15.
Napoléon tourne le dos à Bourrienne et s'approche de la fenêtre. Le ciel de ce 3 avril 1802 est d'un bleu léger, presque transparent.
Bourrienne parle d'une voix étouffée. Comment pourrait-il se justifier ? Il vient d'être pris la main dans le sac. Et, pourtant, le secrétaire tente d'expliquer qu'il n'est pas mêlé à cette affaire de faillite. Il connaît à peine les frères Coulon, dont l'un vient de se suicider, et qui, après avoir encaissé des centaines de milliers de francs, ont été incapables de fournir les équipements qu'ils devaient livrer à la cavalerie. Combien Bourrienne a-t-il touché pour ce marché ? Napoléon ne veut pas lui poser la question. Il se souvient de son compagnon d'études à Brienne. C'est son plus vieil ami. Ami ? Ils se sont retrouvés en 1792. Ils ont battu le pavé parisien ensemble. Ils ont le même âge.
Je l'ai sorti de la prison où on l'avait enfermé comme émigré.
Depuis, Bourrienne l'a suivi - l'Italie, Campoformio, l'Égypte, le 18 Brumaire. Pas un jour qu'il n'ait pris sous la dictée des dizaines de lettres. Il est le confident de Joséphine.
Il m'a menti pour elle, je le sais. Et il s'est enrichi. J'ai vu briller son œil de pie, cupide. J'ai accepté. C'est trop.
Bourrienne continue de se justifier.
Que d'hommes sur mon chemin, en qui j'avais confiance et qui m'ont trahi.
Il pense à Saliceti, qui l'a dénoncé en 1794. Saliceti, auquel il a pardonné et qu'il a éloigné de Paris, en Corse puis en Italie. Il songe à tous ceux qui se sont servis de lui, Tallien, Barras.
Mais faut-il s'en étonner ? On ne peut faire confiance qu'à soi.
Bourrienne continue de parler, mais d'une voix si sourde, si faible qu'on ne l'entend plus. Puis il remue les lèvres sans prononcer un mot.
D'un geste, Napoléon le chasse. Qu'il aille à Hambourg représenter la France comme chargé d'affaires. Il continuera, s'il le peut, à voler !
Mais sur qui peut-on compter ?
Voici le nouveau secrétaire, Méneval. Napoléon le dévisage. Selon Joseph, auprès de qui Méneval a servi, ce jeune homme de vingt-quatre ans est discret, efficace.
Napoléon lui donne ses consignes. Il doit être disponible à tout instant, jour et nuit, loger aux Tuileries, où quatre pièces lui sont réservées à l'étage des domestiques. Mais il doit se tenir là - Napoléon tend le bras -, entre l'appartement intérieur et l'appartement secret. Et il ne doit rechercher aucune aide dans son travail. Ni celle d'un secrétaire, ni celle d'un copiste.
Napoléon commence aussitôt à lui dicter ce règlement du Culte, qui va venir s'adjoindre au Concordat. Ces Articles organiques vont être une mauvaise surprise pour le pape, mais, après tout, ils ne font que reprendre la vieille tradition gallicane d'indépendance de l'Église de France vis-à-vis de Rome, et le principe selon lequel le gouvernement exerce la police des Cultes.
C'est moi qui vais choisir les évêques.
Et pour célébrer le Concordat, Napoléon a désigné M. de Boisgelin, cardinal archevêque qui, il y a vingt-cinq ans, a prononcé le sermon du sacre de Louis XVI !
Il scrute le visage de Méneval, mais celui-ci écrit sous la dictée. Il est trop jeune pour avoir été jacobin, pour être choqué par cette volonté de renouer la chaîne du temps, de rétablir l'autorité de l'État et la paix religieuse.
Mais quelques-uns se cabrent.
Et certains, dans l'armée, me voudraient mort.
Il les connaît, les Augereau, les Moreau, les Bernadotte, les Lannes, et tant d'autres généraux, « vieilles moustaches » de 1792, qui commencent à traîner leurs éperons à Paris, puisque la paix est faite.
Ils ont pris, dans les villes conquises, l'habitude d'agir à leur guise. Et, désœuvrés, ils rêvent d'en découdre avec celui qui fut l'un d'eux et dont ils s'imaginent qu'il n'est pas différent d'eux.
Ils veulent me tuer !
Fouché a dû admettre que les renseignements dont je dispose sont exacts.
Lors d'un banquet de généraux et d'officiers, l'un d'eux, le chef d'escadron Donnadieu, a répété qu'il fallait m'assassiner à Notre-Dame si on y célébrait comme prévu le jour de Pâques, 18 avril 1802, un Te Deum afin de promulguer le Concordat et les Articles organiques. Un général qui fut aide de camp d'Augereau, Fournier-Sarlovèse, s'est engagé à abattre le Premier consul dans la nef de la cathédrale. Il s'est vanté d'être un excellent tireur au pistolet.
Qui ne pas soupçonner ?
« On n'est vraiment secondé par ses inférieurs que quand ils savent que vous êtes inflexible. »
Il congédie brutalement Méneval.
Quelques jours plus tard, dans le grand salon de la Malmaison, il reçoit Portalis, Cambacérès, Lebrun, Roederer, pour un Conseil extraordinaire.
À quoi bon leur parler du complot ? On a arrêté le général Fournier-Sarlovèse. Mais qui peut dire qu'il n'aura pas de successeur ? Trop d'hommes, trop de généraux ont la jalousie et l'ambition au cœur. Ils les dissimulent à leurs propres yeux, sous de belles idées jacobines, ces tentures pour hypocrites, afin de cacher l'envie d'être à la première place et la ranceur de ne pas avoir su y accéder.
- Avez-vous remarqué, dit Roederer, qu'en prononçant son discours lors de la réception officielle le cardinal Caprara tremblait comme une feuille ?
Napoléon ne répond pas. La veille, il a en effet constaté l'émotion craintive du légat du pape, dans la salle des Tuileries. Mais il faut se défier des prêtres. Il fait quelques pas dans le jardin, aperçoit Joséphine et Hortense. Peut-il même avoir confiance en ses plus proches ? Un espion de police prétend d'ailleurs que Joseph - mon frère aîné ! - refuse de se trouver aux côtés du Premier consul lors du Te Deum à Notre-Dame, le 18 avril, et qu'il préfère ne pas se mêler aux conseillers d'État ! Il doit avoir eu vent d'un complot et ne tient pas à recevoir une balle ou un éclat.
Napoléon rentre dans ce salon.
- Le Premier consul baisera-t-il la patène ? demande Portalis.
Napoléon s'imagine, agenouillé ou incliné, posant ses lèvres sur la coupelle qui contient l'hostie.
Il a un mouvement de rejet de tout son corps.
- Ne me faites pas faire des choses ridicules, dit-il.
Il ne craint pas seulement les ricanements et les menaces des adversaires du Concordat. Même au Conseil d'État, il y a eu des rires quand Portalis a lu certains passages de l'accord avec le pape. Mais l'opposition des Assemblées a été jugulée grâce aux conseils de Cambacérès. On n'a pas tiré au sort les membres à renouveler, on a simplement désigné les opposants, et deux cent quarante d'entre eux, la quasi-totalité, n'ont plus retrouvé leurs sièges.
Mais c'est plutôt le pouvoir des prêtres qui est inquiétant. Si on leur cède, on fait un marché de dupes. Les prêtres entendent se réserver l'action sur l'intelligence, sur la partie noble de l'homme.
- Ils prétendent me réduire à n'avoir d'action que sur les corps, ajoute Napoléon d'une voix courroucée. Ils gardent l'âme et me jettent le cadavre.
Croit-on qu'il va accepter cela ?
Il fait de grands pas dans le salon, s'arrêtant parfois devant les portes-fenêtres ouvertes. Il regarde droit devant lui. Il sait ce qu'il faut faire. Et dans les semaines, les mois qui viennent, c'est à cette tâche qu'il s'attellera.
- Il n'y aura pas d'état politique fixe s'il n'y a pas un corps enseignant avec des principes fixes, dit-il en se retournant vers Portalis et les autres personnalités. Tant qu'on n'apprendra pas, dès l'enfance, s'il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, l'État ne formera point une nation.
Il tend la main vers Roederer.
- Vous, Roederer, dit-il.
Il le charge de tout ce qui concerne l'instruction publique.
Puis il revient vers Portalis. Il faut d'abord en terminer avec le Concordat, en affirmant le pouvoir du Premier consul.
Il sourit. Le Premier consul offrira à chacun des archevêques et évêques, au moment de leur sacre, une croix, une crosse, une mitre.
- Citoyen Portalis, prenez les dispositions nécessaires pour que ces objets soient faits à temps...
Il s'interrompt, son sourire s'élargit.
- Et achetés de la manière la moins onéreuse possible.
Il reste quelques minutes silencieux. Il regarde les uns après les autres ces hommes dont les vêtements disent l'importance des fonctions. Mais ici, en face de lui, dans le salon de la Malmaison, ils sont soumis.
« En fait de gouvernement, pense-t-il, il faut des compères : sans cela, la pièce ne s'achèverait pas. »
Il s'approche de Portalis. Il veut, dit-il, qu'on transforme en chapelle la salle de bains qui est attenante à son cabinet de travail aux Tuileries. C'est là que les évêques qui n'ont pas encore prêté serment le prêteront. Ce sera la chapelle du Premier consul. Elle sera bénie par l'archevêque de Paris, qui y dira une messe.
Et, lance-t-il en sortant du salon, il choisit, comme archevêque de Paris, Mgr de Belloy.
Il s'arrête, dit en souriant qu'il sait bien que cet ancien évêque de Marseille sous l'Ancien Régime a quatre-vingt-douze ans, mais ce sera un excellent pasteur pour Paris.
Le matin du 18 avril 1802, il se lève plus tôt que de coutume.
Ce jour de Pâques, il veut que ce soit un jour de gloire. Il aurait pu se contenter d'une promulgation discrète du Concordat. Mais, malgré le complot des généraux, il a maintenu le Te Deum avec messe pontificale à Notre-Dame et chœurs du conservatoire. Il faut de l'éclat, pour qu'on mesure le changement qu'il a accompli.
Il appelle son premier valet de chambre.
Constant l'aide à revêtir l'habit officiel du Premier consul. Il passe la culotte de soie blanche, l'habit écarlate sans revers avec une large broderie de palmes en or sur toutes les coutures et un col noir, il accroche à un baudrier très étroit le sabre d'Égypte, puis il prend un chapeau à la française, avec panache tricolore. À dix heures trente, il descend dans la cour du Carrousel. Il doit remettre des drapeaux à de nouvelles unités.
Il avance lentement. Il a le sentiment d'être sur un champ de bataille, quand, dans les premiers instants, tout se joue.
Et tout à coup ce sont les acclamations de la foule. « Vive Bonaparte ! crie-t-elle. Vive le Premier consul ! »
La journée sera belle.
Il a exigé qu'on remette à neuf les voitures de gala qui ont servi à Louis XVI. Les cochers et les laquais porteront des livrées vertes à galons d'or.
À onze heures trente, il monte dans la voiture tirée par six chevaux blancs. Joséphine est assise à côté de lui. Ils sont, il le veut ainsi, pareils à un couple de souverains.
La foule immense les acclame sur tout le trajet entre les Tuileries et Notre-Dame. Les comploteurs peuvent bien rêver. Il connaît par ses informateurs leur plan : abattre le Premier consul pendant le Te Deum et faire marcher l'armée de l'Ouest, celle de Bernadotte - le beau-frère de Joseph Bonaparte, l'époux de Désirée Clary, tels sont les hommes ! -, sur Paris.
Mais Duroc et Junot ont massé les chasseurs de la garde consulaire aux Tuileries, et les unités passées en revue il y a moins d'une heure sont composées d'hommes dévoués.
Il entre dans la cathédrale illuminée de centaines de cierges et remplie de la foule des personnalités.
Il voit, sur les bas-côtés de la nef, les uniformes des généraux. Il dit à Cambacérès en se penchant :
- Jamais le gouvernement militaire ne prendra en France, à moins que la nation ne soit abrutie par cinquante ans d'ignorance ; toutes les tentatives échoueront et leurs auteurs en seront victimes.
Il parle sans regarder Cambacérès, et peut-être imagine-t-on qu'il prie.
- Ce n'est pas comme général que je gouverne, poursuit-il, mais parce que la nation croit que j'ai les qualités civiles propres au gouvernement. Si elle n'avait pas cette opinion, le gouvernement ne se soutiendrait pas. Je savais ce que je faisais lorsque, général d'armée, je prenais la qualité de membre de l'Institut. J'étais sûr d'être compris, même par le dernier tambour.
La messe se termine. Il paraît sur le parvis.
Voici la foule enthousiaste. Le groupe des généraux se tient en retrait.
- Le propre des militaires est de tout vouloir despotiquement, reprend-il. Celui de l'homme civil est de tout soumettre à la discussion, à la vérité, à la raison.
Accompagné de Duroc et de Cambacérès, il se dirige vers les généraux. Duroc lui murmure que le général Moreau n'a pas assisté à la cérémonie, qu'on l'a vu fumant ostensiblement son cigare au moment du Te Deum, sur la terrasse des Tuileries, entouré de quelques officiers.
Il n'oubliera pas Moreau.
- Il ne faut pas raisonner des siècles de barbarie, aux temps actuels, dit-il à Duroc. Nous sommes trente millions d'hommes réunis par les Lumières, la propriété et le commerce ; trois ou quatre cent mille militaires ne sont rien auprès de cette masse. Les soldats eux-mêmes ne sont que les enfants des citoyens. L'armée, c'est la nation.
Les généraux se sont dispersés. Ils ont craint de l'affronter.
L'un d'eux, le général Delmas, est resté dans une attitude provocante, bras croisés, jambes écartées.
Napoléon connaît cet officier héroïque, directeur de l'Infanterie. Alors, que pense-t-il de la cérémonie ? lui demande-t-il.
- Belle capucinade, bougonne Delmas. Il n'y manque que les cent mille hommes qui se sont fait tuer pour abolir tout cela.
Delmas tourne le dos et s'éloigne.
Je n'aurai jamais fini de me battre.