Elle regarde sa montre. Bientôt minuit.
Train de nuit. Les trains de nuit sont comme des failles dans l’espace-temps, des univers parallèles : la vie tout à coup suspendue, le silence, l’immobilité. Les corps engourdis ; somnolences, rêves, ronflements… Et puis le galop régulier des roues sur les rails, la vitesse qui emporte les corps — ces existences, ces passés et ces avenirs — vers un ailleurs encore dissimulé dans les ténèbres.
Car qui sait ce qui peut advenir entre le point A et le point B ?
Un arbre tombé sur la voie, un voyageur malintentionné, un conducteur somnolent… Elle y songe sans vraiment s’appesantir, plus par désœuvrement que par crainte. Elle est seule dans le wagon depuis Geilo et — pour autant qu’elle a pu en juger — personne n’est monté entre-temps. Ce train s’arrête partout. Asker. Drammen. Hønefoss. Gol. ål. Parfois dans des gares dont les quais auront bientôt disparu sous la neige, réduites à un ou deux baraquements symboliques, comme à Ustaoset, où est descendue une seule personne. Elle aperçoit des lumières, au loin, dérisoires dans l’immense nuit norvégienne. Quelques maisons isolées qui laissent leurs lampes de seuil allumées toute la nuit.
Personne dans le wagon : on est mercredi. Du jeudi au lundi, l’hiver venu, le train est presque bondé, essentiellement des jeunes et des touristes asiatiques, car il dessert les stations de ski. L’été, les quatre cent quatre-vingt-quatre kilomètres de la ligne Oslo-Bergen ont même la réputation d’être un des chemins de fer les plus spectaculaires au monde, avec ses cent quatre-vingt-deux tunnels, ses viaducs, ses lacs et ses fjords. Mais au cœur de l’automne nordique, par une nuit glaciale comme celle-ci, en milieu de semaine, il n’y a pas âme qui vive. Le silence qui règne d’un bout à l’autre de l’allée centrale, entre les rangées de sièges, est certes un poil oppressant. Comme si un signal d’alarme avait vidé le train à son insu.
Elle bâille. Malgré la couverture et le masque de nuit mis à sa disposition, elle ne parvient pas à s’endormir. Pas vraiment. Elle est toujours aux aguets dès qu’elle sort de chez elle. C’est son métier qui veut ça. Et ce train vide n’aide guère à se relâcher.
Elle prête l’oreille. Aucune voix ne lui parvient. Pas même le bruit d’un corps qui remue, d’une porte qu’on repousse ou d’un bagage qu’on déplace.
Son regard glisse sur les sièges inoccupés, les cloisons grises, l’allée centrale vide et les vitres obscures. Elle soupire et s’efforce de fermer les yeux.
Le train rouge jaillit du tunnel noir, telle la langue d’une bouche dans le paysage de glace. Bleu ardoise de la nuit, noir opaque du tunnel, blanc bleuâtre de la neige et gris légèrement plus sombre de la glace. Et puis, soudain, ce trait rouge vif — pareil à une traînée de sang qui vint couler jusqu’au bord du quai.
Gare de Finse. Mille deux cent vingt-deux mètres d’altitude. Le point culminant de la ligne.
Les bâtiments de la gare étaient englués dans une carapace de neige et de glace, et les toits étaient recouverts d’édredons blancs. Un couple et une femme attendaient sur le quai — qui ressemblait à une piste de ski de fond sous les lampes jaunes.
Kirsten décolla son visage de la vitre et tout, dehors, retomba dans l’obscurité, éclipsé par l’éclairage à l’intérieur du wagon. Elle entendit la porte soupirer et perçut un mouvement dans l’angle de son champ de vision, tout au bout de l’allée centrale. Une femme dans la quarantaine, comme elle. Kirsten se replongea dans sa lecture. Elle avait réussi à dormir à peine une heure, alors qu’elle avait quitté Oslo depuis plus de quatre. Elle aurait préféré prendre l’avion, ou dormir dans un des wagons-lits, mais sa hiérarchie lui avait refilé un simple billet de train de nuit. Place assise. Restrictions budgétaires obligent. Les notes qu’elle avait prises au téléphone s’affichaient à présent sur l’écran de sa tablette : un corps trouvé dans une église de Bergen. Mariakirken, l’église Sainte-Marie. Une femme massacrée sur l’autel, au milieu des objets du culte. Amen.
— Excuse-moi.
Elle leva les yeux. La femme qui était montée se tenait devant elle. Souriante. Son bagage à la main.
— Ça ne t’ennuie pas si je m’assois en face de toi[1] ? Je ne te dérangerai pas, c’est juste que… eh bien, un train de nuit vide. Je ne sais pas, je me sentirai plus en sécurité.
Si, ça l’ennuyait. Elle lui rendit mollement son sourire.
— Non, non, ça ne m’ennuie pas. Tu vas jusqu’à Bergen ?
— Euh… oui, oui, Bergen. Toi aussi ?
Elle relut ses notes. Le type de Bergen n’avait guère été bavard au téléphone. Kasper Strand. Elle se demanda s’il était aussi peu méticuleux dans ses enquêtes. D’après lui, le soir tombait lorsque le sans-abri qui passait près de Mariakirken avait entendu les cris à l’intérieur de l’église. Au lieu d’aller voir, il avait jugé plus sage de prendre ses jambes à son cou et il était quasiment rentré la tête la première dans une patrouille qui passait par là. Les deux flics avaient voulu savoir où et pourquoi il détalait si vite. Il leur avait alors parlé des hurlements à l’intérieur de l’église. Selon Kasper Strand, les deux patrouilleurs s’étaient montrés ouvertement sceptiques (elle avait cru deviner, à son intonation et à certaines allusions, que le sans-abri était bien connu des services de police), mais il faisait froid et humide cette nuit-là, et ils s’ennuyaient ferme ; à tout prendre, même une nef glaciale d’église valait mieux que ce vent et cette pluie « venus du large ». (C’était ainsi que ce Kasper Strand s’était exprimé — un poète dans la police, songea-t-elle.)
Elle hésita à afficher sur sa tablette le petit film que Strand lui avait envoyé, la vidéo prise dans l’église. À cause de la femme assise en face d’elle. Kirsten soupira. Elle avait espéré que la femme piquerait un roupillon mais, au lieu de cela, elle semblait plus éveillée que jamais. Kirsten lui coula un regard furtif. La femme la dévisageait. Un petit sourire dont Kirsten n’aurait su dire s’il était amical ou moqueur sur les lèvres. Yeux plissés. Puis le regard descendit sur l’écran de la tablette, sourcils froncés, essayant manifestement de déchiffrer ce qui était écrit.
— Tu es dans la police ?
Kirsten réprima un mouvement d’humeur. Considéra le petit sigle représentant un lion et une couronne dans le coin de son écran, avec le mot POLITIET. Elle leva vers la femme un regard qui n’était ni hostile ni amical, ses lèvres minces dessinant un sourire aussi mesuré qu’il était possible sans se montrer offensante. Au commissariat d’Oslo, Kirsten Nigaard n’était pas connue pour sa chaleur humaine.
— Oui.
— Dans quelle branche, si ce n’est pas indiscret ?
Ça l’est, pensa-t-elle.
— Kripos[2].
— Oh, je vois, enfin, non, non, je ne vois pas… C’est un drôle de métier, non ?
— On peut dire ça.
— Et tu vas à Bergen pour… pour…
Kirsten était bien décidée à ne pas lui faciliter la tâche.
— Pour… enfin, tu vois, un… enfin, un crime, quoi ?
— Oui.
Ton sec. La femme se rendit peut-être compte qu’elle était allée trop loin, car elle secoua la tête en pinçant les lèvres.
— Excuse-moi, ça ne me regarde vraiment pas.
Elle fit un geste vers son bagage.
— J’ai une Thermos pleine de café. Tu en veux ?
Kirsten hésita.
— D’accord, finit-elle par répondre.
— Ça va être une longue nuit, dit la femme. Je m’appelle Helga.
— Kirsten.
— Et donc, tu vis seule et tu n’as personne en ce moment, c’est bien ça ?
Kirsten lui coula un regard prudent. Elle avait trop parlé. Sans s’en rendre compte, elle avait laissé Helga lui tirer les vers du nez. Cette Helga était plus fouineuse qu’une journaliste. En tant qu’enquêtrice, Kirsten savait que, même dans les relations interpersonnelles les plus banales, écouter quelqu’un avait toujours à voir avec la recherche de la vérité. L’espace d’un instant, elle s’était dit que cette Helga aurait excellé dans les auditions de témoins. Cela avait d’abord fait sourire Kirsten. Elle connaissait des enquêteurs à la Kripos qui étaient moins doués pour les interrogatoires. Mais maintenant, elle ne souriait plus. Maintenant, l’indiscrétion d’Helga commençait à lui taper sur le système.
— Helga, je crois que je vais dormir un peu, dit-elle. J’ai une longue journée qui m’attend demain. Ou plutôt aujourd’hui, rectifia-t-elle en consultant sa montre. Il reste moins de deux heures avant l’arrivée à Bergen, il faut que je dorme.
Helga la regarda d’un drôle d’air, hocha la tête.
— Bien sûr. Si c’est ce que tu veux.
La sécheresse du ton la décontenança. Il y avait chez cette femme, songea-t-elle, quelque chose qu’elle n’avait pas perçu au départ mais qui, à présent, lui semblait évident : elle n’aimait pas qu’on la contrarie, qu’on lui tienne tête. Une tolérance basse à la frustration, une tendance manifeste à l’emportement, une vision manichéenne du monde : personnalité histrionique, conclut-elle. Elle se souvint des cours à l’école de police sur l’attitude à adopter face à tel ou tel type de personnalité.
Elle ferma les yeux, espérant que cela couperait court à la discussion.
— Je suis désolée, dit soudain Helga au-delà de ses paupières fermées.
Elle les rouvrit.
— Je suis désolée de t’avoir dérangée, répéta-t-elle. Je vais aller m’asseoir ailleurs.
Helga renifla avec un petit sourire condescendant, ses pupilles dilatées.
— Tu ne dois pas te faire beaucoup d’amis.
— Je te demande pardon ?
— Avec ton fichu caractère. Ta façon de rembarrer les gens, ton arrogance. Pas étonnant que tu sois seule.
Kirsten se raidit. Elle allait répliquer quand Helga se leva brusquement et attrapa son bagage rangé au-dessus d’elle.
— Désolée de t’avoir dérangée, lança-t-elle une fois de plus d’un ton cassant en s’éloignant.
Parfait, se dit Kirsten. Trouve-toi une autre cible.
Elle s’était assoupie. Elle rêvait. Dans son rêve, une voix insinuante et venimeuse sifflait dans son oreille « sssalope, esspèce de sssalope ». Elle se réveilla en sursaut. Et sursauta une deuxième fois en découvrant Helga tout près. Assise sur le siège voisin. Son visage penché sur celui de Kirsten, elle l’observait comme un chercheur examine une amibe au microscope.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-elle sèchement.
Helga avait-elle vraiment dit ça ? Salope ? Avait-elle prononcé le mot ou était-ce uniquement dans son rêve qu’elle l’avait fait ?
— Je voulais juste te dire d’aller te faire foutre.
Kirsten sentit la colère la gagner, une colère noire, aussi noire qu’un nuage d’orage.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
À 7 h 01, le train entra en gare de Bergen. Dix minutes de retard, autant dire rien pour la NSB, se dit Kasper Strand en battant la semelle sur le quai. Il faisait nuit noire et il ferait nuit noire sur Bergen jusqu’à 9 heures du matin par un temps couvert comme celui-ci. Il la vit descendre le marchepied, poser le bout d’une chaussure sur le quai. Elle leva la tête et le repéra aussitôt parmi les rares personnes présentes à cette heure.
« Flic », lut-il dans son regard, quand elle l’arrêta sur lui. Et il sut ce qu’elle voyait : un policier un peu balourd, le crâne dégarni, le menton mal rasé et la bedaine due à la Hansa pointant sous sa veste en cuir démodée.
Il s’avança vers elle. En essayant de ne point trop regarder ses jambes. Il était un peu surpris par sa tenue. Au-dessous du manteau d’hiver à capuche bordée de fourrure, assez court au demeurant, elle portait un tailleur-jupe des plus stricts, un collant couleur chair et des bottines à talons. Peut-être était-ce la mode dans la police cet automne à Oslo ? Il la voyait bien sortir ainsi d’une salle de conférences du Radisson Plaza, près de la gare centrale, ou d’un building de la DnB NOR Bank. Indiscutablement jolie, quoi qu’il en soit. Il lui donna entre quarante et cinquante ans.
— Kirsten Nigaard ?
— Oui.
Elle lui abandonna sa main gantée et il hésita à la serrer tant cette main était molle, comme s’il n’y avait pas d’os à l’intérieur, comme si son gant était rempli d’air.
— Kasper Strand, de la police de Bergen, dit-il. Bienvenue.
— Merci.
— Pas trop long, ce voyage ?
— Si.
— Tu as réussi à dormir ?
— Pas vraiment.
— Viens, suis-moi. (Et il tendit une pogne rougeaude vers l’anse du sac mais, du menton, elle lui fit signe que ça allait, qu’elle préférait le porter elle-même.) Du café t’attend à l’hôtel de police. Il y a aussi du pain, de la charcuterie, des jus de fruits et du brunost. Après, on attaque.
— J’aimerais d’abord voir la scène de crime. C’est tout près d’ici, si je ne me trompe pas ?
Il se tourna vers elle en marchant sous la grande verrière, haussa un sourcil, frotta sa barbe de six jours.
— Quoi ? Là, tout de suite ?
— Si ça ne t’ennuie pas.
Kasper essaya de dissimuler son agacement, mais il n’était pas très bon à ce jeu-là. Il la vit sourire. Un sourire sans chaleur, qui ne lui était pas destiné, mais qui venait sans doute confirmer une pensée qu’elle avait eue d’emblée à son sujet. Et merde.
Un échafaudage et une immense bâche masquaient la grande horloge lumineuse à la gloire du Bergens Tidende. Le quotidien le plus important de la Norvège de l’Ouest ferait sans doute sa une sur le meurtre de l’église ce matin. Ils tournèrent à droite dans le hall, passèrent devant le magasin Deli de Luca et s’engouffrèrent sous la petite voûte venteuse et humide devant laquelle se trouvait la station de taxis. Pas le moindre taxi en vue, comme d’habitude, malgré la demi-douzaine de clients qui attendaient, éclaboussés par la pluie oblique. Il avait garé sa Saab 9–3 de l’autre côté de la rue, sur les pavés. Il y avait quelque chose d’indéniablement provincial dans ces jardins et ces bâtiments somme toute modestes. En tout cas provincial au sens qu’on devait donner à ce terme à Oslo.
Il avait faim. Il était resté toute la nuit sur la brèche, avec le reste du groupe d’enquête du Hordaland.
Quand elle se laissa tomber à côté de lui, son manteau sombre s’ouvrit et sa jupe remonta, dévoilant de beaux genoux dans la lueur du plafonnier. Ses cheveux blonds se mêlaient en boucles rebelles sur le col de son manteau, mais ils étaient lisses ailleurs et séparés par une raie bien nette du côté gauche au sommet du crâne.
Sa blondeur n’avait rien de naturel : il distinguait les racines sombres et les sourcils foncés, qu’elle avait épilés pour les amincir. Elle avait des yeux d’un bleu presque dérangeant, un nez droit un peu long et des lèvres minces mais joliment dessinées. Et un grain de beauté à la pointe du menton, légèrement désaxé à gauche.
Tout dans ce visage disait la détermination.
Une femme dans le contrôle, calme, obsessionnelle.
Il ne la connaissait que depuis dix minutes mais il se surprit à penser qu’il n’aurait pas aimé l’avoir pour partenaire. Il n’était pas sûr qu’il aurait pu supporter longtemps son caractère, ni d’avoir à éviter constamment la vision de ses jambes.