20.
Napoléon s'installe dans la voiture qui s'ébranle, cahotant sur les pavés de la cour du château de Saint-Cloud. Il laisse à peine le temps à Méneval de sortir ses plumes et ses encriers, de préparer les feuilles de papier, et déjà il commence à dicter.
« Décision. Duhamel, ancien militaire, demande à conserver un habit et une capote d'uniforme qu'on veut lui retirer. Renvoyé au colonel général Bessières pour faire rendre justice à ce vieux soldat. »
Il ne regarde pas son secrétaire. Il se tient immobile, les yeux grands ouverts, comme si devant lui se déroulaient les lettres auxquelles il doit répondre, les proclamations qu'il doit lancer, les ordres qu'il doit donner. Il aime dégorger sa tête pleine. Il éprouve à dicter un plaisir physique. Sa mémoire se libère. Il parle d'une voix tendue, comme s'il lisait ce qu'il énonce. Il change à peine de ton.
« À Joséphine, à Plombières
« Ta lettre, bonne petite femme, m'a appris que tu étais incommodée. Corvisart m'a dit que c'était bon signe, que les bains te feraient l'effet désiré et qu'ils te mettraient dans un bon état. Cependant, savoir que tu es souffrante est une peine sensible pour mon cœur.
« J'ai été voir hier la manufacture de Sèvres et Saint-Cloud.
« Mille choses aimables pour tous.
« Pour la vie.
« Bonaparte »
Il se tait quelques minutes. La plume de Méneval crisse sur le papier.
Joséphine court après sa fécondité. Corvisart prétend qu'il peut lui rendre ses règles. Y est-il parvenu ? Et même si cela était, un enfant naîtrait-il ? Un fils, qui pourrait être l'héritier ?
Napoléon reprend.
« Le général Sébastiani doit rappeler aux hussards qu'un soldat doit être cavalier, fantassin, canonnier, qu'il est là pour se prêter à tout. »
Il songe à la guerre tout en continuant de dicter.
Il n'y a que deux voies pour abattre l'Angleterre, franchir la mer et marcher sur Londres, ou bien dominer l'Europe tout entière, et la fermer aux produits anglais, par un blocus continental.
Il a déjà choisi la première voie. Tout n'est plus désormais qu'une question d'organisation, de volonté et d'obstination. Il doit susciter les énergies, les rassembler en un seul faisceau.
Il écrit à chacun des amiraux, Bruix, Ganteaume, Latouche-Tréville, et au ministre de la Marine, Decrès. Il faut les convaincre que, malgré la disparité des forces, de un à trois en faveur de l'Angleterre, qui aligne cent vingt mille matelots et plus de cent vingt navires, il est possible de faire traverser la mer à des dizaines de milliers d'hommes, ceux-là mêmes qui sont déjà en marche vers Boulogne, où l'on prépare les camps pour les recevoir.
Il dicte encore, pour qu'on mette partout en construction des navires, au Havre, à Cherbourg, à Toulon, à Brest, à Gênes et même à Paris, quai de la Rapée, où l'on doit lancer des péniches et des bateaux à fond plat.
Il a eu l'idée, en questionnant l'ingénieur de la Marine, Sganzin, et Forfait, expert en construction navale, de concevoir une flottille de petits navires. Ces chaloupes canonnières, ces bateaux canonniers, ces péniches transporteront chacun une centaine de soldats, des canons. Ils seront capables de naviguer à rames et à voiles, alors que le beau temps peut immobiliser les gros navires.
Il ne dicte plus. Il voit ces milliers de bâtiments harcelant les vaisseaux de ligne anglais.
Il faudrait plus de deux mille navires. Il faudrait utiliser pour la traversée les deux ou trois jours - il y en a en toute saison - où la mer est calme. Dût-on sacrifier cent de ces embarcations, que l'opération serait cependant possible. On pourrait réunir plus de cent soixante mille hommes, dont cent vingt mille à Boulogne.
Et si on ajoutait à cela, déjà suffisant pour réussir, les flottes de haut bord venues de Toulon, de Brest, de Ferrol et du Texel, capables de tenir, ne fût-ce que trois jours, la mer, et de fixer ainsi l'escadre anglaise, alors la réussite serait certaine.
Il ne jouera que quand il aura toutes ces cartes en main. « À la guerre, rien ne s'obtient que par le calcul, dit-il à Méneval. Tout ce qui n'est pas profondément médité dans les détails ne produit aucun résultat. »
Il se laisse aller contre le siège de la banquette.
« Et puis, murmure-t-il, il y a les circonstances imprévues, qui font échouer les bons plans de bataille et parfois réussir les mauvais. »
Lorsque la voiture traverse la place Vendôme, il la fait ralentir, puis tourner autour de la place et s'arrêter quelques instants.
Il imagine le monument auquel il songe depuis longtemps, peut-être depuis que Fontanes, l'amant de sa sœur Élisa, le compare sans cesse à Charlemagne.
Il descend de voiture, marche jusqu'au milieu de la place. Peut-être est-il en effet de la race des bâtisseurs d'empire ?
Des passants se sont arrêtés et l'acclament. Il remonte en voiture et commence à dicter.
« Il sera élevé à Paris, au centre de la place Vendôme, dicte-t-il, une colonne à l'instar de celle érigée à Rome en l'honneur de Trajan. La colonne sera surmontée d'un piédestal terminé en demi-cercle, orné de feuilles d'olivier et supportant la statue pédestre de Charlemagne. »
Il gagne son cabinet. Il continue de dicter. Il faut que toutes les fonderies de la République soient au travail, jour et nuit.
Il marche, les mains derrière le dos. Il prise.
Il faut prendre les dispositions pour armer et atteler quatre cents bouches à feu de campagne, sans compter l'artillerie de siège.
Où en sont les constructions de chaloupes ?
Il harcèle les chefs de chantier par de brèves dépêches, qu'on fait porter par courrier, quai de la Rapée et quai de Bercy.
Il faut que les troupes manœuvrent par tout temps, que les bâtiments sortent en mer, affrontent les frégates anglaises. Il faut construire des forts à l'entrée de Boulogne. Il faut, il faut, il faut...
Il veut tout voir par lui-même.
Il monte dans une péniche, quai des Invalides, et il commande la manœuvre cependant que, sur les berges, la foule s'agglutine, le reconnaît, l'applaudit. Il se met aux avirons, en aval du pont de la Concorde.
Il voudrait pouvoir ramer ainsi jusqu'à Londres.
Bientôt il sera à la tête de la « Grande Armée » d'Angleterre, et le temps viendra de l'invasion.
Il reçoit Philippe de Cobenzl, le cousin du chancelier d'Autriche. Il devine Cobenzl à l'affût d'informations. Vienne, comme Berlin, ne sait que penser de cette guerre qui commence. Les Autrichiens ont vu leur influence réduite en Allemagne, depuis la réorganisation sous inspiration française des principautés allemandes. L'empereur d'Autriche ne sera plus jamais empereur d'Allemagne.
J'ai obtenu cela.
- Les guerres inévitables sont toujours justes, commence Napoléon.
Puis, d'une voix égale, comme si cela n'avait aucune importance, il ajoute :
- Cette guerre entraînera nécessairement après elle une guerre sur le continent. Pour ce cas...
Il observe Cobenzl. L'homme fera son rapport à Vienne. Les choses ainsi seront claires.
- Pour ce cas, reprend Napoléon, je devrais avoir de mon côté l'Autriche ou la Prusse. Il me sera toujours facile de gagner la Prusse en lui donnant un os à ronger. Je n'ai en Europe que l'Autriche à redouter.
À Vienne de décider quel sera son camp. Il scrute le visage de Cobenzl.
L'Autriche se déterminera en raison de ma force ou de ma faiblesse. Est-il une autre loi ?
Il faut donc que je sois fort, invincible.
Et, pour cela, il faut qu'il veille personnellement à chaque détail.
Il va donc inspecter le camp de Boulogne, y choisir des résidences fixes qu'il retrouvera à chacun de ses séjours. Il participera aux manœuvres des troupes. Il veut les voir embarquer puis débarquer.
Il dit à Duroc : « La présence du général est indispensable : c'est la tête, c'est le tout d'une armée. »
Il partira donc pour Boulogne le 24 juin 1803.
Il a décidé de l'importance du cortège qui visitera d'abord les villes du Nord. Il veut un détachement de la garde consulaire, des aides de camp, le ministre de la Marine Decrès, et celui de l'Intérieur Chaptal, l'amiral Bruix, les généraux Soult, Marmont, Duroc, Moncey et Lauriston.
Le matin du départ, il choisit avec soin son uniforme. Commander, c'est être vu. Il portera celui des chasseurs des Guides, habit vert, garniture orange, et le petit chapeau de feutre noir sans galon mais avec une cocarde tricolore.
Il entre dans les appartements de Joséphine. Il veut qu'elle soit du voyage, comme une souveraine accompagne le roi.
Il s'approche d'elle, touche les plis de la tunique de mousseline de l'Inde et secoue la tête.
Il aime mieux, dit-il, qu'elle porte des vêtements de couleur, en taffetas ou en satin de soie qu'on fabrique à Lyon, et non ces tuniques en tissu anglais.
Il ne l'écoute pas cependant qu'elle se jette sur un canapé, qu'elle cache son visage derrière un mouchoir, qu'elle pleure. Elle ne peut pas renoncer à ses vêtements de mousseline, à cette tunique que toutes les femmes portent, à Paris.
Elles l'abandonneront, dit-il brutalement. Qu'elle cesse de pleurnicher.
« Souviens-toi que tu n'as plus quinze ans, ni même trente, pour faire ainsi l'enfant ! »
Il lui donne quelques instants pour se changer.
Sait-elle qu'on est en guerre avec l'Angleterre et qu'il a décidé d'interdire les produits d'origine anglaise ?
Elle est l'épouse du Premier consul. Elle doit donner l'exemple.
Elle a obéi, choisi un vêtement en tissu taffetas de couleur bleue, ample. Il lui sourit, puis il se dirige vers sa berline de voyage, dont les quatre chevaux piaffent.
Il va pouvoir continuer à travailler. Méneval a déjà préparé les dossiers enfouis dans les tiroirs qui sont placés à cet effet dans la berline.
Napoléon donne le signal du départ. La route est ouverte par la première voiture, celle du service, dans laquelle ont pris place les fourriers chargés de préparer le relais. Derrière la berline, une troisième voiture transporte la suite du Premier consul. D'un geste, il a invité Joséphine à monter près de lui, mais elle n'ira pas jusqu'à Boulogne. Elle doit le quitter à Amiens.
Il veut savoir si, dans ces villes du nord de Compiègne, Montdidier, Amiens, Abbeville, la fin de la paix a provoqué un changement dans l'opinion. Il est vite rassuré. L'accueil est partout enthousiaste.
Il est heureux de se retrouver seul à partir d'Amiens. À Abbeville, tôt le matin, il parcourt les côtes à cheval durant près de six heures. Le vent est frais, la journée belle, la mer calme. Au loin, il aperçoit les voiles d'une croisière anglaise. Il s'arrête. Au bout du regard, dans la brume, il lui semble qu'il distingue les falaises de la côte anglaise.
À Boulogne, la population est dans la rue pour l'accueillir, bien qu'il y arrive le 29 juin à vingt-deux heures. Il parcourt rapidement les pièces de la maison que, place Godefroy-de-Bouillon, on lui a destinée. Mais il est impatient. Il monte sur la terrasse d'où l'on peut apercevoir le port et la rade qu'éclaire la lune.
Il reste là longtemps. Au-delà des jetées, c'est comme s'il voyait, à l'horizon, une ligne de front. Il voudrait pouvoir bondir, engager la bataille. Il redescend, convoque le ministre de la Marine, Decrès, dicte, donne des ordres, établit les plans des camps, des ports qu'il veut voir construire ou agrandir.
Il dort deux heures à peine et, à trois heures quinze, il est déjà sur les remparts. Les ouvriers sont au travail. Il veut tout voir. La côte, les bassins, les premiers éléments des trois forts qu'il a choisi de faire construire.
On rassemble d'immenses pieux qui seront plantés dans le sable, au milieu de la passe, et sur lesquels on construira une redoute, armée de plusieurs pièces d'artillerie.
Il se rend sur la falaise d'Odre. Ici, on élèvera des baraques, pour lui et l'amiral Bruix, qui commandera la flotte, et une autre pour les généraux et le ministre de la Marine.
Il ne ressent pas la fatigue, mais une grande paix. Il agit. Les idées deviennent des actes, des soldats, des ouvriers et des marins.
À dix heures, alors que le soleil est déjà haut, il fait sortir les canonnières et les chaloupes armées pour qu'elles manœuvrent sous ses yeux. À ce moment apparaissent deux frégates anglaises, et les canonnières engagent le feu. Quand elles se retirent, les vivats éclatent. Voilà ce qu'il faut aux soldats : le combat, la victoire. Il n'est pas de meilleure façon de donner du courage.
Lorsqu'il rentre à Boulogne, à onze heures, les notables sont là pour l'accueillir. Il voit s'avancer vers lui l'évêque d'Arras, Mgr de la Tour d'Auvergne.
Il écoute le discours de l'ecclésiastique.
- Dans ce diocèse, dit d'une voix émue Mgr d'Auvergne, votre évêque d'Arras met sa gloire à augmenter le nombre des amis de Napoléon. Il sent tout le prix du rétablissement de la religion de ses pères...
Napoléon en est sûr, il tient ce pays. Il tient la « Grande Armée ».
- Aidé du bon droit et de Dieu, répond-il, la guerre, quelque malheureuse qu'elle puisse être, ne réduira jamais le peuple français à fléchir devant ce peuple orgueilleux qui se fait un jeu de tout ce qui est sacré sur la terre...
Il sait qu'on le suivra là où il voudra aller. De l'autre côté de la mer. Et plus loin encore.
Il va d'une ville à l'autre : Dunkerque, Lille, Nieuport, Ostende, Bruges, Gand, Anvers, Bruxelles, Maastricht, Liège, Namur, Mézières, Sedan, Reims. Il ne se lasse pas de ces réceptions, de ces chevauchées. Il galope en avant d'une petite escorte. Il visite les ports, les fortifications, les églises et les manufactures.
Il se sent chez lui dans ces contrées qui maintenant font partie de la France. Est-ce la France, ou son Empire ? Le mot lui vient souvent en tête, quand il reçoit les députations bruxelloises, quand, avec le cardinal Caprara, qui a accepté de l'accompagner comme s'il était un souverain - et ne l'est-il pas ? -, il évoque la situation de l'Église de Belgique.
Il aime cette vie de course, quand il a la sensation physique d'aller plus vite que le temps, de s'élancer vers son avenir.
À chaque étape, il travaille, il écrit, il dicte. Le 12 juillet, il met au point le plan d'ensemble de descente en Angleterre. Il se penche sur les cartes, vérifie le nombre des bateaux plats dont il a ordonné la construction. Il convoque les amiraux, les ministres, les généraux.
S'il lui fallait une preuve qu'il est leur chef, il la trouverait en les voyant épuisés, somnolents. Et il faut qu'il leur insuffle son énergie, qu'il les réveille, eux, comme les conseillers d'État qui, lors de la préparation du code civil, s'endormaient durant la discussion des articles.
D'où lui vient cette force ? Cette impossibilité de rester immobile ? Cette obligation d'aller de l'avant, vite, jusqu'au terme.
Quel terme ?
Il a trente-quatre ans dans quelques jours. Voilà près d'un mois qu'il a quitté Paris, et quand la berline s'engage sur la route qui conduit au château de Saint-Cloud, ce 11 août 1803, en fin de journée, il pense à tous ces paysages traversés qu'il a dévorés jour après jour, à ce « délire d'admiration » qui l'a accompagné tout au long de ce voyage.
Il arpente les galeries du château, les salons, retrouve son cabinet de travail et aussitôt commence la lecture des dernières dépêches.
Il rejette les papiers qu'il vient de lire, serre les poings, prise tout en grommelant. L'énergie qui bout en lui ne trouve plus le moyen de s'épancher. Il s'indigne. L'amiral Truguet lui écrit qu'il faut renoncer à toute idée de descente en Angleterre car la marine n'est pas prête. Mais que sont donc ces hommes-là ? ! L'Angleterre vient de décréter la levée en masse de tous les hommes de dix-sept à cinquante-cinq ans ! Les Anglais, eux, savent que le débarquement est possible. Et ils sont prêts à tout pour se défendre. Quels assassins ont-ils payés ? Georges Cadoudal, une nouvelle fois ?
Il lit, le visage crispé par la fureur, une lettre dans laquelle un espion assure que le comte d'Artois, en compagnie des généraux Pichegru et Dumouriez, ont passé une revue de troupes en Angleterre. Et Georges Cadoudal aurait gagné la France.
Brigands ! Ce n'est pas seulement le Premier consul qu'ils veulent tuer, mais le fils de la Révolution. Eux, Pichegru, Dumouriez que la Révolution a faits aux côtés d'un chouan !
Il se souvient. Il va célébrer la fête de la République et, mieux, accorder une pension à Charlotte Robespierre, la sœur de Maximilien, en souvenir des temps passés à Nice, et parce que, après tout, Robespierre avait cherché à sa manière à fixer le cours de la Révolution et qu'on a fait de lui un bouc émissaire commode.
Brigands !
Peut-être Fouché a-t-il raison, et le danger n'est-il pas du côté des vieux jacobins, mais parmi ces brigands à la solde de l'Angleterre et des Bourbons.
Desmarets, qui a la charge de la Police secrète, ne vient-il pas d'annoncer l'arrestation de deux hommes de Georges Cadoudal, Quérelle et Sol de Grisolle, dont le but ne peut être que de m'assassiner ?
Mais faut-il accorder de l'importance à ces brigands au moment où je m'apprête à la plus grande des guerres ?
Il pense aux vers de Cinna, la pièce de Corneille qu'il préfère et dont il récite souvent à voix basse de longues tirades :
S'il est pour me trahir des esprits assez bas
Ma vertu pour le moins ne me trahira pas
Il entre en répétant ces vers dans les salons de Saint-Cloud, où Joséphine reçoit.
Mme de Rémusat, l'une de ses dames de compagnie, l'a sans doute entendu. « Cinna ? », murmure-t-elle.
Elle est belle, vêtue de taffetas rouge et bleu. Il a envie de parler. Il dit : « La tragédie doit être placée encore plus haut que l'histoire, elle échauffe l'âme, élève le cœur. La tragédie peut et doit créer des héros... »
Il ne répond pas à Cambacérès, qui lui parle de la Grande Armée, de la peur qu'elle inspire à l'Angleterre.
Il récite :
Si tel est le destin des grandeurs souveraines
Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haines
Pour elles rien n'est sûr ; qui peut tout droit tout craindre
Quoi ! Tu veux qu'on t'épargne et n'as rien épargné !
Il fixe Mme de Rémusat.
- Il n'y a pas si longtemps que je me suis expliqué le dénouement de Cinna, dit-il. La clémence est une si pauvre et petite vertu, quand elle n'est point appuyée sur la politique, que celle d'Auguste devenu tout à coup un prince débonnaire ne me paraissait pas digne de terminer cette belle tragédie. Mais une fois, l'acteur Monvel, en jouant devant moi, prononça « Soyons amis, Cinna », d'un ton si habile et si rusé que j'ai compris que cette action n'était que la feinte d'un tyran, et j'ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment.
Il s'éloigne de quelques pas, regarde l'un après l'autre les invités de Joséphine, puis, fixant cette dernière, il ajoute :
- Il faut toujours dire ces vers de manière que de tous ceux qui l'écoutent, il n'y ait que Cinna de trompé.
Il quitte le salon.
Ce soir, il a décidé de se rendre seul au Théâtre-Français, où Talma interprète Cinna en compagnie de Mlle George.