18.
Ils sont assis autour de lui dans le salon du château de Mortefontaine, la demeure de Joseph. Les croisées sont ouvertes sur la forêt de Senlis qui commence, en ce début du mois de septembre, à roussir.
Napoléon se lève, quitte le cercle, mais d'un signe il exige que Lucien, Joseph, Talleyrand, Roederer, Lebrun, Cambacérès continuent de parler.
Il passe sur la terrasse. L'air est doux, chargé des odeurs de la futaie. Il n'entend plus que les éclats de voix de Lucien. À l'exception de Talleyrand qui est resté silencieux, tous les autres ont accablé Fouché. Ministre trop puissant, jacobin masqué, homme secret qui tient les fils de toutes les conspirations, adversaire du Consulat à vie, obstacle à toute évolution ultérieure.
Ce sont Joseph et Lucien qui ont insisté sur ce dernier point. Et Napoléon s'est contenté d'écouter.
Il sait bien ce à quoi ils pensent tous.
À l'après-moi !
Lucien a même conseillé à Joséphine de se rendre à Plombières en emportant les médecines de ce bon vieux docteur Corvisart. « Allons, ma sœur, prouvez au consul qu'il se trompe, a-t-il dit, et donnez-nous vite un petit césarien. » Il aurait même ajouté - Joséphine l'a rapporté pour que Napoléon la rassure : « Eh bien, si vous ne voulez pas ou si vous ne pouvez pas, il faut que Napoléon ait un enfant d'une autre femme et que vous l'adoptiez, car il faut assurer l'hérédité ; c'est dans votre intérêt, vous devez savoir pourquoi. »
Même Élisa, la sœur du Premier consul, dont Fouché murmure qu'elle est dévorée « par le double hoquet de l'amour et de l'ambition » - Élisa, qui se laisse conduire par les phrases ampoulées de Fontanes, son poète et amant -, s'est mise elle aussi à harceler Joséphine.
À celle-ci qui répondait qu'elle avait eu deux enfants, Élisa a rétorqué de sa voix aiguë :
- Mais, ma sœur, vous étiez jeune alors !
Et Joséphine de fondre en larmes. Napoléon a lancé :
- Ne savez-vous pas, Élisa, que toute vérité n'est pas bonne à dire ?
Et Joséphine de sangloter.
Napoléon donne un coup de cravache sur un massif de fleurs qui couronne une amphore disposée à l'angle de la terrasse.
Souvent, quand il est pris dans des situations qu'il ne peut ou ne veut encore dénouer, il laisse sa colère jaillir. Il saccage le jardin, il casse un vase de porcelaine. Il lui est même arrivé, le matin, de renverser d'un coup de pied Roustam qui peinait à lui enfiler une botte ou se trompait de pied.
Il rentre dans le salon. Roederer se tourne vers lui.
Ils sont unanimes, dit-il.
Napoléon annonce seulement qu'il rentre à Paris.
Il savait, avant cette réunion, qu'il fallait retirer à Fouché le ministère de la Police générale. Il n'a pu accepter cette opposition au Consulat à vie que Fouché a manifestée sans se dissimuler. Fouché est persuadé aussi que le péril aristocrate existe encore ! Allons donc. Les émigrés sont presque tous rentrés et se sont rués au service du Premier consul. Jusqu'à ce Chateaubriand, qui rêve d'un poste diplomatique !
Le seul danger, ce sont les généraux, vieux jacobins rancis que l'ambition et la jalousie aveuglent. Ils ne comprennent pas qu'il faut, pour être admis par les royaumes et les empires d'Europe, que « la forme des gouvernements qui nous environnent se rapproche de la nôtre ou que nos institutions politiques soient un peu plus en harmonie avec les leurs. Il y a toujours un esprit de guerre entre les vieilles monarchies et une République toute nouvelle »
Devenons roi, alors, peut-être accepteront-ils les conquêtes et les transformations de la Révolution et de la République.
Napoléon convoque Fouché aux Tuileries. Il ne veut pas faire de cet homme un ennemi. Mais le calme et l'assurance de Fouché le surprennent toujours et l'irritent.
- Monsieur Fouché, commence Napoléon, vous avez très bien servi le gouvernement. C'est avec regret que je me sépare d'un homme de votre mérite.
Fouché reste imperturbable. Il a ce petit sourire insupportable, comme s'il n'était en rien surpris par ce que Napoléon lui annonce. Il fera partie du Sénat. La suppression du ministère de la Police générale, rattaché désormais au Grand Juge Régnier, à la Justice donc, est imposée par la nouvelle situation internationale.
« Il a bien fallu, explique Napoléon, prouver à l'Europe que je m'enfonçais franchement dans le système pacifique et que je me reposais sur l'amour des Français. »
Mais un homme comme lui sait tout cela, ou ne se paie pas de mots.
- Vous vous en doutiez ? interroge Napoléon.
Naturellement, Fouché acquiesce, demande à présenter un mémoire sur la situation politique et l'emploi des fonds secrets de son ministère.
Napoléon l'écoute parler des périls qui subsistent, de la « coterie d'eunuques politiques qui au premier ébranlement livrerait l'État aux royalistes et à l'étranger ».
Napoléon le fixe. Cet homme est résolu. Il donne une impression de force. Il annonce maintenant qu'il reste dans sa caisse secrète deux millions quatre cent mille francs.
- Citoyen sénateur, dit Napoléon, je serai plus généreux et plus équitable que ne le fut Sieyès à l'égard de ce pauvre Roger Ducos en se partageant devant moi le gras de caisse du Directoire expirant. Gardez la moitié de la somme que vous me remettez ; ce n'est pas trop, comme marque de ma satisfaction personnelle et privée ; l'autre moitié entrera dans la caisse de ma police particulière qui, d'après vos sages avis, prendra un nouvel essor et sur laquelle je vous prierai de me donner souvent vos idées.
Il ne faut jamais cesser d'être sur ses gardes.
Le nouveau chef de la Police politique, Desmarets, vient d'annoncer la capture à Calais d'un prêtre, l'abbé David, qui, tremblant de peur, a avoué servir d'intermédiaire entre le général Moreau et le général Pichegru exilé en Angleterre. Desmarets a cru bon de relâcher l'abbé David, afin de le faire suivre. Mais ses espions seront-ils aussi efficaces que ceux de Fouché ?
C'est Londres, comme chaque fois, qui sert de refuge aux plus déterminés des ennemis, et sans doute les Anglais leur donnent-ils les moyens d'agir. La question revient, hante Napoléon : « Sommes-nous en paix, ou est-ce seulement une trêve ? »
Il a décidé qu'il donnerait chaque 15 du mois un grand dîner. Il y invite des artistes, des fabricants, des diplomates. Le 15 octobre 1802, il présente à Fox, un parlementaire britannique, et à lord Holland trois manufacturiers : Bruguet, Mont-golfier, Touney, qui viennent de participer à l'Exposition de l'industrie nationale et qui ont obtenu une médaille d'or.
Puis, durant le dîner, il interroge Fox, qui est assis à sa droite. Que veut l'Angleterre ? demande-t-il. Pourquoi laisse-t-elle le comte d'Artois, frère de Louis XVI, passer en revue un régiment, alors que Londres ne reconnaît plus cette monarchie, puisqu'elle traite avec la France consulaire ?
Fox se dérobe. Il est partisan de la paix, mais n'est-il pas l'un des seuls ?
Faudra-t-il à nouveau faire la guerre, alors que la paix commence à peine et que, comme chaque citoyen de ce pays, j'en jouis ?
Napoléon se rend en bateau au château de Saint-Cloud avec Hortense, qui maintenant est sur le point d'accoucher. Les rumeurs sur la paternité de Napoléon n'ont pas cessé, au contraire. Mais, après tout, peut-être est-il heureux qu'on le croie ?
Napoléon prend le bras d'Hortense, qui marche péniblement dans les allées du château de Saint-Cloud. Il regarde ce pavillon de l'Orangerie, où, il y a moins de trois années, s'est joué son destin. C'est là qu'il a pris le pouvoir. Mais il pouvait aussi tout perdre.
Il a redécouvert il y a peu le château de Saint-Cloud. Les Tuileries sont tristes. Il y est trop proche de Joséphine. Elle a l'habitude qu'il dorme avec elle. Quant à la Malmaison, c'est son domaine. Saint-Cloud, ce sera chez lui. Et même si Joséphine s'y installe, et il le faut, il a fait aménager pour lui un petit appartement privé au-dessus du cabinet de travail.
À chaque étape d'une vie, il faut des lieux. Ici, à Saint-Cloud, c'est la demeure du Premier consul à vie.
Il avance lentement au milieu de la galerie d'Apollon. Il sourit. De chaque côté de la galerie richement décorée se tiennent les proches, les invités, ou les aides de camp et les femmes. Ils s'inclinent et il les salue d'un petit mouvement de tête.
Il sait que derrière lui, loin derrière lui, suivent Cambacérès et Lebrun. Cambacérès donne la main à Joséphine. Puis viennent les membres de la Maison consulaire, suivis par les valets en livrée verte galonnée d'or.
Il faut une étiquette pour donner à voir le pouvoir et sa hiérarchie.
Il faut que l'on sache que le Premier consul est souverain en son pays, comme n'importe quel autre souverain dans le sien.
D'ailleurs, Napoléon a approuvé Talleyrand quand celui-ci a demandé au gouvernement prussien de sonder Louis XVIII pour savoir si les Bourbons n'accepteraient pas d'abdiquer leurs droits en faveur de Napoléon Bonaparte.
Ainsi, la déchirure politique de la Révolution serait refermée, et resterait l'essentiel, les transferts de propriétés, les nouvelles institutions, le code civil, les chambres de commerce, les lycées.
C'est dimanche. Napoléon prend place dans la chapelle, à la place qu'occupait Louis XVI. À côté de lui, et en avant des deux consuls, s'installe Joséphine, comme une souveraine.
C'est dans cette chapelle qu'on baptise le fils d'Hortense, Napoléon-Charles, né le 10 octobre 1802. Napoléon porte lui-même l'enfant sur les fonts baptismaux. Et peut-être cela accréditera-t-il encore les rumeurs ? Tant pis pour Louis. Il regarde cet enfant. Ce pourrait être en effet un héritier légitime, si c'est de cela dont l'opinion a besoin.
N'est-ce pas ainsi qu'agissaient les rois, et ne faut-il pas qu'il soit de plus en plus royal, pour qu'enfin tout le monde sache que la Révolution est finie ?
Il veut savoir comment le peuple perçoit cette évolution. Il écarte d'un haussement d'épaules et d'une mimique de mépris ceux, comme Lebrun, qui lui déconseillent de se rendre en Normandie, région monarchiste qui peut lui faire un mauvais accueil et où il peut courir des risques.
Précisément c'est là qu'il doit aller.
Le 29 octobre 1802, à six heures du matin, il quitte Saint-Cloud dans sa berline de voyage en compagnie de Joséphine. Il bruine. Il distingue à peine, en avant des voitures, la silhouette de Moustache, son courrier qui l'accompagne dans chacun de ses déplacements.
Il veut prendre son temps. C'est la paix. Si la guerre revient, il faudra à nouveau donner des coups d'éperon, mais, pour l'heure, il peut s'arrêter quand il veut. Il saute de voiture peu après Mantes, marche le long de l'Eure sous un ciel devenu bleu. Il veut voir le champ de bataille d'Ivry. Il couchera ce soir à la préfecture d'Évreux. Le lendemain, il est à Louviers. Puis ce sera Rouen, Honfleur, Dieppe, Le Havre, Beauvais.
À Rouen, tout à coup, il a enfourché son cheval et, suivi de quelques cavaliers d'escorte, il a chevauché jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Il a besoin de ces courses. Il s'arrête sur les hauteurs qui dominent la Seine. Il respire. Il se sent libre, heureux.
Lorsqu'il descend de cheval, il est entouré par la foule. Il est le souverain. Dans le cabinet de travail qui est préparé à chaque étape, il dicte une lettre pour Cambacérès, afin que les journaux de Paris sachent. « J'ai fait ma route au milieu d'une population immense, obligé de m'arrêter à chaque pas, raconte-t-il. Dans tous les villages, à la porte des églises, les prêtres, le dais dehors, entourés d'une grande foule, chantaient des cantiques et jetaient de l'encens. »
Il pouvaient bien, ces eunuques politiques, comme a dit Fouché, critiquer le Concordat ! Et Fouché était l'un d'eux. Sait-il que l'archevêque de Tours vient de déclarer que le « Consulat est le gouvernement légitime, à la fois national et catholique, un gouvernement sans lequel nous n'aurions ni culte ni patrie » ?
Les curés normands le savent, qui m'accueillent et me bénissent.
Au Havre, la ville est illuminée. Napoléon s'avance au milieu de la foule, accompagné de Joséphine.
Ils sont comme un roi et une reine.
Le soir, dans la grande salle de la préfecture, il ouvre le bal.
À Dieppe, il voit s'avancer vers lui un homme vieux, dont le visage lui semble familier. C'est Domairon, l'un de ses professeurs de l'école militaire de Brienne.
Ces temps d'enfance et d'isolement ont donc existé ! Et à leur souvenir il se sent plus fort, invincible.
Il demande à l'un de ses aides de camp de prendre note de la situation de Domairon afin de l'aider si nécessaire.
Détenir le pouvoir, c'est gratifier qui l'on veut, comme on veut.
Il visite les hospices et les manufactures. Sur les routes qui traversent la campagne, les paysans arrêtent les voitures pour le saluer. Il descend, leur parle. Quand les voitures repartent, les paysans les accompagnent en criant : « Vive Napoléon Bonaparte ! Vive le Premier consul ! »
Qui peut le mettre en péril ?
Il écoute d'une oreille distraite Beugnot, le préfet de Seine-Inférieure, qui évoque les prétentions anglaises, le risque de guerre. Il se raidit, marche en prisant, l'air résolu, la voix dure.
- J'en doute encore, commence-t-il, mais si l'Angleterre m'attaque, elle ne sait pas à quoi elle s'expose, non, elle ne le sait pas...
Il s'immobilise, baisse la tête, les yeux mi-clos.
- Vous verrez ce que sera cette guerre, reprend-il. Je ferai tout pour l'éviter, mais si l'on m'y force, je renverserai tout ce que je trouverai devant moi. Je ferai une descente en Angleterre, j'irai à Londres et, si cette entreprise devait manquer, je bouleverserai le continent ; j'asservirai la Hollande, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, j'attaquerai l'Autriche et j'irai jusqu'à Vienne détruire toute espèce d'appui de cette odieuse puissance.
Il se remet à marcher vers la foule des invités qui se pressent, n'osant approcher.
- On verra ce que je peux faire et ce que je ferai. J'en frémis d'avance, mais on me connaîtra.
Il hausse la voix, semble s'adresser à tous et non plus seulement au préfet :
- Au surplus, je n'en continuerai pas moins à travailler à assurer la prospérité de la France ; à faire fleurir son commerce, son agriculture, son industrie.
Il s'arrête devant les invités.
- Et nous serons heureux, en dépit de nos rivaux ! s'exclame-t-il.
Il est heureux. Il a le sentiment que rien ne peut lui résister. Il ne connaît pas la fatigue. C'est comme si les applaudissements, les vivats, les témoignages d'admiration qui l'accompagnent lui donnaient une force renouvelée.
À six heures, presque chaque matin, il est à cheval. Il saute les fossés et les ruisseaux, les haies. L'escorte est distancée. Les chevaux s'écroulent d'épuisement. Il change de monture, repart, ou bien il reçoit les notables, et l'étonnement qu'il lit dans leurs yeux devant ses connaissances précises, son énergie, le stimule encore.
Parfois, il entrevoit, parmi la foule, le visage, la poitrine, le corps d'une femme, et il ressent alors une pointe d'amertume. Il fixe cette jeune femme. Il lit dans ses yeux l'acceptation, la soumission, l'invite même. Il voudrait pouvoir s'avancer, écarter la foule, et il est sûr qu'elle le suivrait.
Il ne supporte pas cette barrière invisible qui lui interdit d'agir comme il le désire.
Et lorsqu'il retrouve Joséphine, qui, souriante et gracieuse, se comporte en souveraine, il la rudoie.
Mais elle est l'épouse du Premier consul. Peu après son retour de Normandie à Paris, un soir de novembre, il accepte de se rendre au Théâtre-Français avec elle. Elle porte une tunique de mousseline rose, droite, qui laisse la poitrine et les bras nus, à l'antique. Elle n'est plus belle mais elle est encore gracieuse.
On donne Iphigénie en Aulide. Il aime la tragédie. Il aime aussi l'atmosphère des théâtres, ce frémissement de la salle quand il s'installe dans la loge, il devine le trouble des acteurs parce qu'il est là, spectateur particulier.
Voici que dans l'obscurité paraît Clytemnestre.
Ma fille il faut partir sans que rien nous retienne
Et sauver en fuyant, votre gloire et la mienne
C'est Mlle George, sculpturale, épaules larges, bras ronds, poitrine lourde, qui déclame d'une voix chaude. Elle se meut avec la vivacité de la jeunesse. Sa peau a la blancheur du marbre.
Il ne peut plus détacher ses yeux de ce corps, de ces mouvements de la tunique, qui laissent deviner des cuisses fortes. Il est pétrifié. Il veut cette femme.
Il rentre aux Tuileries dès la fin de la représentation, sans s'attarder comme il le fait quelquefois. Il convoque Constant. Que le valet de chambre sache qui elle est, qu'il la convoque pour demain soir à Saint-Cloud. Napoléon n'imagine même pas qu'elle refuse. Les actrices sont ainsi. Seulement elles ? Depuis qu'il est entouré de gloire et qu'il détient le pouvoir, il sait que les femmes, toutes les femmes, peuvent être conquises.
Lorsque Mlle George entre, le lendemain au début de la nuit, dans l'appartement privé de Saint-Cloud, Napoléon a appris qu'elle a été la maîtresse de Lucien, qu'elle reçoit l'argent et les hommages du prince Sapieha, un Polonais. Mais c'est ainsi. Le passé ne le concerne pas.
Il s'approche. Il faut toujours quelques passes d'armes avant une reddition. Et celle-ci doit être complète.
- Vous ne devez rien avoir que de moi, dit-il.
Il déchire un voile dont il devine qu'il avait été offert par le prince Sapieha. Il brise à coups de talon une bague et un médaillon.
- Que de moi, répète-t-il.
Il lui fourre dans la gorge un gros paquet de billets de banque.
Il rit. Elle doit revenir. Il trouve près d'elle un moment de paix. Il aime sa juvénilité. Il chantonne avec elle. Il s'endort sur sa poitrine. Est-il possible qu'elle n'ait que seize ans ? Elle en paraît dix de plus. Et lui, dix de moins, murmure-t-elle.
Il rit encore. Elle devient Georgina. Il la reçoit deux à trois fois par semaine à Saint-Cloud, où il réside de plus en plus souvent, et aux Tuileries.
Qu'importe la jalousie de Joséphine, qui parfois s'aventure dans l'escalier privé mais qui recule quand elle aperçoit Roustam qui monte la garde.
Il a aussi conquis le droit au plaisir d'être avec la femme qu'il veut.
Le temps des amours larmoyantes est passé.
Un soir, il dîne à Saint-Cloud avec Joséphine, Roederer et Cambacérès. Georgina doit le rejoindre au milieu de la nuit. Il fixe Joséphine.
- Plus je lis Voltaire, dit-il, plus je l'aime. Jusqu'à seize ans je me serais battu pour Rousseau contre tous les amis de Voltaire, aujourd'hui, c'est le contraire...
Il hoche la tête. Peut-être personne ne comprend-il ce qu'il pense ? Que la vie impose la dure loi de la réalité. Et que Voltaire enseigne cela bien plus que ce rêveur de Rousseau.
- La Nouvelle Héloïse, reprend-il, je l'ai lue à neuf ans. Rousseau m'a tourné la tête.
Il se lève.
Joséphine n'essaie même pas de le retenir. Il ne dort plus avec elle que quand il l'a décidé. De plus en plus rarement.
Il va attendre Georgina, chez lui, en lisant devant le feu. Quand elle arrivera, il écartera de la main les dossiers, et il trouvera la paix en caressant ce corps laiteux.
C'est l'hiver. Il aime ces nuits, ces moments secrets comme s'il était dans une caverne, une sorte d'enfance. Il chantonne. Il récite. Il joue. Puis Georgina s'en va.
Il met son uniforme de Premier consul.
Mais il reste à Saint-Cloud durant tout le mois de décembre. C'est son palais. Il ne se rend aux Tuileries que pour quelques audiences. Le 5 décembre, il reçoit Hawkesbury, le ministre anglais accompagné de l'ambassadeur Withworth. Il observe les Britanniques. Il aurait envie de les secouer, mais il se contente de répéter que les « relations de la France avec l'Angleterre sont le traité d'Amiens, tout le traité d'Amiens, rien que le traité d'Amiens ». Il ne peut s'empêcher pourtant de demander d'une voix courroucée pourquoi l'Angleterre n'a pas, conformément au traité, évacué Malte.
Hawkesbury reste impassible, puis dit que Londres a pris bonne note de l'annexion du Piémont et de l'île d'Elbe par la France. Et du fait que la Hollande n'ait pas été évacuée.
- Ce sont des questions que le traité d'Amiens n'a pas abordées, rugit Napoléon.
Puis il se reprend, reconduit le ministre et l'ambassadeur :
- La paix, dit-il, toute la paix, pour consolider l'Europe ?
Mais, alors qu'il rentre à Saint-Cloud dans la grisaille de ce mois de décembre 1802, Napoléon doute.
La guerre est peut-être à nouveau aux portes. Londres se réjouit de la mort du général Leclerc à Saint-Domingue, de la faillite du projet de reprise en main des Antilles françaises, de l'impossibilité de bâtir un empire colonial d'Amérique. Il faudra bientôt renoncer à la Louisiane, qu'on ne peut aider si la guerre revient.
Napoléon traverse lentement les galeries du palais de Saint-Cloud. Il a exigé que l'on prenne un deuil de dix jours, un deuil de Cour, pour saluer la mort de Leclerc. Les aides de camp portent le crêpe au bras et à l'épée.
Il s'enferme dans son cabinet de travail. Il écrit à Pauline qui doit rentrer de Saint-Domingue avec la dépouille de son mari : « Tout passe promptement sur la terre hormis l'opinion que nous laissons empreinte dans l'Histoire. »
Il convoque Méneval, lui dicte un ordre pour que la surveillance de Toussaint Louverture, enfermé au fort de Joux, dans le Jura, soit renforcée. Il exige qu'on lui retire tous les signes du grade de général que le Noir s'était attribué.
Cet homme va sans doute mourir loin de chez lui, dans l'humidité glacée d'une forteresse.
La vie est implacable, et il faut se plier à son déroulement.
Il n'a aucune haine contre Toussaint Louverture, il ne le méprise pas parce qu'il est noir.
C'est simplement un ennemi. Et peut-être Napoléon a-t-il eu tort, ou bien est-ce le général Leclerc, de ne pas traiter avec lui.
Toussaint Louverture aurait pu être l'allié noir de la France contre l'Angleterre. Mais c'est trop tard.
Napoléon quitte son cabinet de travail, passe dans son appartement privé.
Georgina l'attend. Sait-elle, lui demande-t-il, comment les Anglais l'ont désigné, lui, Napoléon ? « Le mulâtre méditerranéen ! »
Il rit en caressant la peau blanche de Mlle George.