19.
Joséphine pleure. Il ne le supporte pas. Mais elle s'est encore une fois introduite dans son cabinet. Elle geint. Elle se plaint. Elle est trompée, trahie. Puis elle cède à la colère, jalouse.
Il ne croit guère à sa sincérité et il déteste ces scènes qu'elle juge bon de lui faire.
Il dit d'un ton froid :
- Imitez Livie et vous me trouverez Auguste.
Mais elle ne connaît pas l'histoire romaine. Alors il la dévisage.
- Oh ! la vilaine coiffure ! dit-il.
Il pourrait lui rappeler ses infidélités au temps où il n'était qu'un mari absent qu'on rendait ridicule. Mais c'est si loin, même si le souvenir de cette humiliation, de sa dépendance d'alors ne s'efface pas. Les griefs s'accumulent, les incompréhensions se multiplient, chacun évalue ce qu'il a à gagner ou à perdre, à continuer à rester ensemble.
Joséphine craint le divorce plus que tout. Elle se rend à Plombières pour tenter de retrouver sa fécondité ; un enfant, n'est-ce pas le seul moyen de retenir Napoléon ?
- Qui vous a fagoté les cheveux comme cela ? ajoute-t-il puisqu'elle continue de le harceler.
Elle quitte le cabinet de travail.
Entre les êtres, c'est comme entre les nations : histoire de force et d'intérêt, d'honneur et de gloire, d'obstination et d'imagination.
Il s'assied à sa table. Il a devant lui l'exemplaire du journal Le Moniteur. Il a voulu que soit publié le rapport que le colonel Sébastiani a rédigé au terme d'un long voyage en Orient. Sébastiani affirme qu'il serait facile, avec six mille hommes, de reprendre l'Égypte. À la lecture du rapport, les Anglais se sont indignés.
Napoléon repousse brutalement la table. Cette nation anglaise n'a pas de mémoire ! Elle est comme Joséphine. Pourquoi n'évacue-t-elle pas Malte, pourquoi ne respecte-t-elle pas le traité d'Amiens et fait-elle mine de s'offusquer, alors qu'elle a fauté la première ?
Hypocrisie !
Il veut savoir ce que veulent vraiment ces Anglais ! Il écarte les prudences de Talleyrand. Assez de diplomatie. Il veut parler directement, sans masque, sans fard, avec l'ambassadeur anglais lord Withworth. Qu'il vienne aux Tuileries, le 18 février 1803 au soir.
Il regarde s'avancer lord Withworth et lui fait signe de s'asseoir à l'une des extrémités de la grande table qui occupe le milieu de son cabinet de travail. L'ambassadeur se tient le dos raide. Il a le visage inexpressif.
Cet homme peut-il comprendre ce que je veux lui dire ? À quoi sert tout cela, si Londres est décidé à la guerre ?
Il faut lui rappeler tout ce que l'Angleterre fait contre la France, contre moi. Une pension accordée à Georges Cadoudal ! Des insultes, des calomnies dans les journaux ! L'accueil réservé aux princes français émigrés !
Au fur et à mesure qu'il récapitule ses griefs, Napoléon cède à la colère.
- Chaque vent qui se lève d'Angleterre ne m'apporte que haine et outrage, s'écrie-t-il. Maintenant, nous voilà revenus à une situation dont il faut absolument sortir. Voulez-vous, ne voulez-vous pas exécuter le traité d'Amiens ?
Il se lève.
- Si vous voulez la guerre, il n'y a qu'à le dire, nous la ferons avec acharnement, s'écrie-t-il. Voulez-vous la paix ? Il faut évacuer Alexandrie et Malte !
Il marche maintenant autour de la table.
- Que dirait le monde si nous laissions violer un traité solennel signé avec nous ? Il douterait de notre énergie.
Il s'immobilise, s'appuie des deux mains à la table.
- Pour moi, mon parti est pris, j'aime mieux vous voir en possession des hauteurs de Montmartre que de Malte !
Lord Withworth reste longuement silencieux, puis il commence à égrener des arguments.
Cet homme-là ne me comprend pas !
Napoléon l'interrompt. Il a respecté le traité point par point, dit-il. Le Piémont, la Hollande, la Suisse dont il s'est fait médiateur, tout cela ne se trouve pas dans le traité. Il est en train d'agir pour que s'opère une réorganisation de l'Allemagne. Mais il en a le droit.
Withworth murmure :
- Le rapport du colonel Sébastiani...
Napoléon rejette le propos. Il n'est pas digne de deux grandes nations.
D'ailleurs, il peut rassurer Withworth. Il faut que Withworth l'écoute avec attention. Il se penche vers l'ambassadeur.
- Je ne médite aucune agression, dit-il. Mon pouvoir n'est pas assez fort pour me permettre impunément une agression non motivée. Il faut que vous ayez tous les torts.
Il se redresse.
Cet homme entend-il seulement ce que je lui dis ?
- Bien jeune encore, je suis arrivé à une puissance, a une renommée auxquelles il serait difficile d'ajouter, reprend Napoléon. Ce pouvoir, cette renommée, croyez-vous que je veuille les risquer dans une lutte désespérée ?
Il semble oublier la présence de Withworth. Il évoque les difficultés d'une traversée de la Manche pour débarquer en Angleterre.
- Cette témérité, Mylord, conclut-il, cette témérité si grande, si vous m'y obligez, je suis résolu à la tenter... J'ai passé les Alpes en hiver !
Il frappe sur la table.
- Vos derniers neveux pleureront en larmes de sang la résolution que vous m'aurez forcé à prendre.
Il se rassied. A-t-il convaincu Withworth ?
- Agissez cordialement avec moi, reprend-il, et je vous promets une cordialité entière. Voyez quelle puissance nous exercerions sur le monde si nous parvenions à rapprocher nos deux nations... Votre marine, et j'ai cinq cent mille hommes... Tout est possible dans l'intérêt de l'humanité et de notre double puissance à la France et à l'Angleterre réunies...
À quoi sert la franchise ?
Les Anglais n'acceptent pas une France forte. Napoléon interpelle Talleyrand le prudent, le précautionneux, qui veut continuer de négocier.
N'est-ce pas la rivalité commencée avec Louis XIV qui se poursuit ? Aggravée parce que je suis le couronnement de la Révolution. Et que les Anglais la refusent. Ils ne feraient sans doute pas la paix avec un Bourbon, mais avec moi, jamais !
Et le Bourbon est aux aguets. Naturellement, il a rejeté la proposition d'abdiquer en faveur de Napoléon.
Le 11 mars, Talleyrand demande à être reçu.
Il tend une dépêche à Napoléon, tout en expliquant que le discours qu'elle relate a peu d'importance - lord Withworth l'en a averti, n'est-ce pas ?
Napoléon parcourt en quelques secondes le texte du message adressé au Parlement par le roi d'Angleterre George III. George III réclame des crédits pour prendre des mesures de précaution...
- La guerre ! s'exclame Napoléon.
Talleyrand récuse l'interprétation. Lord Withworth a répété avec insistance qu'il ne s'agissait en rien d'une préparation des hostilités.
Napoléon veut garder son calme mais la colère monte. Peut-on attendre ainsi d'être souffleté ?
Durant deux nuits, il ne peut effacer de son esprit cette idée que Londres se joue de lui, qu'à la fin il y aura la guerre, que l'Angleterre la veut, après un an de trêve.
Il renvoie Mlle George, presque brutalement, la fait rappeler par Constant. Mais il n'a pas la tête à chanter, à rire ou à aimer.
Le surlendemain, dimanche 13 mars, est jour de réception du corps diplomatique. Il attend calmement le début de l'audience en jouant avec Napoléon-Charles, le fils d'Hortense.
L'un des préfets du palais, M. de Rémusat, annonce que les ambassadeurs ont formé le cercle et attendent le Premier consul. Tous sont présents, et, parmi eux, précise-t-il, lord Withworth.
Ce nom, comme un coup de fouet. Napoléon laisse l'enfant, entre dans le salon de réception, se dirige vers lord Withworth, ignorant les autres ambassadeurs.
- Vous voulez donc la guerre ! lance Napoléon. Nous nous sommes battus dix ans, vous voulez donc que nous nous battions dix ans encore ! Comment a-t-on osé dire que la France armait...
Il parle avec violence, rappelle le contenu des traités.
- Je ne suppose pas non plus que, par vos arrangements, vous ayez voulu intimider le peuple français : on peut le tuer, Mylord, l'intimider, jamais !
Il entend vaguement les propos de l'ambassadeur, qui affirme le désir de paix de l'Angleterre.
- Alors il faut respecter les traités ! crie Napoléon. Malheur à qui ne respecte pas les traités !
Napoléon s'éloigne.
Il s'arrête devant les ambassadeurs d'Espagne et de Russie, et clame que les Anglais refusent de tenir leurs engagements et que, désormais, il faut couvrir les traités d'un crêpe noir.
Il sait bien qu'il n'a pas respecté les usages, qu'il s'est laissé emporter par sa colère, que tout son corps a vibré de courroux, qu'il a dû faire des gestes violents. Il se retourne, dit quelques mots aimables à Withworth, puis il quitte le salon de réception.
Il ne regrette pas l'éclat. Il sent au contraire en lui une résolution plus forte que jamais. Le désir d'agir, d'aller de l'avant, d'en finir avec l'incertitude d'une paix dont l'autre ne veut pas, l'habite.
Il dicte presque tous les jours des ordres aux généraux. Toutes les côtes d'Europe doivent être fermées aux produits anglais. Il faut des hommes aussi : une loi prévoit de lever soixante mille conscrits de vingt ans. Il fait acheter du bois partout, pour construire une flotte.
Il rencontre Fouché, soucieux.
- Vous êtes vous-même, ainsi que nous, un résultat de la Révolution, dit Fouché. Et la guerre remet tout en question.
Napoléon s'emporte. Comment Fouché ne voit-il pas qu'on ne peut reculer là-dessus, sans reculer sur tout ?
- Ce serait contraire à l'honneur. Si l'on cédait sur Malte, les Anglais demanderaient Dunkerque ! Nous ne serons pas les vassaux des Anglais, tant pis pour eux !
Les dés roulent, maintenant.
Napoléon passe à nouveau des nuits paisibles avec Mlle George. Un matin, on lui apporte la première pièce de un franc qui vient d'être frappée. Il la soupèse. Les cinq grammes comportent neuf dixièmes d'argent fin. Voilà une arme et une des raisons de la guerre. Les Anglais ne veulent pas d'une France commerçante et riche, à la monnaie stable. Ils brisent la paix pour étouffer un marchand rival.
Il retourne la pièce. Sous les mots de République française, il voit son effigie.
Il reste longuement ainsi, jouant avec cette pièce, qui est une autre de ses empreintes dans l'Histoire.
Il décide d'aller à la chasse dans les bois qui entourent le palais de Saint-Cloud. Il chevauche dans la forêt. Il est bien dans son corps. La guerre peut venir.
Il reçoit Talleyrand le 1er mai, qui lui présente une lettre de Withworth.
Il la regarde à peine. Les jeux sont faits.
- Si la note contient le mot ultimatum, dit-il, faites-lui sentir que ce mot renferme celui de guerre. Si la note ne contient pas ce mot, faites qu'il le mette, en lui faisant observer qu'il faut enfin savoir à quoi s'en tenir !
On ne peut plus hésiter. Il écoute Talleyrand avancer des arguments pour qu'on négocie encore. Il hausse les épaules, aspire plusieurs prises de tabac, calmement. Il accepte les idées de Talleyrand ; qu'on propose en effet aux Anglais de confier Malte à la Russie, ou bien que les Anglais admettent que les Français s'installent dans le golfe de Tarente en compensation de Malte. Mais il est persuadé qu'ils refuseront.
- D'ailleurs, puisqu'il faut combattre tôt ou tard, avec un peuple auquel la grandeur de la France est insupportable, eh bien, mieux vaut aujourd'hui que plus tard, dit-il.
Il ouvre la fenêtre. Cette journée du 1er mai 1803 est transparente. Des soldats manœuvrent dans les allées du parc, autour du château.
- L'énergie nationale, reprend-il, n'est pas émoussée par une longue paix. Je suis jeune, les Anglais ont tort, plus tort qu'ils n'auront jamais ; j'aime mieux en finir.
Il n'y a plus que quelques jours à attendre, quelques dernières mesures à arrêter. Il aime ce moment, quand l'horizon s'éclaircit et que les lignes deviennent nettes.
Il convoque M. de Barbé-Marbois, ministre du Trésor.
« Mon parti est pris, dit-il. Je donnerai la Louisiane aux États-Unis. » On ne peut la défendre contre les Anglais. « Je leur demanderai une somme d'argent pour payer les frais de l'armement extraordinaire que je projette contre la Grande-Bretagne. »
Attendre encore les réponses de Londres aux dernières propositions.
Il se distrait. Il invite Joséphine, Hortense, Caroline et Cambacérès à monter dans une calèche qu'il décide de mener lui-même dans le parc de Saint-Cloud. Il fouette les six chevaux, qui s'emballent, et il accroche la voiture, qui verse. Il est jeté à terre, contusionné.
On se précipite. Il reste un instant étendu. Il pense à la guerre. À cette suite d'événements imprévisibles qui peuvent changer le cours des choses. Il se redresse, interdisant qu'on le soutienne. De la voiture sortent, indemnes, les passagers.
La nuit tombe. Il entend Joséphine qui propose à Hortense de rester à Saint-Cloud, mais sa fille répond que son mari, Louis, le lui a interdit.
Napoléon crie, sa colère explose, contre son frère et peut-être aussi contre tout ce qui échappe à sa volonté, contre l'avenir qui, à chaque instant, est rempli d'incertitude.
Le 12 mai, Napoléon est à la Malmaison. Il s'est levé plus tôt que d'habitude. Il marche dans le parc. Il entend le galop d'un courrier. Un aide de camp lui apporte un pli. C'est une dépêche de Talleyrand qui annonce que lord Withworth a demandé ses passeports et a quitté Paris. Il doit faire étape à Chantilly, puis gagner lentement, en relais, Calais. Le général Andréossy, l'ambassadeur de France, a déjà quitté Londres et se dirige vers Douvres. Paris est calme, mais de très nombreux badauds silencieux ont guetté le départ de lord Withworth.
La guerre est là.
Napoléon donne un ordre. Il veut partir immédiatement pour Paris.
Aux Tuileries, il confère avec Talleyrand, dicte une ultime proposition pour Withworth, qui sera portée à l'ambassadeur à Chantilly.
Il ne sera pas dit, devant l'Histoire, qu'il n'aura pas tenté jusqu'au dernier moment d'éviter cette guerre, qu'il sait pourtant inéluctable.
Lord Withworth n'a pas répondu.
Napoléon donne des ordres. Que le général Mortier marche vers Le Havre et contrôle la côte. Il passe en revue les six cents élèves du Prytanée du Champ-de-Mars. Le soir, il assiste à une représentation de Polyeucte au théâtre de la République.
L'atmosphère est grave, les vers de Corneille sont écoutés dans une sorte de recueillement. Il lui semble que c'est la première fois qu'il entend :
La vertu la plus ferme évite les hasards
Qui s'expose au péril veut bien trouver sa perte
Il refoule une inquiétude qui monte.
J'ai de l'ambition mais plus noble et plus belle
Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle
Et chaque vers bientôt lui parle au présent :
Périssant glorieux, je périrai content
Je le ferais encor si j'avais à le faire
Le 20 mai, alors qu'il est dans son cabinet des Tuileries, les premiers courriers arrivent en même temps que s'amoncellent les dépêches du télégraphe. Ils annoncent que l'Angleterre a décrété à compter du 16 mai, sans déclaration de guerre, la saisie des navires français et hollandais et de leurs marchandises. Déjà certains courriers rapportent l'arraisonnement de nombreux vaisseaux. Peut-être seront-ils plusieurs centaines à être ainsi capturés, dans ce qui est encore la paix.
Napoléon ordonne qu'à quinze heures des orateurs du gouvernement annoncent devant les trois Assemblées la rupture de la paix d'Amiens. Et, en réponse à l'acte de piraterie anglais, il prescrit l'arrestation de tous les sujets britanniques.
Il va et vient lentement dans son cabinet, passe dans la pièce contiguë où sont déroulées les cartes.
Après dix ans de guerre, la paix d'Amiens n'aura survécu qu'une année !
Et cette guerre qui commence, combien durera-t-elle ?
Il se penche sur la carte de la région de Boulogne. Il suit du doigt les côtes françaises puis anglaises.
- Puisque les Anglais veulent nous forcer à sauter le fossé, dit-il, nous le sauterons.
Il regagne son cabinet.
- En trois jours, reprend-il, un temps brumeux et des circonstances un peu favorables peuvent me rendre maître de Londres, du Parlement, de la banque. Les Anglais pleureront la fin de cette guerre avec des larmes de sang.
Le soir du 25 mai, il se rend au Théâtre-Français, où l'on donne une représentation de Tartuffe.
Dans la nuit, il retrouve Mlle George.
Ordre a été donné à tous les militaires en congé de rejoindre « les drapeaux ».