêter ?
Le pape ? À Turin, Pie VII s'est montré aimable en échange de quelques concessions qui établissent dans le royaume d'Italie un régime religieux identique à celui du Concordat.
L'Angleterre aurait-elle les moyens de me faire la guerre ici ?
« Une nation est bien folle lorsqu'elle n'a point de fortifications, point d'armée de terre », confie-t-il à Caulaincourt.
Si l'on dispose des six heures nécessaires, l'Angleterre verra arriver « dans son sein une armée de cent mille hommes d'élite et aguerris... ».
Que pourra-t-elle contre moi ?
S'allier à la Russie ?
Le roi d'Angleterre et le tsar ont conclu un traité pour refouler la France dans ses frontières de 1789 et installer à Paris un gouvernement qui leur convienne et efface la Révolution. Qui le pourrait ?
« Il y a des gens qui me croient sans bile et sans griffes ! Écrivez-leur, pardieu, dit-il à Talleyrand, qu'ils ne s'y fient pas ! »
Qu'ils se frottent à moi, s'ils l'osent !
Il est sûr de lui.
Il retrouve les champs de bataille de sa jeune gloire, Marengo, Castiglione. Il entre parmi les acclamations dans ces villes qu'il avait conquises, Mantoue, Vérone, et dont il est le roi. Il visite Bologne, Modène, Plaisance, Gênes.
Il fait manœuvrer trente mille hommes sur le champ de bataille de Marengo, et la garnison de Milan défile sur le Foro Bonaparte.
Il aime ces paysages, ces villes, ces ponts qu'il a franchis à la tête des armées. Il aime ce printemps italien. Il chevauche de longues heures et il lui arrive, en une journée, d'épuiser cinq chevaux.
Parfois, un souvenir douloureux revient.
Il est monté sur le parapet des fortifications de Vérone. Il regarde la ville dont les toits de tuiles composent un lac rouge.
« Mon pauvre frère Louis, dit-il, c'est ici, dans cette même ville et dans nos premières campagnes, qu'il éprouva l'accident le plus funeste. Une femme qu'il connaissait à peine viola son domicile. Depuis ce temps il est livré à des agitations nerveuses, variables selon l'atmosphère et dont il n'a jamais pu se guérir. »
Voilà les ombres qui reviennent.
Louis, malade, hostile, refusant de laisser adopter son fils aîné.
Lucien ?
Napoléon se confie à Caulaincourt, la voix dure, les gestes nerveux. « Lucien préfère une femme déshonorée, dit-il, qui lui a donné un enfant avant qu'il fût marié avec elle, à l'honneur de son nom et de sa famille. »
Ces pensées le blessent en cette chaude fin de juin 1805 qu'il passe à Gênes. Il regarde le lit qui fut, ont assuré les Génois en lui faisant visiter sa chambre, celui où coucha Charles Quint.
Il est cet homme-là qu'on compare aux plus grands, et aussi celui dont les frères refusent de l'aider. Il est cet Empereur sans fils.
Il reprend d'une voix amère.
Il ne peut que gémir, dit-il, du grand égarement de Lucien.
« Un homme que la nature a fait naître avec des talents et qu'un égoïsme sans exemple a arraché à de belles destinées et a entraîné loin de la route du devoir et de l'honneur. » Il va vers la fenêtre de sa chambre qui, dans le palais, domine le port de Gênes.
Trois frégates et deux bricks manœuvrent, toutes voiles dehors. Il les regarde longuement.
Il a dû, il y a quelques heures, modifier son plan de descente en Angleterre. Villeneuve n'a pas été capable de rencontrer aux Antilles l'escadre de Missiessy. Toutes les manœuvres prévues ont pris du retard. L'invasion de l'Angleterre aura donc lieu entre le 8 et le 18 août, et non pas en ce mois de juin.
Il s'accoude à la fenêtre, suit des yeux ces bateaux. Jérôme les commande. Jérôme, qui a accepté d'abandonner son épouse américaine et de se plier à la raison.
Peut-être est-il le seul de mes frères qui m'obéisse ?
Peut-être n'est-ce pas dans ma famille que je trouverai un appui ? Et si je n'ai pas de fils, sur qui puis-je compter ?
Peut-être sur Eugène de Beauharnais, qu'il vient de désigner vice-roi d'Italie.
Il dit à Roederer : « S'il se tire un coup de canon, c'est Eugène qui va voir ce que c'est. Si j'ai un fossé à passer, c'est lui qui me donne la main. »
Il a confiance dans ce jeune homme de vingt-trois ans, digne et courageux. Il voudrait l'aider, dans la tâche si difficile de gouverner les hommes.
« Nos sujets d'Italie sont naturellement plus dissimulés que le sont les citoyens de la France, écrit-il à Eugène. N'accordez votre confiance entière à personne... Parlez le moins possible, vous n'êtes pas assez instruit et votre éducation n'a pas été assez soignée pour que vous puissiez vous livrer à des discussions d'abandon. Sachez écouter... Quoique vice-roi, vous n'avez que vingt-trois ans... Montrez pour la nation que vous gouvernez une estime qu'il convient de manifester d'autant plus que vous découvrirez des motifs de l'estimer moins. Il viendra un temps où vous reconnaîtrez qu'il y a bien peu de différence entre un peuple et un autre. »
Le peuple ? Il l'observe, il l'écoute tout au long du voyage de retour en France, dans les premiers jours du mois de juillet 1805.
Dans les environs de Lyon, il fait arrêter la berline sur un chemin de traverse. La foule, dans les champs, va vers la route, sans doute pour l'acclamer, le voir.
Il descend de voiture et commence à marcher en se dirigeant vers la petite montagne de Tarare. Il éconduit ceux qui veulent le suivre. Il désire être seul, se mêler à la foule, voir le peuple.
Personne ne le reconnaît. Il monte lentement, interroge une vieille femme. Que fait-elle là ? L'Empereur va passer, dit-elle.
Il bavarde avec elle, guettant ses moindres mimiques.
Elle est le peuple qui vit loin des palais.
- Vous aviez le tyran Capet, dit-il, vous avez le tyran Napoléon. Que diable avez-vous gagné à tout cela ?
Il se penche sur la vieille femme. Il lit son désarroi sur son visage ridé.
- Mais pardonnez-moi, Monsieur, dit-elle. Après tout, il y a une grande différence.
Elle hoche la tête, sourit, malicieuse.
- Nous avons choisi celui-ci, et nous avions l'autre par hasard.
Elle hausse la voix.
- L'un était le roi des nobles, l'autre est celui du peuple, c'est le nôtre !
Napoléon redescend d'un pas vif la côte. Il sifflote et prise.
- J'aime le gros bon sens qui court les rues, dit-il à Méneval. Puis il monte dans la berline.