35.
Il voudrait déjà être à la tête de troupes en Allemagne, mais il veut donner le change. Alors, il s'efforce de reprendre ses habitudes, à la Malmaison ou au château de Saint-Cloud. Il bavarde dans le salon de Joséphine. Il sourit à l'une des jeunes femmes qui, le soir, après un mot de Constant, viendra le retrouver.
Mais il n'a guère la tête à ces plaisirs. Les troupes marchent. Il les imagine sur le bas-côté des routes. Elles partent à l'aube pour une étape de trente à quarante kilomètres chaque jour. Elles s'arrêtent cinq minutes toutes les heures et elles font halte en milieu de parcours. Les tambours précèdent et ferment la marche. Il voudrait être parmi elles, parce qu'il sait que par sa seule présence il redonne de l'énergie à ceux qui chancellent de fatigue et parfois se laissent tomber. Il a connu cela dans les déserts d'Égypte et de Palestine. Or, il faut que les hommes avancent, à marches forcées, pour surprendre l'ennemi.
La vitesse, c'est mon arme.
Il est assis devant la cheminée où le feu brûle parce que l'humidité est de retour sur les forêts de Saint-Cloud. Carlotta Gazzini bavarde, roucoule. Il ne l'écoute pas, mais cette voix le calme. Il fait tourner dans sa tête la mécanique qu'il a mise au point et dont il a précisé les détails en envoyant des courriers aux maréchaux. Daru a mis en œuvre le plan dicté le 13 août. Les troupes de Ney, de Lannes, de Marmont tomberont sur le flanc droit du général Mack qui s'est avancé en Bavière avec une soixantaine de milliers d'Autrichiens. Les cavaliers de Murat vont lui faire croire à une attaque frontale, pendant qu'on le coupera de ses arrières et qu'on lui enfoncera les flancs.
Mais tout dépend des pieds et des jambes des fantassins, comme en Italie ou en Égypte. Et le défi est plus grand encore qu'à Marengo ou à Aboukir, parce que s'il était battu, la perte serait immense. Tout ce qu'il a élevé, ces blocs de granit, les institutions nouvelles, serait renversé. C'est ce que veulent Londres. Vienne ou Saint-Pétersbourg. Quant à la Prusse, prudente encore, elle ne tardera pas à basculer dans le même camp.
Les rois et les empereurs sont contre moi.
Et les « hommes à argent » me guettent. Les rapports de police, chaque matin, signalent qu'on se presse aux portes des banques pour échanger les billets ou les traites qu'on possède, contre de l'or. Le trésor est vide.
Gagner la guerre, c'est le remplir.
Mais il faut durant une vingtaine de jours, le temps pour les armées, comme « sept torrents », de se répandre en Allemagne, garder le secret du plan, et donc demeurer ici, à la Malmaison ou à Saint-Cloud, se rendre au Conseil d'État, recevoir Roederer.
- Il y a en moi, dit Napoléon, deux hommes distincts : l'homme de tête et l'homme du cœur. Ne croyez pas que je n'ai pas le cœur sensible comme les autres hommes. Je suis même assez bon homme. Mais, dès ma première jeunesse, je me suis appliqué à rendre muette cette corde qui chez moi ne rend plus aucun son.
Roederer le croit-il ?
Ou bien comprend-il qu'il faut qu'on me croie sévère, dur, insensible. Et que cela, parfois, me dispense de l'être ?
Et pourtant !
Il saisit un courrier qu'il vient de recevoir du ministre de la Marine. Villeneuve, cet incapable, s'est cloîtré à Cadix. Celui-là ne mériterait-il pas un châtiment exemplaire ?
La colère de Napoléon explose, comme si toute la tension qui est en lui depuis plusieurs semaines provoquait ces paroles qui jaillissent comme la foudre.
- Villeneuve vient de combler la mesure, s'écrie-t-il. Cela n'a plus de nom. Villeneuve est un misérable qu'il faut chasser ignominieusement. Sans combinaison, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout pourvu qu'il sauve sa peau !
Il s'enferme avec ses cartes d'Allemagne. Il pointe les positions les plus avancées des troupes en marche. Mais, depuis l'arrivée des courriers, elles doivent avoir encore parcouru des dizaines de kilomètres. C'est là que se joue la partie, c'est à elle qu'il doit consacrer toutes ses forces, même s'il est difficile d'oublier Villeneuve, les occasions perdues qui laissent l'Angleterre invaincue.
Il a un instant de lassitude, quelques minutes à peine, pendant lesquelles il pense à ces obstacles imprévisibles qui se dressent et l'empêchent de réaliser les grands desseins auxquels il a rêvé. La route d'Asie, fermée à Saint-Jean-d'Acre. Un Anglais était là. La conquête de l'Angleterre, impossible.
Il doit donc vaincre en Allemagne. Il n'y a pas d'autre choix. Demain il fera décréter par le Sénat une levée de soixante mille conscrits et il partira rejoindre la Grande Armée.
C'est ainsi qu'il va nommer les divisions qui marchent là, car y eut-il jamais armée plus grande ? Cent quatre-vingt-six mille hommes, dont près de trente mille étrangers, Italiens, Belges, Hollandais, Suisses, Syriens, Irlandais, et d'autres, des mercenaires et des ralliés.
C'est l'armée de mon Empire.
Il a voulu que Joséphine l'accompagne jusqu'à Strasbourg. Il la regarde assise dans la berline, en face de lui, cependant que la campagne défile sous la pluie tenace de ces derniers jours de septembre 1805.
Il fait humide et froid. Joséphine est emmitouflée dans un grand châle. Mais dès qu'on approche d'une ville, elle se redresse, se poudre, remet de l'ordre dans ses cheveux, et, à La Ferté-sous-Jouarre, à Bar-le-Duc, à Nancy, elle sourit aux autorités qui viennent présenter leurs hommages.
Il a eu raison de la vouloir près de lui. Sa présence rassure.
Cette guerre, doit-on penser, ne sera ni féroce ni longue, puisqu'elle est du voyage. Les hommes ont besoin d'espoir et d'illusion.
Le jeudi 26 septembre à dix-sept heures, la berline s'arrête à la porte de Saverne, à Strasbourg.
Il tend la main à Joséphine et s'avance au milieu des gardes d'honneur, vers le maire qui présente les clés de la ville. La foule se presse, applaudit, suit le cortège qui se dirige par les rues décorées de drapeaux et de guirlandes de fleurs jusqu'au palais de Rohan.
Il traverse les pièces du palais, cependant que Joséphine s'attarde. Il l'écoute répondre avec grâce, féliciter le maire de les accueillir dans ce palais décoré avec luxe.
Il l'abandonne. Qu'elle s'occupe des Strasbourgeois ! qu'elle les flatte et qu'ils la fêtent ! Lui a les Autrichiens en tête, la guerre à faire et à gagner.
Il ne dort pas. Il entend la pluie tomber. Il pense aux troupes qui ont pris leur cantonnement dans les champs en attendant de se remettre en route à l'aube afin de traverser le Rhin.
Il a convoqué les généraux, au pont de Kehl à six heures, ce vendredi 27 septembre, mais à quatre heures il est déjà debout. Roustam a préparé le bain chaud.
À cinq heures, dans la nuit, entouré par les vingt-deux chasseurs à cheval de la garde impériale, du trompette et de l'officier qui les commande, il se tient à cheval à l'entrée du pont.
Il est là, enfin, parmi ses soldats ! Il pleut à verse. Les tambours ne peuvent pas rythmer la marche, mais les troupes passent et parfois crient : « Vive l'Empereur ! » La garde apparaît, avec ses hauts bonnets à poil, en peau d'ours. Ils rompent la cadence pour traverser le pont. L'eau coule le long de leurs moustaches et de leurs favoris recourbés, signes obligés de leur appartenance à cette troupe d'élite à la solde élevée.
Napoléon se tient droit sur son cheval. Il ne sent pas la pluie qui glisse sur le chapeau déjà imbibé d'eau, déformé, et sur la redingote devenue lourde.
C'est ainsi qu'on commande aux hommes qui vont mourir, en demeurant à leur côté. Il reste sur le pont, immobile plusieurs heures durant.
Il faut qu'on le voie, que chaque soldat sache que l'Empereur était là. Et qu'il va conduire la campagne.
Plus tard, il retrouve les miroirs, les tapis et les tableaux du palais de Rohan. Il aperçoit dans l'un des salons où brûlent des dizaines de bougies, Talleyrand, dont il a exigé la présence à Strasbourg, Joséphine dans une longue robe de taffetas, et les princes électeurs de Bade et de Wurtemberg, dont il veut faire des alliés, comme la Bavière, afin de créer entre l'Autriche et la France une barrière d'États qu'il dominera.
Il va vers ces hommes aux vêtements de cour et il s'aperçoit dans les miroirs, crotté, la redingote dégoulinante de pluie. Il éprouve de la fierté. Il est l'Empereur-Soldat. Il appartient à une autre espèce d'homme. Il peut bien dormir dans ce palais aux murs décorés par des tapisseries des Gobelins, on peut l'appeler Majesté ou Sire, il ne sera jamais, il le sait, pareil à ces princes. Il les domine, mais il n'est pas l'un d'eux.
Il a le destin singulier d'un fondateur d'Empire, proche des soldats qu'il passe chaque jour en revue de part et d'autre du Rhin, à Kehl, à l'arsenal ou dans la citadelle et qu'il a hâte de rejoindre en Allemagne.
« Soldats, proclame-t-il le 30 septembre, la guerre de la troisième coalition est commmencée... Vous avez dû accourir à marches forcées à la défense de nos frontières. Nous ne ferons plus de paix sans garantie. Notre générosité ne trompera plus notre politique. Soldats, votre Empereur est au milieu de vous... »
Il entre dans la chambre de Joséphine.
« Je vais partir cette nuit, dit-il. Malheur aux Autrichiens s'ils me laissent gagner quelques marches. »