À Toulouse aussi il pleuvait — mais il n’y avait pas de neige. En ce début d’octobre, la température frisait les quinze degrés.
— La Maison au bout de la rue, dit le lieutenant Vincent Espérandieu.
— Hein ?
— Rien. C’est le titre d’un film d’horreur.
Dans la pénombre de la voiture, le commandant Martin Servaz s’attarda à contempler la haute silhouette près du talus de la voie ferrée. Lugubre — avec ses deux étages, son toit luisant et le grand arbre qui projetait une ombre sinistre sur sa façade. La nuit était tombée et les rideaux de pluie qui balayaient le terre-plein les séparant de la bâtisse donnaient l’impression qu’ils étaient parvenus au bout du monde.
Drôle d’endroit pour vivre, se dit-il, coincé entre les voies ferrées et le fleuve, à cent mètres des dernières maisons de ce quartier miteux, avec pour tout voisinage des entrepôts recouverts de tags. C’était du reste le fleuve qui les avait conduits jusqu’ici : trois femmes qui faisaient leur jogging le long de la Garonne, les deux premières agressées et violées, la troisième poignardée à de multiples reprises — à l’unité des soins intensifs du CHU de Toulouse, elle venait de succomber à ses blessures. Les trois agressions avaient eu lieu dans un rayon de moins de deux kilomètres autour de la maison. Et l’homme qui vivait ici figurait dans le FIJAIS[3], le fichier des délinquants sexuels violents. Multirécidiviste. Sorti de prison cent quarante-sept jours plus tôt sur décision d’un juge d’application des peines après avoir purgé les deux tiers de la sienne.
— T’es sûr que c’est là ?
— Florian Jensen, 29, chemin du Paradis, confirma Espérandieu, sa tablette ouverte sur les genoux.
Le front appuyé contre la vitre perlée de pluie, Servaz tourna son regard vers le terrain vague à sa gauche — une friche obscure envahie par les hautes herbes et les pousses d’acacias. Il avait entendu dire qu’une grande entreprise spécialisée dans la construction d’autoroutes, la distribution d’énergie et les parkings hors de prix projetait d’y bâtir cent quatre-vingt-cinq logements, une crèche et une résidence pour seniors. Sauf qu’il s’agissait d’un ancien site industriel et que les teneurs en plomb et en arsenic des sols étaient deux fois supérieures à la norme. Selon certaines associations de défense de l’environnement locales, la pollution touchait même la nappe phréatique. Ce qui n’empêchait pas les riverains d’y puiser l’eau de leurs puits et d’arroser leurs potagers avec.
— Il est là, dit Vincent.
— Comment tu le sais ?
Espérandieu montra sa tablette.
— Ce crétin est connecté sur Tinder.
Servaz lui lança un regard chargé d’incompréhension.
— C’est une application, précisa son adjoint en souriant. (Son patron n’était pas vraiment un geek, pas vraiment un nerd non plus, contrairement à lui.) Ce type est un violeur. Alors, je me suis dit qu’il y avait des chances pour qu’il ait téléchargé Tinder. C’est une application de rencontres… Elle repère dans un rayon de quelques kilomètres toutes les meufs qui ont aussi téléchargé l’appli sur leur téléphone. Pratique, non, pour les ordures dans son genre ?
— Une application de rencontres ? répéta Servaz comme si on lui parlait d’une planète perdue au fin fond de l’univers.
— Oui.
— Et ?
— Et je me suis créé un faux profil pour attirer le poisson dans mes filets. Ça vient de matcher. Tiens, regarde.
Servaz se pencha sur l’écran, qui brillait doucement dans la pénombre, et il vit le portrait d’un jeune homme. Il reconnut le suspect. À côté se trouvait celui d’une jolie blonde qui n’avait pas plus de vingt ans.
— Sauf que maintenant faut y aller. On est repérés… Ou plutôt, c’est Joanna qui l’est.
— Joanna ?
— Mon faux profil. Blonde, un mètre soixante-dix, dix-huit ans, libérée. Putain, j’ai déjà plus de deux cents matches ! En moins de trois jours… Ce truc va révolutionner le dating.
Servaz n’osa pas lui demander de quoi il parlait. Vincent avait tout juste dix ans de moins que lui mais ils n’auraient pu être plus dissemblables. Alors qu’à quarante-six ans Servaz ne ressentait que stupeur et perplexité devant la vie moderne — ce mariage contre nature de la technologie, du voyeurisme, de la publicité et du commerce de masse —, son adjoint écumait forums et réseaux sociaux et passait bien plus de temps sur son ordinateur que devant sa télé. Servaz savait qu’il était un homme du passé — et que le passé n’était plus pertinent. Il était semblable à ce personnage interprété par Burt Lancaster dans Violence et passion — ce vieux professeur qui mène une existence recluse dans son hôtel particulier romain rempli d’œuvres d’art, jusqu’au jour où il a le malheur de louer le dernier étage à une famille moderne, bruyante et vulgaire. Le voilà confronté malgré lui à l’irruption d’un monde qu’il ne comprend plus. Mais qui finit par le fasciner. De même, Servaz devait bien se l’avouer, il ne comprenait plus grand-chose à ce troupeau d’individus, à leurs gadgets infantiles et à la puérilité de leur agitation.
— Il envoie message sur message, commenta Vincent. Il est accro.
Son adjoint referma la tablette et s’apprêtait à la fourrer dans la boîte à gants quand il arrêta son geste.
— Ton arme est là-dedans, constata-t-il.
— Je sais.
— Tu la prends pas ?
— Pour quoi faire ? Ce type a toujours opéré de la même manière : arme blanche. Et, chaque fois qu’on l’a arrêté, il n’a pas opposé de résistance. Et puis, tu as la tienne…
Sur ce, Servaz descendit. Espérandieu haussa les épaules. Il vérifia la présence de la sienne dans son étui, ôta le cran de sûreté et l’imita. Aussitôt, la pluie oblique et froide lui mouilla le front.
— T’es une vraie tête de mule, tu le sais ça ? dit-il en se mettant en marche sous l’averse.
— Cedant arma togae. Que les armes le cèdent à la toge.
— On devrait enseigner le latin à l’école de police, ironisa Espérandieu.
— La sagesse des Anciens, rectifia Servaz. J’en connais certains qui pourraient en faire leur profit.
Ils traversèrent le terre-plein boueux en direction du petit bout de jardin entouré d’un grillage qui se trouvait sur le devant de la maison. Un gigantesque tag peint à la bombe couvrait presque entièrement le mur sud, dont l’unique fenêtre était maçonnée. Il y avait deux fenêtres par étage sur le devant, côté jardin, mais les volets étaient clos.
Le portail émit un grincement rouillé quand Servaz le poussa. Dans une fréquence si haute, si stridente, qu’il fut immédiatement certain que le bruit avait été entendu à l’intérieur de la maison, malgré l’orage. Il jeta un coup d’œil à Vincent, qui hocha la tête.
Ils remontèrent la courte allée entre des plants de légumes laissés à l’abandon, envahis par les mauvaises herbes.
Soudain, Servaz s’immobilisa. Il y avait une forme noire sur leur droite. Près de la maison. Un molosse sorti de sa niche les observait. Sans bouger. Silencieux.
— Pitbull, commenta Espérandieu à voix très basse et tendue en le rejoignant. Normalement, il ne devrait plus y avoir un seul chien de première catégorie en circulation puisque, depuis 1999, la loi interdit la reproduction et oblige à les stériliser. Or tu sais qu’on en compte plus de cent cinquante rien qu’à Toulouse ? Et plus de mille chiens de deuxième catégorie…
Servaz détailla la chaîne : assez longue pour que le molosse puisse parvenir jusqu’à eux. Vincent avait sorti son arme. Martin se demanda si ça suffirait à stopper l’animal dans son élan s’il lui prenait l’envie d’arracher une gorge ou deux.
— Avec deux flingues, on aurait eu plus de chances de l’arrêter, fit remarquer judicieusement son adjoint.
Mais le chien ne mouftait pas. Aussi silencieux qu’une ombre. Une ombre avec deux petits yeux brillants. Servaz grimpa l’unique marche sur laquelle la pluie crépitait en surveillant le clebs du coin de l’œil, et il pressa le téton métallique de la sonnette. À travers la vitre dépolie, il entendit le son aigrelet se répandre dans la maison. C’était noir de l’autre côté. Comme dans un four.
Puis il perçut les pas. Et la porte s’ouvrit.
— Qu’est-ce que vous voulez, putain ?
L’homme était plus petit que lui. Très mince, presque maigre. Il devait peser dans les soixante kilos pour un mètre soixante-dix. Plus jeune aussi. Dans les trente ans. Sa tête entièrement rasée. Servaz nota certains signes : les joues caves, les yeux enfoncés dans leurs orbites et les pupilles en têtes d’épingle, bien qu’il n’y eût presque pas de lumière là où il se tenait.
— Bonsoir, dit-il poliment en dégainant son écusson. Police judiciaire. On peut entrer ?
Il vit le crâne rasé hésiter.
— On veut juste vous poser quelques questions au sujet des trois femmes qui se sont fait agresser près du fleuve, s’empressa-t-il d’ajouter. Vous avez dû lire ça dans les journaux.
— Je lis pas les journaux.
— Alors, sur Internet.
— Non plus.
— Ah. On fait toutes les maisons dans un rayon d’un kilomètre, mentit-il. Enquête de voisinage, le truc habituel…
Les yeux en têtes d’épingle allaient de Servaz à Vincent et retour. Il avait une peau aussi blanche que de l’os et un cou maigre entre des épaules osseuses. Servaz se dit qu’il devait penser à la blonde qu’il croyait avoir matchée sur Tinder — un vrai miracle, non, avec une tronche pareille ? — et qu’il n’avait qu’une hâte : qu’ils décampent pour pouvoir reprendre sa drague électronique. Qu’aurait-il fait avec elle si elle avait réellement mordu à l’hameçon ? fut la question que le flic se posa ensuite. Il avait lu son dossier…
— Il y a un problème, monsieur ?
Servaz avait volontairement adopté un ton soupçonneux, en haussant les sourcils d’un air perplexe.
— Hein ? Non… non, y a pas d’problème… Entrez. Mais magnez-vous, OK ? Je dois donner son médicament à maman.
Jensen fit un pas en arrière et Servaz franchit le seuil. Il pénétra dans un couloir presque aussi sombre et étroit qu’une galerie de mine, avec une zone faiblement éclairée dans le fond et une bande de lumière grise émanant d’une porte à deux mètres de là sur la gauche. Il pensa à un réseau de grottes fugitivement illuminées par les lampes de spéléologues. Ça sentait l’urine de matou, la pizza, la transpiration et le tabac froid. Et aussi une autre odeur, qu’il identifia pour l’avoir reniflée à maintes reprises dans des appartements du centre-ville où on retrouvait les cadavres de vieilles dames oubliées de Dieu et des hommes : l’odeur douceâtre des médicaments et de la vieillesse. Il fit un pas de plus. De chaque côté, des murailles de cartons empilés contre les murs, presque jusqu’à hauteur d’appui, affaissés sur eux-mêmes sous le poids de ce qu’ils contenaient : vieux abat-jours, piles de revues poussiéreuses, paniers en osier pleins de choses inutiles. Ailleurs, les meubles, lourds et sans grâce, ménageaient à peine le passage pour une personne. Plus un garde-meubles qu’une maison…
Il parvint à la porte et jeta un coup d’œil sur sa gauche. Ne vit d’abord que les formes noires d’un mobilier surchargé avec, au centre, la petite étoile d’une lampe de chevet posée sur une table de nuit. Puis le tableau se précisa et il découvrit la créature au fond du lit. La mère malade, sans l’ombre d’un doute. Il n’était pas préparé à ça — qui aurait pu l’être ? — et il eut un mouvement de déglutition involontaire. La vieille femme était mi-assise mi-couchée, adossée à un invraisemblable amoncellement d’oreillers, eux-mêmes appuyés contre une tête de lit en chêne sculpté. Sa chemise de nuit élimée bâillait sur une poitrine osseuse et tavelée. Son visage, avec ses pommettes saillantes, ses yeux profondément enfoncés dans les cavernes noires des orbites et les rares touffes de cheveux gris sur les tempes, laissait deviner le crâne qu’il deviendrait sous peu, telle une vanité. Servaz aperçut des dizaines de tubes de médicaments sur le napperon de la table de nuit et aussi un tuyau qui s’élevait du bras noueux de la vieille femme pour rejoindre une poche de perfusion suspendue à une potence. C’étaient bien les prémices de la mort qui étaient à l’œuvre ici ; la mort occupait dans cette chambre beaucoup plus de place que la vie. Mais le plus choquant était les yeux eux-mêmes. Larmoyants, ils fixaient Servaz du fond du lit. Et, malgré la fatigue, la lassitude, la maladie, ils brillaient de méchanceté. En repensant au nom de l’impasse — chemin du Paradis —, il se demanda s’il n’était pas plutôt sur celui de l’Enfer.
À part ça, la momie avait un mégot jauni coincé entre ses lèvres craquelées et elle fumait comme un pompier : Servaz vit un cendrier plein posé à côté d’elle et un épais nuage au-dessus du lit. Remué par cette vision, il s’avança jusqu’au salon faiblement éclairé par la lueur palpitante d’un téléviseur et celle des écrans d’ordinateur disposés sur un grand plan de travail. Il devina tout un réseau de pièces communiquant entre elles par des arches basses, un escalier en bois, un tas de recoins. Quelque chose frôla ses jambes et il distingua des formes allant et venant dans la pénombre, sautant d’un meuble à l’autre. Il y en avait des dizaines, de couleurs et de tailles variées. Des chats… Ça grouillait de chats, là, dans le noir. Servaz discerna aussi les soucoupes claires posées un peu partout dans la pénombre, remplies de nourritures diverses qui séchaient et noircissaient, et il fit attention où il mettait les pieds.
L’air était encore plus lourd et irrespirable que dans le couloir ; il crut discerner un vague remugle derrière l’odeur de bouffe à chats en train de se décomposer : une trace olfactive qui évoquait le poisson, l’eau de Javel — et il pinça les narines.
— On ne pourrait pas allumer ? dit-il. Il fait noir comme dans un four ici.
Leur hôte tendit le bras. Le faible halo d’une lampe d’architecte éclaira la portion de bureau encombrée d’écrans, laissant tout le reste dans l’ombre. Servaz aperçut néanmoins un canapé et un bahut dans la pénombre.
— Ces questions, vous me les posez ou pas ?
Jensen avait une voix un brin zozotante ; le flic devina derrière la provocation de façade une grande timidité.
— Vous allez vous balader, des fois, sur le chemin de halage le long du fleuve ? demanda Espérandieu dans le dos du jeune homme, l’obligeant à se retourner.
— Nan.
— Jamais ?
— Je vous ai dit que non, répondit Jensen en surveillant Servaz du coin de l’œil.
— Vous n’avez pas entendu des rumeurs au sujet de ce qui s’y est passé ?
— Non mais… vous déconnez ou quoi ? Z’ avez vu où on vit, ma mère et moi ? C’est qui qui les aurait rapportées, ces rumeurs, d’après vous ? Le facteur p’t-êt’ ? Personne vient jamais ici.
— Sauf les gens qui vont courir le long du fleuve, fit remarquer Servaz.
— Mouais… y en a qui garent leurs voitures là-devant, sur ce putain de terrain vague, c’est vrai…
— Des hommes ? Des femmes ?
— Ben, les deux, tiens. Même que certaines ont des clebs avec elles et que ça fait aboyer Fantôme.
— Et vous les voyez passer devant vos fenêtres.
— Et après ?
Il y avait quelque chose là-bas, sous le bahut, dans la pénombre. Servaz l’avait repéré dès qu’il était entré. Ça ne bougeait pas — ou à peine. Il fit un pas de plus.
— Hé ! Où vous allez comme ça ? Si c’est une perquise, vous…
— Trois femmes ont été agressées sur le chemin à moins de deux kilomètres d’ici, intervint Vincent, obligeant Jensen à tourner la tête vers lui. Elles ont toutes fait la même description…
Servaz sentit que le jeune homme se raidissait. Il se déplaça imperceptiblement vers le bahut.
— Elles ont décrit un homme portant un sweat à capuche, un mètre soixante-dix environ, mince, dans les soixante kilos…
En réalité, les trois femmes avaient brossé trois portraits robots passablement différents, comme souvent. Le seul point commun : l’agresseur était petit et maigre, mais avec une grande force.
— Qu’est-ce que vous faisiez les soirs des 11 octobre, 23 octobre et 8 novembre entre 17 et 18 heures ?
Jensen fronça les sourcils, mimant une réflexion profonde, quelqu’un qui se creuse intensément le ciboulot, et Servaz pensa au jeu d’acteur de ces figurants japonais dans Les Sept Samouraïs.
— Le 11, j’étais avec mes potes Angel et Roland. On tapait le carton chez Angel. Le 23, idem. Le 8 novembre, Angel et moi on est allés au cinéma.
— Quel film ?
— Un truc avec des zombies et des scouts dans le titre.
— Des zombies et des scouts ? releva Vincent. Scout’s Guide to the Zombie Apocalypse, confirma-t-il. Sorti le 6 novembre. Je l’ai vu aussi.
Servaz regarda son adjoint comme il aurait regardé un Martien.
— C’est bizarre, dit-il doucement, obligeant Jensen à tourner une nouvelle fois la tête, j’ai plutôt une bonne mémoire en général. Mais, là, comme ça, spontanément, je suis pas sûr de pouvoir dire ce que je faisais le 11 octobre au soir, ni le 23, tu vois ? Je me souviens du 25, parce que c’est le jour où un collègue est parti à la retraite. C’était un jour, disons, spécial… mais aller au cinéma ou jouer aux cartes avec des potes, c’est spécial, ça ?
— Zavez qu’à leur demander, vous verrez bien, répliqua Jensen d’un air boudeur.
— Oh, je suis sûr qu’ils confirmeront, dit Servaz qui savait déjà qu’ils trouveraient les deux fournisseurs d’alibis dans un de leurs fichiers. Tu as leurs noms de famille ?
Comme il s’y attendait, Jensen s’empressa de les leur fournir.
— Écoutez, ajouta-t-il, comme s’il recouvrait brusquement la mémoire. Je vais vous dire pourquoi je m’en souviens aussi bien…
— Ah ? Vraiment ?
— Parce que, quand j’ai vu cette fille qui avait été violée dans le journal, j’ai immédiatement noté ce que je faisais ce jour-là…
— Je croyais que tu lisais pas le journal ?
— Ouais, ben, j’ai menti.
— Pourquoi ça ?
Jensen haussa les épaules. Son crâne nu luisait dans la pénombre. Il passa une main pleine de bagouzes dessus, du front vers la nuque, où il y avait un tatouage.
— Parce que j’avais pas envie d’entamer la conversation avec vous, tiens. J’avais qu’une envie : que vous vous barriez.
— T’étais occupé, peut-être ?
— P’t-êt’ ben, ouais.
— Donc, tu as noté ce que tu faisais chaque fois, c’est ça ?
— C’est ça. Et vous savez très bien qu’on fait tous ça.
— « On ». C’est qui on ?
— Les mecs comme moi — les mecs qu’ont déjà été en zonzon pour ça… On sait bien que la première chose que les flicaillons dans vot’ genre vont nous demander, c’est où on était à ce moment-là. Si un keum qu’a déjà été condamné est incapable de se souvenir de ce qu’il foutait quand une fille a été violée dans les environs, ben… y a de grandes chances pour que ce soit lui, le pointeur, vous m’ suivez ?
— Et tes deux potes, là, Angel et Truc — ils ont déjà été condamnés, eux ?
Ils virent Jensen se rembrunir.
— Ouais. Et après ?
Servaz jeta un coup d’œil sous le bahut. L’ombre avait bougé. Deux yeux craintifs l’observaient.
— Quel âge avais-tu la première fois ? demanda Espérandieu tout à trac.
Le tonnerre fit trembler les vitres et un éclair illumina brièvement le salon.
— La première fois ?
— La première fois que tu as agressé sexuellement une femme…
Servaz surprit le regard de Jensen. Il avait changé d’expression. Il brillait littéralement.
— Quatorze, dit-il d’une voix soudain très froide et très distincte.
Servaz se pencha un peu plus. Le petit chat blanc au-dessous du bahut levait la tête vers lui et le regardait depuis l’ombre, partagé entre la peur et l’envie de venir se frotter dans ses jambes.
— J’ai lu ton dossier. C’était une camarade de classe. Tu l’as violée derrière le gymnase.
— Elle m’avait provoqué.
— Tu l’as insultée. Puis tu l’as giflée, frappée…
— C’était une salope, elle couchait déjà avec tout le monde. Une queue de plus ou de moins, qu’est-ce que ça pouvait lui foutre ?
— Plusieurs fois… À la tête… Très violemment… Traumatisme crânien… Et puis, après ça, tu l’as violée avec une pompe du gymnase — une pompe pour gonfler les ballons… Elle ne pourra jamais avoir d’enfants, tu le sais ?
— C’était il y a longtemps…
— Tu as éprouvé quoi, à ce moment-là, tu t’en souviens ?
Un silence.
— Vous pouvez pas comprendre, suggéra Jensen d’une voix déplaisante, soudain pleine de vantardise.
Servaz se raidit. Cette voix. De l’arrogance et de l’égoïsme à l’état pur. Il tendit une main vers le dessous du bahut. Le petit chat blanc en émergea lentement. Il s’approcha craintivement et Servaz sentit une langue minuscule et râpeuse au bout de ses doigts. D’autres chats rappliquèrent aussitôt, mais Servaz les repoussa pour se concentrer sur la petite boule blanche.
— Explique-moi, dit Espérandieu — et Servaz entendit, derrière le ton patient de son adjoint, la rage et le dégoût qui faisaient comme un écho dans sa voix.
— Pour quoi faire ? Vous parlez de choses dont vous ignorez tout, vous n’avez pas la moindre idée de ce que les gens comme nous éprouvent… de… l’intensité de nos émotions, de la… puissance de nos expériences. Les fantasmes des gens de votre espèce — ceux qui se conforment à la loi et à la morale, ceux qui vivent dans la crainte de la justice et du regard des autres — seront toujours à des années-lumière de la vraie liberté, du vrai pouvoir. Nos vies sont tellement plus riches, plus intenses que les vôtres.
La voix de Jensen sifflait à présent.
— J’ai été en prison, j’ai payé, vous ne pouvez plus rien contre moi. Aujourd’hui, je respecte la loi…
— Ah ouais ? Et comment tu fais ? Pour refréner tes pulsions, je veux dire ? Pour pas passer à l’acte ? Tu te masturbes ? Tu vas voir les prostituées ? Tu prends des médocs ?
— … mais j’ai rien oublié, poursuivit Jensen sans tenir compte de l’interruption. Je ne regrette rien, je ne renie rien, je ne ressens aucune culpabilité. Je ne vais pas m’excuser d’être comme Dieu m’a fait…
— C’est ça que tu as ressenti en essayant de violer ces trois femmes au bord de la Garonne ? demanda Espérandieu d’un ton patient. Je dis bien essayer. Parce que tu n’as même pas joui. Si tu as poignardé cette fille avec une telle rage, c’est parce qu’elle n’a même pas réussi à te faire bander, c’est bien ça ?
Servaz savait ce que son adjoint essayait de faire : vexer Jensen, le faire réagir, le pousser à se justifier, à se vanter. Ça ne marchera pas…
— J’ai violé quatre femmes et j’ai payé pour ça, répondit froidement celui-ci. J’en ai envoyé trois à l’hôpital. (Il avait dit cela comme un footballeur se vantant d’avoir marqué des buts.) Reconnaissez que je n’ai pas l’habitude de faire les choses à moitié. (Il émit un petit ricanement grinçant, qui fit se dresser les poils sur la nuque de Servaz.) Vous voyez bien que ça ne peut pas être moi…
Cette ordure disait vrai. Dès les premières minutes, Servaz avait acquis la conviction que ça n’était pas lui. Pas cette fois, en tout cas… Il regarda le chat blanc.
Et frémit.
Il lui manquait une oreille. À la place, il y avait une cicatrice rose.
Un petit chat blanc avec une oreille en moins — où avait-il déjà vu ça ?
— Laissez mon chat tranquille, dit Jensen.
« Laissez mon chat tranquille »…
Brusquement, ça lui revint. La femme assassinée dans sa maison de campagne au mois de juin, près de Montauban. Il avait lu le rapport. Elle vivait seule, elle avait été violée puis étranglée après avoir pris son petit déjeuner : le légiste avait trouvé du café, des restes de pain aux céréales, de confiture d’agrumes et de kiwi dans son bol alimentaire. Il faisait chaud. Toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes pour laisser entrer la fraîcheur du matin. L’agresseur n’avait eu qu’à en enjamber une. Sept heures du mat’ et des voisins à moins de trente mètres. Malgré ça, personne n’avait rien vu, rien entendu — et les gendarmes n’avaient aucune piste. Aucun indice. La seule chose qu’ils avaient notée, c’était que le chat de la femme avait disparu.
Un chat blanc avec une seule oreille…
— Ce n’est pas ton chat, dit doucement Servaz en se relevant.
Il eut l’impression que l’air s’épaississait. Il grimaça. Sentit tous ses muscles durcis par les toxines de la tension. Jensen ne bougeait plus. Silencieux. Un nouvel éclair illumina le salon ; seules les têtes d’épingle de ses yeux naviguaient dans sa face crayeuse, roulant de l’un à l’autre.
— Reculez, dit-il tout à coup.
Une arme dans sa main pleine de bagouzes. Au temps pour moi, songea Servaz en lançant un coup d’œil à Vincent.
— Reculez.
Ils obéirent.
— Ne fais pas de bêtise, dit Espérandieu.
Soudain, Jensen s’élança. Avec la vivacité d’une souris, il contourna plusieurs meubles, ouvrit une porte à l’arrière et disparut, tandis que le vent et la pluie s’engouffraient dans la pièce. Servaz resta un instant interdit — puis se lança à sa poursuite.
— Où tu vas ? hurla Vincent derrière lui. MARTIN ! Où TU VAS ? Tu n’es MÊME pas armé !
La porte vitrée battait au vent et tapait contre le mur arrière de la maison. Elle donnait sur le talus de la voie ferrée, mais un grillage interdisait l’accès à celui-ci. Au lieu de l’escalader, Jensen l’avait longé et se précipitait à présent à travers le terre-plein balayé par la pluie. Servaz émergea à son tour à l’arrière. Dans la lueur des éclairs, il leva les yeux vers la ligne électrique de la voie ferrée, en haut du remblai, cherchant Jensen des yeux, puis il tourna la tête et le vit qui filait en direction du petit tunnel par lequel Espérandieu et lui étaient arrivés, lequel passait sous d’autres voies ferrées qui venaient se joindre à la ligne principale.
Il y avait un portail à droite du tunnel, au-dessous de l’endroit où les voies opéraient leur jonction. Une rampe en ciment grimpait ensuite jusqu’à une sorte de casemate en béton, qui était peut-être un poste d’aiguillage. Ni le portail — où toute une signalétique dissuadait pourtant d’aller plus loin en raison des risques d’électrocution — ni le grillage n’avaient découragé les tagueurs : le moindre centimètre carré de béton était recouvert de grandes lettres colorées. Des gouttes d’eau scintillaient sur le fond noir de la nuit éclairée par intermittence par les éclairs, le tonnerre donnait de la voix : l’orage tournoyait sur Toulouse. Des filets d’eau dévalaient l’herbe du talus, traversaient le grillage et se répandaient sur le terre-plein boueux, où ils formaient un delta de petits ruisseaux et de flaques.
Servaz se mit à courir à travers les torrents d’eau qui se déversaient. Jensen escaladait déjà le portail. Il le vit courir ensuite vers le sommet de la rampe bétonnée, contourner le poste d’aiguillage, là-haut, en direction des voies. À cet endroit se dressaient plusieurs pylônes d’acier soutenant un réseau complexe de grilles, de lignes électriques primaires et secondaires, de transformateurs et de caténaires. Cela ressemblait à une sous-station et Servaz pensa immédiatement haute tension. Il pensa orage, foudre, éclairs, pluie, conduction — et à ces milliers de volts, d’ampères ou de Dieu sait quoi qui circulaient dans ces lignes tel un piège mortel. Bon Dieu de merde, où tu vas ? se dit-il. Jensen ne semblait pas conscient de l’existence du piège. Ce qui le préoccupait, c’était le train de marchandises qui roulait au ralenti devant lui et lui barrait le passage.
Servaz atteignit à son tour le portail. Ses chaussettes glougloutaient dans ses chaussures trempées ; le col de sa chemise était gorgé d’eau, de même que ses cheveux collés à son front.
Il s’essuya le visage et se mit en devoir d’escalader l’obstacle, bascula de l’autre côté. Sa veste dut s’accrocher quelque part, car il entendit un bruit de déchirure quand il retomba sur le sol en ciment.
Là-haut, Jensen hésitait.
Servaz le vit s’incliner d’abord pour regarder en dessous des wagons, puis entre deux wagons — mais, même si le train roulait très lentement, il dut avoir peur de finir écrasé sous les bogies, car il agrippa au vol les échelons d’un wagon et grimpa en direction du toit.
Ne fais pas ça !
Ne fais pas ça !
Pas ici, c’est stupide !
— Jensen ! appela-t-il.
L’homme se retourna, l’aperçut et se mit à grimper deux fois plus vite. Les rails luisaient sous la pluie. Servaz parvint en haut du remblai. Piétinant le ballast, il empoigna à son tour les échelons métalliques sur le côté du wagon.
— Martin ! Qu’est-ce que tu fous ?
La voix d’Espérandieu, en bas. Servaz pose un pied sur un échelon, tire sur sa main refermée autour d’un barreau glissant, pose l’autre pied… Il entend à présent le bourdonnement de l’électricité dans les lignes au-dessus de sa tête, comme le bruit d’un millier de guêpes. La pluie qui rebondit sur le toit du wagon l’éclabousse. Elle coule dans ses cheveux, dans ses sourcils…
Il émerge au niveau du toit. Jensen est toujours là. Hésitant sur la conduite à tenir, sa silhouette dressée dans la lueur des éclairs — à quelques mètres seulement des caténaires et des lignes. Un coup de surtension court un instant d’un bout à l’autre de celles-ci : FFFFCHHHHHHHHHHH… Servaz en a tous les poils qui se hérissent. Il essuie de nouveau sa figure ruisselante. Prend pied sur le toit. La pluie bat la charge sur le wagon. Jensen tourne la tête, à droite et à gauche, comme paralysé par l’incertitude, le dos tourné à Servaz, les jambes écartées…
— Jensen, dit-il. On va cramer tous les deux si on reste là…
Pas de réaction.
— Jensen !
Peine perdue avec tout ce barouf.
— JENSEN !
La suite…
… la suite, il la perçoit dans une sorte de brouillard de sensations se télescopant et se contredisant, une accélération brutale du temps, une brusque, insolite et inexplicable embardée : au moment où Jensen pivote vers lui, son arme au poing (et où une flamme jaillit de la bouche noire du canon), un arc électrique d’un blanc si lumineux qu’il lui brûle la rétine se détache de la caténaire et fond sur Jensen, le frappe, curieusement, non pas au sommet du crâne, mais sur le côté gauche du visage, entre l’oreille et la mâchoire, trouve un chemin à travers son corps, rejoint par ses jambes et ses pieds le toit détrempé du wagon, transformant le fuyard en grille-pain et le projetant séance tenante à plusieurs mètres… Servaz perçoit la charge électrique résiduelle quand elle suit le toit du wagon mouillé jusque sous ses semelles, et ses cheveux se dressent sur sa tête — mais un fait autrement important pour son avenir se déroule au même instant : dans le dixième de seconde qui suit, le projectile jailli de l’arme entre en contact avec sa veste en laine et mohair tout imbibée de pluie, la traverse à la vitesse de trois cent cinquante mètres/seconde, soit dix de plus que la vitesse du son, traverse pareillement le tissu 42 % polyamide, 30 % laine et 28 % alpaga de son pull à col roulé, l’épiderme, le derme et l’hypoderme de sa peau humide, à quelques centimètres de son téton gauche, le muscle oblique externe et les muscles intercostaux, frôlant l’artère thoracique et le sternum, transperce ensuite le bord antérieur du poumon gauche à la texture spongieuse et élastique, puis le péricarde au-delà, pour finalement pénétrer dans son cœur à la hauteur du ventricule gauche — son cœur pompant et expulsant le sang à un rythme que la peur accélère — avant de ressortir de l’autre côté.
Le choc le projette en arrière.
Et la dernière chose que perçoit Martin Servaz est l’électricité statique sous ses pieds, les gouttes de pluie froide sur ses joues, l’odeur d’ozone de l’air et les hurlements de son adjoint au bas du talus, alors même qu’une guêpe de métal mortelle lui transperce le cœur.
— Blessure par AF et TPT, dit la voix de femme près de lui. Je répète : blessure par arme à feu et traumatisme pénétrant du thorax. Plaie pénétrante au cœur fortement suspectée. Orifice d’entrée dans la région précordiale. Orifice de sortie dorsal. TRC supérieur à trois secondes. Tachycardie supérieure à 120 bpm. Pas de réponse à la douleur et aréactivité des pupilles à la lumière. Cyanose des lèvres, extrémités froides. Situation très instable. Prévoir chirurgie dans les meilleurs délais.
La voix lui parvient à travers plusieurs couches de gaze. Elle est calme mais il devine l’urgence en elle — elle ne s’adresse pas à lui mais à quelqu’un d’autre, sauf qu’il n’entend qu’elle.
— Avons un deuxième blessé, ajoute la voix. Brûlé au troisième degré par électrisation d’une ligne à haute tension. Stabilisé. Il nous faut une place en CTB. Magnez-vous. C’est la merde, ici.
— Où est l’autre flic ? beugle une deuxième voix un peu plus distante. Je veux savoir quel est le calibre de cette saloperie d’arme et le genre de munition !
Dans la clarté des éclairs qui dessinent de grandes hachures syncopées à travers le ciel, entre ses cils, il devine la lueur d’autres pulsations plus colorées, rythmiques, sur sa droite. Il entend des bruits aussi : des voix plus lointaines, nombreuses, l’écho de sirènes, un train qui ferraille et grince sur un aiguillage…
C’était vraiment idiot de courir après ce type sans ton arme.
Tout à coup, il se sent plein de perplexité. C’est son père. Son père le regarde, debout près de lui qui est étendu sur la civière. Qu’est-ce que tu fous là ? pense-t-il. Tu t’es suicidé quand j’avais vingt ans, c’est moi qui t’ai trouvé. Tu t’es suicidé comme Socrate, comme Sénèque. Dans ce bureau où tu corrigeais toujours tes copies. Avec Mahler à fond. Je rentrais de la fac ce jour-là… Alors, dis-moi comment, bon sang, tu peux te trouver là ?
C’était idiot, vraiment.
Papa ? Papa ? Merde, où est-il passé ? Il y a beaucoup d’agitation autour de lui. Ce masque sur sa figure le gêne, il a l’impression d’une grosse patte posée sur son visage — mais il sent bien que c’est par là que la vie passe dans ses poumons. Il entend une autre voix familière, une voix terriblement angoissée. Est-ce qu’il est vivant ? Est-ce qu’il est vivant ? Est-ce qu’il va vivre ? Vincent, c’est Vincent. Pourquoi Vincent panique-t-il ? Il se sent bien. C’est vrai : il se sent étonnamment bien. Tout va bien, a-t-il envie de lui dire. Tout va très bien. Mais il ne peut ni parler ni bouger.
— Priorité numéro un, maintenir la volémie : on remplit ! gueule une nouvelle voix tout près de lui. Emmenez les voies ! Donnez-moi des blood pumps !
Cette voix-là aussi est proche de la panique. Tout va bien, voudrait-il leur dire. Je me sens bien, je vous assure. Je crois même que je n’ai jamais été aussi bien de ma vie. Soudain, il a le sentiment de n’être pas dans le bon sens, de flotter au-dessus de son propre corps. Il repose sur de l’air, il est suspendu dans le vide. Il les voit s’activer autour de lui, méthodiques, précis, disciplinés. Un autre lui, allongé là, en bas. Il se voit comme il voit les autres. Bon sang, qu’est-ce que tu as mauvaise mine ! Tu as l’air d’un cadavre ! Il ne ressent aucune douleur. Rien qu’une paix intérieure comme il n’en a jamais connu auparavant. Il les regarde s’agiter. Il aime tous ces gens. Tous.
Ça aussi, il voudrait le leur dire. Combien il les aime. Combien ils comptent pour lui — tous —, même ceux qu’il ne connaît pas. Pourquoi n’est-il jamais parvenu à dire aux gens qu’il aime qu’il les aime ? À présent, c’est trop tard. Trop tard. Il voudrait que Margot soit là. Et Alexandra. Et Charlène, aussi. Et Marianne… C’est comme si quelqu’un l’avait piqué avec un aiguillon pour bœuf. Marianne… Où est-elle[4] ? Qu’est-elle devenue ? Est-elle vivante ou morte ? Est-ce qu’il va partir sans avoir la réponse ?
— Allez, on y va ! dit la voix. À trois : un… deux…
Dans l’ambulance, tandis qu’il commence vraiment à larguer les amarres, il voit que l’infirmier qui se penche sur lui a les cheveux teints. Ça fait un contraste bizarre entre ses mèches blondes et son visage raviné, couturé de rides. Servaz le voit d’en haut, comme s’il était collé le dos au plafond. Son autre moi attaché à la civière, avec des tubes dans le bras et le masque à oxygène sur le visage, tandis que l’infirmier continue de faire son rapport aux urgences. Quel âge a-t-il ? Tu devrais cesser de te préoccuper de ton image, pense-t-il. Il y a des choses plus importantes dans la vie. Par exemple, dire aux gens qu’on aime qu’on les aime. Où est Marianne ? se répète-t-il. Est-elle vivante ou bien morte ? Il se dit qu’il ne tardera pas à le savoir.
Parfois — comme en ce moment — il déconnecte complètement. Pas de doute : il est en route pour le Grand Voyage. Je me sens bien. Je me sens très bien. Je suis prêt, les gars, ne vous en faites pas. Les portes de l’ambulance s’ouvrent en grand.
Hôpital.
Bloc opéraaatoireee numéro 3 !
Hémostaaaaseeee !
Il faut assurer l’hémostaaaaseeee !
Cliquetis. Voix. Le défilé des néons entre ses cils. Couloirs… Il entend le couinement des petites roues du brancard sur le sol… les portes qui battent… reçoit l’odeur d’éthanol dans les narines… Il a les yeux mi-clos, il n’est pas censé voir : « coma stade 2 », a dit quelqu’un à un moment donné. Il n’est pas censé entendre non plus. Il est peut-être en train de rêver, qui sait ? Mais peut-on imaginer des mots comme « hémostase » — des mots qu’on n’a jamais entendus auparavant et qui, pourtant, ont un sens très précis ? Il lui faudra éclaircir cette question, le moment venu.
Déformation professionnelle, sourit-il — intérieurement, bien sûr.
Il ne cesse d’aller et venir entre une lucidité très erratique et le brouillard le plus complet. Tout à coup, il devine plusieurs personnes penchées sur lui, avec leurs calots et leurs blouses bleues. Des regards. Tous concentrés sur lui comme les rayons d’une lentille.
— Je veux un bilan lésionnel exhaustif. Où sont les concentrés érythrocytaires, les plaquettes, le plasma ?
On le soulève, on le dépose avec précaution. Voilà qu’il s’enfonce de nouveau dans le brouillard.
— Préparez tous les instruments pour une thoracotomie antérolatérale gauche.
Il émerge une dernière fois. Une petite lumière passe devant ses pupilles, d’un œil à l’autre.
— Les pupilles ne réagissent pas. Ne réagit pas non plus à la douleur.
— L’anesthésie, ça vient ?
De nouveau, le masque sur la figure comme une patte de grizzly. Il entend une voix plus forte que les autres :
— On y va !
Soudain, il aperçoit un long tunnel qui grimpe, grimpe vers le haut. Comme dans ce foutu tableau de Jérôme Bosch — comment s’appelle-t-il déjà ? Il monte dans le tunnel. C’est quoi, ce truc ? Il… vole. Une lumière au bout. Merde, où je vais, là ? Plus il s’en approche, plus la lumière est… BRILLANTE. Plus brillante qu’aucune lumière qu’il ait connue.
Où est-ce que je suis ?
Il est étendu sur la table d’opération — et pourtant il marche dans un paysage plein de lumière, un paysage remarquable. Comment est-ce possible ? Un paysage d’une beauté à couper le souffle (« à couper le souffle » : quel humour, mon vieux ! songe-t-il en pensant au masque à oxygène). Il voit des montagnes bleues au loin, un ciel d’une pureté absolue, des collines ET DE LA LUMIÈRE. Beaucoup de lumière. Une lumière brillante, chatoyante, magnifique, tangible. Il sait bien où il est — dans une région contiguë de la mort, peut-être même de l’autre côté — mais il n’éprouve aucune peur.
Tout est beau, lumineux, fantastique. Accueillant.
Il se tient sur une hauteur dominant les collines, les rivières miroitantes qui épousent en serpentant les caprices du terrain. Il voit en bas, à cinq cents mètres environ, un fleuve qui avance lentement dans sa direction, au cœur du paysage, depuis l’horizon. Il suit le chemin qui descend vers lui, et plus il descend, plus le fleuve lui paraît d’un aspect inhabituel. C’est une merveille inimaginable que ce fleuve ! C’est plus beau que tout ce qu’il a connu. Et soudain, à mesure qu’il s’en approche, sa compréhension s’élargit : le fleuve est constitué d’êtres humains marchant côte à côte — ce qu’il voit, c’est le fleuve de l’humanité, passée, présente et future…
Des centaines de milliers, des millions, des milliards d’êtres humains…
Il parcourt les cent derniers mètres et, quand il entre dans cette foule immense, il se sent submergé, entouré par un amour palpable. Plongé au milieu de cet énorme fleuve de gens, il se met à sangloter de joie. Il se rend compte que jamais, pas une minute au cours de toute sa vie, il n’a été aussi heureux. Il ne s’est senti aussi en paix avec lui-même, et avec les autres. Jamais la vie n’a eu parfum si suave, jamais les gens n’ont exprimé tant d’amour à son endroit. Un amour qui l’inonde jusqu’au tréfonds de l’âme.
(La vie ? dit une voix dissonante en lui. Tu ne vois donc pas que cette lumière, cet amour, c’est la mort ?)
Il se demande d’où venait cette dissonance, cet accord discordant tout à coup — aussi puissant que celui qui résonne à la fin de l’adagio de la 10e Symphonie de Mahler.
Il voit quelqu’un à son chevet, entre ses cils, à la limite de son champ de vision. L’espace d’un instant, il ne sait pas comment elle s’appelle, cette belle jeune femme au visage affligé. Elle doit avoir dans les vingt-deux ou vingt-trois ans. Puis le brouillard se dissipe et la lucidité lui revient. Margot. Sa fille. Quand est-ce qu’elle est arrivée ? Elle est censée être au Québec.
Margot pleure. Assise près de son lit, elle a les joues mouillées de larmes. Il peut sentir les pensées de sa fille, sentir à quel point elle est malheureuse — et il a honte, tout à coup.
Il se rend compte qu’il n’est plus au bloc mais dans une chambre d’hôpital.
Réa, songe-t-il. Service de réanimation.
Puis la porte s’ouvre, et un homme en blouse blanche entre, accompagné d’une infirmière. L’espace d’un instant, il est pris de panique lorsque l’homme en blouse blanche au visage grave se tourne vers Margot. Il va lui annoncer que son père est mort.
Non, non, je ne suis pas mort ! Ne l’écoute pas !
— Coma, dit l’homme.
Il entend Margot poser des questions. Elle se tient hors de son champ de vision, et il ne peut pas bouger. Il n’arrive pas à entendre tout ce qui se dit, mais il commence à percevoir des signaux familiers dans la voix de sa fille : devant le langage volontairement technique et abscons du médecin, Margot s’énerve. Elle lui demande de lui expliquer les choses simplement. Et de lui fournir des réponses précises. Le médecin lui répond avec ce mélange de compassion professionnelle, de hauteur et de condescendance que Servaz connaît pour avoir souvent pratiqué les toubibs dans son métier de flic — et Margot, sa chère Margot, s’emporte.
Vas-y, songe-t-il. Fais-lui ravaler sa supériorité !
Finalement, le médecin change d’attitude. Reprend ses explications sur un ton différent, avec des mots simples. Hé, oh, je suis là ! voudrait-il leur crier. Hé ! hé ! par ici ! C’est de moi que vous parlez ! Mais il est incapable d’émettre un son — et, de toute façon, il a ce truc enfoncé dans la bouche.
— Tu m’entends ?
Il ne se rappelle pas très bien où il est parti ni combien de temps. Il a le vague sentiment d’avoir retrouvé la lumière et le fleuve humain, mais il n’en est pas bien sûr non plus. En tout cas, il est de nouveau dans la chambre d’hôpital. Il reconnaît le plafond, avec sa tache brune qui a vaguement la forme du continent africain.
— Tu m’entends ?
Oui, oui, je t’entends.
— Tu m’entends, papa ?
Oui, oui, je t’entends !
— PAPA, TU M’ENTENDS ?
Il voudrait lui prendre la main, lui envoyer un signe, un seul signe, n’importe lequel — un battement de cil, un frémissement de doigt, un son — pour qu’elle comprenne, mais il est prisonnier de ce sarcophage qu’est son corps sans vie.
Il n’arrive pas à se rappeler où il est parti l’instant d’avant. Cela le préoccupe. Cette lumière, ces gens, ce paysage — est-ce que c’était… réel ? ça avait l’air fichtrement, foutrement, vachement réel en vérité. Margot parle, lui parle, et il se met en devoir de l’écouter.
Qu’est-ce que tu es belle, ma fille, pense-t-il quand elle se penche vers lui.
Il commence à avoir ses repères. Il y a d’autres chambres, d’autres patients dans la « réa » : il les entend parfois qui hèlent les infirmières ou pressent les poires d’appel, déclenchant des sonneries stridentes.
Il entend les pas pressés des infirmières devant sa porte ouverte et les murmures gênés des visiteurs. Ces sons à travers le brouillard. Au cours de ses moments de lucidité cependant, il prend conscience d’un fait important : il est au centre d’une toile d’araignée de tubes, de bandages, de fils électriques, d’électrodes, de pompes, et le bruit de la machine sur sa droite — qu’il ne tardera pas à appeler la « machine-araignée » — lui apparaît comme le signe d’une moderne sorcellerie, un maléfice qui le tient captif et dont la plus grande perversion est le tuyau de silicone qui lui entre dans la bouche. Il est sans autonomie, sans mouvement, sans défense, à la merci de la machine — aussi inerte qu’un mort.
Mais peut-être l’est-il… mort ?
Car, le soir venu, quand il n’y a plus personne dans sa chambre, les morts prennent la place des vivants…
Le silence règne la nuit, dans la « réa » comme dans sa chambre, et, tout à coup, ils sont là. Comme son père qui dit :
Tu te souviens de ton oncle Ferenc ?
Ferenc était le frère de maman. C’était un poète. Papa disait que si maman et oncle Ferenc aimaient tant la langue française, c’était parce qu’ils étaient nés en Hongrie.
Tu vas mourir, dit son père gentiment. Tu vas nous rejoindre. Tu verras, ce n’est pas si terrible. Tu seras bien avec nous.
Il les regarde. Car la nuit, dans ses visions, il peut tourner la tête. Il y en a partout dans la chambre : debout le long des murs, près de la porte, de la fenêtre, assis sur les chaises ou au bord de son lit. Il les connaît tous. Comme tante Cezarina, une belle femme brune à la poitrine opulente dont il était amoureux quand il avait quinze ans.
Viens, dit à son tour la tante Cezarina.
Et Matthias, son cousin, emporté à douze ans par une leucémie. Mme Garson, la prof de français qui, en quatrième, lisait ses dissertations au reste de la classe. Et aussi Éric Lombard, le milliardaire mort dans une avalanche — l’homme qui aimait les chevaux —, et Mila, la spationaute, qui s’est ouvert les veines dans sa baignoire — sans doute quelqu’un était-il présent à côté d’elle cette nuit-là, mais il a renoncé à le prouver[5]. Et Mahler lui-même — le grand Mahler, le génie aux traits fatigués, ses lorgnons sur le nez, un chapeau bizarre sur le crâne, qui lui parle de la malédiction du chiffre 9 : Beethoven, Bruckner, Schubert… tous sont morts après leur 9e Symphonie… alors je suis passé directement de la 8e à la 10e… j’ai voulu ruser avec Dieu — quel orgueil ! — mais ça n’a pas suffi…
Chaque fois qu’ils apparaissent, le même amour l’enveloppe. Il n’aurait jamais cru qu’un tel amour fût possible. Et pourtant, il commence à trouver ça suspect. Il sait ce qu’ils attendent de lui : qu’il parte avec eux. Mais il n’est pas prêt. Ce n’est pas son heure. Il essaie de le leur expliquer, mais ils ne veulent rien entendre avec leurs sourires, leur tendresse enveloppante, leur douceur déchirante. Certes, l’herbe est plus verte là d’où ils viennent, le ciel plus bleu, la lumière mille fois plus intense — pourtant, il n’est pas question pour lui de rester depuis qu’il a vu Margot à côté de son lit.
Samira surgit un beau matin, vêtue comme à son habitude de fringues bizarroïdes.
Quand elle se penche sur lui et entre dans son champ de vision, il aperçoit fugitivement une grande tête de mort sur un sweat et un visage dans l’ombre d’une capuche. Puis elle la retire et il met une demi-seconde à identifier le visage épouvantablement laid — bien que cette laideur soit assez difficile à définir, en réalité, car elle tient à de petits détails : un nez trop court par-ci, des yeux globuleux, une bouche trop grande par-là, une certaine dissymétrie dans les traits… Samira Cheung : le meilleur membre de son groupe d’enquête avec Vincent.
— Putain, patron, si vous voyiez la tronche que vous avez…
Il voudrait sourire. Il le fait intérieurement. Du Samira dans le texte… Elle s’obstine à l’appeler « patron », alors qu’il lui a maintes fois fait remarquer combien il trouve ce titre ridicule. Elle fait le tour du lit et sort de son champ de vision pour aller ouvrir le store et il note au passage qu’elle a toujours le « plus beau cul » de la brigade.
C’est le paradoxe Samira. Un corps parfait et un des visages les plus laids que Servaz ait jamais vus. Est-ce que c’est sexiste ? Possible. Samira elle-même ne se gêne pas pour donner son avis sur les particularités anatomiques des hommes qu’elle croise.
— … sont comment les infirmières ?… le fantasme de l’infirmière nue sous sa blouse, ça vous parle… patron ? … reviendrai demain… patron… promis…
Les jours passent. Et les nuits. Il y a des hauts et il y a des bas. Quiétude le matin dans la « réa » et inquiétude le soir. Combien de jours, combien de nuits — il ne saurait le dire.
Car le temps, ici, n’existe pas. Son seul repère : les infirmières. Ce sont elles qui le rythment en se relayant à son chevet.
Il est parfaitement conscient de leur pouvoir sans limites sur sa personne ; elles sont toutes-puissantes, plus importantes pour lui, à ce moment, que Dieu lui-même et — même si, dans l’ensemble, elles sont compétentes, dévouées, méticuleuses, débordées — elles ne manquent pas de le lui faire sentir, par leurs gestes, le ton de leurs voix, leurs discours qui tous signifient la même chose : « Tu es gravement malade et tu dépends entièrement, exclusivement de nous. »
Autre matin, autre visite. Deux visages flous près du lit. L’un d’eux est celui de Margot, l’autre… Alexandra, sa mère. Son ex-femme a fait le déplacement. Elle a les yeux rougis. Éprouve-t-elle du chagrin ? Il se souvient qu’ils ont eu leurs différends après le divorce ; puis la complicité est en partie revenue — sans doute grâce aux souvenirs communs, ceux des jours heureux, des moments partagés, de ces heures où Margot grandissait et où ils formaient une équipe unie, soudée… Alexandra a pris pas mal de kilos depuis, et il se dit — assez perfidement, il est vrai — que, dans l’ensemble, les hommes vieillissent mieux que les femmes. Il croit bien avoir ri cette fois-là (c’était forcément un rire intérieur) : oh, merde, ce qu’il aurait payé cher pour voir la tête qu’il avait !
— … disent que t’entends rien, lance Vincent depuis sa chaise.
Ils sont seuls dans la chambre, la porte ouverte sur le couloir, comme toujours.
Son adjoint se lève. S’approche du lit et pose les écouteurs sur ses oreilles.
Et… oh, Seigneur ! cette musique ! ce thème — le plus beau jamais écrit ! Oh, ce tumulte, ces saignements, ces mots d’amour ! Mahler… Son cher Mahler… Pourquoi personne n’y a-t-il pensé avant ? Il a l’impression que les larmes lui montent aux yeux, coulent sur ses joues. Mais il voit le visage de son adjoint — qui s’est penché et qui, de toute évidence, guette le moindre signe, le moindre symptôme émotionnel — et il ne lit rien d’autre que de la déception dans ses yeux, quand celui-ci ôte les écouteurs et se rassied.
Il voudrait crier : encore ! encore ! j’ai pleuré !
Mais seul son cerveau crie.
Une autre nuit. Son père de nouveau là, dans la chambre. Assis sur la chaise. Il lit un livre à voix haute. Comme quand Servaz était enfant. Il reconnaît le passage :
« Le squire Trelawney, le docteur Livesey et les autres gentlemen m’ayant demandé de coucher par écrit tous les détails concernant L’Île au Trésor, du commencement à la fin, sans omettre rien, si ce n’est la situation de l’île, et ceci uniquement à cause des trésors qui s’y trouvent encore, je saisis ma plume en cet an de grâce 17…, et reviens au temps où mon père tenait l’auberge de l’Amiral Benbow, et où le vieux marin hâlé et balafré vint pour la première fois loger sous notre toit. »[6]
Qu’est-ce que t’en dis, fiston ? C’est quand même autre chose que ce que tu lis d’ordinaire, non ?
Son père doit faire allusion à ses nombreux volumes de S.-F. Ou peut-être à ses lectures actuelles. Et soudain lui revient en mémoire une autre lecture — terrifiante celle-là ; il devait avoir douze ou treize ans :
« L’horreur et le dégoût atteignirent alors, en Herbert West et en moi-même, une insoutenable intensité. Ce soir, je frissonne en y songeant, plus encore que ce matin où West, à travers ses bandages, murmura cette phrase terrifiante :
— Bon sang, il n’était pas tout à fait assez frais. »
Pourquoi ce souvenir refait-il surface maintenant ? Sans doute parce que, ce soir plus que les autres, il frissonne en la sentant présente dans les recoins sombres : celle qu’il a sentie dans cette maison lugubre, près de la voie ferrée — chemin du Paradis —, celle qui s’est attachée à ses pas depuis et qui l’a suivi jusqu’ici, comme une de ces malédictions qui, dans les films, passent d’une victime à l’autre.
Bon sang, doit-elle se dire, il n’est pas encore tout à fait assez prêt…
Il ouvrit les yeux.
Cligna des paupières.
Cligna des paupières… Ce n’était pas un mouvement imaginaire, cette fois. Ses paupières avaient vraiment bougé. L’infirmière de service lui tournait le dos. Il pouvait voir ses épaules et ses hanches tendre sa blouse tandis qu’elle examinait les feuilles de soins.
— Je vais vous faire une prise de sang, dit-elle sans se retourner — et sans attendre de réponse non plus.
— Mmmh.
Cette fois, elle se retourna. Le scruta. Il cligna. Elle fronça les sourcils. Il cligna de nouveau.
— Oh, merde, dit-elle. Vous m’entendez ?
— Mmmhhh.
— Oh, merde…
Elle fila. Le crissement de sa blouse contre ses bas Nylon lorsqu’elle quitta précipitamment la chambre. Quelques secondes plus tard, elle revenait avec un jeune interne. Visage inconnu. Lunettes à monture d’acier. Quelques poils au menton. Il s’approcha de lui. Se pencha. Très près. Le visage envahit son champ de vision. Servaz sentit l’odeur de café et de tabac dans son haleine.
— Vous m’entendez ?
Il hocha la tête et ressentit une douleur dans les cervicales.
— Mmmh.
— Je suis le docteur Cavalli, dit l’interne en prenant sa main gauche. Si vous comprenez ce que je dis, serrez-moi la main.
Servaz serra. Mollement. Il vit toutefois le médecin sourire. L’infirmière et lui échangèrent un regard.
— Allez prévenir le docteur Cauchois, dit le jeune interne à l’infirmière. Dites-lui de venir tout de suite.
Puis il se retourna vers lui et brandit un stylo devant ses yeux, le fit lentement passer de gauche à droite et de droite à gauche.
— Vous pouvez suivre ce stylo avec les yeux, s’il vous plaît ? Ne bougez pas. Juste les yeux.
Servaz s’exécuta.
— Génial. On va vous enlever ce tuyau et vous chercher de l’eau. Ne bougez surtout pas. Je reviens. Si vous comprenez ce que je dis, serrez ma main deux fois.
Servaz serra.
Il se réveilla de nouveau. Ouvrit les yeux. Le visage de Margot près de lui. Sa fille avait les siens embués mais il devina que c’étaient des larmes de joie, cette fois.
— Oh, papa, dit-elle. Tu es réveillé ? Tu m’entends ?
— Bien sûr.
Il prit la main de sa fille. Elle était chaude et sèche dans la sienne froide et moite.
— Oh, papa, je suis si contente !
— Moi aussi, je… (Il se racla la gorge, il avait la sensation d’avoir du papier de verre en guise de pharynx.) Je… suis… content que tu sois là…
Il avait réussi à dire cette phrase pratiquement d’une traite. Il tendit une main en direction du verre d’eau sur la table de chevet. Margot s’en saisit et l’éleva jusqu’à ses lèvres desséchées. Il regarda sa fille.
— Il… il y a longtemps que tu es ici ?
— Dans cette chambre ou à Toulouse ?… Quelques jours, papa.
— Et ton travail au Québec ? demanda-t-il.
Margot avait décroché plusieurs jobs là-bas ces dernières années, elle avait fini par faire son nid dans une maison d’édition canadienne. Elle s’y occupait du domaine étranger. Servaz avait été la voir deux fois et, chaque fois, la traversée en avion avait été une épreuve.
— J’ai pris un congé sans solde. Ne t’inquiète pas. Tout est réglé. Papa, ajouta-t-elle, c’est génial que tu sois… réveillé.
Génial. Le même mot que le jeune interne. Ma vie est géniale. Ce film est génial. Ce livre est carrément génial. Tout est génial, partout, tout le temps.
— Je t’aime, dit-il. C’est toi qui es géniale.
Pourquoi avait-il dit une chose pareille ? Elle le regarda, surprise. Rougit.
— Moi aussi… Tu te souviens de ce que je t’avais dit la fois où tu as fini à l’hôpital après cette avalanche ?
— Non.
— « Ne me fais plus jamais un coup pareil. »
Ça lui revint. L’hiver 2008–2009. La poursuite dans les montagnes en motoneige et l’avalanche. Margot à son chevet au réveil. Il lui sourit. Avec l’air de s’excuser.
— Putain, patron. Vous nous avez flanqué une de ces frousses !
Il était en train de prendre son petit déjeuner composé d’un café ignoble, de toasts et de confiture à la fraise — et aussi de médicaments — tout en lisant le journal, calé contre l’oreiller, lorsque Samira fit son entrée en coup de vent, suivie de Vincent. Il leva les yeux de l’article qui annonçait que Toulouse accueillait 19 000 nouveaux habitants chaque année et pourrait dépasser Lyon d’ici à dix ans, possédait 95 789 étudiants, 12 000 chercheurs, était reliée à 43 villes européennes par son aéroport, à Paris par plus de 30 vols quotidiens, mais — dans la queue le venin — l’article faisait ensuite remarquer que entre 2005 et 2011, les effectifs de la police toulousaine comme ceux de la police nationale dans son ensemble n’avaient cessé de diminuer pour des raisons strictement budgétaires et que cette baisse dramatique n’avait pas été totalement compensée depuis. Côté budget, il avait même fallu, en 2014, dispenser de formation technique certains policiers de la PJ. Cependant les événements du 13 novembre 2015 à Paris avaient radicalement changé la donne. La police, la justice étaient tout à coup redevenues prioritaires, les perquises de nuit autorisées (Servaz s’était toujours demandé pourquoi diable il n’était pas possible d’appréhender un individu dangereux avant 6 heures du matin — un peu comme si, pendant une guerre, il y avait une trêve toutes les nuits observée par un seul des deux camps), les procédures beaucoup plus simples. Le débat sur la restriction des libertés publiques et l’opportunité de proroger ces mesures n’avait cependant pas tardé à se ranimer, ce qui était sain et normal dans une démocratie, songea-t-il.
Il referma bruyamment le journal. Samira tournait comme un lion en cage autour du lit, vêtue d’un perfecto noir plein de glissières et de boucles. Vincent portait une veste en laine grise sur une marinière et un jean. Comme d’habitude, ils avaient l’air de tout sauf de flics. Vincent sortit son portable et le leva dans sa direction.
— Pas-de-pho-to, articula Servaz en regardant les médicaments devant lui sur la tablette : deux antidouleur, un anti-inflammatoire. Les petites pilules étaient les plus redoutables, songea-t-il.
— Même pas en souvenir ?
— Mmmh…
— Quand est-ce que vous sortez, patron ? voulut savoir Samira.
— Arrête de m’appeler patron, c’est ridicule.
— D’accord.
— Sais pas… Ça va dépendre des examens.
— Et après, ils vont vous prescrire du repos ?
— Même réponse.
— On a besoin de vous à la brigade, patron.
Il soupira. Puis son visage s’illumina.
— Samira ?
— Oui ?
— Vous vous en tirerez très bien sans moi.
Il rouvrit le journal, se replongea dedans.
— Ouais… peut-être… n’empêche…
Elle pivota sur elle-même.
— Je vais me chercher un Coca.
Il entendit ses talons de quinze centimètres s’éloigner dans le couloir.
— Elle a du mal avec les hôpitaux, dit Vincent en guise d’explication. Comment tu te sens ?
— Ça va.
— Ça va, ça va — ou ça va vraiment ?
— Je suis d’attaque.
— Pour le boulot, tu veux dire ?
— Quoi d’autre ?
Espérandieu soupira. Avec sa moue boudeuse et sa mèche sur le front, il avait l’air d’un collégien.
— Il y a quelques jours encore t’étais dans le coma, putain, Martin. Tu peux pas être autant d’attaque que tu l’dis. T’es même pas encore sorti de ton lit, bon sang ! Et tu viens d’être opéré du cœur…
Un doigt cogna doucement contre le battant et Servaz tourna la tête. Il eut aussitôt un trou d’air à l’estomac.
Charlène, la trop belle femme de son adjoint, se tenait sur le seuil. Charlène, dont la longue chevelure rousse comme les flammes d’un feu d’automne se mêlait à l’épaisse fourrure fauve et blanc de son grand col, dont la peau de lait et les immenses yeux verts promettaient le paradis à chacun.
Quand elle se pencha sur lui, il ressentit ce désir primitif qu’il avait toujours éprouvé en sa présence.
Il savait qu’elle savait. Elle n’ignorait rien du désir violent qu’elle lui inspirait. Qu’elle inspirait à tous les hommes. Elle passa un ongle sur sa joue, l’enfonçant presque dans sa peau, lui sourit.
— Je suis contente, Martin.
C’est tout. Je suis contente. Rien d’autre. Et il sut qu’elle était absolument sincère.
Dans les jours qui suivirent, tous les membres du groupe d’enquête et une bonne partie de la Brigade criminelle, mais aussi des Stups, de la BRB et du reste de la Direction des affaires criminelles, et même de l’Identité judiciaire, défilèrent dans sa chambre. De pestiféré, il était devenu miraculé. Il avait reçu une balle et il s’en était tiré. Tous les flics de Toulouse devaient espérer qu’il en serait un jour de même pour eux ; leur passage dans sa chambre était une sorte de pèlerinage, un acte de dévotion quasi religieux. On voulait voir, toucher, apprendre de celui qui était revenu d’entre les morts. On voulait être contaminé par sa baraka.
Stehlin lui-même, le directeur de la PJ toulousaine, fit le déplacement une fin d’après-midi.
— Bon sang, Martin, tu as reçu une balle dans le cœur. Et tu t’en es tiré. C’est un miracle, non ?
— Plus de 60 % de ceux qui présentent une plaie cardiaque décèdent sur place, répondit calmement Servaz. Mais 80 % de ceux qui arrivent vivants à l’hôpital survivent. Il est vrai que la mortalité en cas de blessure au cœur par arme à feu est quatre fois plus élevée qu’en cas de blessure par arme blanche… Les plaies cardiaques par traumatisme pénétrant du thorax concernent par ordre de fréquence le ventricule droit, le ventricule gauche, les oreillettes… Les munitions légères sont plus instables et, après un premier trajet de pénétration, ont tendance à basculer ; les balles non blindées ont un tunnel de cavitation augmenté, la balle élargissant son diamètre à l’impact ; enfin, les chevrotines ont un effet différent selon la distance, avec des lésions à l’emporte-pièce à moins de trois mètres et un polycriblage à plus de dix.
Stehlin le fixa, éberlué, puis sourit. Comme toujours lorsqu’il enquêtait, Martin avait étudié le sujet à fond — ou bien alors il avait cuisiné les toubibs.
— Ce type, Jensen, il est mort ? demanda ensuite Servaz.
— Non, répondit le divisionnaire en posant sa veste grise sur le dossier de la chaise. Il a été soigné dans un service pour grands brûlés. Je crois qu’il fait aujourd’hui l’objet de séances de rééducation dans un centre spécialisé.
— Sérieux ? Ce type est dehors, alors ?
— Martin, il a été innocenté pour les viols et pour le meurtre de cette joggeuse…
Par la fenêtre, Servaz vit des nuages faire la grimace au-dessus des toits plats de l’hôpital.
— C’est un assassin, décréta-t-il.
— Martin, le coupable a été arrêté, il a avoué. On a trouvé des preuves accablantes chez lui. Jensen est innocent.
— Pas si innocent que ça. (Il se pencha pour avaler le corticoïde au goût amer qui s’était dissous dans le verre.) Ce type a tué quelqu’un d’autre…
— Quoi ?
— La femme assassinée à Montauban : c’est lui.
Il vit Stehlin froncer les sourcils. Son patron avait appris à tenir compte de son avis, au fil des ans.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Qu’est-ce que vous avez fait de la mère et de la tripotée de chats ?
— La mère est à l’hôpital, les chats ont été donnés à la SPA.
— Appelez-les immédiatement. Voyez s’ils ont toujours un jeune chat blanc avec une oreille en moins. Ou s’ils l’ont donné à quelqu’un. Et vérifiez l’emploi du temps de Jensen au moment de l’agression. Et si son téléphone n’a pas activé une borne dans le secteur à la même période.
Servaz raconta à Stehlin leur visite chez Jensen, le chaton planqué sous le meuble et la fuite de Jensen quand Servaz lui avait dit — trop doucement sans doute pour que Vincent l’entende — que ce n’était pas son chat.
— Un jeune chat blanc, releva Stehlin d’un ton ouvertement sceptique.
— C’est ça.
— Martin, bon sang, tu es sûr de ce que tu as vu ? Je veux dire… merde : un chat ! Tu ne veux quand même pas qu’on arrête un type parce que tu as vu un chat chez lui ?
— Et pourquoi pas ?
— Aucun juge ne va gober ça, bon sang !
Stehlin disait « bon sang » là où d’autres auraient dit « bordel ».
— On peut peut-être le mettre en garde à vue, non ?
— Sur quelles bases ? Ce type a un avocat qui nous attaque.
— Quoi ?
Stehlin allait et venait dans la petite chambre, comme il avait l’habitude de le faire dans son grand bureau — sauf qu’ici il manquait d’espace et se cognait contre les murs.
— Il dit que tu l’as menacé avec une arme et forcé à monter sur ce train, que vous saviez pertinemment qu’il risquait d’être électrocuté et que vous avez tout fait pour qu’il le soit.
— Électrifié, rectifia Servaz. Il s’en est tiré.
Il porta une main à sa poitrine. Il avait l’impression de sentir les fils des sutures tirer sur la plaie. On lui avait découpé le sternum à la pince ou à la scie pour l’occasion, et il faudrait des semaines avant que l’os se ressoude complètement — des semaines pendant lesquelles il ne pourrait forcer sur ses bras ni soulever le moindre poids.
— Peu importe. Selon son avocat, il y a « intention délictueuse » et « commencement d’infraction constituée par des actes tendant directement à la consommation de l’infraction ».
— Quelle infraction ?
— Tentative de meurtre…
— Hein ?
— Selon son conseil, tu as tenté de le tuer en l’électrocutant. Il pleuvait, tu ne pouvais ignorer les mises en garde sur le portail, tu l’as poursuivi malgré ça et obligé à monter sur ce train sous la menace de ton arme… (Stehlin agita les mains.) Je sais, je sais, ça ne tient pas la route une seule seconde, tu n’avais même pas ton arme sur toi. Mais il prétend le contraire, il essaie juste de nous intimider. On ne peut pas se permettre de rajouter de l’huile sur le feu en ce moment.
— Ce type est un assassin.
— Quelles preuves tu as ? À part un chat ?
— Les témoignages d’expériences de mort imminente ne sont plus contestés par quiconque, dit le Dr Xavier. En revanche, la réalité d’une vie après la vie l’est toujours autant, bien entendu. Ceux qui, comme vous, ont frôlé la mort par définition ne sont pas morts. Puisque vous êtes là.
Le psychiatre lui adressa un sourire chaleureux, qui étira ses lèvres au milieu de sa barbe poivre et sel — l’air de dire : « Et nous nous en réjouissons tous. » Servaz se fit la réflexion que les événements de l’hiver 2008–2009 l’avaient changé — psychologiquement mais aussi physiquement. Quand Servaz l’avait connu, Xavier dirigeait l’Institut Wargnier. C’était un petit homme pédant et précieux qui se teignait les cheveux et arborait d’ostentatoires lunettes rouges.
— Toutes les expériences de mort imminente peuvent trouver une explication dans un dysfonctionnement du cerveau, un corrélat neurologique.
Corrélat. Servaz goûta le mot. Un peu de pédanterie ne faisait jamais de mal pour asseoir son autorité : c’était toujours la même chose depuis les médecins de Molière. Sous cet angle, Xavier n’avait pas changé à ce point. Mais c’était néanmoins un autre homme qu’il avait devant lui. Des rides étaient apparues sur le front et au coin des yeux, lesquels s’étaient ternis, comme deux bouts de métal vieilli. Xavier avait gardé son goût des mots savants, mais il les maniait désormais avec plus de prudence, et Servaz et lui avaient noué des liens assez proches de la véritable amitié. Après l’incendie de l’Institut Wargnier, Xavier avait ouvert un cabinet à Saint-Martin-de-Comminges, dans les Pyrénées, à quelques kilomètres à peine des ruines de l’établissement qu’il avait dirigé. Servaz venait le voir environ deux ou trois fois par an. Les deux hommes effectuaient de longues marches dans la montagne en évitant soigneusement de remuer le passé. Néanmoins, celui-ci planait sur toutes leurs conversations, comme l’ombre de la montagne sur la ville à partir de 4 heures de l’après-midi.
— Vous étiez dans le coma. Cette « décorporation » dont vous parlez, des chercheurs en neurosciences de l’université de Lausanne ont réussi à la provoquer chez des personnes en bonne santé en stimulant différentes régions du cerveau avant une opération. De même, le fameux tunnel serait en fait dû à un manque d’irrigation du cerveau, qui provoquerait une hyperactivité au niveau des aires visuelles du cortex. Hyperactivité qui produirait cette intense lumière frontale et, conséquemment, une perte de vision périphérique, d’où cette impression de vision en tunnel.
— Et le sentiment de plénitude, d’amour inconditionnel ? demanda Servaz, certain que le psy allait lui sortir une autre explication de son chapeau.
Bon sang, où est passée ta rationalité ? se demanda-t-il. Tu es agnostique, bon Dieu, et tu n’as jamais cru aux petits hommes verts ni à la transmission de pensée.
— Sécrétion d’hormones, répondit Xavier. Afflux d’endorphines. Dans les années 1990, des chercheurs allemands qui étudiaient le phénomène de la syncope se sont rendu compte qu’après leurs pertes de conscience, de nombreux patients affirmaient s’être sentis merveilleusement bien, avoir revu des scènes de leur passé et s’être même vus au-dessus de leur corps.
Servaz promena son regard sur la pièce : les meubles élégants, les lampes stratégiquement disposées. Les fenêtres donnaient sur une rue pavée et un salon de coiffure. Le cabinet privé, installé au rez-de-chaussée de la maison de ville que le docteur avait acquise, était prospère. On était loin des rémunérations des cent soixante-deux psys officiels de la police nationale, dont la grille indiciaire, qui n’avait pas évolué entre 1982 et 2011, avait été réévaluée a minima depuis. Mais c’était lui qui avait choisi de venir ici.
Lui qui avait fui les psys comme la peste, pendant les quelques semaines où il avait cru Marianne morte et où il avait été admis dans un centre pour policiers dépressifs…
— Et tous ces morts que j’ai vus ? Cette foule ?
— D’une part, n’oubliez pas les effets secondaires des drogues qu’on vous a administrées, non seulement pendant l’anesthésie, mais aussi en réa. Ensuite, pensez à vos rêves. Quand on rêve, on vit des choses incroyables : on vole, on tombe d’une falaise sans mourir, on est transporté d’un lieu à un autre, on voit des personnes décédées ou des gens qui ne se connaissent pas dans la vie réelle.
— Ce n’était pas un rêve.
Le psy ne tint pas compte de cette interruption.
— N’avez-vous jamais eu l’impression dans certains rêves d’être plus brillant, plus intelligent ? (Il eut un petit geste de la main.) N’avez-vous jamais eu le sentiment, parfois, de savoir plus de choses dans vos rêves, de comprendre des choses que vous ne comprendriez pas en temps normal, d’être plus fort, plus habile, plus doué, plus puissant ? Et, quand vous vous réveillez, et que le souvenir de votre rêve est encore très prégnant, vous êtes tout étonné par la force de ce rêve, qui avait l’air… si réel.
Oui, songea Servaz. Bien entendu. Comme tout le monde. Quand il était étudiant et qu’il s’essayait à écrire, la nuit il rêvait qu’il rédigeait avec une facilité déconcertante les plus belles pages jamais écrites — et quand il se réveillait, il avait le sentiment troublant que ces mots, ces phrases magnifiques avaient véritablement existé, l’espace de quelques secondes, dans son esprit ; il enrageait de ne pouvoir les retrouver.
— Alors, demanda-t-il, comment expliquez-vous que tous ceux qui ont vécu ces expériences — même ceux qui étaient les plus rationnels, les athées les plus endurcis — en ressortent durablement changés ?
Le psy croisa ses mains fines au-dessus de ses genoux.
— Étaient-ils vraiment si athées que cela ? Il n’y a pas eu, à ma connaissance, d’étude scientifique vraiment sérieuse sur les présupposés philosophiques et religieux de ces gens avant leur expérience de mort imminente. Mais je reconnais que ce changement observé chez presque tous n’est pas contestable. Exception faite du quota ordinaire des mythomanes et des farfelus — les mêmes qui appellent les standards de la police pour s’accuser de crimes, je suppose, ou peut-être qui voient là l’occasion de donner quelques conférences rémunérées, pardonnez mon mauvais esprit —, on a des témoignages très sérieux de personnalités éminentes, dont la sincérité ne peut être mise en doute, sur ces… changements radicaux de personnalités et de systèmes de valeurs après un coma ou une EMI…
C’est moi qui devrais tenir ce discours, se dit Servaz. C’est moi qui l’aurais tenu avant. Qu’est-ce qui m’arrive ?
— C’est pourquoi il faut entendre ces témoignages, poursuivit le psy d’un ton apaisant, presque ronronnant, et Servaz pensa à un Raminagrobis enroulé dans son fauteuil. Il ne faut pas les rejeter d’un simple haussement d’épaules. Je devine par quoi vous passez, Martin. Peu importe qu’il y ait des explications ou non à ce que vous avez vécu, ce qui compte, c’est ce que ça a changé en vous.
Un pâle rayon automnal traversa la vitre et caressa un bouquet dans un vase chinois. Servaz le regarda, fasciné. Il eut soudain envie de pleurer devant tant de beauté. Des gens passaient de l’autre côté de la fenêtre. Coiffés de bonnets, des skis sur l’épaule, des après-skis aux pieds.
— Vous êtes revenu et tout a changé. C’est un moment difficile. Car vous voilà de retour dans une vie qui n’est plus en phase avec ce que vous avez découvert, ce que vous avez vu là-bas. Il va vous falloir trouver un nouveau chemin. Vous en avez parlé avec vos proches ?
— Pas encore.
— Il y a quelqu’un à qui vous pourriez en parler ?
— Ma fille.
— Essayez. S’il le faut, envoyez-la-moi.
— Je ne suis pas le premier ni le dernier à être passé par là. Ça n’a rien d’exceptionnel.
— Mais cela vous concerne vous. Et c’est important pour vous, puisque vous êtes ici.
Servaz ne releva pas.
— Vous avez été l’objet d’un grand chambardement. Vous avez vécu une expérience bouleversante, qui va engendrer des modifications profondes dans votre personnalité. Vous avez l’impression d’avoir acquis un savoir que vous n’avez pas sollicité, qui vous est tombé dessus en quelque sorte — ça ne sera pas sans conséquences. Mais je peux vous aider à les affronter… Je sais par quoi vous allez passer : j’ai déjà eu des patients comme vous. Vous allez avoir l’impression d’être plus vivant, plus lucide, plus attentif aux autres ; vous allez reprendre vos anciennes routines, mais elles vous sembleront dénuées de sens. Tout ce qui est matériel perdra de son importance. Vous éprouverez sans doute le besoin de dire aux gens que vous les aimez — mais ils ne comprendront pas ce qui vous arrive ni ce que vous faites. Ça se passe souvent comme ça… Vous traverserez des phases d’euphorie, de désir de vivre, mais vous serez aussi très fragile et guetté par la dépression.
Le petit homme resserra le nœud de sa cravate Ermenegildo Zegna, ramena sa veste devant lui et se leva en la boutonnant. Il n’avait rien de fragile, ni d’euphorique, ni de dépressif.
— Quoi qu’il en soit, vous êtes là, parmi nous, en pleine forme. Je suppose que les médecins vous ont prescrit du repos…
— Je souhaite reprendre mon travail.
— Quoi, là, tout de suite ? Je croyais que vos… priorités avaient changé ?
— Je crois que chacun a une mission sur cette terre — et que la mienne c’est d’attraper les méchants, répondit Servaz avec un sourire.
Il vit le psy froncer les sourcils.
— Une mission ? Vous êtes sérieux ?
Servaz lui décocha son sourire numéro 3 — celui qui voulait dire : « Je t’ai bien eu. »
— C’est ce que je serais censé dire, non ? Si j’étais persuadé d’être revenu d’entre les morts… Ne vous inquiétez pas, docteur : je ne crois toujours pas aux Ovnis.
Le psy sourit faiblement, mais son œil s’aiguisa tout à coup, comme si lui revenait en mémoire un fait important.
— Vous connaissez le Tassili n’Ajjer, dans le Sahara algérien ? demanda-t-il.
— Séfar, répondit Servaz en guise de confirmation.
— Oui. Séfar. J’ai pu visiter ce site extraordinaire, unique au monde, il y a plus de trente ans. J’en avais vingt-deux à l’époque. J’ai pu admirer les quinze mille peintures rupestres, le merveilleux et grand livre du désert qui raconte aux millénaires à venir les guerres et les civilisations qui ont existé aux confins du néolithique. Dont cette œuvre de trois mètres de haut que certains ont baptisée le Grand Homme Martien, ou encore le Grand Dieu de Séfar. Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce que j’ai vu. Et c’est un scientifique qui vous parle.
Cinq heures du soir. La nuit tombait depuis un moment lorsqu’il émergea du cabinet dans les rues de Saint-Martin. Ces rues ne le terrifiaient plus comme elles l’avaient fait pendant des années dans son souvenir. Il suffisait alors qu’il repense à elles pour que son cœur se mît à battre la chamade.
Rien de tout cela ce soir. À ses yeux, la ville avait retrouvé son charme un peu vieillot de cité thermale et de villégiature, avec les stations de ski perchées dans les montagnes à proximité, et le souvenir de sa grandeur passée encore visible dans ses hôtels, ses mails et ses jardins. Le discours de Xavier ne l’avait pas totalement convaincu mais il avait eu le mérite de le ramener à des réalités plus terrestres.
Il marcha vers la voiture. Les médecins ne l’avaient autorisé à reconduire qu’à une date récente et seulement sur une courte distance : il avait rangé les quatre heures aller-retour dans cette catégorie. Lorsqu’il prit la route, quittant la vallée encaissée de Saint-Martin pour celle bien plus large dans laquelle elle débouchait vingt kilomètres en aval — et qui poussait ensuite entre des montagnes de moins en moins hautes jusqu’à la plaine qui s’étendait entre Montréjeau et Toulouse —, il se sentit plein d’un émerveillement enfantin pour les monts qui s’enfonçaient dans la nuit bleutée, leur présence bienveillante, pour les petites lumières fragiles des villages de ce « bout du monde » que la route contournait sans les traverser, pour les chevaux entraperçus dans la pénombre brumeuse et qu’on n’avait pas encore rentrés, et même pour cette simple aire de repos où brillaient les fenêtres d’un comptoir de restauration rapide.
Une heure et demie plus tard, il entrait dans Toulouse par le port de l’Embouchure, longeait le canal de Brienne au milieu des façades de brique rose et garait sa Volvo dans l’un des étages du parking Victor-Hugo, au-dessus du marché du même nom. En pianotant sur le digicode de son immeuble, il eut soudain l’impression que le monde réel ressemblait à un rêve. Et celui qu’il avait laissé dans cette chambre d’hôpital à la réalité.
Réa = réalité ? se demanda-t-il.
Il n’ignorait pas que ce qu’il avait vu pendant son coma était imputable aux substances chimiques qu’on lui avait inoculées et aux dysfonctionnements de son cerveau en roue libre. Alors pourquoi éprouvait-il un tel sentiment de perte ? Pourquoi garder une telle nostalgie de l’état de béatitude dans lequel il s’était trouvé là-bas ? Il avait lu quelques ouvrages sur le sujet depuis son réveil. Comme l’avait souligné le psy, la réalité et la sincérité de ces témoignages ne pouvaient être mises en doute. Et pourtant Servaz n’était pas prêt à admettre que ce qu’il avait vu fût autre chose qu’une fantasmagorie. Il était bien trop rationnel pour ça. Et puis, merde, un fleuve de gens heureux — c’était absurde.
Il grimpa les marches, entra. Margot était vêtue d’un gilet en laine marron sur un pantalon clair. Son regard avait la douceur supérieure du bien portant pour le malade, et il eut envie de lui faire remarquer qu’il était en bonne santé mais s’abstint.
Sur la table mise, il aperçut des bougies. Une odeur d’épices lui parvint de la cuisine. Servaz reconnut immédiatement la musique qui montait de la chaîne stéréo. Mahler… Cette attention l’émut aux larmes. Il essaya de les cacher mais elles n’échappèrent pas à Margot.
— Qu’est-ce qui t’arrive, papa ?
— Rien. ça sent bon.
— Poulet tandoori. Je te préviens, je ne suis pas un cordon bleu.
De nouveau, il se retint de s’épancher : de lui dire combien elle avait toujours été importante pour lui, qu’il regrettait toutes les fois où, d’une manière ou d’une autre, il avait foiré leur relation. Vas-y mollo, pensa-t-il.
— Margot, je voudrais m’excuser pour…
— Chut. C’est inutile, papa. Je sais.
— Non, tu ne sais pas.
— Je ne sais pas quoi ?
— Ce que j’ai vu là-bas.
— Comment ça ? Où ?
— Là-bas… dans le coma…
— De quoi est-ce que tu parles, papa ?
— J’ai vu des choses… là-bas… pendant mon coma.
— Pas besoin de savoir, dit-elle.
— Tu ne veux pas l’entendre ?
— Non.
— Pourquoi ? ça ne t’intéresse pas ce qui m’est arrivé ?
— Non, non, ce n’est pas ça, mais je n’ai pas envie de savoir, papa… ça me met mal à l’aise, ces trucs-là.
Tout à coup, il eut envie d’être seul. Sa fille lui avait dit qu’elle avait pris un congé sans solde et qu’elle resterait le temps nécessaire. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Combien de temps ? Deux semaines ? Un mois ? Davantage ? La première fois qu’il était entré dans son bureau à son retour de l’hôpital, il avait été agacé de voir qu’elle l’avait mis en ordre sans lui avoir demandé son avis. Elle avait fait de même avec la cuisine, le salon, la salle de bains — et cela l’avait pareillement contrarié. Mais pas longtemps… C’était ainsi depuis sa sortie de l’hôpital : tantôt il avait envie d’embrasser les gens, de les prendre dans ses bras, de leur parler interminablement — l’instant d’après, il n’avait qu’un désir : se réfugier dans le silence et la solitude, s’isoler, rester seul avec lui-même. De nouveau, il ressentit ce pincement au cœur en repensant au paysage de lumière, à tous ces gens — et à leur amour inconditionnel.
Il regarda les pilules dans le creux de sa main. Les grosses gélules comme les petits cachets. Depuis qu’il les prenait, il avait des nausées, des diarrhées, des sueurs froides. Ou étaient-ce les suites du coma ? Il savait qu’il aurait dû en parler aux médecins — mais il en avait sa claque des toubibs et des hôpitaux. Pendant plus de deux mois, il avait rencontré cardiologues, diététiciens, psychologues, kinésithérapeutes et infirmières deux fois par semaine. Après tout, ce n’était pas comme si on lui avait greffé un cœur tout neuf. Ou même comme s’il avait subi un double pontage. Il n’y avait pas de risque de rechute, ni de rejet du greffon, aucun facteur de risques cardio-vasculaires. Il avait suivi avec succès un programme de réentraînement physique, des séances de kinésithérapie respiratoire, et son deuxième test d’effort avait démontré une nette amélioration de ses performances.
Il ouvrit la main et les cachets roulèrent au fond du lavabo, il fit couler l’eau froide par-dessus, les regarda disparaître par la bonde. Il n’en avait pas besoin. Il avait survécu au coma, il avait frôlé l’autre côté ; il n’avait pas envie de se bourrer de médocs. Pas maintenant. Il voulait être en pleine possession de ses moyens pour sa reprise. Il ne sentait plus rien au niveau de sa poitrine et — n’était la vilaine cicatrice quand il se déshabillait — il avait presque l’impression que c’était à un autre que tout cela était arrivé.
Il n’avait pas sommeil. Dans quelques heures, il serait de retour à l’hôtel de police et il savait la curiosité que ce retour allait susciter. Allaient-ils lui laisser le commandement du groupe ? À qui l’avaient-ils confié en attendant ? Il ne s’en était même pas préoccupé jusqu’ici. Il se demanda si c’était vraiment cela qu’il voulait : retourner à sa vie d’avant.
Il faisait nuit noire et la maison était plongée dans l’obscurité lorsqu’il se gara devant. Elle avait l’air abandonnée et vide, pas une lumière derrière les volets clos. Là-haut, au sommet du talus de la voie ferrée, les trains continuaient de passer avec la même lenteur sur les aiguillages, en grinçant et en bringuebalant — et, à chaque passage, Servaz sentait ses poils se dresser.
Assis au volant, il observa le terre-plein, les entrepôts couverts de tags et la grande bâtisse isolée, comme la dernière fois où il était venu ici.
Rien n’avait changé. Et pourtant tout avait changé. En lui. Comme dans la fameuse phrase d’Héraclite, il n’était plus l’homme qui était venu ici deux mois plus tôt. Il se demanda si ses collègues s’apercevraient de ces changements, demain, pour son premier jour de reprise, après plus de deux mois d’absence.
Il repoussa la portière et descendit.
Le ciel était dégagé, le clair de lune éclairait le terre-plein. Les flaques avaient séché et disparu. Tout était silencieux, si l’on faisait abstraction de la rumeur lointaine de la ville et du passage des trains. Il regarda autour de lui. Il était seul. Le grand arbre projetait toujours la même ombre inquiétante sur la façade. Il sentit la nervosité le gagner, s’avança jusqu’au jardinet à l’avant, poussa le petit portail qui s’ouvrit en grinçant. Où était le pitbull ? La niche était toujours là, mais la chaîne s’étalait sur le sol, inerte, telle une mue de serpent, sans rien au bout. L’animal avait probablement été euthanasié.
Il remonta l’allée entre les plants desséchés, grimpa les marches du perron et sonna. Le timbre aigrelet résonna à travers les pièces vides, de l’autre côté de la porte, mais rien ne bougea. Pas de réponse… Il posa la main sur la poignée, tourna. Verrouillée. Où était passé Jensen ? Stehlin avait parlé d’une cure, d’une ville thermale. Sans blague ? Ce type avait violé, tué, et il se faisait dorloter par des mains douces, des jets et des bains bouillonnants dans un établissement thermal ? Servaz regarda autour de lui. Personne en vue. Il sortit de la poche de sa veste une dizaine de clefs enroulées dans un chiffon sale. Des clefs dites « de frappe », utilisées par les cambrioleurs pour crocheter les serrures à goupilles. Une « mexicaine », c’est ainsi qu’on appelait une perquise illégale. Il s’était déjà adonné à ce genre de sport dans la maison de Léonard Fontaine, le spationaute, à l’occasion d’une autre enquête. Je n’ai pas encore repris le turbin que je me livre déjà à un acte illégal.
La serrure rouillée lui donna du fil à retordre. À l’intérieur régnait toujours la même odeur de pisse de matou, de tabac froid et de vieillesse et il pinça les narines. L’ampoule du couloir n’avait toujours pas été remplacée et il dut chercher un autre interrupteur pour faire surgir un vague éclairage dans cette caverne obscure. Il promena une main sur le mur derrière la porte de gauche, trouva le commutateur. Rien n’avait changé dans la chambre de la vieille ; même la montagne d’oreillers sur le lit défait et la poche de perfusion étaient en place — comme si elle allait revenir demain. Bien qu’il fût presque réduit à l’état de squelette, le lit gardait l’empreinte de son corps rachitique.
Il frissonna.
Peut-être allait-elle effectivement revenir maintenant que son ordure de fils était à nouveau libre ?
Il marcha jusqu’au salon. Que cherchait-il ? Quel genre de preuve comptait-il trouver ici ? Il commença par fouiller les tiroirs du bureau. Rien à part de la paperasse et un peu de shit dans du papier alu. Il regarda les écrans d’ordinateurs disposés sur le grand bureau. La réponse était peut-être là-dedans, mais il n’était pas un spécialiste. Il n’était même pas un geek comme Vincent. Et pas question de faire appel au Service de l’informatique et des traces technologiques pour récupérer les données du disque dur. À tout hasard, il alluma l’un des appareils. Qui lui réclama aussitôt un mot de passe. Et merde…
Un bruit de moteur à l’extérieur.
Une voiture venait par ici. Il l’entendit s’arrêter, moteur coupé, les portières qu’on claquait. Elle s’est garée sur le terre-plein. Les volets étaient clos, il n’avait aucun moyen de voir ce qui se passait dehors. Des voix d’hommes. Il crut reconnaître l’une d’elles et il se tendit aussitôt comme un ressort. Un flic de la PJ. Quelqu’un avait apparemment décidé de relancer l’enquête.
Il éteignit toutes les lumières, se précipita vers la porte arrière dans le noir complet. Se cogna le genou contre un meuble. La douleur le fit grimacer. Verrouillée. Merde ! Il n’avait pas le temps de crocheter la serrure. Des pas remontaient l’allée. Servaz fila le long d’un couloir, entra dans une chambre, alluma, ouvrit la fenêtre puis le volet. Il allait l’enjamber quand il se ravisa. Ils avaient sûrement noté l’immat’ de sa voiture.
Il referma la fenêtre, revint dans le salon. Les entendit qui sonnaient. Il essaya de faire taire les battements de son cœur, prêt à lancer un : « salut, les gars » aussi désinvolte que possible. Les pas redescendirent le perron, s’éloignèrent. Pas de commission rogatoire ni de perquise apparemment. Il écouta le bruit du moteur qui s’éloignait. Attendit un petit moment dans le noir complet, le cœur cognant dans sa poitrine, avant de ressortir.