GUSTAV

26. Contacts

Elle s’était reculée vers le lit, s’y était allongée, les pieds solidement plantés sur le plancher, les genoux pliés. Elle ouvrit complètement sa robe de chambre.

Seule la petite lampe de chevet était allumée, laissant les recoins de la pièce dans une ombre profonde, là où étaient tapis les fantômes de sa vie. La nuit les enveloppait, et elle vit le halo de la lampe se refléter dans ses yeux, qui n’avaient plus rien d’innocent quand il s’avança vers elle. Il retira sa veste, déboutonna sa chemise. Elle entendait la pluie battre contre la vitre. Elle avait laissé la porte-fenêtre entrouverte et elle sentit l’air mouillé qui faisait frissonner les draps et sa peau. Au moment où il allait se pencher sur elle, elle leva la jambe droite et le bloqua du pied posé sur son plexus.

Il caressa son mollet, puis sa cheville, et effleura pareillement les orteils et le talon. Sans le quitter des yeux, elle fit glisser son pied nu le long de son torse, entre les pans de la chemise ouverte. Descendit plus bas, franchit l’obstacle de la boucle de ceinture et le promena sur le sexe gonflé, à travers l’étoffe du pantalon.

Dès qu’elle l’eut reposé à terre, il fut sur elle. Elle l’embrassa tout en défaisant sa ceinture, ouvrit sa fermeture Éclair.

Il prit un mamelon dans sa bouche, glissa une main entre ses cuisses et découvrit sa chaleur. Elle fut mouillée presque instantanément. Cela l’excita encore plus et il eut envie de la pénétrer tout de suite, mais il humecta ses doigts avec sa langue et continua. Kirsten gémit, se tortilla dans le lit — comme si elle voulait à la fois s’offrir davantage et se refuser. Il la caressa un moment encore, puis la toucha plus loin.

À présent, elle se tordait en émettant de longs feulements allant du rauque à l’aigu. Son sexe ruisselait. Ils naviguèrent ainsi à travers le lit, perdant toute notion d’espace, elle tentant à la fois d’échapper à ses caresses et les accueillant, se frottant, poussant ses doigts à l’intérieur puis s’écartant, jusqu’au moment où elle l’attira à elle pour qu’il la pénètre. Elle pressa plus étroitement son bassin contre le sien et, très vite, elle dicta son rythme, un rythme élevé, frénétique, et les ongles longs de Kirsten labourèrent ses épaules et ses flancs. De nouveau, elle lécha et mordilla son oreille et il sentit que son sexe durcissait encore plus. Ensuite, elle le mordit vraiment. À l’oreille d’abord, le lobe — et il ressentit un éclair de douleur —, puis à l’épaule. Elle avait ouvert les yeux juste avant. Un regard noir, sauvage, qui le scrutait avec défi et curiosité. Il la plaqua contre le matelas et s’enfonça en elle aussi profondément qu’il put. Elle continua d’imprimer un rythme furieux à leurs va-et-vient, accélérant même, une main plaquée sur ses fesses, cherchant son plaisir, un rythme presque trop rapide pour lui, lui ôtant une partie de ses sensations, mais elle ne semblait plus en mesure de s’arrêter jusqu’à l’orgasme — qui la souleva et la cambra dans le lit, lui arrachant une longue plainte, dans les aigus, yeux clos, bouche crispée.

Ils changèrent de position et elle s’allongea sur lui, ses seins contre son torse. Il sentit sa chaleur et son humidité lorsqu’il la pénétra de nouveau, tout comme son pubis qu’elle frottait contre le sien. Elle était étonnamment légère. Souple et légère. Il caressa ses seins quand elle se redressa pour le chevaucher, ses genoux dans les draps. Elle avait un tatouage allant de l’aine à la hanche, une phrase, en norvégien probablement — des caractères et des chiffres.

Kirsten Nigaard, se dit-il, cachait sa véritable personnalité sous une enveloppe sévère. Sous la glace le feu : le cliché habituel. Cependant, il estimait ne jamais avoir été dupe. Dès le départ, il avait perçu sa nature hautement inflammable. Une chose en tout cas ne changeait guère : au lit aussi, elle aimait avoir le contrôle.


Kirsten se réveilla à 6 heures et regarda Servaz endormi. Bizarrement, après les événements de la veille, elle se sentait reposée. Elle enfila un shorty en coton portant le nom d’un groupe de rock norvégien sur les fesses, un tee-shirt et une tenue de jogging et, une fois dehors, s’élança au pas de course dans le petit parc qui entourait l’hôtel. Elle en fit le tour en cinq minutes et recommença une demi-douzaine de fois, courant sur le gravier et sur la neige, sans jamais s’éloigner.

L’air glacial lui brûlait les poumons mais elle se sentait bien. Elle s’arrêta près d’un banc et d’une statue de faune pour faire des étirements, le regard braqué sur les Pyrénées, dont l’aube éclairait quelques sommets. La boxe lui manquait. C’était à la fois sa soupape et son équilibre. Frapper dans un sac ou contre un sparring lui permettait d’évacuer les frustrations de son métier. Dès qu’elle rentrerait à Oslo, elle retournerait au gymnase. Une vision l’effleura — celle de toilettes pour dames obscures avec un seau et un balai au milieu — mais elle la chassa en se concentrant sur ce qui les attendait.


À 6 h 30, Servaz s’éveilla et découvrit le lit vide. Les draps gardaient l’empreinte et l’odeur de Kirsten. Il prêta l’oreille — mais la chambre, tout comme la salle de bains, était silencieuse. Il en conclut qu’elle n’avait pas voulu le réveiller et qu’elle était descendue prendre le petit déjeuner. Se leva, s’habilla et retourna dans sa chambre.

Sous la douche, il repensa à la nuit écoulée. Après l’amour, ils avaient discuté, tantôt sur le balcon où ils avaient partagé une cigarette, tantôt dans le lit, et il avait fini par lui parler de la mère possible de Gustav. Elle l’avait alors longuement questionné sur ce qui s’était passé à Marsac, sur Marianne, sur son passé. Il s’était ouvert à elle comme il l’avait rarement fait depuis les terribles événements de Marsac, et elle l’avait écouté en le scrutant avec calme et bienveillance. Il lui sut gré de ne montrer aucune commisération et il évita de son côté tout auto-apitoiement. Après tout, elle avait sûrement ses propres problèmes à régler. Qui n’en a pas ? Puis il se souvint de sa question. Elle était intelligente. Elle avait mis le doigt dessus presque immédiatement. La question autour de laquelle il tournait depuis longtemps sans oser se la poser : « Alors, ça pourrait être ton fils ? »

Il passa des vêtements propres et emprunta l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée. Quand il entra dans la salle où on servait le petit déjeuner, il la chercha des yeux mais ne la vit nulle part. Elle ne pouvait être allée bien loin. Il sentit la morsure douce-amère d’une légère déception, l’évacua et se dirigea vers le buffet et les distributeurs de café et de thé.

Une fois assis, il sortit son téléphone et appela Margot.

Répondeur.


Elle déverrouilla la porte de sa chambre avec sa carte électronique et fut surprise de trouver le lit vide.

— Martin ?

Pas de réponse. Il était retourné dans sa chambre. Elle ressentit un léger coup de poignard à l’estomac. Préféra ne pas y penser. Elle se dévêtit rapidement pour se diriger vers la douche. Elle commençait à avoir sérieusement faim.

En entrant dans la salle de bains, elle découvrit qu’il n’avait même pas pris sa douche ici : les serviettes étaient pliées et à leur place, la cabine intacte et sèche. La douleur revint, un poil plus forte. Ils avaient couché ensemble, très bien. Ils avaient passé un bon moment, mais cela n’irait pas plus loin. Ils n’apprendraient pas à se connaître davantage : c’était le message qu’il lui avait laissé.

Elle regarda son visage dans le grand miroir au-dessus de la vasque.

— OK, dit-elle à voix haute. C’est ce qui était prévu, non ?


En entrant dans la salle du petit déjeuner, elle le vit assis seul à une table et se dirigea vers lui.

— Salut, dit-elle en attrapant sa tasse. Bien dormi ?

— Oui. Toi ? T’étais où ?

— Je courais, répondit-elle avant d’aller jusqu’au percolateur.

Servaz la regarda s’éloigner. Leur échange avait été bref et sans chaleur. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus, il avait compris sur-le-champ : ce qui s’était passé cette nuit ne devrait pas être mis sur la table. Il ressentit une intense frustration, il avait eu l’intention de lui dire combien cela lui avait fait du bien de parler cette nuit, qu’il y avait longtemps qu’il n’avait été aussi bien avec quelqu’un. Ce genre de choses qu’on dit parfois… Sans insister. À présent, il se sentait idiot. OK, pensa-t-il. Retour au boulot. On garde nos distances.

Kirsten dévora tartines, confiture, saucisses et œufs brouillés, but un café allongé et deux grands verres de jus d’orange remplis à ras bord — en Norvège, le petit déjeuner était le repas le plus copieux de la journée — tandis que Servaz se contentait d’un expresso, d’un demi-croissant et d’un verre d’eau.

— Tu ne manges pas beaucoup, fit-elle remarquer.

Elle s’attendait à ce qu’il lui serve un de ces foutus clichés sur les Norvégiens taillés comme des bûcherons, à l’image du crétin qui l’avait abordée place Wilson, mais il se contenta de sourire.

— On réfléchit moins bien le ventre plein, finit-il par dire.

Elle ne sut pas qu’il pensait encore, quelquefois, quand on évoquait devant lui la nourriture, à ce repas sublime, arrosé de vins fins mais empoisonné[9], qu’un juge lui avait un jour servi.


L’Hospitalet était un village perché en altitude dans un imposant décor montagnard, à quelques encablures seulement de la frontière espagnole. Ils durent grimper des lacets réfractaires qui surplombaient une vallée profonde et couverte d’une épaisse forêt, franchir un col à près de mille huit cents mètres, traverser des sapinières noires et venteuses, où des corneilles dérangées percèrent la brume, crieuses de sombres prophéties. La route était étroite, sinueuse, tantôt bordée de parapets de pierre, tantôt frôlant le vide sans aucun obstacle pour arrêter un véhicule qui aurait soudain perdu le contrôle.

Ils franchirent la montagne et basculèrent de l’autre côté, découvrant le clocher d’une église et les toits du village en contrebas, frileusement blottis les uns contre les autres dans un décor blanc et lumineux comme un troupeau de brebis cherchant la chaleur du compagnonnage.

Le village leur parut d’emblée monacal, triste, hostile aux visiteurs. Ses ruelles étroites, escarpées — les maisons s’étageaient sur la pente — ne devaient voir le soleil qu’une poignée d’heures par jour. Cependant, ils atteignirent une place banale, avec son monument aux morts central, mais néanmoins agréable avec son carré de platanes défeuillés et surtout son belvédère au panorama remarquable : le ciel était dégagé, les nuages s’étaient dispersés et la vue portait loin, jusqu’au confluent des trois vallées, là où se distinguaient les rues et les toits de Saint-Martin-de-Comminges. La mairie était modeste, grise et simple, mais bénéficiait de la vue.

Ils descendirent en claquant les portières dans les courants d’air glacés. Ni l’un ni l’autre n’avait parlé pendant le trajet, chacun muré dans son silence et enfermé dans les souvenirs de la nuit, mais, depuis qu’ils avaient dépassé le panneau à l’entrée du village, Servaz ne pensait plus qu’à une chose : Gustav.

Il regarda autour de lui, comme si le gamin allait apparaître d’un instant à l’autre. Il n’y avait pas âme qui vive. Sur la place, ils virent aussi le parvis d’une église romane comme on en trouvait beaucoup du côté espagnol. Le flic détailla un instant le portail orné d’un tympan aux motifs archaïques : le Créateur entouré du Soleil, de la Lune et des symboles des Évangélistes. Il y avait également une boulangerie et un salon de coiffure pour hommes à côté de l’église, dont Servaz se demanda comment il faisait pour trouver une clientèle dans un endroit pareil.

Grimpant le perron à deux volées de marches de la mairie, sous un drapeau français qui avait un peu perdu de ses couleurs, il tenta d’ouvrir la porte vitrée mais la trouva verrouillée. Frappa au carreau sans obtenir de réponse. La neige sur les marches avait été balayée tant bien que mal et il prit garde à ne pas glisser en redescendant.

Cependant, à l’angle de la place, à l’entrée d’une ruelle étroite et incurvée, un panneau indiquait : « École élémentaire Pasteur ».

Servaz regarda Kirsten, qui hocha la tête, et ils se mirent en route, descendant la pente abrupte et glissante à pas prudents. Il surprit un rideau qui s’écartait au premier étage d’une maison mais sans personne derrière, comme si le village était peuplé de fantômes.

Quand ils eurent franchi le virage, ils découvrirent la cour de l’école en contrebas ; comme le belvédère sur la place, elle jouissait d’une vue sur la vallée à couper le souffle. Encore un lieu qui évoquait l’enfance avec sa cour, son préau et la cloche rouillée près du portail. Servaz sentit son cœur se serrer.

C’était l’heure de la récré et les enfants couraient, se bousculaient et piaillaient joyeusement autour de l’unique platane. Les racines du vieil arbre avaient soulevé le bitume et, là aussi, quelqu’un avait balayé la neige pour la repousser dans les coins. Il aperçut un homme qui surveillait les enfants depuis le préau. Il portait une blouse grise et des lunettes. Il y avait quelque chose d’étrangement anachronique dans ce tableau : on se serait cru revenu cent ans en arrière.

Soudain, Servaz s’immobilisa. Il eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing en pleine figure.

Kirsten, qui avait continué de descendre, s’arrêta et se retourna. Elle le vit immobile, un panache de buée devant sa bouche ouverte. Déchiffra son regard et fit volte-face, portant son propre regard dans la même direction, vers la cour de récréation. Cherchant ce qu’il avait vu.

Et elle comprit.

Il était là.

Gustav.

L’enfant blond. Au milieu des autres gamins. Le garçon de la photo. Qui était peut-être son fils.

27. Une apparition

— Martin.

— …

— Martin !

La voix était basse, douce, impérieuse. Il avait ouvert les yeux.

— Papa ?

— Lève-toi, avait dit son père. Viens avec moi.

— Quelle heure il est ?

Son papa s’était contenté de sourire, debout près de son lit. Il s’était levé, à demi hébété et léthargique, les paupières lourdes. Dans son pyjama bleu, pieds nus sur le carrelage frais.

— Suis-moi.

Il l’avait suivi. À travers la maison silencieuse : le couloir, l’escalier, la salle commune inondée de lumière, celle de l’aube, dont les rayons entraient à flots par les fenêtres sans rideaux côté est. Il avait jeté un regard à la pendule. Cinq heures du matin ! Il avait terriblement sommeil. Et une seule envie : se recoucher, se rendormir. Il ne lui faudrait pas trois secondes pour replonger. Mais il avait suivi son papa dehors parce qu’il n’aurait jamais osé lui désobéir. En ce temps-là, on ne désobéissait pas. Et parce qu’il l’aimait aussi. Plus que tout au monde. À part — peut-être — maman.

Dehors, le soleil basculait au-dessus de la colline, à cinq cents mètres de là. L’été. Tout était absolument immobile. Même les blés mûrs. Pas un frisson non plus dans les feuilles dentelées des chênes. Il avait cligné des yeux en fixant les rayons du soleil qui inondaient la campagne alentour. Le calme du matin éclatait de chants d’oiseaux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? avait-il demandé.

— Ça, avait répondu son papa en embrassant le paysage d’un geste ample.

Il n’avait pas compris.

— Papa ?

— Quoi, fiston ?

— Où je dois regarder ?

Son père avait souri.

— Partout, fils.

Il avait ébouriffé ses cheveux.

— Je voulais juste que tu voies ça, une fois dans ta vie : le soleil qui se lève, l’aube, le matin…

Il avait perçu l’émotion dans la voix de son papa.

— Ma vie ne fait que commencer, papa.

Son père l’avait regardé en souriant, avait posé sa grande main sur son épaule.

— J’ai un petit garçon très intelligent, avait-il dit. Mais quelquefois il faut oublier son intelligence et laisser parler ses sens, son cœur.

Il était trop jeune pour comprendre alors, mais aujourd’hui il savait. Puis quelque chose s’était passé : une biche avait surgi en bas de la colline. Silencieuse, précautionneuse, lente. Telle une apparition. Mais une apparition magnifique, fragile, noble. Elle avait émergé des bois à découvert, cou tendu, prudente. Le petit Martin n’avait jamais rien vu d’aussi beau. C’était comme si la nature tout entière retenait son souffle. Comme si quelque chose allait survenir, qui briserait cette magie en mille morceaux. Servaz s’en souvenait : il avait le cœur qui battait comme un tambour.

Et, de fait, quelque chose s’était passé. Un claquement sec. Il n’avait pas compris tout de suite ce que c’était. Mais il avait vu la biche se figer puis tomber.

— Papa, qu’est-ce qui se passe ?

— Rentrons, avait dit son père d’une voix pleine de colère.

— Papa ? C’était quoi ce bruit ?

— Rien. Viens.

C’était le premier coup de feu qu’il entendait, mais pas le dernier.

— Elle est morte, c’est ça ? Ils l’ont tuée.

— Tu pleures, fils ? Allez, viens. Ne pleure pas. Viens. C’est fini. C’est fini.

Il avait voulu courir vers la biche, mais son père l’avait retenu par le bras. Il avait alors vu des hommes sortir des bois, leurs fusils en bandoulière, en bas de la colline, et il avait senti la rage l’envahir.

— Papa, avait-il hurlé. Est-ce qu’ils ont le droit de faire ça ? Ils ont le droit ?

— Oui. Ils ont le droit. Viens, Martin. Rentrons.


Il s’ébroua, planté au beau milieu de la rue. Remarqua le regard de Kirsten qui venait vers lui. Et Hirtmann, se demanda-t-il, qu’enseigne-t-il à son fils ? Ou au mien ?


Elle retint sa respiration, eut le sentiment du temps suspendu. Des secondes qui s’écoulent bien plus lentement que d’ordinaire. Les cris des enfants perçant l’air froid comme des éclats de verre, l’école qui semblait le seul lieu vivant dans ce village mort. Rien ne bougeait autour d’eux — à part cette petite cour et ce préau, et une voiture, très loin en bas, dans la vallée, grosse comme une fourmi sur la route rectiligne, dont le bruit leur parvenait à peine.

Servaz lui-même était changé en statue de sel. Elle remonta la pente jusqu’à lui.

— Il est là, dit-elle.

Il ne dit rien. Il suivait des yeux les évolutions de Gustav à travers la cour et elle devina toutes les émotions qui le traversaient. Silencieux et statique, à part son regard mobile, qui ne lâchait pas l’enfant, et son écharpe de laine, qui dansait dans le vent. Elle laissa passer quelques instants, observant elle-même le garçon. Il était plus petit et plus menu que les autres. Ses joues rouges comme des pommes d’api à cause du froid. Chaudement emmitouflé dans une doudoune bleue et un cache-nez coquelicot. En cet instant, il avait l’air plein de joie de vivre. Rien de l’enfant maladif qu’on leur avait décrit, à part sa petite taille. Rien non plus d’un enfant solitaire : il se joignait avec enthousiasme aux jeux collectifs. Elle resta un moment à l’observer, attendant que Martin réagisse. Mais Kirsten était d’une nature trop impatiente pour attendre longtemps.

— Qu’est-ce qu’on fait ? finit-elle par dire.

Il regarda autour de lui.

— On y va ? insista-t-elle. On pourrait parler au type, là-bas.

— Non.

C’était un « non » définitif. De nouveau, il regarda autour de lui.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— On ne peut pas rester là. On va se faire repérer.

— Par qui ?

— Par ceux qui sont chargés de veiller sur Gustav, pardi.

— Il n’y a personne.

— Pour le moment.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Il désigna la rue par laquelle ils étaient arrivés.

— C’est une impasse, le seul accès à l’école. Ceux qui viennent chercher Gustav doivent forcément passer par là. Soit ils habitent le village et ils viennent à pied, soit ils se garent sur la place.

Il rebroussa chemin, remontant la pente sur les pavés glissants.

— On va les attendre. Mais si on reste dans la voiture (il montra la fenêtre dont le rideau avait bougé), il ne faudra pas une heure pour que tout le village soit averti de notre présence.

Ils débouchèrent sur la place. Servaz désigna la mairie, dont la façade occupait le centre côté est.

— Ça ferait un bon point d’observation.

— Elle est fermée.

Il regarda sa montre.

— Plus maintenant.


Le maire était un petit homme trapu aux yeux rapprochés et à la mâchoire épaisse, avec une fine moustache brune comme un lacet de chaussure sous des narines évasées et poilues. C’était visiblement un adepte de la loi et de l’ordre, car il avait accueilli leur requête avec enthousiasme.

— Là, qu’en pensez-vous ? leur demanda-t-il en leur montrant les fenêtres d’une salle au deuxième étage.

À en juger par la longue table en bois ciré et le nombre des chaises, c’était manifestement ici que se réunissait le conseil municipal. La petite salle sentait l’encaustique. Contre le mur opposé aux fenêtres se dressait un grand meuble de rangement derrière les vitres duquel luisaient les reliures de registres municipaux qui avaient l’air aussi anciens que le meuble lui-même. Ses boutons étaient en verre taillé et des arabesques de feuilles et de motifs incrustées dans son bois sombre. Servaz se fit la réflexion que ce village devait être plein de meubles semblables, lourds, démodés, passés entre les mains calleuses d’ébénistes aujourd’hui morts, mais qui furent fiers de leur travail, loin du mobilier en kit des grandes villes. Les fenêtres étaient pourvues de rideaux de cretonne poussiéreux et elles plongeaient sur la place, l’entrée de l’impasse menant à l’école était parfaitement visible.

— C’est parfait. Merci.

— Ne me remerciez pas. En ces temps troublés, chacun doit faire son devoir de citoyen. Nous devons nous entraider, nous protéger les uns les autres. Vous faites ce que vous pouvez, mais aujourd’hui chacun doit se sentir concerné par la sécurité de tous. Nous sommes en guerre

Servaz acquiesça prudemment. Kirsten, qui n’en avait pas compris un traître mot, fronça les sourcils en le regardant et Martin haussa les épaules quand l’élu tourna son large dos pour sortir. Il colla son nez à la fenêtre, dessinant un cercle de buée sur la vitre, regarda sa montre.

— Plus qu’à attendre.


Vers midi, les parents d’élèves apparurent les uns après les autres sur la place et s’engouffrèrent dans l’impasse en direction de l’école. La Norvégienne et le flic de Toulouse entendirent la voix rouillée, pleine d’échos d’enfance, de la cloche, et se pressèrent contre les vitres. Les parents reparurent quelques minutes plus tard, leurs babillantes progénitures à la main. Apparemment, la demi-pension n’existait pas ici, il y avait fort à parier que la petite école ne disposait pas d’une cantine.

Servaz déglutit. L’estomac corrodé par l’angoisse. Gustav allait forcément apparaître en tenant quelqu’un par la main.

Mais le flux des parents et des enfants se tarit sans que Gustav eût montré le bout de son nez. Quelque chose n’allait pas.

Il se pencha de nouveau, résista à la tentation d’ouvrir la fenêtre. Consulta sa montre. Midi cinq. La place s’était vidée. Pas de Gustav. Merde, cela signifiait-il qu’il habitait l’une des maisons de l’impasse ? Si tel était le cas, avec la coopération du maire, il ne serait pas difficile de mettre en place une planque…

Il s’écartait de la fenêtre quand une Volvo gris métallisé pénétra sur la place un peu trop vite et freina en faisant crisser ses pneus. Kirsten et Servaz pivotèrent simultanément vers la fenêtre. À temps pour voir un homme dans les trente-cinq à quarante ans, élégant dans son manteau d’hiver de bonne coupe et le bouc bien taillé, se ruer hors de la voiture. Il se mit à courir vers l’impasse en regardant sa montre.

Ils échangèrent un regard. Servaz sentit son pouls s’accélérer. Ils attendirent en silence. Après le vacarme des enfants, le silence de la place paraissait encore plus assourdissant. Puis des pas se rapprochèrent et ils perçurent deux voix — une adulte, l’autre enfantine — portées par l’écho. De nouveau, Servaz n’osa pas ouvrir la fenêtre pour mieux entendre. L’homme au bouc émergea de l’impasse quelques secondes plus tard.

Il tenait Gustav par la main.


Dammit ! s’exclama la Norvégienne.

L’homme au bouc passa sous leur fenêtre, entraînant Gustav vers la voiture.

— Tu as trop couru, l’entendit dire Servaz à travers la vitre. Tu sais bien que tu ne dois pas t’épuiser avec ta maladie.

— Quand est-ce que papa viendra ? demanda l’enfant qui, tout à coup, avait l’air pâle et fatigué.

— Chut ! Pas ici, dit l’homme d’un air contrarié en regardant autour d’eux.

Vu de près, il avait l’air un peu plus vieux que sa silhouette et sa démarche le suggéraient : il approchait la cinquantaine, peut-être l’avait-il déjà. Un cadre supérieur dans la banque ou le commerce, un chef d’entreprise dans le numérique, un travail de consultant hautement rémunérateur ou un prof d’université : il suintait l’argent gagné sans trop se salir les mains. L’enfant, lui, avait les yeux creusés de cernes et un teint cireux, jaunâtre, malgré la couleur que le froid avait ramenée sur ses joues — et Servaz se souvint des paroles de la directrice d’école : « C’était aussi un enfant chétif, maladif, d’une taille inférieure à la moyenne. Il était très souvent absent : une grippe, un rhume, une gastro… ». Il se tourna vers Kirsten et ils foncèrent presque d’un seul mouvement vers la porte, dévalèrent les deux étages d’escalier recouvert d’un tapis élimé retenu par des tringles de cuivre, traversèrent le hall au plancher ciré et glissant. Ils ouvrirent la porte de la mairie au moment même où la Volvo grise quittait la place, laissant entrer quelques flocons.

Coururent jusqu’à la voiture.

En espérant qu’il n’y eût pas une deuxième sortie dans le village.

Servaz remonta la rue qui les avait menés à la place un peu trop rapidement, leva le pied en apercevant la Volvo un peu plus loin. Constata qu’il avait chaud. De sa main libre, il défit l’écharpe autour de son cou et la jeta vers l’arrière, descendit la crémaillère de sa veste matelassée. Il ralentit encore pour ne pas réduire davantage la distance entre la Volvo et eux. Il ignorait si l’homme au volant était sur ses gardes, mais il supposa que le Suisse lui avait donné des instructions dans ce sens.

Qui était-il ?

Une chose était sûre : il ne s’agissait pas d’Hirtmann. La chirurgie a ses limites. On pouvait certes ajouter des pommettes, des arcades, modifier un nez, l’implantation des cheveux ou la couleur des yeux, mais on ne pouvait pas, selon lui, raccourcir quelqu’un de quinze centimètres.

Servaz était habité par un sentiment d’exaltation mais aussi de désorientation, l’impression perturbante qu’ils étaient entraînés malgré eux vers des carrefours et des choix imposés par d’autres, comme des souris dans un labyrinthe, tandis que quelqu’un quelque part disposait d’une vue plus large et plus globale. Et puis, il y avait cette enquête sur la mort de Jensen. La concomitance des deux événements, la mort du violeur et la présence du Suisse dans les parages, ne laissait pas de le troubler. Toujours est-il qu’il avait moins l’impression de suivre quelqu’un que d’être lui-même suivi, observé, épié — et même guidé… Tout droit dans un piège ?


Le flic de l’IGPN s’appelait Rimbaud. Comme le poète. Mais Roland Rimbaud n’avait jamais lu son homonyme. Ses lectures s’arrêtaient aux pages de L’Équipe (avec une prédilection pour les pages football et rugby) qui lui laissaient de l’encre sur les doigts, et à ses mails. Il ne savait pas que le poète qui portait le même nom que lui avait écrit Une saison en enfer. Sans quoi il aurait sans doute trouvé ce titre approprié pour ce qu’il s’apprêtait à faire vivre à l’un de ses collègues.

Assis dans le bureau du juge Desgranges, Rimbaud flairait l’odeur du sang. Cette affaire sentait le gros coup. Le commissaire divisionnaire — que certains de ses collègues tout aussi férus de poésie que lui avaient surnommé « Rambo » — était un loup affamé, un infatigable débusqueur de flics ripoux. Du moins était-ce ainsi qu’il aimait à se voir. Depuis qu’il dirigeait l’antenne régionale de la police des polices, Rimbaud avait fait tomber quelques cadors de la Sécurité publique et des Stups et démantelé une BAC[10], dont les membres avaient été mis en examen pour « vol en bande organisée, extorsion, acquisition et détention non autorisée de stupéfiants ». Qu’il eût basé son enquête sur la foi douteuse du témoignage d’un trafiquant et que les accusations se fussent depuis dégonflées, qu’il eût eu recours à des méthodes qui, sous d’autres cieux, auraient été qualifiées de harcèlement ne semblait pas perturber outre mesure sa hiérarchie. On ne fait pas d’omelette, etc. Pour Rimbaud, la police n’était pas une seule et même institution mais une nébuleuse de chapelles, de prés carrés, de rivalités, d’ego sur pattes — bref, une jungle avec ses grands fauves, ses singes, ses serpents et ses parasites. Il savait aussi qu’on ne lime pas les crocs des chiens de garde. Qu’il faut juste, de temps en temps, leur faire sentir la longueur de leur laisse.

— Qu’est-ce qu’on sait ? demanda Desgranges, factuel.

S’il y en avait un des deux qui ressemblait à un poète, c’était bien le magistrat, avec ses cheveux trop longs, sa cravate en tricot noir tirebouchonnée et sa veste à carreaux qui semblait avoir subi le nettoyage à sec plus d’un millier de fois.

— Que Jensen a selon toute vraisemblance été descendu avec une arme de flic alors qu’il tentait de violer une jeune femme dans un refuge de haute montagne, qu’il a été un temps soupçonné — puis blanchi — pour les viols de trois joggeuses et le meurtre de l’une d’elles, qu’il a été électrocuté par une caténaire au cours d’une interpellation qui a mal tourné…

Il s’interrompit. Jusqu’à présent, il s’avançait sur un terrain solide : celui des faits. Maintenant, il s’apprêtait à s’aventurer sur un sol plus glissant, voire carrément marécageux.

— Qu’au cours de cette interpellation, il a tiré sur le commandant Martin Servaz, de la PJ de Toulouse, qui a reçu une balle en plein cœur et passé plusieurs jours dans le coma, que ce même commandant le soupçonnait d’être le meurtrier de Monique Duquerroy, soixante-neuf ans, assassinée chez elle à Montauban en juin. Il faut dire que cet officier de police, Servaz…

— Je sais qui est Servaz, l’interrompit Desgranges. Poursuivez…

— Hum… Que le conseil de Jensen a voulu attaquer la police : il affirme que Servaz a… euh… menacé son client d’une arme et l’a obligé à monter sur le toit de ce wagon alors qu’il pleuvait et qu’il savait pertinemment que Jensen risquait d’être électrocuté…

— Et pas lui ? rétorqua Desgranges. Si je ne m’abuse, il s’y trouvait aussi, sur ce toit. Et Jensen lui a bien tiré dessus, non ? Lui aussi était armé, à ce qu’il me semble…

Rimbaud vit un triple pli profond s’ajouter aux plis déjà nombreux sur le front du juge.

— En réalité, le conseil de Jensen dit que le commandant Servaz a tenté de tuer son client en l’électrocutant, assena-t-il.

Le magistrat toussa.

— Vous n’allez pas accorder du crédit à de tels propos, n’est-ce pas, commissaire ? Je sais bien que vous donnez plus de poids à la parole d’un trafiquant qu’à celle des policiers, mais tout de même…

Rimbaud se demanda si le juge avait vraiment dit ce qu’il venait d’entendre. Il parut scandalisé. Desgranges continuait de l’observer sans broncher. Le flic sortit alors une feuille d’une chemise cartonnée et la poussa sur le bureau du juge.

— Qu’est-ce que c’est ? voulut savoir celui-ci.

— La gendarmerie a fait établir un portrait-robot de l’homme qui a abattu Jensen. Grâce au témoignage d’Emmanuelle Vengud, la jeune femme qui a failli être violée.

Desgranges le gratifia d’un grognement dont Rimbaud n’aurait su dire ce qu’il signifiait exactement. Il attrapa le dessin. Un visage aux traits réguliers, dans l’ombre d’une capuche. On ne distinguait guère que la bouche, le nez et les yeux. Pas grand-chose à se mettre sous la dent.

— Bon courage, commenta-t-il en rendant le dessin.

— Vous ne trouvez pas que ça lui ressemble ?

— Pardon ? À qui ?

— À Servaz.

Desgranges soupira. Son visage s’empourpra.

— Je vois, dit-il doucement. Écoutez, commissaire, on m’a parlé de vos méthodes… Sachez que je ne les approuve pas. Concernant la BAC que vous avez démantelée, il semblerait que mes collègues reviennent peu à peu sur les éléments du dossier : le témoignage sur lequel vous avez fondé votre enquête à charge est sujet à caution, c’est le moins qu’on puisse dire. Parlons clair : je ne tiens pas à me retrouver dans la même situation… Par ailleurs, certains policiers d’autres services ont adressé une lettre au directeur départemental de la Sécurité publique pour dénoncer ce qu’ils appellent un harcèlement de votre part. Suivez mon conseil : allez-y mollo, cette fois.

Desgranges n’avait pas élevé la voix. Mais la menace était là, même pas voilée.

— Cependant, ne vous méprenez pas, il ne sera pas dit que je couvre de tels agissements s’ils existent, ni que je fais obstruction à la manifestation de la vérité. Poursuivez vos investigations dans les limites que je viens de définir. Si vous m’apportez du concret, du réel, du tangible, Servaz ou pas, la justice passera, je vous le garantis.

— Je voudrais une commission rogatoire pour une analyse balistique, poursuivit Rimbaud sans se démonter.

— Une analyse balistique ? Vous savez combien il y a de flics et de gendarmes dans ce département ? Vous voulez faire analyser toutes leurs armes ?

— Seulement celle du commandant Servaz.

— Commissaire, je vous ai dit…

— Il était à Saint-Martin-de-Comminges, cette nuit-là ! le coupa Rimbaud. La nuit où Jensen s’est fait descendre à quelques kilomètres de la ville. C’est écrit dans ce rapport qu’il a rédigé ! Je viens d’en avoir connaissance.

Le flic de l’IGPN sortit une liasse de feuillets de sa chemise et la tendit au juge.

— Il est écrit ici que Jensen l’a appelé en pleine nuit ! Il a dit à Servaz qu’il l’avait vu plus tôt à Saint-Martin. Il a aussi fait une allusion à ce fameux soir où il a été électrocuté sur ce wagon, et il lui a reproché d’avoir foutu sa vie en l’air. Ensuite, il a demandé à lui parler et, comme Servaz refusait, il a fait une allusion à sa fille.

— La fille de qui ?

— De Servaz.

Desgranges parut intéressé, tout à coup.

— Quel genre d’allusion ?

Rimbaud consulta sa propre copie du rapport.

— Pas grand-chose. Servaz lui a dit qu’il avait autre chose à faire. Et l’autre aurait dit : « Ta fille, je sais. » Apparemment, ça a suffi pour mettre Servaz en pétard et il a foncé dare-dare vers Saint-Martin en pleine nuit. Si c’est le cas, son téléphone a forcément borné le relais à l’entrée de la ville. Ensuite… c’est là que ça devient juteux…

Le flic jeta un coup d’œil au juge. Celui-ci le regardait avec froideur. Il ne semblait pas troublé le moins du monde. Mais Rimbaud savait que ce qui venait ensuite allait lui faire perdre de sa superbe.

— Servaz affirme que quelqu’un se trouvait planqué dans les jardins des thermes de Saint-Martin et que, quand il a voulu s’approcher de cette personne, elle a pris la fuite. Il a couru après mais elle a disparu dans la forêt derrière les thermes. Servaz n’a pas osé s’aventurer plus loin, selon ses dires. Ben voyons. Il est retourné à sa voiture, il a trouvé un mot sur son pare-brise.

— Qui disait quoi ?

— « Tu as eu peur ? » C’est ce qu’il affirme.

— Ce mot, il l’a gardé ?

— Son rapport ne le dit pas.

Le magistrat le considérait toujours avec scepticisme.

— Donc, il aurait été en contact avec Jensen la nuit où celui-ci a été tué, c’est bien ça ?

— Par une arme de flic, insista Rimbaud.

— Ou par une arme volée à un flic. Vous vous êtes renseigné pour savoir si quelqu’un a déclaré la perte de son arme ?

— C’est en train.

— Je ne comprends pas. Jensen a été tué à 3 heures du matin en pleine montagne, Servaz affirme s’être rendu à Saint-Martin vers minuit. Et entre les deux, il s’est passé quoi, à votre avis ?

— Il a peut-être menti. Le bornage de son téléphone nous le dira. Ou bien, il y a une autre hypothèse : il n’est pas idiot, il sait bien que son téléphone le trahira. Et que quelqu’un peut l’avoir vu à Saint-Martin. Alors il revient à Toulouse, il laisse son téléphone et il retourne sur les lieux…

— Vous avez vérifié l’emploi du temps de Jensen aux alentours de minuit ?

— On est en train de vérifier.

C’était un mensonge. Rimbaud savait déjà. Selon tous les témoins, Jensen ne pouvait s’être trouvé à Saint-Martin vers minuit : à ce moment-là, il était dans le refuge avec les autres. Sauf s’il avait profité de leur sommeil pour ressortir. Mais il y avait une autre hypothèse : Servaz n’avait jamais vu Jensen ni aucune silhouette en ville, il avait tout inventé. Et il avait su d’une manière ou d’une autre où se trouvait sa victime. Il avait fait l’aller-retour pour que son téléphone borne bien les relais dans les deux sens. Avant de revenir sur les lieux sans téléphone… Un peu tordu comme alibi, mais précisément imparable parce qu’il faudrait être stupide, quand on est flic, pour se rendre une première fois, avec son téléphone, sur les lieux d’un crime qu’on va commettre.

Il reprit le portrait-robot. D’accord, on ne voyait pas grand-chose, mais ça pouvait très bien être Servaz.

Ou pas…

L’arme.

L’arme parlerait. Si tant est que Servaz n’annonce pas qu’il l’avait perdue. Il pensa également aux traces dans la neige.

— Je ne sais pas, dit Desgranges en croisant ses mains sous son menton et en frottant ses deux pouces contre sa lèvre inférieure, j’ai la fâcheuse impression que vous ne suivez qu’une seule piste.

— Mais enfin, tout l’accuse ! protesta Rimbaud en levant les yeux au plafond. Il était là-bas la nuit du meurtre ! Et il a un mobile !

— Ne me parlez pas comme à un idiot ! le tança le juge. Quel mobile ? Faire justice soi-même ? Buter quelqu’un parce qu’il a parlé de votre fille et que c’est un ancien violeur ? Se venger parce qu’il vous a tiré dessus ? Je connais Servaz, pas vous. Ce n’est pas son genre.

— J’ai déjà interrogé certains de ses collègues : tous disent qu’il a changé depuis son coma.

— Soit, j’accède à votre requête. Mais je ne veux en aucun cas qu’il soit jeté en pâture à la presse. Une fuite est vite arrivée. Demandez une analyse balistique pour tout le SRPJ, noyez le poisson.

Le flic de l’IGPN hocha brièvement la tête, un large sourire sur les lèvres.

— Je veux aussi l’entendre, ainsi que sa hiérarchie et les membres de son groupe d’enquête, dit-il.

— Auditions en qualité de témoins, trancha le juge.

Il se leva, signifiant que la réunion était terminée. Ils échangèrent une poignée de main sans chaleur.

— Commissaire, lança Desgranges alors que Rimbaud avait déjà la main sur la porte.

— Ouais ?

— Je me souviens que le démantèlement de la BAC sous votre autorité a fait la une des journaux. Cette fois, je ne veux rien de tel, c’est compris ? Rien dans la presse, vous entendez ? Du moins pour le moment.

28. Le chalet

La route suivait en sinuant le flanc diapré et glacé de la montagne, traçant un sillon profond dans tout ce blanc immaculé. Ils avaient laissé les bois derrière eux et, à présent, la pente était lisse, nue et couverte de neige. Servaz se tendit. S’ils continuaient comme ça, note de couleur dans ce désert blanc, ils allaient se faire repérer.

Il n’y avait personne d’autre sur la petite route en dehors d’eux et de la Volvo. Ils la virent virer dans un village perché à flanc de montagne qui ne comptait qu’un hôtel, une scierie désaffectée à l’entrée, une trentaine de maisons et quelques commerces. Quand Servaz franchit le virage en épingle à cheveux à la sortie du village, devant l’hôtel, il ralentit brusquement : à moins de trois cents mètres, après une ample courbe, la voiture s’était immobilisée devant un grand chalet alpin surplombant toute la vallée. La route n’allait pas plus loin.

Il se gara au pied de la terrasse déserte de l’hôtel, avec ses parasols en berne et son mur de soutènement en pierre qui épousait la forme du virage. Ils tournèrent leurs regards vers les deux silhouettes qui descendaient de la voiture, là-bas, leurs haleines légères comme des plumes devant leurs bouches. Le chalet était grand, luxueux, recouvert de bois brut, pourvu de plusieurs terrasses et balcons, tel qu’on en voyait à Megève, à Gstaad ou à Courchevel. Il paraissait à même d’abriter de nombreuses personnes mais le garage était ouvert et Servaz n’aperçut qu’une seule autre voiture à l’intérieur.

Un couple ? Était-ce vraiment là que Gustav habitait ? Avec cet homme ? Qui d’autre ?

Servaz les vit entrer. Ouvrit la portière.

— Tu n’as pas envie d’un café ? dit-il.

L’instant d’après, Kirsten et lui s’asseyaient à la terrasse de l’hôtel, tels deux touristes en reconnaissance, lui devant un double expresso, elle devant un Coca Zero (elle avait jeté les glaçons de son verre comme s’ils se trouvaient dans un de ces pays où l’eau n’est pas potable et où on risque d’attraper un tas de cochonneries). Il faisait un froid de canard, mais le soleil brillait sur la neige étincelante et les réchauffait un peu. Caché derrière ses lunettes de soleil, Servaz scrutait la maison, à l’affût du moindre mouvement.

Tout à coup, il fit un signe à Kirsten, qui se retourna. Une grande femme blonde était apparue à l’un des balcons. En pull écru et pantalon marron. Ils étaient un peu loin pour lui donner un âge précis, mais Servaz aurait tablé sur la quarantaine. Elle était mince, élancée même, les cheveux ramenés en une queue-de-cheval.

Lorsque l’hôtelier réapparut bien qu’il n’y eût aucun autre client sur la terrasse, Servaz lui fit un signe.

— Ce grand chalet, là, vous savez s’il est à louer ?

— Non. Il n’est pas à louer. Il appartient à un professeur de l’université de Toulouse.

— Et ils vivent à deux là-dedans ? demanda Servaz en singeant admiration et envie.

L’hôtelier lui sourit.

— À trois. Ils ont un enfant. Adopté. Je sais, y en a qui ont les moyens…

Servaz hésita à poser plus de questions. Il ne tenait pas à attirer l’attention pour le moment.

— Et vous, vous avez des chambres ?

— Bien sûr.

What ? demanda Kirsten quand l’hôtelier se fut éloigné.

Il traduisit.


Une heure plus tard, l’homme au bouc ressortait du chalet en compagnie de Gustav pour le ramener à l’école. Visiblement, le prof ne travaillait pas à Toulouse ce jour-là. Une heure qu’ils étaient assis sur cette terrasse. Il était temps de bouger, s’ils ne voulaient pas attirer l’attention.

— On prend une chambre, on va se balader et on revient ce soir, dit-il en anglais.

— Une chambre ou bien deux ? souleva-t-elle.

Il la regarda. De toute évidence, elle n’avait pas l’intention de donner suite à ce qui s’était passé cette nuit. Elle était belle dans la lumière, avec son pull à col roulé qui moulait sa poitrine et ses lunettes de soleil qui lui mangeaient le visage. Il ressentit tout à coup un léger pincement à l’estomac. Il ne savait pas exactement ce qui s’était passé entre eux, encore moins ce qui allait se passer maintenant. Il avait du mal à la cerner. Était-ce le contrecoup de la montée d’adrénaline et de la peur ? Kirsten avait-elle simplement eu besoin d’une présence dans son lit à ce moment-là ? Elle venait de faire une allusion très claire au fait qu’elle voulait en rester là.

Il décida de laisser le sujet de côté pour le moment.


— Toutes les armes du SRPJ ? répéta Stehlin d’un ton incrédule.

— C’est ça.

— Et le juge Desgranges a autorisé ça ?

— Oui.

Le directeur du SRPJ porta son café à ses lèvres pour se donner le temps de la réflexion.

— Qui va se charger de l’analyse balistique ? demanda-t-il.

— ça vous pose un problème ? répondit Rimbaud.

— Non. Mais je m’interroge. Vous allez faire ça comment ? Vous allez mettre toutes ces armes en même temps dans un camion blindé ? Direction Bordeaux ? Elles vont prendre l’autoroute ? Sérieusement ?

Rimbaud bougea dans son fauteuil, se penchant en direction de l’imposant bureau de son vis-à-vis.

— On ne va pas désarmer tous vos hommes en même temps, et les armes ne sortiront pas de vos locaux : l’analyse sera effectuée ici même, dans votre laboratoire — sous notre contrôle.

— Pourquoi le SRPJ ? Pourquoi pas la gendarmerie, ou la Sécurité publique ? Qu’est-ce qui vous fait croire que le coupable se trouve ici ? Je ne crois pas qu’un de mes hommes puisse être mêlé à ça, dit Stehlin, non sans une pensée fulgurante pour Servaz.

— Aux échecs, les fous sont les plus près des rois, répondit Rimbaud, sibyllin.


Ils avaient passé l’après-midi à se balader à L’Hospitalet et à Saint-Martin, à échafauder différentes hypothèses, à boire tellement de café que Servaz commençait à avoir la nausée. Dès que le jour se mit à décliner, ils se rabattirent sur l’hôtel, prétextèrent qu’ils étaient fatigués et s’enfermèrent dans la chambre. Elle possédait deux lits, un grand et un plus étroit, ce qui leur parut à tous deux un signe. Servaz n’avait pas voulu attirer l’attention en demandant deux chambres. Il s’apprêtait à dormir dans le fauteuil s’il y en avait un mais voilà qui mettait fin à la question.

Son problème était cependant qu’ils n’avaient pas prévu de se retrouver dans une même chambre d’hôtel après la nuit de la veille et qu’y être contraints par les événements rendait la situation encore plus embarrassante. Il sentait bien que Kirsten éprouvait la même gêne que lui. Chaque mouvement qu’elle faisait dans cet espace réduit semblait presque aussi contrôlé que celui d’un astronaute à bord de la Station spatiale internationale. Et il n’y avait qu’une seule fenêtre — ce qui les obligeait à se frôler et à être si proches qu’il pouvait presque sentir la chaleur qui émanait de son corps tout comme le parfum qui montait de son cou et de ses poignets.

Au cours de leur promenade, Servaz avait obtenu confirmation de l’immat’ et plus d’informations sur le couple : Roland et Aurore Labarthe, quarante-huit et quarante-deux ans. Officiellement sans enfants. Selon Espérandieu, il enseignait la psychologie interculturelle et la psychopathologie à l’université Jean-Jaurès de Toulouse, elle était sans profession officielle. Il fallait qu’ils se renseignent sur l’adoption de Gustav — fictive ou réelle. Dans quelles conditions avait-elle eu lieu ? Où étaient les papiers ? Que savaient le maire et l’institution scolaire de sa situation ? Était-il possible, en 2016, d’avoir un enfant chez soi qui ne soit pas le sien ? Probablement. Pour un certain temps du moins. Le chaos planétaire et les complexités de l’administration abandonnaient des pans entiers de la société à l’arbitraire et à l’absence de contrôles.

À l’extérieur, la nuit tombait rapidement sur la montagne de glace, les ténèbres s’épaississaient dans les creux comme sur les sommets et les lumières s’étaient allumées là-bas, dans plusieurs pièces du grand chalet. Cependant, Labarthe et Gustav n’étaient pas encore reparus. De temps en temps, ils apercevaient la silhouette altière, élancée, de la maîtresse de maison qui passait d’une pièce à l’autre, parfois avec un téléphone collé à l’oreille ou pianotant des messages sur son appareil. Servaz songea qu’il devrait demander au juge une mise sur écoute. Puis, tout soudain, ils virent passer la Volvo sous la fenêtre, roulant prudemment et silencieusement sur les ornières blanches de la chaussée enneigée ; ils ne l’avaient pas entendue arriver. Ses feux de stop évoquant deux yeux rouges et incandescents s’éloignèrent vers le chalet et la blonde apparut sur le perron, dans la lueur des phares, tout sourire. Elle accueillit Gustav en le prenant dans ses bras et le poussa à l’intérieur, puis embrassa son mari. Servaz trouva que leur langage corporel avait quelque chose de factice et de forcé. Il avait récupéré ses jumelles dans la boîte à gants et il les passa à Kirsten.

Dans l’objectif, Aurore Labarthe apparaissait plus clairement. Une maîtresse femme. Belle mais d’une beauté mondaine, glaçante, le nez un peu long, les lèvres minces, un cou de cygne, la peau extrêmement pâle. Il estima qu’elle devait mesurer au moins un mètre soixante-quinze, sans doute plus. Silhouette athlétique mais sèche. Elle avait revêtu une sorte de longue tenue écrue qui lui descendait jusqu’aux chevilles et on eût dit une vestale romaine. Servaz nota qu’elle était pieds nus, même quand elle marcha sur le perron de bois qui portait encore des traces de neige. Quelque chose dans ses traits, son regard, son attitude le mettait profondément mal à l’aise. Il se dit qu’au lieu d’Aurore, elle aurait pu s’appeler « Ombre » ou « Nuit ».

Look, dit soudain Kirsten à côté de lui.

Elle avait posé son laptop sur ses genoux et consultait Internet depuis un moment déjà. Elle tourna l’écran vers lui. Servaz vit un site de vente de livres en ligne. Les couvertures portaient toutes le nom de Roland Labarthe. Il parcourut les titres. Sade, la libération par l’enfermement, Fais ce que voudras : Thélème de Rabelais à Alistair Crowley, Éloge du mal et de la liberté, Le Jardin des délices, de Sacher-Masoch au BDSM[11]. Soudain, son regard s’arrêta sur le cinquième titre.

Julian Hirtmann ou le Complexe de Prométhée.

Il frissonna. Se souvint d’une phrase : « Les démons sont malicieux et puissants. » Où avait-il lu ça ? Elle était là, la connexion… En dehors du fait que les titres étaient aussi ronflants qu’on était en droit d’attendre de la part d’un universitaire, ils établissaient un lien direct entre les deux hommes. Le Suisse avait été un objet d’étude pour Labarthe. Cette curiosité intellectuelle avait-elle été poussée jusqu’à la fascination ? Jusqu’à la complicité ? De toute évidence, il en avait la preuve sous les yeux. Servaz n’ignorait pas qu’Hirtmann possédait nombre de fans sur Internet, cette invention merveilleuse qui avait changé la face du monde — qui permettait à Daech d’infecter des cerveaux fragiles avec ses idées mortifères, à des gamins d’en harceler d’autres jusqu’à les pousser au suicide, à des pédophiles de se repasser des photos d’enfants nus, à des millions d’individus de déverser leur haine sur d’autres à l’abri de l’anonymat…

Il fallait qu’il se procure ce bouquin. Le Complexe de Prométhée… Servaz se souvenait vaguement de ses cours de philo, au temps lointain où il voulait devenir écrivain et où il étudiait les lettres modernes. Le complexe de Prométhée figurait dans un ouvrage de Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu. C’était loin, mais il croyait se souvenir que, d’après Bachelard, pour conquérir le feu, c’est-à-dire la connaissance et la sexualité, le petit Prométhée devait passer outre l’interdiction paternelle d’y toucher ; le complexe de Prométhée désignait la tendance qu’ont les fils à vouloir rivaliser d’intelligence et de connaissance avec leurs pères, à vouloir en savoir autant qu’eux ou davantage. Un truc comme ça… Labarthe avait-il découvert quelque chose dans le passé du Suisse ? Était-ce le Suisse qui était entré en contact avec l’universitaire après avoir lu le livre que ce dernier lui avait consacré ?

Il regarda par la fenêtre.

La nuit était totale à présent. Seule la neige bleutée émergeait des ténèbres comme un drap jeté sur des meubles dans une pièce obscure. Les fenêtres du chalet ruisselaient de lumière. Brusquement, Servaz vit Gustav s’approcher de l’une d’elles, coller son nez à la vitre et observer dehors. Dans l’objectif des jumelles, il vit que le garçonnet était en pyjama. Il avait l’air perdu dans un rêve intérieur. Pendant un court instant, il ne put s’empêcher de fixer la petite bouille fatiguée et triste — et il eut l’impression qu’un gouffre s’ouvrait dans son ventre. Servaz détourna les yeux. Y avait-il la plus infime probabilité qu’il fût en train d’observer son fils ? Cette perspective l’effrayait au-delà de toute mesure. Que se passerait-il si jamais c’était le cas ? Il ne voulait pas d’un fils non désiré. Il refusait cette responsabilité. Son fils… Vivant avec cet intellectuel obsédé par la transgression et son glaçon de femme. Non, c’était absurde. Il se tourna néanmoins vers Kirsten.

— Il nous faut son ADN.

Elle acquiesça. Elle ne demanda pas l’ADN de qui : elle savait ce qu’il avait en tête.

— À l’école, dit-elle, ils ont sûrement des objets lui appartenant.

Il secoua la tête.

— Trop risqué. Et s’ils parlaient aux Labarthe ? Non, on ne peut pas prendre ce risque.

— Comment on va faire alors ?

— J’en sais rien. Mais il nous le faut.

— Tu veux savoir si tu es son père, c’est ça ?

Il ne répondit pas. Le téléphone de Kirsten résonna dans sa poche. Les premiers accords de Sweet Child of Mine des Guns N’ Roses. La Norvégienne fit glisser le bouton vert de son Samsung vers la droite.

— Kasper ?

— Je viens aux nouvelles, dit le flic de Bergen dans l’appareil. Du neuf ?


Il était 18 h 12 quand, au SRPJ de Toulouse, Samira Cheung tendit son Sig Sauer à Rimbaud. Elle arborait ce jour-là un tee-shirt illustré du logo des Misfits, un groupe d’horror punk dissous depuis longtemps, et deux nouveaux piercings : deux petits cercles d’acier noir, un à la narine gauche, l’autre à la lèvre inférieure.

— C’est une impression où ça pue le rat crevé, ici ?

— Il a dû remonter des égouts, commenta Espérandieu en sortant son arme de son tiroir.

— Vous êtes des poètes, hein, c’est ça ? répliqua Rimbaud.

— Ah, c’est vrai qu’avec un nom pareil, la poésie, ça vous connaît, commissaire.

— Cheung, n’en faites pas trop. C’est juste une vérification de routine. J’ai rien contre vous. Vous êtes un bon flic.

— Qu’est-ce que vous savez du métier de flic ? Dites donc, faites attention avec ça, commissaire, ajouta-t-elle alors qu’il repartait avec leurs armes. C’est pas des jouets, vous pourriez vous blesser.

— Servaz, il est où ? demanda Rimbaud sans relever.

— Je sais pas. Tu sais, toi, Vincent ?

— Pas la moindre idée.

— Dites-lui qu’il me faut son arme aussi quand vous le verrez.

Samira partit d’un grand rire.

— Martin raterait l’Étoile Noire s’il l’avait devant lui. Ses résultats au stand de tir sont juste risibles. Il serait capable de se tirer une balle dans le pied.

Rimbaud regretta par la suite d’avoir dit ça mais, comme souvent, sur le moment il ne put résister :

— C’est peut-être bien ce qu’il a fait, dit-il avant de sortir.


À 18 h 19, Servaz referma son téléphone.

— Il faut que j’aille à la voiture, dit-il. Je reviens.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien. J’ai besoin d’une cigarette. J’ai un paquet dans la voiture.

Il se sentait nerveux tout à coup : Samira venait de l’appeler, ils examinaient toutes les armes. Il n’avait aucune raison de l’être, la sienne ne l’avait pas quitté.

En émergeant de l’hôtel, il fut giflé par le vent glacial qui s’était levé. Ses rafales faisaient claquer les drapeaux — qui étaient sans doute là pour afficher les ambitions internationales de l’établissement malgré la vétusté de ses installations — et transperçaient son pull trop fin. Il aurait dû passer sa veste matelassée. Une énorme bourrasque le repoussa vers l’entrée de l’hôtel, mais il continua de piétiner la neige en direction des marches qui descendaient jusqu’à la route, au bord de la terrasse. Il leva les yeux et les vit. Labarthe et Gustav. Ils étaient sortis et ils marchaient contre le vent en riant. Ils avançaient en direction de l’hôtel, c’est-à-dire vers lui.

Merde.

Il ne pouvait pas retourner à l’hôtel maintenant. Il ne tenait pas à ce que Labarthe voie son visage de trop près. Cela compliquerait toute filature future. Il descendit précautionneusement les marches enneigées, ouvrit la portière côté passager, puis la boîte à gants. Le paquet était bien là. Il leva la tête et tendit le cou pour voir par-dessus le soubassement de pierre. Labarthe et Gustav étaient en train de grimper sur la terrasse par une autre volée de marches. Il se pencha aussitôt dans la voiture et fit mine de chercher quelque chose. Quand il se redressa, ils avaient disparu à l’intérieur.

Les rafales glaciales le traversaient de part en part, il était parcouru de frissons. Il leva la tête. Son cœur fit un saut périlleux en voyant Aurore Labarthe à son balcon, qui observait l’hôtel. Merde ! Avait-elle repéré son manège ? Comme son mari, elle était forcément sur ses gardes. Il ne pouvait pas rester là plus longtemps… Il allait devoir passer près d’eux, car la réception de l’hôtel, à côté du bar, était minuscule et l’ascenseur, grand comme une boîte d’allumettes, se trouvait juste à côté.

Il jeta un coup d’œil furtif à la silhouette, là-bas. Était-elle en train de l’observer ? Ou surveillait-elle l’hôtel ? Il remonta les marches, traversa la terrasse d’un pas mal assuré… Labarthe et Gustav lui tournaient le dos ; Labarthe parlait avec l’hôtelier, qui lui tendait quelque chose.

— Merci, ça va drôlement nous dépanner, disait-il. Combien je vous dois ?

Il fouillait dans son portefeuille. Servaz s’avança dans le hall. Gustav avait dû entendre ses pas écrasant la neige, car il se retourna. Les grands yeux clairs du garçon le dévisagèrent. Servaz eut l’impression qu’on lui siphonnait tout l’intérieur du corps pour remplacer ses viscères par de l’air. La tête lui tourna. Le garçonnet l’observait toujours.

Tu es mon fils, pas vrai ?

Le gamin ne répondit pas.

Tu es mon fils, je le sais.

Il se secoua. Chassa ce fantasme. Passa devant eux. Labarthe tourna la tête sur son passage.

— Bonsoir.

— Bonsoir, répondit-il.

L’hôtelier le regardait, Labarthe le regardait, l’enfant le regardait. Il appuya sur le bouton de l’ascenseur, résista à la tentation de se retourner.

— Excusez-moi, dit Labarthe dans son dos.

S’adressait-il à lui ou à l’hôtelier ?

— Excusez-moi.

Cette fois, pas de doute : la voix était derrière lui. Il se retourna. Labarthe le dévisageait.

Vous avez aimé, Servaz, la torture, vous avez aimé la douleur ?

— Quoi ?

— Vous avez laissé vos phares de voiture allumés, j’en ai peur, répéta l’universitaire.

— Oh !

Il remercia et retourna à la voiture. Là-bas, Aurore Labarthe avait disparu du balcon. Il remonta dans la chambre.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Kirsten.

— Rien. J’ai croisé Labarthe. Et Gustav. En bas, dans le hall.


Zehetmayer était assis dans l’un de ces cafés viennois qui semblent n’avoir pas bougé depuis que Stefan Zweig en a fait le tableau dans Le Monde d’hier, peu de temps avant de mettre fin à ses jours. Ces cafés qui constituaient, aux yeux du directeur d’orchestre, l’un des rares vestiges de la Vienne de jadis, celle qui aimait le théâtre, la littérature et les beaux-arts, des cafés qui bruissaient autrefois de conversations autrement élevées que celles d’aujourd’hui, estimait-il.

Qu’en restait-il en vérité ? Que restait-il des juifs qui avaient fait la renommée de cette ville ? Des Mahler, Schoenberg, Strauss, Hofmannsthal, Schnitzler, Beer-Hofmann, Reinhardt, Altenberg, Zweig — et même Freud, ce renifleur de petites culottes ?

Assis sur une banquette tout au fond de l’ancienne galerie du Café Landtmann (pour rien au monde il ne se serait assis à l’extérieur, dans la nouvelle galerie vitrée, au milieu des touristes), le directeur d’orchestre dînait d’une escalope tout en lisant la Krone et en jetant de temps en temps un regard entre les lourds rideaux à la place de l’Hôtel-de-Ville qui blanchissait à vue d’œil. Tout à l’heure, il avait surpris son reflet dans une glace ; il avait l’air de ce qu’il était : un vieillard à la peau tavelée, jaunie, au regard brûlant de malveillance, mais à la prestance indiscutable dans son long pardessus noir à col de loutre. Les premières notes de la Danse hongroise n° 1 de Brahms s’élevèrent de la poche droite de son manteau. Tous ses correspondants importants avaient une sonnerie spécifique. Cette musique-là correspondait à un interlocuteur extrêmement important.

— Allô ? dit-il simplement.

— On a retrouvé l’enfant, dit la voix au bout du fil.

— Où ça ?

— Dans un hameau des Pyrénées.

— Et lui ?

— Pas encore. Mais tôt ou tard, il finira bien par se montrer.

— Qui marche dans la neige ne peut cacher son passage, dit Zehetmayer, citant un proverbe chinois. Beau travail.

Pour toute réponse, il entendit la tonalité au bout de la ligne : la politesse aussi était une notion appartenant au passé. Il était peut-être temps d’appeler l’autre numéro. Celui qu’il avait obtenu alors qu’il enseignait la musique à des prisonniers. Il les aidait à « s’évader » grâce à Mahler. Après tout, c’était ce qu’il faisait aussi : s’évader par la musique de ce monde moderne qu’il vomissait.

29. Impitoyable

Cette nuit-là, dans leur petit hôtel de montagne, Servaz rêva qu’il était dans le métro parisien et qu’il apercevait Gustav au milieu de la foule. Le cœur battant, il se levait et se faufilait en jouant des coudes dans l’allée centrale pour rejoindre le garçon, tandis que la rame entrait dans une station baptisée Saint-Martin. Il ne se souvenait d’aucune station portant ce nom. Saint-Michel, Saint-Sulpice, Saint-Ambroise, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Philippe-du-Roule, d’accord… Mais pas de Saint-Martin. Sauf dans son rêve. Les passagers qu’il repoussait lui jetaient des regards hostiles, réprobateurs. Après maints efforts, il allait l’atteindre lorsque la rame s’immobilisa ; les portes s’ouvrirent et la foule descendit. Servaz se précipita sur le quai. Gustav se dirigeait déjà vers l’Escalator. Il continua de bousculer les gens, mais une masse toujours plus compacte le ralentissait, le repoussait même loin du garçon.

— GUSTAV ! hurla-t-il.

Le gamin se retourna. Le regarda. Il eut l’impression que son cœur allait exploser de joie. Mais voilà que la peur se lisait dans les yeux de l’enfant et qu’il se mettait à son tour à fendre la foule… pour le fuir ! Un gamin de cinq ans. Seul dans le métro. Servaz grimpait maintenant deux par deux les marches de l’Escalator, repoussant les corps qui lui faisaient obstacle avec l’énergie du désespoir. Il atteignit le carrefour de couloirs au sommet. S’immobilisa. Il n’y avait plus personne. Les couloirs s’étaient vidés d’un coup.

Il était seul.

Il regarda les interminables corridors autour de lui, mais il n’y avait pas âme qui vive à l’horizon. Le silence lui-même lui semblait avoir une fréquence particulière. Il fit volte-face. L’Escalator qu’il avait emprunté était pareillement vide — ses marches défilaient inutilement —, de même que le quai en bas. Il appela Gustav, mais seul l’écho lui répondit. Il était perdu. Seul. Il lui sembla soudain que ces couloirs étaient sans issue, sans espoir. Qu’il était enfermé ici, dans ces souterrains, pour l’éternité. Il voulut crier mais, au lieu de cela, il se réveilla. Kirsten dormait. Il entendait sa respiration.

Ils n’avaient pas tiré les rideaux et une légère phosphorescence dessinait un rectangle de clarté au niveau de la fenêtre, dans la pénombre bleutée, irréelle, de la chambre. Il repoussa le drap et l’édredon de duvet, s’approcha de la croisée. Colla son visage à la vitre. Là-bas, toutes les lumières du chalet étaient éteintes et le bâtiment était plongé dans l’obscurité. Sa silhouette noire se découpait sur la nuit plus claire, elle avait quelque chose d’hostile et d’inquiétant. Tout autour, le paysage de neige lui fit penser aux douves d’un château fort, protégeant ses occupants de l’envahisseur.

Puis la buée sur la vitre troubla sa vision et il retourna au lit.


— Je reste ici, déclara Kirsten le lendemain au petit déjeuner. Je vais voir s’il est possible de faire de la raquette et surveiller le chalet en même temps. Histoire de n’être pas enfermée tout le temps.

— Très bien.

Il avait l’intention de rentrer à Toulouse, où il remettrait son arme, puis de filer à la médiathèque ou dans une librairie se procurer l’ouvrage de Labarthe. Il serait de retour avant ce soir. On était samedi, mais il avait aussi l’intention d’appeler Roxane Varin pour que, dès lundi matin, elle se renseigne sur l’adoption de Gustav. Il attrapa son téléphone et appela Espérandieu chez lui. Celui-ci était en train d’écouter We are on Fire d’Airplane Man lorsque son téléphone sonna.

— Roland et Aurore Labarthe, tu me les passes au TAJ[12], au FIJAIS et casier éventuel…

Les écrits de Labarthe témoignaient de son intérêt pour des pratiques sexuelles qui amenaient parfois leurs adeptes à commettre des infractions à la loi.

— Houlà ! C’est qui ces gugusses ? Tu sais qu’on est samedi ?

— Un prof de fac et sa femme. Lundi à la première heure, dit-il. Embrasse Charlène…

— Un prof de fac ? Sans rire ? Et ils ont fait quoi ?

— C’est ce que je veux savoir.

— Ça a un rapport avec le gosse ?

— On l’a retrouvé. C’est eux qui s’en occupent.

Il y eut un silence au bout du fil.

— Et tu m’annonces ça comme ça ?

— On ne le sait que depuis hier.

Il devina la colère de son adjoint.

— Martin, depuis que tu es avec ton esquimaude, tu oublies les amis, on dirait. Je vais finir par être jaloux… Fais gaffe, ici y en a un qui t’attend… J’ai l’impression qu’il t’a dans le collimateur. Et il attend aussi ton arme.

— Je sais. J’ai rendez-vous avec lui.

Il n’avait pas envie de parler davantage. Pas maintenant. Il raccrocha, mit le contact et démarra doucement sur la route verglacée. Il lui fallut deux heures pour rejoindre Toulouse et l’hôtel de police. En ce samedi matin, il était aux trois quarts vide mais Rimbaud avait quand même tenu à l’entendre sans tarder. À défaut de pouvoir le faire sur son territoire, le commissaire l’attendait dans un petit bureau à l’écart, réquisitionné pour l’occasion. Servaz lui trouva la tête d’un ancien boxeur, avec son nez épaté et sa mâchoire de bouledogue. Un boxeur qui aurait pris plus de coups qu’il n’en aurait donné. Mais Servaz savait que c’était à son tour de lui servir de punching-ball.

— Votre portable, commandant, s’il vous plaît, dit d’emblée Rimbaud.

— Pardon ?

— Votre portable, mettez-le en mode « Ne pas déranger ».

Servaz lui tendit l’appareil.

— Faites-le vous-même. Je ne sais pas comment on fait ça.

Rimbaud le toisa avec l’air de se demander si Servaz se foutait de lui. Il s’exécuta à contrecœur et lui rendit le téléphone.

— J’ai l’intention de vous entendre au sujet du meurtre de Florian Jensen, annonça-t-il. Comme vous vous en doutez, il s’agit là d’une affaire de la plus haute importance, du fait qu’il a été tué par une arme de service, une affaire très délicate.

— À quel titre ? Suspect ?

Rimbaud ne répondit pas. Servaz se demanda quelle attitude il allait adopter : la confrontation ou la collaboration ? Ils étaient assis face à face de part et d’autre du bureau : la confrontation.

— J’aimerais que vous me parliez en particulier de ce qui s’est passé sur ce wagon, et surtout de la nuit où vous vous êtes rendu à Saint-Martin…

— Tout est dans mon rapport.

— Je l’ai lu. On m’a dit que vous avez passé plusieurs jours dans le coma, vous vous sentez comment ?

Question ouverte, songea Servaz. Selon le manuel, « les questions ouvertes incitaient le locuteur à parler et à donner le plus d’informations possible ». Ensuite, on passait progressivement aux questions fermées : technique de l’entonnoir. Le problème, c’est que les truands connaissaient ces techniques d’interrogatoire presque aussi bien que les flics. Le problème des flics de l’IGPN, c’est qu’ils interrogeaient d’autres flics ; il leur fallait donc être plus malins, plus rusés, plus retors.

Mais ça, c’était le problème de Rimbaud.

— Comment je me sens ? Vous tenez vraiment à le savoir ?

— Oui.

— Laissez tomber, Rimbaud, si j’ai besoin d’un psy j’en trouverai un moi-même.

— Hmm. Vous avez besoin d’un psy, commandant ?

— Ah, c’est ça votre truc ? Répéter ce que l’autre dit ?

— Et vous, votre truc, c’est quoi ?

— Nom de Dieu ! On va jouer à ça longtemps ?

— Je ne joue pas, commandant.

— Laissez tomber…

— OK, bon, vous faisiez quoi sur ce toit ? Pourquoi vous êtes monté là-haut en plein orage ? Vous auriez pu griller comme un toast.

— Je poursuivais un suspect qui avait pris la fuite après nous avoir menacés avec son arme.

— Il y a longtemps, à ce moment-là, que la menace avait cessé d’en être une, non ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Que j’aurais dû le laisser filer ?

— Votre arme, vous l’aviez à la main en montant sur ce wagon ? Vous la braquiez sur Jensen ?

— Hein ? Quoi ? Je n’étais pas armé ! Elle était restée… euh… dans ma boîte à gants.

— Vous dites que vous poursuiviez un suspect armé et stone qui vous avait déjà braqué sans être vous-même armé ?

Question fermée mais un peu longue et rhétorique, estima Servaz.

— On peut voir les choses comme ça, oui, dit-il.

— On peut voir les choses comme ça ?

— Vous allez recommencer à répéter tout ce que je dis ?

— D’accord. Donc, Jensen vous tire dessus et dans la même seconde il reçoit cette putain de décharge qui le transforme en sapin de Noël.

— Vous aimez les métaphores, Rimbaud. Ça doit venir de votre nom.

— Arrêtez vos conneries, Servaz. C’est quand même pas de bol : il aurait pu se faire griller la seconde d’avant, ça vous aurait évité tous ces jours et toutes ces nuits de coma.

— Ou bien il m’aurait grillé la cervelle.

— Vous pensez avoir changé depuis le coma ?

Il déglutit. Rimbaud était peut-être plus finaud qu’il n’y paraissait.

— Tout le monde change, commissaire, avec ou sans coma.

— Vous avez eu des visions ? Vous avez vu des trucs, vos parents morts, des choses comme ça ?

Salopard, pensa-t-il.

— Non.

— Tout marche comme avant ?

— Et vous, Rimbaud ?

Rimbaud se contenta de hocher la tête sans réagir. Il avait l’habitude des « clients » fines mouches, il n’allait pas se laisser déstabiliser comme ça. Moi non plus, songea Servaz.

— Quand Jensen vous a appelé l’autre soir, tard, vous vous souvenez de la première chose qu’il vous a dite ?

Servaz réfléchit.

— « Ce cœur, comment va-t-il ? »

— OK. Et ensuite ?

— Il a parlé de cette nuit-là… sur le wagon… une sacrée nuit, ou quelque chose comme ça…

— OK. Continuez.

— Il a dit qu’à cause de moi il ressemblait à je ne sais plus qui, un nom qui ne me disait rien du tout… Il a aussi dit qu’il avait la gueule de l’emploi, désormais…

— OK.

— Il a dit qu’il m’avait vu ce jour-là, à Saint-Martin.

— Ah bon ? Vous y faisiez quoi ?

— J’étais sur une affaire. À la mairie. Un gamin disparu…

— Un gamin disparu, c’est du ressort de la Brigade criminelle, ça ?

— Peu importe. Rien à voir avec Jensen.

— Admettons. Bon. Comment vous avez réagi ?

— Je lui ai demandé ce qu’il voulait.

— Et qu’est-ce qu’il vous a répondu ?

— Me parler.

Rimbaud le regarda d’un drôle d’air.

— Je lui ai demandé de quoi, ajouta Servaz sans attendre, même s’il savait qu’il n’aurait pas dû faciliter le travail de son vis-à-vis.

— Et qu’est-ce qu’il a dit ?

— Que je le savais.

— Et c’est vrai ?

— Non.

— OK. Vous lui avez dit quoi à ce moment-là ?

— Que j’avais autre chose à faire.

— Et là, il vous a parlé de votre fille, assena Rimbaud.

C’était là où il voulait en venir depuis le début.

— Oui.

— Dans quels termes ?

— Il a juste dit : « Ta fille, je sais. »

— Et c’est à ce moment-là que vous avez décidé de vous rendre sur place ?

— Non.

— Vous avez réagi comment quand il a évoqué votre fille ?

— Je lui ai demandé de répéter.

— Vous étiez en colère ?

— Oui.

— Il a dit quoi ensuite ?

— Qu’il m’attendrait devant les thermes de Saint-Martin à minuit.

— Il vous a reparlé de votre fille ?

— Oui.

— OK. Qu’est-ce qu’il a dit ?

— « Le bonsoir à ta fille. »

— Hmm. Ce qui vous a mis encore plus en colère…

— Oui.

Les yeux de Rimbaud étaient réduits à deux fentes. Servaz demeurait impassible, mais il se sentait insulté par les insinuations de son vis-à-vis. Il considérait la seule existence de Rimbaud comme une offense personnelle.

— On a regardé à quelles heures votre téléphone portable a borné entre Toulouse et Saint-Martin. Un petit calcul qui nous a permis d’établir que vous avez roulé largement au-dessus des vitesses autorisées, cette nuit-là, commandant. Qu’est-ce que vous aviez en tête en fonçant de la sorte vers Saint-Martin ?

— Rien.

— Rien ?

— Rien de particulier. Je voulais juste le voir face à face et lui dire de ne pas s’approcher de ma fille.

— Donc, vous aviez l’intention de le menacer ?

Servaz sentait bien où Rimbaud voulait l’amener, de la même façon que les poissons sentent là où la nasse les entraîne — mais, à ce moment-là, il est déjà trop tard pour eux.

— Je n’emploierais pas ce mot.

— Et quel mot vous emploieriez ?

— Prévenir. Je voulais le prévenir.

— De quoi ?

— Que s’il s’approchait de ma fille, il allait s’attirer des ennuis.

Rimbaud parut savourer l’expression, il esquissa un sourire et nota quelque chose sur son calepin puis pianota sur son clavier.

— Quel genre d’ennuis ?

— À quoi bon spéculer puisque, de toute façon, je ne l’ai pas vu ?

— À quel genre d’ennuis vous pensiez, commandant ?

— Ne vous fatiguez pas, Rimbaud. Je parle d’ennuis légaux.

Le commissaire hocha la tête sans conviction.

— Parlez-moi de Saint-Martin, il s’est passé quoi là-bas ?

— J’ai déjà tout raconté.

— Il faisait quel temps, cette nuit-là ? Il neigeait ?

— Non.

— La nuit était dégagée ? Il y avait un clair de lune ?

— Oui.

— Donc, on y voyait comme en plein jour ?

— Non, non, pas comme en plein jour. Mais la nuit était assez claire, oui.

— OK. Dites-moi : si la nuit était si claire que ça, comment se fait-il que vous n’ayez pas reconnu Jensen, avec sa putain de bouche cramée à la Freddy Krueger ?

— C’était ça, le nom.

— Quoi ?

— Quand il a dit qu’à cause de moi il ressemblait à quelqu’un, c’est ce nom-là qu’il a prononcé.

Rimbaud secoua la tête d’un air agacé, Servaz se retint de sourire.

— Bon, bon. N’empêche qu’avec sa gueule et le clair de lune, vous ne l’avez pas reconnu.

— Il se tenait sous les arbres du jardin, à une bonne trentaine de mètres. Si c’était lui.

— Vous en doutez ?

— Comment aurait-il pu être là et dans ce refuge en même temps ?

— Comment, en effet. Donc, vous pensez que ce n’était pas lui ?

— Ça paraît évident, non ?

— Et vous avez une idée de qui ça pouvait être ?

— Non, mentit-il.

— Avouez que c’est quand même une drôle d’histoire, Servaz.

Il se tut.

— Et la voix au téléphone alors, c’était qui ?

Servaz hésita.

— Sur le moment, j’en ai conclu que c’était Jensen. Mais, en y repensant, ça pouvait aussi bien être quelqu’un d’autre. Après tout, tout ce qu’elle a dit s’est trouvé à un moment ou à un autre dans les journaux.

— Hmm. Qui aurait intérêt à faire ça, c’est ça que j’ai du mal à comprendre.

Servaz sentait la colère irradier à l’intérieur de lui. Il avait envie d’exploser, mais il savait que, s’il le faisait, Rimbaud utiliserait cela contre lui pour prouver qu’il avait un tempérament colérique et qu’il perdait facilement ses nerfs. Le bœuf-carotte exécutait ses passes autour de lui comme un toréador attend le meilleur moment pour la mise à mort.

— Vous étiez où, cette nuit-là, vers 3 heures du matin ?

— Dans mon lit.

— À Toulouse ?

— Oui.

— Votre fille vous a entendu rentrer ?

Rimbaud savait plus de choses qu’il voulait bien le dire, en fin de compte.

— Non. Elle dormait.

— Donc, vous êtes rentré de Saint-Martin et vous êtes allé vous coucher ?

— C’est ça.

— Vous faites quoi, comme pointure, Servaz ?

— Quoi ?

— Votre pointure…

— 42. Pourquoi ?

— Hmm. Très bien. Je n’ai plus de questions pour le moment. Pour votre arme, vous la récupérerez d’ici à quelques jours. On vous tient au courant.

Il se leva.

— Servaz…

Rimbaud avait parlé si doucement qu’il avait failli ne pas l’entendre. Il se retourna.

— Je ne vous crois pas une seconde. Et je prouverai que vous avez menti.

Il regarda le flic de l’IGPN, faillit dire quelque chose, se ravisa, haussa les épaules et sortit.

30. Oiseaux

— Tes Labarthe, ce sont de drôles d’oiseaux.

Il était assis en terrasse du Café des Thermes, boulevard Lazare-Carnot, en compagnie de Lhoumeau, le flic de la Brigade de répression du proxénétisme. Après ce jugement lapidaire, celui-ci porta sa mousse à ses lèvres. À force de sortir après le coucher du soleil pour « renifler » le trottoir ou surveiller les bars de nuit dans le secteur Matabiau-Bayard-Embouchure, il avait fini par acquérir un teint gris cendre et des valoches king size sous les yeux. Ses joues creuses et son nez osseux — où Servaz distinguait tout un réseau de veinules dû sans aucun doute à un penchant pour les boissons fortes — lui donnaient d’ailleurs l’air d’un oiseau de nuit. Son regard fiévreux était toujours aux aguets.

— On les a chopés plusieurs fois à démarcher des putes.

— Tous les deux ?

— Tous les deux. C’est la femme qui choisissait.

Servaz savait qu’il y avait environ cent trente filles se prostituant à Toulouse, pour la plupart des Bulgares, des Roumaines, des Albanaises et des Nigérianes. Presque toutes appartenaient à des réseaux. Et passaient d’une ville à l’autre, voire d’un pays à l’autre. « L’Europe du cul », comme disait Lhoumeau. Il tira sur sa cigarette pour se réchauffer.

— Il y a eu aussi une plainte déposée par une fille : elle se serait retrouvée malgré elle dans une soirée SM, et aurait été victime de sévices. Mais elle a retiré sa plainte. Depuis, le couple est parti se mettre au vert.

— Je sais, dit Servaz sinistrement.

— Pourquoi tu t’intéresses à eux ?

— Ils apparaissent dans une affaire…

Le flic à tête d’oiseau haussa ses maigres épaules.

— OK. Tu peux pas en dire plus, je comprends. Mais sache que les Labarthe, ce sont des tordus de chez tordus… Un jour ou l’autre, il arrivera une tuile dans leurs putains de soirées. J’ai toujours pensé qu’un jour, ça serait du ressort de la criminelle.

— Comment ça ?

Servaz avait posé le bouquin de Labarthe entre eux sur la table. Le ciel était gris et bas sur Toulouse. Dans la lumière de décembre, la face d’oiseau de Lhoumeau avait presque l’air d’un masque.

— Les fêtes qu’ils organisaient, elles étaient violentes. Parfois très. Les Labarthe avaient beaucoup de relations dans le milieu du sexe toulousain. Et eux comme leurs riches invités étaient avides de nouvelles expériences, de sensations neuves.

« Sensations neuves ». Dit comme ça, ça avait presque l’air recommandable. Servaz pensa aux fêtes semblables que Julian Hirtmann avait organisées dans sa villa du lac Léman, du temps où il était procureur à Genève. Encore une convergence.

— Comment tu sais tout ça ?

L’oiseau de nuit haussa derechef les épaules, mais en évitant son regard.

— Je le sais, c’est tout. C’est mon boulot de savoir ces choses-là.

— Violentes comment ?

— Les trucs habituels. Mais parfois ça dérapait, ça allait un peu trop loin. Des filles ont voulu porter plainte, elles en ont été dissuadées.

— Par qui ?

— Par le fric, d’abord. Les invités des Labarthe en avaient beaucoup. Ils payaient même un droit d’entrée. Et puis, il y avait des gens puissants parmi eux, des magistrats, des politiques — et même des flics…

Toujours les mêmes rumeurs, pensa Servaz. Cette ville adorait les rumeurs. Il plissa les yeux pour mieux scruter Lhoumeau.

— Tu ne pourrais pas être un peu plus précis ?

— Non.

Servaz commençait à être exaspéré par l’attitude de Lhoumeau. Il le soupçonnait de se faire mousser et de ne pas en savoir autant qu’il le prétendait. Il regarda un jeune couple qui s’embrassait à cinq mètres de leur terrasse, lui adossé à une voiture, elle appuyée contre lui.

Puis il reporta son attention sur Lhoumeau et il comprit : Lhoumeau avait participé. Il ne serait pas le premier ni le dernier flic à fréquenter les tripots clandestins, les cercles de jeu et les parties fines.

— La pire, c’était la femme, dit soudain Lhoumeau.

— Explique.

— Dominatrice, tu vois le genre. Mais pas seulement. Dès qu’elle repérait une vulnérabilité chez une fille, elle fonçait. Et elle excitait les hommes présents, comme un vacher avec son aiguillon. Avec des mots, des gestes, elle les poussait. Elle incitait les mecs à se lâcher, à y aller franco. Ils étaient parfois plus d’une dizaine autour de la fille. Un vrai zoo… Et plus celle-ci était terrorisée, plus elle était excitée. Elle foutait les jetons, ouais…

— Tu as été présent ?

Lhoumeau se racla la gorge. Il semblait sur le point de vouloir vomir.

— Une fois, oui. Une seule… Me demande pas ce que je foutais là.

Il vit Lhoumeau déglutir et lui jeter un drôle de regard.

— Cette nana, crois-moi. Tiens-toi loin d’elle.

— Et lui ?

— Un intello. Un qui se prend au sérieux. Arrogant, suffisant, mais servile avec ses invités les plus influents. Une tête à claques. Il se prend pour un cador mais en réalité c’est un suiveur. C’est elle qui porte la culotte.

Charmant couple, songea Servaz en écrasant sa cigarette. Sur le boulevard, les jeunes s’étaient séparés. Soudain, la fille flanqua une gifle au garçon avant de s’éloigner.

Il pensa à Margot. La fille du jeune couple avait quelques années de moins mais elle lui ressemblait un peu. Et elle avait visiblement autant de caractère. En venant, il était bien décidé à passer voir sa fille. À présent, il se demandait comment elle réagirait quand il lui annoncerait qu’il ne restait pas. Mal, sans nul doute. Elle n’était pas du genre à arrondir les angles. Soudain, il ne se sentit pas le courage d’affronter une nouvelle crise.


Il fut de retour en fin de journée, alors que le soleil avait disparu depuis un moment déjà derrière les cimes. Le ciel était rouge au-dessus des montagnes et la neige elle-même avait pris une teinte rosée tandis que les eaux de la rivière qu’il longeait ressemblaient à une feuille de cuivre. Puis il quitta la vallée pour s’élever vers les sommets et des flocons vinrent à sa rencontre, duveteux et tourbillonnants. Visiblement, le chasse-neige n’était pas passé et il dut conduire avec la plus grande prudence jusqu’à l’hôtel. Une ou deux fois, il se fit une belle frayeur en chassant des roues arrière au bord d’une pente assez abrupte et, quand il se gara, il avait les jambes qui tremblaient un peu.

Comme chaque soir, tout se voilait d’ombre et devenait vaporeux, et la vallée en contrebas s’enfonçait lentement dans la brume. Les petites lumières des villages s’allumaient et perçaient au travers du brouillard qui ressemblait à une gaze bleue à laquelle on aurait mis le feu ; les bois au-dessus de l’hôtel se faisaient plus sombres. À l’approche de Noël, l’hôtelier avait accroché une guirlande rouge et jaune sous l’avant-toit. Son clignotement semblait la seule chose vivante dans ces ténèbres grandissantes.

Il trouva Kirsten en train de bavarder avec l’hôtelier au bar. Elle avait pris des couleurs et ses cheveux s’étaient encore éclaircis à cause du soleil et de la réverbération. Elle était assise devant un chocolat chaud. Belle, songea-t-il. Et ils allaient encore devoir passer la nuit ensemble.

— Alors ? dit-il.

— Calme plat. La femme a emmené Gustav à l’école ce matin et l’a ramené à midi. Une femme est venue faire le ménage dans l’après-midi. Gustav a fait un bonhomme de neige et de la luge. Lui, on ne l’a pas revu depuis ce matin. Il doit être à Toulouse…

Elle hésita.

— C’est trop normal, en vérité.

— Comment ça ?

— Je me demande s’ils ne nous ont pas repérés.

— Si vite ?

— Ils sont aux aguets. Et ton Labarthe a peut-être parlé avec l’hôtelier, hier.

Il haussa les épaules.

— Un couple de touristes dans son hôtel, ça doit bien lui arriver de temps en temps quand même. Tu te fais des idées. Qu’ils se comportent normalement, c’est ça qui est normal, conclut-il avec un sourire.

31. Abandonne toute fierté toi qui pénètres ici

Il reposa le livre de Labarthe. Déçu. Une fiction à partir de faits réels, un faux journal, un truc bidon et sans intérêt.

Tout ce qui y était raconté était avéré. Labarthe y avait toutefois ajouté des réflexions personnelles, en se mettant dans la peau du tueur. À l’arrivée, un truc ronflant et prétentieux, qui se prenait pour de la littérature.

Il repensa à ce que son père lui répétait toujours, alors qu’il écrivait ses premiers textes : « Renonce aux mots savants et sophistiqués là où les plus simples suffisent. » Il avait découvert plus tard que la phrase n’était pas de lui, mais de Truman Capote. Ce qu’il avait sous les yeux était verbeux, complaisant, frimeur.

Est-ce qu’Hirtmann pouvait vraiment s’être laissé séduire par une lecture pareille ? L’orgueil provoque la cécité. Le portrait que Labarthe brossait de lui dans ce faux journal était quasi hagiographique ; on sentait la fascination que les actes du Suisse exerçaient sur le clerc. Peut-être avait-il rêvé de faire la même chose mais sans oser franchir le pas ? Ce n’était certainement pas la morale qui stoppait Labarthe, mais plutôt la peur de la prison, tout le monde savait ce qu’il advenait des gens comme lui en zonzon, et Labarthe ne lui faisait pas l’effet d’un type très courageux.

Alors pourquoi avait-il accepté d’héberger Gustav ? Pourquoi courir un tel risque ? Est-ce que le Suisse leur avait forcé la main d’une manière ou d’une autre ?

Servaz avait déjà découvert deux connexions : les soirées sadomaso et le livre. Y en avait-il d’autres ? Kirsten dormait. Il contempla un instant son profil. À l’instar de beaucoup d’adultes, elle avait dans le sommeil l’air d’une enfant, comme si chaque nuit nous revenions à nos origines.

Il attrapa les jumelles et se mit aux carreaux. Se figea aussitôt. Là-bas, Aurore Labarthe s’était approchée d’une des fenêtres au premier étage, la seule où brillait encore de la lumière. Elle avait revêtu une tenue en cuir noir des plus moulantes — on aurait dit une motarde — et elle regardait en direction de l’hôtel. Son armure était fendue au mitan par une crémaillère qui descendait jusqu’à l’entrecuisse. Servaz vit les doigts s’élever jusqu’à la fermeture Éclair et l’ouvrir lentement. Il sentit sa gorge s’assécher. Se recula pour ne pas être repéré.

Lorsque la crémaillère fut descendue à hauteur du nombril, Aurore Labarthe fit glisser le cuir souple le long de sa clavicule gauche, découvrant la courbe d’une épaule nue. Puis elle se retourna. Il distingua le triangle de l’omoplate sous la peau et le dessin des cervicales sous la nuque dévoilée par le chignon. Le cuir souple continua de tomber, libérant la deuxième épaule, le haut des bras. On aurait dit un papillon émergeant de sa chrysalide. Quand tout le haut du corps fut libéré de sa gangue de cuir, Servaz déglutit.

Elle était nue jusqu’à la taille. Cependant, le cuir continuait sa descente sous l’effet de la gravité, et Servaz vit apparaître au bord de la fenêtre, juste à hauteur d’appui, les deux globes jumeaux parfaits. Un fluide chaud descendit dans son bas-ventre. Il voulut humecter sa langue et son palais, mais il n’avait plus de salive. C’est alors qu’elle se retourna encore une fois. Elle était parfaitement lisse. Elle porta une main entre ses cuisses tout en regardant fixement vers l’hôtel.

Un rituel, se dit-il. Quelqu’un est en train de mater.

L’hôtelier ?

L’exhibitionnisme faisait manifestement partie des autres petits plaisirs que s’octroyant Aurore Labarthe à ses moments perdus. Est-ce que son mari savait ? Probablement. Ces deux-là étaient sur la même longueur d’onde.

Il zooma sur le sexe de la femme, où ses doigts aux ongles longs et nacrés s’activaient entre ses lèvres secrètes. Puis il remonta. Elle avait la tête rejetée en arrière et, malgré le léger flou, il reçut un choc, fut frappé par l’expression de dureté, l’éclat farouche qui brûlait derrière les paupières mi-closes. C’était un visage d’oiseau de proie, de sorcière, et il ne put s’empêcher de penser à Lhoumeau. Son excitation redescendit d’un coup. Tous ces gens étaient attirés par le cœur noir de l’humanité. Il eut vaguement la nausée et une envie soudaine d’être loin d’ici. Jusqu’où étaient-ils capables d’aller ?

Il en avait assez vu, il s’écarta.

Regarda Kirsten qui dormait toujours du même sommeil innocent. Comme un refuge à ses cauchemars diurnes. Il lui en fut bizarrement reconnaissant.


Il avait pris position à l’angle du marché Victor-Hugo, dans un coin sombre où son ombre se fondait parmi les autres, debout derrière une rangée de hautes poubelles. De là où il se trouvait, il voyait parfaitement le balcon, les baies vitrées du living-room et de la cuisine illuminées, mais aussi les parages de l’immeuble.

De temps en temps, une voiture, un couple ou une personne seule avec un chien passait dans la rue, et il s’enfonçait encore plus dans les ombres. Il avait depuis longtemps repéré le type dans la bagnole, à une dizaine de mètres. Le capot était orienté vers l’entrée de l’immeuble, le type ne pouvait pas le voir : il lui tournait le dos. Sauf s’il surveillait son rétro. C’est pourquoi il évitait de bouger.

Apparemment, malgré la mort de Jensen, ils n’avaient pas levé la surveillance.

Les écouteurs dans ses oreilles diffusaient le premier mouvement de la Symphonie n° 7 — langsam, allegro risoluto, ma non troppo.

Il pensa à Martin dans cet hôtel et sourit. Est-ce qu’il baisait la Norvégienne ? Hirtmann aurait parié que non. En attendant, le Suisse observait le balcon et les vitres derrière lesquelles, de temps à autre, passait la silhouette de Margot. Il n’avait pas encore décidé ce qu’il allait faire. Refaire le coup de Marianne lui semblait tristement répétitif. Et puis, il y avait cette surveillance qui compliquait tout.

Mais il avait besoin de Martin. Il allait devoir lui mettre la pression, d’une manière ou d’une autre. Pour Gustav.

Bon, se dit-il. Allons-y.

Il sortit de sa cachette et se mit à avancer le long du trottoir de la démarche pressée de celui qui est en retard, une bouteille de champagne à la main. Passa près de la voiture. Il sentit que le flic au volant tournait la tête, le regardait au passage.

Il y avait une fête au dernier étage de l’immeuble, soit deux étages au-dessus de l’appartement de Servaz. On entendait la musique depuis le trottoir, les occupants avaient dû ouvrir les fenêtres. Hirtmann s’arrêta devant la porte vitrée. Feignit d’appuyer sur le bouton de l’Interphone et de parler. En réalité, il avait mémorisé depuis longtemps le code d’entrée, le jour où une vieille dame l’avait composé devant lui alors qu’en costume-cravate impeccable il parlait dans son téléphone et disait aussi fort que possible : « Oui, c’est moi, tu me files le code s’il te plaît, l’Interphone marche pas. »

Il pianota, la porte bourdonna. Il la poussa. Pas de flic dans le hall d’entrée.

Julian Hirtmann s’avança vers l’ascenseur, appuya sur le bouton d’appel mais emprunta l’escalier qui s’enroulait autour de la cage grillagée de l’appareil. Un autre flic était là, au deuxième étage, assis sur une chaise dans l’angle du palier, près de la porte. Il leva les yeux de son journal. Hirtmann afficha un air surpris : ce n’est pas tous les jours qu’on trouve un type en train de lire le journal sur un palier d’immeuble.

— Bonsoir, dit-il. Euh… la fête, c’est où ?

Le flic montra le haut de l’escalier du doigt, sans répondre, d’un air las. Combien de fois ce soir avait-il fait le même geste ? Mais, pro néanmoins, il plissa les yeux pour le détailler.

— Merci, dit Hirtmann en reprenant son ascension.

Il ne s’arrêta pas devant l’appartement où se tenait la fête, grimpa jusqu’à une petite porte basse — pas plus d’un mètre trente — qui donnait sur un grenier. Julian Hirtmann s’assit sur la dernière marche, déboucha la bouteille de champagne, remit ses écouteurs et porta le goulot à ses lèvres. C’était un excellent champagne. Un brut blanc de blanc Armand de Brignac.


Deux heures plus tard, il avait mal aux fesses et ses genoux se plaignirent quand il se redressa. Il épousseta son postérieur, puis redescendit en titubant et en s’appuyant à la rambarde jusqu’à l’étage de Servaz.

— Zêtes encore là ? dit-il d’une voix avinée au planton qui, cette fois, buvait une tasse de café. Qu’est-cccce que vous fffoutez là ? Zhabitez ici ?

Le flic lui lança un regard irrité. Il s’approcha du gaillard en dodelinant de la tête, la démarche incertaine.

— Pourquoi vous restez sur le palier ? Votre femme vous a fffouttu dehors ou quoi ?

Il gloussa d’une manière stupide, leva un doigt devant son nez.

— Zallez passer la nuit ici, sans blague ? Vous voulez me faire gober ça ?

— Monsieur, dit le flic d’un air agacé, veuillez vous en aller, s’il vous plaît.

Hirtmann fronça les sourcils et tituba encore plus.

— Eh, oh ! Tu me parles pas comme ça, t’entends ?

Une carte bleu-blanc-rouge apparut dans la main de l’homme.

— Veuillez passer votre chemin, je vous ai dit.

— Ah, d’accord, c’est qui qui habite ici, bordel ?

— Foutez le camp !

Hirtmann fit mine de trébucher, sa main envoya valser le gobelet de café que l’homme tenait à la main. Une tache brune apparut sur la chemise bleu clair et la veste grise du flic.

— Putain ! cria l’homme en le repoussant violemment. Je t’ai dit de te casser, connard !

Hirtmann tomba en arrière, sur les fesses. La porte de l’appartement s’ouvrit à ce moment et Margot Servaz apparut, en robe de chambre et pyjama, pieds nus, échevelée. Malgré ses yeux cernés et son air fatigué, elle avait un visage frais et lumineux comme un matin de printemps. Le Suisse lui trouva un air de famille avec son père, cette petite bosse sur le nez, par exemple.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, une main sur la poignée de la porte, en le regardant puis en regardant le flic.

Il vit la nervosité de celui-ci augmenter exponentiellement, ses yeux allaient d’Hirtmann à la fille de Servaz et retour.

— Rentrez à l’intérieur ! Rentrez à l’intérieur ! Et verrouillez !

À présent, le flic braquait son arme sur lui et parlait dans son Bluetooth en même temps :

— Amène-toi, j’ai un problème ici !

Toujours assis au sol, Hirtmann vit le deuxième flic apparaître quelques secondes plus tard. Celui de la voiture. Ils n’étaient que deux.

— Embarque-moi cet ivrogne et fous-le-moi dehors, bordel !


Le dimanche matin, Servaz et Kirsten constatèrent qu’il y avait du remue-ménage et des préparatifs en cours au chalet : skis et snowboard sur le toit de la Volvo, vêtements dans le coffre, panier de pique-nique sur la banquette arrière et allers-retours entre la maison et le véhicule. Les Labarthe et Gustav montèrent en voiture, et Labarthe manœuvra pour faire demi-tour avant de passer devant l’hôtel.

On partait pour la journée. Ils échangèrent un regard.

— Très mauvaise idée, commenta-t-elle.

Vers midi, un brouillard épais s’installa et le chalet ne fut plus qu’une silhouette floue dans la purée de pois. À ce moment-là, Servaz et Kirsten étaient partis faire de la raquette au-dessus du hameau, près du col du Couret ; l’hôtelier leur avait assuré que le manteau neigeux était stable.

Servaz s’arrêta à l’orée des bois, essoufflé, et contempla les toits à peine visibles en contrebas, puis il regarda Kirsten.

— Avec un temps pareil, ils vont sûrement revenir, ajouta-t-elle pour le dissuader, après avoir déchiffré son regard.

— Prends la voiture, dit-il. Descends dans la vallée. Et préviens-moi si tu les vois passer.

Il alluma son téléphone, lui présenta l’écran.

— C’est bon. J’ai du réseau.

Puis il s’enfonça dans la brume, dévalant la pente à grandes enjambées.


Il vit la masse noire du chalet émerger lentement du brouillard, encore plus imposant qu’il ne l’aurait pensé. Combien de pièces à l’intérieur ? Il le contourna par le côté opposé à l’hôtel. Vu de près, Servaz comprit qu’il s’agissait à la base d’une ferme de montagne qui avait été aménagée : on reconnaissait le soubassement en pierre qui, à l’origine, devait abriter les occupants et les bêtes, et la structure en bois au-dessus, où on stockait la paille et le grain.

Tout avait été transformé, relooké, avec de grandes surfaces vitrées pour faire entrer la lumière — probablement par un architecte — dans le goût des revues de décoration, et avec beaucoup d’argent à la clef. C’était un peu le pendant architectural de la chirurgie esthétique : toutes ces façades réhabilitées finissaient par se ressembler.

Dans certaines stations des Alpes, une pareille demeure aurait valu des millions d’euros. Mais, de près, le bois du revêtement noirci avait besoin d’une cure de rajeunissement et les huisseries léchées par le brouillard semblaient en piteux état. Même avec un salaire de prof de fac, l’achat et l’entretien d’un tel édifice devaient représenter un poste budgétaire pharaonique. Les Labarthe avaient-ils la folie des grandeurs ? Ou alors des ressources cachées ?… Étaient-ils financièrement aux abois ? Servaz se promit d’appeler ses copains de la DEF, la Direction des affaires économiques et financières, le lendemain.

Il prit pied sur le terre-plein supportant la maison. Le sol était formé de gros galets sertis dans du ciment. Puis on grimpait une marche et on se retrouvait sur un plancher de bois brut, qui lui aussi courait tout autour du chalet. De la neige dans les coins ; à un mètre de lui, une porte de service en bois. Aucun système d’alarme ni capteur en vue. Il faut dire qu’arriver jusqu’ici était déjà un exploit en soi.

Servaz regarda autour de lui. Personne. Comme devant la maison de Jensen, il sortit de la poche de sa veste ses clefs dites « de frappe ». Si ça continuait ainsi, il allait pouvoir se reconvertir. Il étudia la serrure. Contrairement à la porte, elle avait été changée récemment. Tant mieux. Les serrures rouillées donnaient plus de fil à retordre.

Sept minutes et trente-cinq secondes plus tard, il était à l’intérieur. Une petite chaufferie-buanderie équipée d’une machine à laver et d’un sèche-linge, où il faisait agréablement chaud et où ça sentait bon la lessive. Il passa devant des étagères métalliques, remonta le couloir, déboucha sur un grand séjour-cathédrale. Une cheminée pyramidale trônait au milieu, suspendue au-dessus d’un foyer ouvert. Par temps clair, les baies vitrées devaient embrasser un panorama époustouflant. Des canapés en cuir coquille d’œuf, de la pierre, du bois blond, des photos en noir et blanc, une charpente digne d’une église, des spots : en matière de déco, les Labarthe semblaient se conformer au goût majoritaire.

Dehors, les volutes du brouillard naviguaient à travers la terrasse comme s’il s’agissait du pont d’un bateau fantôme.

Il fit quelques pas prudents. Le silence qui régnait ici avait quelque chose d’irréel. Il chercha le petit œil rouge d’un détecteur de mouvement. Ne vit rien de tel. Commença à fouiller en évitant les fenêtres côté est, visibles depuis l’hôtel, même par ce temps.

Seize minutes plus tard, il devait se rendre à l’évidence : il n’y avait rien dans la salle principale, ni dans la cuisine.

Il examina et testa les trois télécommandes : celle du grand téléviseur à écran plat de 120 cm, celle de la box au-dessous et celle de chaîne stéréo dernier cri.

RAS là aussi.

Le bureau de Labarthe se révéla à peine moins décevant. Une pièce vitrée sur deux des quatre côtés, enfoncée comme un coin entre les deux ailes du chalet. Les lectures de Labarthe étaient sans surprises compte tenu de ses centres d’intérêt : Bataille, Sade, Guyotat — et aussi Deleuze, Foucault, Althusser… Les livres de Labarthe trônaient en bonne place. Sur le bureau, un Mac, une lampe d’architecte, un coupe-papier à manche de cuir. Un tas de factures et des notes indéchiffrables pour des cours ou pour un futur livre, qui sait.

Un petit couloir après le bureau. Servaz découvrit une salle de bains tout au bout, ainsi qu’un sauna et une pièce reconvertie en gymnase, avec un rameur, un banc pour le développé couché, un sac de frappe et un râtelier d’haltères.

Il fit demi-tour. Emprunta le grand escalier. Le premier étage comptait trois chambres, une salle de bains et un W.-C.

Les deux premières étaient inoccupées ; la dernière était celle de Gustav — c’était écrit sur la porte en grosses lettres bleues. En la poussant, il sentit sa température corporelle s’élever de quelques degrés et un mélange de nervosité et d’excitation le gagner, là, au centre névralgique de la maison silencieuse.

Elle était décorée comme est censée l’être celle d’un petit garçon.

Des posters aux murs, des livres illustrés sur une étagère, une couette ornée d’une multitude de Spiderman se balançant dans toutes sortes de positions acrobatiques, des jouets et des peluches — dont une grande d’un mètre de long qui représentait un élan ou un caribou. Servaz s’en approcha, regarda l’étiquette :

Made in Norway.

Ne reste pas là.

Il consulta sa montre. Le temps filait. Il s’approcha du lit, l’examina, fit de même avec les vêtements d’enfant dans la commode. Finit par trouver ce qu’il cherchait : un cheveu blond. Son pouls s’accéléra. Il sortit un sachet transparent de sa veste et glissa le fin cheveu à l’intérieur. Il avait envie de fouiller la chambre de fond en comble mais il se demanda combien de temps il lui restait et il ressortit. Retourna vers l’escalier qui menait sous le toit. Ses jambes tremblaient. Il grimpa les marches jusqu’à un petit palier. Au-delà d’une porte ouverte, la suite parentale. Il s’avança, foulant une moquette épaisse et bouclée couleur sable. À l’extérieur, un paysage blanc et brumeux était visible par la porte-fenêtre, et Servaz vit un grand sapin aux branches floquées de neige. Il pensa à la vue qu’Hirtmann avait de sa cellule.

Presque tout dans cette chambre était blanc : les lambris du plafond en pente, le lit, la moquette. Il se remémora la tunique écrue que portait Aurore Labarthe la première fois qu’il l’avait aperçue.

Le lit était défait. Des vêtements dessus, ainsi que sur une chaise. Il s’approcha, renifla les draps des deux côtés : elle dormait à droite. Son parfum était du genre agressif, capiteux ; il imprégnait les draps. Il ouvrit les tiroirs des tables de nuit. Des revues, des bouchons d’oreilles, un masque de nuit, un tube de paracétamol et des lunettes de lecture.

Rien d’autre.

Les deux dressings attenants — un pour elle, un pour lui — avaient la taille de studios pour étudiants. Des jeans, des robes, plusieurs tenues en cuir blanc ou noir pour madame, des vestes, des chemises, des pulls et des costumes pour monsieur.

Merde.

Quand il fut certain qu’il ne trouverait rien ici non plus, il redescendit au rez-de-chaussée. Entra dans la cuisine. Une porte à côté de l’énorme congélateur. Il l’avait repérée tout à l’heure. Il la poussa. Un escalier en colimaçon et en béton brut… Il alluma la lumière, commença sa descente.

Son pouls passa la vitesse supérieure tandis qu’il s’enfonçait dans les entrailles de la maison. Il tenait peut-être enfin quelque chose…

L’escalier déboucha sur une porte métallique. Il tourna la poignée. Son pouls passa la troisième.

Le battant résista légèrement, puis céda en grinçant. Nouvelle déception : la porte donnait sur le grand garage qu’on apercevait depuis l’hôtel. Le second véhicule était un petit SUV. Il en fit rapidement le tour, ressortit et remonta au rez-de-chaussée. En proie à une frustration et à une impatience de plus en plus grandes.

Il regarda dehors. Le jour déclinait. Il réfléchit. Tout à coup, il lui vint une idée.

Bien sûr, pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt.

Il tourna au dernier étage. Le petit palier avant la suite parentale. Il leva la tête : la trappe était là — celle du grenier.

Il alla chercher une chaise dans la pièce voisine, monta dessus, tendit le bras et saisit la poignée. Hors d’atteinte de Gustav, songea-t-il. La trappe s’ouvrit en grinçant — une bouche de ténèbres — et il fit descendre l’échelle métallique vers lui. Remit la chaise en place.

Il grimpa les échelons, qui vibrèrent sous ses semelles. Un interrupteur près du trou. Il l’actionna. La lumière d’un néon clignota au-delà ; il grimpa encore, passa la tête dans l’orifice.

Il avait trouvé.

L’antre secret des Labarthe, leur « jardin des délices ». Pas de doute. Sur le mur face à lui, en lettres gothiques, était inscrit dans un cadre :

ABANDONNE TOUTE FIERTÉ
TOI QUI PÉNÈTRES ICI
ENTRE DANS LA CRYPTE TYRANNIQUE
N’AIE PITIÉ DE NOUS
RECHERCHE SAPIENCE ET PLAISIR
RENDS CHAQUE HEURE EXQUISE
SOUFFRE ET CRIE
JOUIS

Cette vision l’emplit d’une sorte d’accablement.

L’immensité des boucles, détours et sinuosités de l’esprit humain avait de quoi donner le vertige. Ce jargon aurait été risible en toute autre circonstance mais, ici, il avait quelque chose de sinistre.

Il se hissa hors du trou et prit pied sur le plancher recouvert d’un revêtement plastifié, sans doute lavable. À première vue, cela tenait du dancing privé. Des banquettes, une piste de danse, un bar, une sono, un revêtement insonorisant comme on en voit dans les studios d’enregistrement. Il régnait ici une chaleur suffocante et l’odeur douceâtre de la poussière réchauffée.

Puis son regard fut attiré par l’espalier contre le mur du fond, tel qu’on en trouve dans les gymnases. Il soupçonna que celui-ci ne servait pas qu’à se faire les abdos. Il aperçut aussi une poulie et deux crochets sous le plafond en pente. Deux autres crochets au mur. Une caméra sur un trépied et du matériel d’enregistrement vidéo dans le fond. Une grande armoire ancienne en chêne, avec des glaces biseautées, trônait un peu plus loin, juste avant une ouverture dépourvue de porte qui donnait sur une autre pièce.

Il s’avança : des carreaux translucides, des vestiaires et une douche. Il revint dans la première pièce. Ouvrit l’armoire. Se fit l’effet d’être lui-même un mateur en voyant luire dans l’ombre les reflets lugubres des fouets, martinets, baillons-boules, bracelets en cuir, chaînes rutilantes et mousquetons — tous sagement alignés comme des outils sur le râtelier d’un bricoleur. Les Labarthe avaient de quoi équiper un bataillon là-dedans. Il repensa aux paroles de Lhoumeau au sujet d’Aurore Labarthe et fut parcouru d’un long frisson. Jusqu’où ces petits jeux dans le grenier allaient-ils ?

Il consulta sa montre.

Presque une heure qu’il était là et il n’avait toujours pas trouvé la moindre trace d’Hirtmann.

Il faut que tu sortes d’ici, pensa-t-il.

Il se dirigeait vers la trappe ouverte lorsqu’il l’entendit.

Le bruit de moteur.

Servaz se raidit. Il se dirigeait vers le chalet… Non, il était déjà là. Le moteur venait d’être coupé. Merde ! Il entendit les portières claquer, des voix dehors, amorties par la neige. Regarda son téléphone. Pourquoi Kirsten ne l’avait-elle pas averti ? Pas de réseau ! Le grenier devait être équipé d’un inhibiteur de fréquences.

Il s’arrêta au bord de la trappe. En bas, la porte d’entrée venait de s’ouvrir et il entendit trois voix — dont celle, claire et gaie, de Gustav.

Fait comme un rat.

Les mains moites, il tira aussi doucement que possible l’escalier métallique puis la trappe vers lui. Juste avant de la refermer, il passa une main à l’extérieur et actionna l’interrupteur.

Dans le noir, il s’efforça de respirer régulièrement. Sans y parvenir tout à fait.

32. La captive aux yeux clairs

La nuit était tombée depuis un moment. Kirsten observait le chalet illuminé depuis l’hôtel. De temps en temps, elle voyait une silhouette passer derrière les fenêtres.

Martin, qu’est-ce que tu fous ?

Elle avait essayé de l’appeler une bonne dizaine de fois depuis que la Volvo était passée devant elle, en bas des lacets. Elle lui avait envoyé autant de messages. Sans obtenir de réponse. Elle basculait chaque fois sur la boîte vocale.

À présent, cela faisait une bonne heure qu’elle avait regagné leur chambre et il n’était toujours pas reparu.

Quelque chose s’était passé. Est-ce qu’il était simplement planqué quelque part ou est-ce qu’ils l’avaient surpris ? Plus le temps passait, plus la réponse à cette question devenait d’une importance vitale. Devait-elle appeler des renforts ? Martin avait enfreint toutes les règles en entrant là-dedans. Après les soupçons qui pesaient sur lui dans la mort de Jensen, ce serait sans doute la fin de sa carrière. Quelle importance ? Il était hors de question de laisser Martin à la merci de ces deux individus.

Elle ressentit une raideur à la nuque et un début de migraine, probablement dues au stress. Elle massa son cou et avala un gramme de paracétamol dans la salle de bains, avant de revenir vers la fenêtre.

Tant que Gustav était éveillé, ils n’agiraient pas. Ils attendraient qu’il dorme. À moins qu’ils n’aient déjà… Elle chassa cette pensée. Hirtmann leur avait-il parlé de Martin ? Elle devait agir, faire quelque chose. Mais quoi ? Elle pianota une fois de plus sur son téléphone.

Où es-tu ? Réponds !

Contempla désespérément l’écran inerte. Shit ! Elle avait envie de se ruer dehors, l’inquiétude et la tension durcissaient chacun de ses muscles. Pourquoi avait-il fallu qu’il entre dans ce chalet ? Là-bas, derrière les fenêtres, Gustav se balançait dans les bras de Labarthe puis s’éloignait en courant et en riant. Une touchante scène familiale, pleine de paix et de bonheur.


Il gisait sur le flanc, dans le noir complet, l’oreille collée au lino. Parfois il la décollait, car la vibration du chauffage ou d’un appareil quelconque se propageait soudain à travers les murs et couvrait alors tous les autres bruits.

Dans les ténèbres, un mince rai de lumière faisait le tour de la trappe, tel un rectangle découpé au chalumeau.

S’il entendait parfois la voix aiguë de Gustav s’élever du rez-de-chaussée, celles des adultes étaient moins distinctes. Dans un moment, ils coucheraient Gustav. Combien de temps avant qu’ils plongent tous dans un sommeil profond ? Et même une fois qu’ils seraient endormis, la trappe se trouvait à côté de leur chambre. Il se souvint du grincement qu’avait émis l’échelle métallique en se dépliant : impossible de s’en servir. Il ne lui resterait qu’une option : sauter directement à l’étage au-dessous et filer.

Il n’allait pas attendre ici toute la nuit. Et si quelqu’un grimpait au grenier ?

Il prit conscience de l’humidité sous ses aisselles. La chaleur avait tendance à monter, il faisait très chaud dans ce grenier. Il avait soif aussi, une soif taraudante, qui épaississait sa langue raide et gonflée comme du carton bouilli. Et son coude comme son épaule étaient ankylosés à force de rester dans la même position.

Il regarda son téléphone. Aucun des messages qu’il avait envoyés n’était parti.

Essuya d’un revers de manche la sueur qui perlait à son front et prêta l’oreille. On venait d’allumer un téléviseur en bas, au rez-de-chaussée. Un dessin animé. Il pouvait identifier les sons provenant du grand séjour au léger écho qu’ils produisaient. Soudain, il entendit des pas lourds résonner à l’étage au-dessous. Quelqu’un était monté. Il perçut ensuite le bruit de la douche dans la salle d’eau de la suite parentale.

Cinq minutes plus tard, la personne ressortit. S’arrêta juste sous la trappe.

Sa pomme d’Adam fit un aller-retour. Il aurait parié qu’il s’agissait d’Aurore Labarthe. Montait-elle chaque soir contempler son jardin secret, son petit paradis infernal ? Ou bien avait-elle entendu le bruit qu’il avait fait ?

Soudain, il s’écarta vivement en roulant sur lui-même : quelqu’un venait d’attraper la poignée de l’autre côté et d’ouvrir la trappe.


Kirsten regarda sa montre. Deux heures s’étaient déjà écoulées depuis qu’elle était rentrée à l’hôtel… Merde, elle n’en pouvait plus d’attendre. Le brouillard s’était dissipé — hormis quelques écharpes de brume dans les creux — mais il s’était remis à neiger à gros flocons. Le paysage ressemblait à une de ces cartes de Noël virtuelles et animées qu’on envoie par Internet. Tout était noyé dans une obscurité jaunâtre.

Là-bas, une lueur palpitait dans le séjour : télévision. Elle commençait sérieusement à avoir des fourmis dans les jambes. Son esprit échafaudait toutes sortes de scénarios — dont certains passablement sinistres. Une étude américaine a prouvé que l’incertitude fait plus de ravages sur les esprits et sur la santé que les certitudes négatives.

Elle aurait pu le confirmer. La question était de savoir si le Suisse avait parlé de Martin aux Labarthe, s’ils savaient combien le flic était important à ses yeux. Il y avait peu de chances. Il était probable qu’Hirtmann ne leur avait pas fourni plus d’éléments qu’ils n’avaient besoin d’en connaître.


La lumière jaillit du trou comme la lueur de la lave, la nuit, du cratère d’un volcan. Servaz retint son souffle. La trappe était grande ouverte. Mais la personne qui se trouvait au-dessous n’avait pas encore tiré l’échelle. Il eut soudain peur que sa respiration, les coups forcenés que frappait son cœur dans sa poitrine ne soient audibles d’en bas. C’était Aurore Labarthe, pas de doute : son parfum capiteux, vénéneux, montait jusqu’à lui.

Là-dessous, ça ne bougeait pas, ça ne faisait aucun bruit. Avait-elle le visage levé vers le grenier ? Probablement. Sentait-elle sa présence ? Devinait-elle que quelqu’un était tapi là, dans le noir ?

C’est alors qu’il entendit le timbre de l’entrée, en bas.

Quel que fût son projet, elle y renonça, car la trappe se referma. Sa joue contre le sol plastifié, il reprit sa respiration.


Elle pressa la sonnette une deuxième fois. La porte s’ouvrit enfin et Aurore Labarthe apparut. Elle était encore plus grande qu’elle l’avait imaginé — pas loin du mètre quatre-vingts. Et pourtant, elle était pieds nus. Elle avait enfilé un vieux peignoir qui avait l’air chaud et confortable, et ses cheveux mouillés de la douche, couleur de foin humide, tombaient autour de son visage sévère tel un rideau. Elle se campa devant Kirsten. Une silhouette longiligne, un corps tout en os et en muscles. Des yeux bleu pâle totalement dépourvus de chaleur.

Hi, dit Kirsten en anglais avec un grand sourire.


Il prêta l’oreille. Une nouvelle voix. Familière… Il n’arrivait pas à saisir ce qu’elle disait. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre pourquoi. De l’anglais. Kirsten. Bon sang ! Qu’avait-elle l’intention de faire ? Il se rendit compte qu’il avait une furieuse envie d’uriner depuis un moment déjà. Se leva, marcha à tâtons dans le noir jusqu’au bac de douche où il se soulagea sans vraiment se soucier de savoir s’il pissait au bon endroit. Puis il referma sa braguette et revint à son poste.

Tout le monde était en bas. Il devait courir le risque. Il entrouvrit la trappe de quelques centimètres et les voix lui parvinrent beaucoup plus distinctement.


— Vous parlez anglais ? demanda Kirsten sur le perron.

La femme Labarthe lui répondit d’un simple signe de tête, sans desserrer les dents ni la lâcher du regard.

— Je… Je suis descendue à l’hôtel. Je… Je suis architecte à Oslo, en Norvège… et, depuis ce matin, je regarde votre chalet.

La blonde l’écoutait sans broncher, totalement indifférente à ses explications.

— Je le trouve fascinant. J’ai déjà pris des photos de la façade en votre absence. Je voulais votre autorisation écrite de les publier dans une revue norvégienne, comme exemple de l’architecture de montagne française… Et aussi, avec votre permission, jeter un coup d’œil à l’intérieur…

C’était tout ce qu’elle avait trouvé. Suffisamment improbable pour être crédible. Elle avait à son avantage de ne pas ressembler à un membre de la police française — aucun de ceux qu’elle avait entendus ne parlait un anglais aussi impeccable que le sien — et d’avoir l’air d’une étrangère. Cependant, sa vis-à-vis n’avait pas encore prononcé un seul mot et son visage demeurait indéchiffrable. Elle plongea son regard dans celui de Kirsten. La Norvégienne sentit le duvet sur sa nuque se hérisser : cette femme avait quelque chose de glaçant. Elle se demanda un instant si elle devait lui révéler sa véritable identité.

— J’ai conscience qu’il est tard et que je vous dérange. Pardon. Je revendrai demain.

D’un coup d’un seul, le visage d’Aurore Labarthe s’éclaira.

— Mais non. Entrez, dit-elle avec un large sourire.


Servaz entendait les voix en bas, mais il était incapable de distinguer ce qui se disait. Selon toute évidence, la conversation avait pris une tournure anodine. Rien d’agressif ni de menaçant. Ça ne le rassura pas. Dieu seul savait de quoi les Labarthe étaient capables en présence d’une femme seule aussi attirante que Kirsten. Elle avait pénétré dans leur antre, elle s’était jetée dans la gueule du loup. À présent qu’il avait vu l’attirail dans le grenier, il se demandait si quelqu’un y était déjà monté autrement que de son plein gré.

Il était épuisé par la tension. La situation était en train de leur échapper. Est-ce que Kirsten en avait conscience ? Il devait faire quelque chose. Il ne pouvait pas rester les bras croisés.

Il tendit l’oreille, ça continuait à discuter en bas, la télévision crachait son dessin animé, dont les personnages hurlaient au milieu d’un concert de « bing ! », de « bam ! », de « vraom ! », de « tonk ! », de « screeech » et de « poiiinnng ! ». Cela voulait dire que Gustav n’était pas couché. Tant que ce serait le cas, ils ne s’en prendraient pas à Kirsten. Il repoussa la trappe, se laissa glisser à bout de bras, se balança et lâcha prise. À l’instant où ses doigts se détachèrent, il sentit sa chemise craquer dans son dos.

Sa réception sur le plancher produisit un son un peu trop fort mais néanmoins amorti par la moquette épaisse. Il se demanda si quelqu’un l’avait entendu mais, outre le vacarme du dessin animé, il y avait un volet qui battait quelque part. Il écouta un moment, perçut le rire — sinistre — d’Aurore Labarthe. Sortit son téléphone. Coupa le son. Chercha Kirsten dans son répertoire. Tapa en anglais :

Sors d’ici !

— C’est très intéressant, dit Aurore Labarthe en resservant à Kirsten de ce vin blanc sucré qui était, selon ses dires, une spécialité du Sud-Ouest. L’architecture est une de mes passions, ajouta-t-elle en esquissant un sourire et en lui adressant un clin d’œil. Santiago Calatrava, Frank Gehry, Renzo Piano, Jean Nouvel… Vous savez ce que disait Churchill ? « Ce sont les hommes qui font les murs, mais ensuite ce sont les murs qui font les hommes. »

Elle parlait un anglais parfait. Kirsten connut un instant de panique. L’architecture était loin d’être une de ses spécialités, en réalité. Elle leva le nez de son verre, adressa à Aurore Labarthe un sourire indulgent, qu’elle espéra être celui du professionnel qui a déjà entendu ça mille fois de la part de l’amateur éclairé et plein d’enthousiasme. Un seul nom lui vint à l’esprit.

— Bah, nous avons quelques remarquables architectes en Norvège, dit-elle en souriant, à commencer par Kjetil Thorsen Trædal.

Le coarchitecte de l’Opéra d’Oslo, connu de tous ses habitants. Aurore hocha prudemment la tête, les yeux plissés. Sans la lâcher du regard. Elle n’aima pas ce regard. Elle nota qu’elles étaient toutes deux assises face à face dans le coin salon, tandis que Roland Labarthe se tenait debout, légèrement à l’écart. De là où il était, il pouvait observer Kirsten à loisir. Sans être vu. Celle-ci posa son verre. Elle avait suffisamment bu. Son téléphone vibra dans sa poche. Un message.

— Si on allait coucher Gustav ? dit Aurore Labarthe à son mari.

Kirsten surprit le regard qu’ils échangèrent, cet échange muet était bien plus lourd de sens qu’il n’y paraissait et elle fut aussitôt sur ses gardes. Où était Martin ? Son absence la préoccupait de plus en plus. Elle se demanda une nouvelle fois si elle devait révéler son identité. Essaya désespérément de capter un son, un signe. Elle espérait de toutes ses forces que Martin l’avait entendue et qu’il profiterait du fait qu’elle accaparait l’attention des Labarthe pour trouver un moyen de s’échapper. Mais s’il était enchaîné quelque part ? Elle se sentait proche de la panique.

Labarthe éteignit le téléviseur.

— Tu viens, Gustave ? dit-il.

Gustave… Elle avala sa salive. Le petit garçon blond se leva.

— Vous avez un garçon très mignon, dit-elle. Et très sage.

— Oui, dit la Labarthe, Gustave est un gentil petit garçon. Pas vrai, trésor ?

Elle caressa les cheveux blonds. L’enfant aurait pu être le sien. Le couple s’éloigna vers l’escalier, Gustav entre eux.

— Nous n’en avons pas pour longtemps, lui lança Aurore Labarthe en se retournant, avant de disparaître.

Kirsten prit conscience du silence soudain qui régnait dans la maison. Sortit son téléphone. Elle avait du réseau. Quatre barres. Elle vit le message. Martin ! Son texte en anglais était on ne peut plus explicite :

Sors d’ici !

Il eut à peine le temps de se glisser dans une des chambres du premier qu’ils étaient déjà là. Il les vit passer dans le couloir, par la fente de la porte entrouverte, elle beaucoup plus grande que lui, en compagnie de Gustav en pyjama, en direction de la chambre du gosse.

— Je la veux, dit la femme blonde.

— Aurore, pas devant le gosse.

— Elle me plaît, insista-t-elle sans tenir compte de la remarque. Elle me plaît vraiment.

— Tu penses à quoi ? demanda Labarthe — voix chaude et policée qu’il entendait pour la première fois — au moment où ils passaient devant lui. C’est un peu trop beau pour être vrai, non ?

— Je veux que tu me la montes là-haut, déclara la femme pour toute réponse. Elle sera parfaite.

— Est-ce que ça n’est pas un peu dangereux ? Elle est à l’hôtel à côté, je te signale.

Ils s’éloignèrent vers la chambre de Gustav.

— Avec ce que j’ai mis dans son vin, demain elle ne se souviendra de rien, répondit la femme.

— Tu l’as droguée ? dit-il, incrédule.

Servaz eut soudain l’impression qu’on lui plongeait l’estomac dans une baignoire remplie de glaçons. Il se pencha près de l’ouverture pour continuer à entendre, mais la tension faisait bourdonner ses oreilles.

— De quoi vous parlez ? leur demanda Gustav.

— De rien, trésor. Mets-toi au lit maintenant.

— J’ai mal au ventre.

— Je vais te donner quelque chose.

— Un sédatif pour Gustav, alors ? dit l’homme tranquillement.

— Oui, je vais chercher un verre d’eau.

Il entendit la femme revenir et se recula vivement. Elle entra dans la salle de bains de l’autre côté du couloir, fit couler l’eau du robinet. Elle repassa devant lui, un verre à la main. Il vit son profil dur, son regard sans chaleur, et il eut l’impression que son centre de gravité était descendu très bas. Les intentions des Labarthe étaient on ne peut plus claires.

Et Kirsten avait déjà avalé leur foutue drogue.

— Je peux utiliser vos toilettes ?

La voix de Kirsten justement, en bas, au rez-de-chaussée.

— J’y vais, dit l’homme. Vérifie que Gustav est endormi.

Servaz résista à l’impulsion de sauter sur Labarthe quand il passa devant lui. Il aurait l’avantage de la surprise pendant un court instant, mais il y avait la femme — et il subodora que ces deux-là avaient de la ressource à revendre en cas de coup dur. Il se souvint du rameur, du banc, des haltères et du sac de frappe. Il n’aurait pas le dessus. Pas à un contre deux, avec son arme restée à l’hôtel de police et Kirsten dans les vapes. Il allait devoir se montrer plus malin que ça.


— Je peux utiliser vos toilettes ? lança-t-elle vers l’étage.

Des pas lourds descendant l’escalier. Labarthe apparut. D’abord ses jambes puis son visage étroit, avec son petit sourire ambigu.

— C’est par là, dit-il en lui montrant une porte. Je vous en prie.

Une fois à l’intérieur, Kirsten ouvrit le robinet, se pencha et se passa le visage sous l’eau froide. Que lui arrivait-il ? Elle se sentait vaseuse. Elle avait l’impression qu’elle allait être malade, son front était mouillé de sueur. Elle entra ensuite dans les W.-C., baissa son pantalon et sa culotte, s’assit sur la lucarne. Alors qu’elle se soulageait, elle eut la sensation que son cœur n’arrêtait pas de changer de régime, de s’emballer et de ralentir.

Que lui arrivait-il, bon Dieu ? Elle s’essuya, se redressa péniblement, respira un bon coup et ressortit.

Les Labarthe étaient tous les deux assis dans le coin salon, à présent. Leurs visages et leurs regards pivotèrent vers elle avec un bel ensemble, comme s’ils étaient mus par un même marionnettiste, et elle faillit éclater de rire.

Ne rigole pas. Ces deux-là, tu devrais t’en méfier, ma vieille, dit une petite voix intérieure. À ta place, je décamperais d’ici vite fait.

Elle était sûre que, dans son état — à supposer qu’elle se mît à courir vers la porte —, ils la rattraperaient en moins de deux. D’ailleurs, ils avaient juste parlé de prendre un verre et de lui montrer des photos du chalet pendant sa construction — ou plutôt son aménagement, puisqu’il s’agissait d’une ancienne ferme.

Elle songeait à tout ça en traversant le grand séjour dans leur direction. Elle se demanda soudain combien de temps elle avait mis pour le faire. Elle perdait à la fois la notion du temps et de l’espace, putain — et le sol lui semblait onduler par vagues. Aurore Labarthe lui montra une place à côté d’elle sur le canapé et elle s’y laissa tomber.

La blonde souriait, sans détacher ses yeux de Kirsten, tout comme son mari.

Si vous croyez que j’ai perdu le contrôle, vous vous fourrez le doigt dans l’œil…

— Un autre verre ? proposa la femme blonde.

— Non, merci.

— Moi, je vais me resservir, dit l’homme.

— Tenez, dit Aurore Labarthe en posant l’iPad sur ses genoux, voici les photos de l’aménagement du chalet.

— Oh !

Elle baissa les yeux vers l’écran, essaya de fixer les photos du diaporama, mais elle avait du mal à faire le point — et les couleurs lui parurent étrangement saturées, comme celles d’un téléviseur mal réglé : des rouges, des verts, des jaunes criards, qui bavaient les uns sur les autres.

— Les couleurs sont bizarres, non ? laissa-t-elle échapper d’une voix qui lui sembla pâteuse.

Elle entendit le rire sec, ironique, de Roland Labarthe, bizarrement distordu par une sorte d’écho dans ses oreilles. Qu’est-ce qui le faisait rire, celui-là ? Elle avait envie de se laisser aller, de s’allonger sur le canapé. Elle se sentait faible, vidée de ses forces.

Soudain, elle se souvint du message de Martin :

« Get out ! »

Ressaisis-toi, merde.

— Je ne me sens pas très bien, dit-elle.

Il y avait un écho dans sa voix. Aurore Labarthe caressa sa joue de l’index. Se pencha contre elle, appuyant son sein contre son bras.

— Regardez, dit-elle en faisant défiler les photos.

Elle avait des ongles noirs, très longs.

— C’est…, commença-t-elle.

Qu’est-ce qu’elle avait dit ? Elle avait mélangé le norvégien et l’anglais ! Ses hôtes l’observaient d’un air amusé. Un frisson électrique la traversa. Il y avait autre chose que de l’amusement dans leurs regards jumeaux : de la ruse, de la fausseté, de la convoitise… Ils dirent quelque chose et rirent — mais son cerveau avait dû se déconnecter un instant, car elle n’arriva pas à se souvenir de ce qui les faisait rire.

Elle se rendit compte qu’elle était debout — et qu’ils l’entraînaient vers l’escalier à présent, la tenant chacun par un bras. À quel moment je me suis levée ? Elle n’arrivait pas à s’en souvenir.

— Où on va ? demanda-t-elle.

— Il faut que vous vous reposiez, dit Aurore Labarthe doucement. Là où on vous emmène, vous serez plus tranquille.

— Ou… oui, bégaya-t-elle. Je veux qu’on me laisse tranquille, je veux être tranquille…

Soudain, Aurore Labarthe se tourna vers elle, saisit son menton dans sa main et l’embrassa. La langue de la femme s’insinua dans sa bouche. Elle se laissa faire. Quelque chose dans son cerveau — une barrière, un verrou — l’empêchait de réagir.

— Elle te plaît, dit l’homme derrière elle.

— Oh, oui. Beaucoup. Allons-y.


Servaz regarda Gustav. Le garçon dormait à poings fermés dans la douce clarté bleutée de la veilleuse. Sous cet éclairage, les Spiderman virevoltants sur la couette étaient violets. Il se demanda une fois de plus qui était ce gosse — et surtout qui était son père.

Il avait le cheveu blond dans sa poche, au fond d’un sachet en plastique.

Il avait entendu la voix de Kirsten muer en bas, devenir pâteuse et déraper dans les octaves. Il l’avait entendue mélanger norvégien et anglais, se plaindre qu’elle ne se sentait pas bien. Il avait entendu les rires des Labarthe, leurs voix doucereuses, et la rage lui brûlait le ventre.

Il était cependant conscient que, s’il se lançait à l’abordage, ils risquaient de finir tous les deux enchaînés là-haut, dans leur repaire. Il fallait être plus rusé qu’eux.

Soudain, il perçut du bruit dans l’escalier et se planqua derrière la porte ouverte. Un choc sourd. Kirsten.

— Aide-moi, dit l’homme. Elle ne tient pas debout.

Il risqua un regard. Et les vit passer en direction de l’étage supérieur, Kirsten entre eux. À moitié inconsciente, elle se laissait plus ou moins traîner.

Servaz entendit le bruit de la trappe qu’on ouvrait et de l’échelle qu’on tirait, là-haut.

— Tu es belle, tu sais, dit Aurore.

— C’est vrai ? demanda la Norvégienne, comme si elle appréciait le compliment.

— Il va falloir nous aider un peu, dit Labarthe plus froidement.

— Bien sûr, répondit Kirsten, mais je ne sens plus mes jambes.

— Ça n’est pas grave, dit Aurore Labarthe d’un ton câlin.

— Va voir si Gustav dort, lui enjoignit l’homme.

Servaz connut un instant de panique. Déjà les pas d’Aurore Labarthe dévalaient l’escalier, résonnaient dans le couloir. Il se plaqua derrière la porte — qui s’ouvrit en grand. Se colla au mur.

Mais la porte retrouva sa position initiale et les pas s’éloignèrent. Gustav grogna légèrement dans son sommeil et changea de position. Il mit son pouce dans sa bouche.

Servaz avait l’impression que son cerveau allait exploser. Depuis son séjour dans le grenier surchauffé, il suffoquait. Avant toute chose, il avait besoin de sortir d’ici, de respirer un peu d’air frais.

Il marcha résolument en direction de l’escalier. Là-haut, plusieurs personnes grimpaient à l’échelle qui grinçait et geignait sous leur poids. Il descendit au rez-de-chaussée à pas légers, se dirigea vers l’entrée de la même façon.

L’air glacé de la nuit le gifla. Le réveilla.

Il respira à grandes goulées, les mains sur les genoux, comme s’il avait couru un cent mètres. Puis il descendit les marches du perron, prit la neige à pleines mains et s’en barbouilla la figure.

Enfin, il ouvrit son téléphone.

Appeler des renforts.

Suspendit son geste. Combien de temps mettraient-ils à arriver ? Et, en attendant, que se passerait-il là-haut ? Et si les gendarmes refusaient d’entrer là-dedans ? ça s’était déjà vu. Et puis, après ça, ils seraient grillés. Plus aucune chance qu’Hirtmann se montre.

Il réfléchit.

Remonta les marches, respira un bon coup et écrasa le bouton de la sonnette.

33. Coup de poker

La porte ne s’ouvrit qu’au cinquième coup — prolongé.

— Bon Dieu ! s’exclama Labarthe. Qu’est-ce que… ?

Servaz avait sorti sa carte bleu-blanc-rouge et il la mit sous le nez de l’universitaire. Il la fit disparaître aussi vite, avant que l’homme en face de lui se demande pourquoi un flic sonnait à sa porte et pas un gendarme.

— On a reçu une plainte de l’hôtel, dit-il. Vous avez une fête ici ? Des gens se sont plaints du bruit. Vous avez vu l’heure ?

Labarthe le fixait, en proie à la plus grande perplexité. Il cherchait visiblement à comprendre ce qui se passait. Derrière lui, la maison était parfaitement silencieuse et noire.

— Quoi ? Du bruit ? Quel bruit ? (Incrédule, l’universitaire fit un geste en direction de l’intérieur.) Vous voyez bien que ça ne peut pas être ici !

Il semblait pressé d’écourter cette discussion.

— On allait se mettre au lit, ajouta-t-il juste avant que ses yeux ne se plissent. On s’est déjà vus, non ? Vous étiez le type à l’hôtel hier… celui qui avait laissé ses phares allumés…

— Ça vous dérange si je jette un coup d’œil ? insista Servaz sans répondre.

Ça le dérangeait. Clairement. Cela se lisait sur son visage. Cependant, le prof sourit.

— Je ne crois pas que vous ayez le droit de faire ça, dit-il. Bonne soirée.

Mais, avant qu’il ait pu reculer et refermer la porte, Servaz l’avait repoussée et était entré.

— Hé ! où vous allez, putain ? Vous n’avez pas le droit ! Revenez ! On a un enfant qui dort à l’étage !

Que vous avez drogué, fils de pute, pensa Servaz en s’avançant dans le grand séjour-cathédrale. Ils avaient éteint toutes les lumières du rez-de-chaussée et la seule clarté était celle de la neige derrière les vitres, elle détachait à peine les formes sombres du mobilier. Ils étaient déjà prêts, visiblement, pour leur petite fête très privée. Il résista à la tentation de se retourner et d’envoyer son pied dans les parties intimes de l’universitaire, histoire de lui passer l’envie.

— Vous ne pouvez pas entrer ici sur une simple plainte du voisinage, constater qu’il ne se passe rien et remuer ciel et terre ! Foutez le camp !

Labarthe avait l’air plus inquiet que furieux. Servaz entendit un bruit là-haut, peut-être l’échelle qu’on remontait.

— C’est quoi ce bruit ? dit-il.

Il vit Labarthe se raidir.

— Quel bruit ?

— J’ai entendu un bruit.

Il fit mine de se diriger vers l’escalier. Le professeur s’interposa entre l’escalier et lui.

— Stop ! Vous n’avez pas le droit !

— Qu’est-ce qui vous rend si nerveux ? Qu’est-ce que vous cachez là-haut ?

— Quoi ? Mais de quoi vous parlez, bordel ? Je vous ai dit : mon fils dort là-haut.

— Votre fils ?

— Ouais ! Mon fils !

— Qu’est-ce qu’il y a là-haut ?

— Hein ? Mais rien, voyons ! Qu’est-ce qui vous prend ? Vous n’avez pas le droit de…

— Qu’est-ce que vous cachez ?

— Mais vous êtes malade ! Vous êtes qui, bon Dieu ? Vous n’êtes pas un gendarme… et vous étiez à l’hôtel hier… Qu’est-ce que vous nous voulez ?

C’est le moment que choisit son téléphone pour se mettre à tinter dans sa poche. Servaz savait ce que c’était : tous les messages accumulés que Kirsten lui avait envoyés pendant qu’il était dans le grenier, tous les coups de fil qu’elle lui avait passés en vain. Ils avaient choisi ce moment pour se rappeler à son bon souvenir.

— Qu’est-ce que… ? Votre téléphone sonne, dit l’homme d’un ton de plus en plus suspicieux.

Il ne devait pas le laisser reprendre du poil de la bête…

— OK. Je vais voir, dit Servaz en le contournant et en se dirigeant vers l’escalier.

— Attendez ! Attendez !

— Quoi ?

— Il vous faut un mandat, vous n’avez pas le droit de faire ça !

— Un mandat ? Vous voyez trop de films, mon vieux.

— Non, non. Une commission rogatoire… un truc dans le genre… quel que soit son nom, j’en ai rien à foutre… vous savez très bien ce que je veux dire… Vous ne pouvez pas entrer chez les gens comme ça. Je ne sais pas qui vous êtes, mais je vais appeler les gendarmes, dit-il en sortant son téléphone.

— D’accord, dit Servaz sans bouger. Faites donc ça.

Labarthe l’ouvrit, attendit une seconde, le referma.

— OK. Bon, qu’est-ce que vous voulez ?

— Pourquoi vous n’appelez pas les gendarmes ?

— Parce que…

— C’est quoi votre problème ? Il y a un truc louche là-haut. Y a un truc pas clair. Et je saurai ce que c’est. J’en aurai le cœur net. Le temps de descendre à Saint-Martin, de sortir un juge de son lit et de revenir ici avec une commission rogatoire.

Il se dirigea vers la sortie, sentit le regard de Labarthe dans son dos tandis qu’il s’éloignait vers la voiture que Kirsten avait laissée devant l’hôtel, dans la nuit froide.


Labarthe était en nage lorsqu’il passa sa tête par la trappe. Il vit la Norvégienne déjà attachée par les poignets à la poulie, bras levés. Aurore était en train de lui passer un linge humide sur la figure, dans les cheveux et dans le cou pour la réveiller. Tous ses gestes étaient emplis d’une grande tendresse, jusqu’au moment où elle lui assena une gifle qui claqua comme un coup de fouet et laissa une marque sur la joue gauche.

— ça craint salement en bas ! s’exclama son mari en émergeant dans le grenier. Elle ne doit pas rester là ! Il faut la ramener à l’hôtel !

La blonde se retourna.

— Qui c’était ?

Labarthe jeta un regard prudent à Kirsten, qui dodelinait de la tête en clignant des yeux, totalement partie.

— Un flic !

Il vit sa femme se raidir.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Il prétend que quelqu’un à l’hôtel a porté plainte à cause du bruit ! C’est des conneries !

Labarthe faisait des grands gestes.

— Je l’ai vu à l’hôtel hier. Qu’est-ce qu’il foutait là ? Il m’a dit qu’il allait revenir… ça craint !

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit Aurore Labarthe sans affolement excessif.

Son mari, lui, semblait beaucoup plus inquiet.

— Il faut qu’on se magne de la sortir de là ! Il faut la ramener à l’hôtel ! Tout de suite ! On dira qu’elle a trop bu.

À son tour, elle jeta un coup d’œil à Kirsten, présenta le téléphone de la Norvégienne à son mari. Sur l’écran, un message apparaissait :

Get out !

— C’est ce que je n’arrête pas de te dire ! Il faut…

— La ferme, le coupa-t-elle. Si tu me racontais d’abord tout depuis le début ? Respire. Calme-toi. Et raconte.


Collé à la fenêtre de la chambre, il scrutait le chalet. Si, dans trois minutes, rien ne s’était passé, il retournerait là-bas. Il avait fait mine de s’éloigner avec la voiture, l’avait rangée sur le bas-côté après le premier virage et était revenu à pied à l’hôtel.

Il consulta sa montre. Encore deux minutes. En cet instant, il aurait bien aimé avoir son arme.

Il se figea.

Une silhouette. Elle venait juste d’apparaître en haut du perron. Labarthe. Il regardait en direction de l’hôtel, puis Servaz le vit faire un signe à quelqu’un qui se tenait à l’intérieur du chalet. Aussitôt, Aurore Labarthe apparut, soutenant Kirsten. Ils l’aidèrent à descendre les marches, puis se mirent en route, un de chaque côté, la soutenant comme si elle était ivre. Et c’était bien l’impression qu’elle donnait.

Servaz inspira un bon coup. Quatorze minutes s’étaient écoulées depuis qu’il était ressorti du chalet. Ils n’avaient pas eu le temps de lui faire grand mal.

34. Nourritures

Il passa une serviette humide et fraîche sur le visage baigné de sueur de Kirsten. Se redressa, alla à la salle de bains chercher un autre verre d’eau, essaya de la faire boire — mais, à la deuxième gorgée, elle eut un haut-le-cœur et écarta le verre.

C’était l’hôtelier qui la lui avait amenée.

Les époux Labarthe l’avait prévenu que la Norvégienne qui séjournait dans son hôtel, qui s’intéressait à l’architecture et à qui ils avaient proposé de prendre un verre, était complètement ivre. Sans doute était-ce une coutume dans son pays, lui avaient-ils dit, de boire plus que de raison.

Servaz ignorait ce que l’hôtelier leur avait dit, mais ils étaient repartis vers le chalet en se retournant à plusieurs reprises pour regarder les fenêtres de l’hôtel. Et, chaque fois, il s’était écarté.

Ils étaient grillés. À partir de maintenant, les Labarthe allaient être plus que jamais sur le qui-vive.

Ils avaient déjà dû informer Hirtmann de l’incident.

Comment s’y prenaient-ils pour le contacter ? Probablement via une adresse mail bidon, accessible seulement par le Web caché, ou un chat sur Telegram ou ChatSecure. Des communications cryptées, reroutées : Vincent lui avait fait une démonstration des nombreuses possibilités qu’offrait Internet aux amateurs de confidentialité.

Fuck, je me sens vraiment merdique, déclara-t-elle soudain.

Il se retourna. Elle était allongée sur son lit, pâle, les cheveux collés au front et aux tempes par la transpiration, la nuque et les épaules appuyées contre trois oreillers.

— J’ai une sale tête, pas vrai ?

— Atroce, confirma-t-il.

— On a merdé grave, dit-elle, ou quelque chose d’approchant. (Servaz eut un peu de mal à traduire la suite.) Cette petite salope sadique de Labarthe, elle nous l’a mise profond. J’ai des envies de meurtre.

Envies partagées, songea-t-il.

— Ce café est dégueulasse, ajouta-t-elle. Je crois que je vais vomir.

Elle se leva et courut à la salle de bains. Il l’entendit vomir à trois reprises, respirer fort entre deux, puis tirer la chasse d’eau.


Zehetmayer prenait son petit déjeuner à l’hôtel Sheraton de Prague. Au milieu de touristes chinois. Il détestait ça. Il avait dormi dans la chambre 429, après avoir passé la soirée à se balader dans Malá Strana et la vieille ville. Il avait bien sûr fait une halte au cimetière juif et, comme chaque fois, debout au milieu du chaos des pierres dressées, dans le silence et la lumière funèbres du crépuscule, entre les vieilles façades qui gardaient la mémoire des siècles, le temps s’était aboli et il avait été ému aux larmes.

Un court instant, il avait eu honte de les sentir couler sur ses joues mais il n’avait rien fait pour les essuyer, les laissant mouiller le col de sa chemise et goûtant leur sel sur ses lèvres. Il n’y avait pas à en avoir honte : au cours de sa longue existence, il avait vu des hommes très courageux pleurer et des lâches aux yeux secs. Il s’était senti pénétré et purifié par la lumière, le silence, la pensée de toutes ces âmes et de leur histoire. Il avait pensé à Kafka, au Golem — à sa fille profanée et tuée par un monstre. Car il y avait une pureté dans la haine, comme il y en a une dans l’amour.

L’homme qu’il attendait ce matin-là s’appelait Jiri. Il était tchèque.

Zehetmayer le vit s’avancer entre les tables. Jiri avait un visage de faune barbu qu’on n’oubliait pas facilement — ce qui pouvait se révéler quelque peu ennuyeux dans son métier —, des joues creusées de rides profondes comme des coups de cutter, un poitrail puissant et un regard incandescent. Il ne ressemblait pas à un tueur mais à un poète, à un homme de théâtre. Il aurait pu être acteur chez Tchekhov, chanteur lyrique. Pour ce que Zehetmayer en savait, Jiri était un artiste à sa façon.

Très bien. Zehetmayer ne croyait pas à ces foutaises romantiques sur les assassins et les voleurs. Toute cette mythologie pour bourgeois rêvant de s’encanailler.

Jiri s’assit en face de lui et fit signe au serveur.

— Café, dit-il. Noir.

Il se leva, marcha jusqu’au buffet, revint avec une assiette pleine de saucisses, d’œufs brouillés, de bacon, de viennoiseries et de fruits.

— J’adore les petits déjeuners dans les hôtels, dit Jiri en guise d’explication.

Il se mit à dévorer.

— On m’a dit que vous étiez un grand professionnel, déclara Zehetmayer en préambule.

— Qui vous a dit ça ?

— Notre ami commun.

— Ce n’est pas un ami, rectifia Jiri. C’est un client. Vous aimez votre travail, monsieur Zehetmayer ?

— C’est plus qu’un travail, c’est…

— Vous aimez votre travail ? répéta Jiri.

Zehetmayer se rembrunit.

— Oui, passionnément.

— Aimer ce que l’on fait, c’est important. Aimer… il n’y a rien de plus important dans la vie.

Zehetmayer fronça les sourcils. Il était assis, par un petit matin praguois, en face d’un tueur qui lui parlait d’amour.


Il était 9 heures passées de quelques minutes, ce lundi matin, quand Roland Labarthe se connecta à l’application Telegram via son iPhone. La messagerie avait été récemment rendue célèbre par la presse, selon laquelle elle était le service de messagerie préféré des terroristes. Si cette publicité gratuite avait attiré les feux éphémères de l’actualité sur elle, avec dix milliards de messages expédiés chaque jour, Telegram était loin d’être un service confidentiel. Cependant, une de ses options permettait l’envoi de messages cryptés de bout en bout et l’autodestruction des messages au bout d’un laps de temps choisi par l’utilisateur.

C’était cette option « chat secret » que Labarthe avait activée en ce lundi matin. Le récepteur à l’autre bout se faisait appeler « Mary Shelley ». Mais Labarthe savait pertinemment qu’il ne s’agissait pas d’une femme. Le seul point commun entre Julian Hirtmann et l’auteur de Frankenstein, c’était Cologny, la commune genevoise où ils avaient tous les deux vécu. Le premier message du Suisse surgit presque aussitôt.

[J’ai reçu une alerte. Qu’est-ce qui se passe ?]

[Il s’est passé quelque chose de bizarre cette nuit]

[Ça concerne Gustav ?]

[Non]

[Où ça ?]

[Au chalet]

[Raconte. En détail. Sois précis. Concis. Factuel]

Labarthe narra, avec un minimum de détails, l’épisode de la veille : la visite de la Norvégienne, soi-disant architecte, puis du flic qu’il avait déjà vu la veille à l’hôtel, la façon dont celui-ci avait cherché à fouiner partout.

Il omit toutefois de dire qu’ils avaient essayé de la monter dans le grenier. Et surtout qu’ils avaient drogué Gustav. La première fois qu’ils l’avaient fait, ç’avait été une idée d’Aurore. Labarthe avait désapprouvé. Il n’osait penser aux conséquences si le Suisse venait à l’apprendre ; rien que d’y songer, il en avait le sang qui se figeait. Mais, comme d’habitude, Aurore n’en avait fait qu’à sa tête.

[Pas de panique. Tout ça est normal]

[Normal ? Et s’ils commencent à s’intéresser à Gustav ?]

[C’est ce qu’ils font]

[Comment ça ?]

[Ils sont là à cause de Gustav. Et de moi]

[Comment le savez-vous ?]

[Je le sais]

Labarthe lança une imprécation silencieuse. Il arrivait, à certains moments, que son Maître lui tapât sur les nerfs.

[Qu’est-ce qu’on doit faire ?]

[Restez sur vos gardes. Surveillez-les vous aussi. Faites comme si de rien n’était]

[Jusqu’à quand ?]

[Ils ne feront rien tant que je ne me montrerai pas]

[Et vous comptez vous montrer ?]

[Vous verrez bien]

[Vous savez que vous pouvez avoir la plus absolue confiance en nous]

La réponse tarda à venir.

[Parce que vous croyez que je vous aurais confié Gustav dans le cas contraire ? Continuez. Sans rien changer]

[Très bien]

Roland Labarthe voulut ajouter quelque chose, mais il vit que son interlocuteur s’était déconnecté. Il fit de même. Dans quelques secondes, leur conversation se serait autodétruite et il n’en resterait aucune trace nulle part.

À moins que Telegram ne stockât les messages cryptés sur ses serveurs à l’insu de ses utilisateurs, comme l’en accusait l’organisation non gouvernementale Electronic Frontier Foundation.


Le Suisse éteignit son téléphone et leva les yeux. À quelques mètres de lui, Margot Servaz avançait dans les allées du grand marché couvert Victor-Hugo plein de bruits et de senteurs. S’attardant devant les étals de fruits, de poisson, de fromages, tous terriblement appétissants. Elle examinait, soupesait, évaluait, achetait, puis repartait. Trois mètres derrière elle, un policier en civil perdu dans la foule ne la quittait pas des yeux.

Erreur, songea Julian Hirtmann en sirotant son café sur le petit comptoir. Il aurait mieux fait de s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle. Il reposa sa tasse, paya et se remit en marche. Margot s’était immobilisée devant le stand de la charcuterie Garcia. Hirtmann passa derrière elle, contourna le comptoir qui s’étirait sur trois côtés et avança jusqu’à l’endroit où le maître des lieux coupait son jambon ibérique pata negra hors de prix.

Hors de prix mais sublime.

Le Suisse en commanda deux cents grammes, de la catégorie la plus chère, en regardant Margot là-bas, qui remplissait son cabas. Elle était vraiment belle, à son goût. Aussi fraîche dans son manteau d’hiver que les poissons couchés dans la glace, aussi tendre que le jambon de chez Garcia, ses joues rougies et lustrées par le chaud et froid ressemblaient à de belles pommes au rayon primeurs.

Martin, pensa-t-il, ta fille me plaît. Mais j’imagine que tu verrais d’un assez mauvais œil un gendre tel que moi, pas vrai ? Bref, m’autoriseras-tu seulement à l’emmener au bal ?


Tandis qu’il observait le chalet par la fenêtre, Servaz entendit Kirsten vomir dans la salle de bains. Il se demanda ce que les époux Labarthe avaient bien pu lui refiler. Il l’avait interrogée. Elle n’avait qu’un souvenir très flou de la soirée.

Son téléphone sonna. Il regarda l’écran. Jura intérieurement. Margot ! Les derniers événements la lui avaient sortie de la tête. Il fit glisser le bouton vert, appréhendant de nouvelles remontrances.

— Papa, dit sa fille d’une voix contrite. Est-ce que je peux te parler ?

Il entendit Kirsten rendre tripes et boyaux dans son dos, puis lui dire quelque chose à travers la porte, quelque chose qu’il ne comprit pas.

— Bien sûr. Je te rappelle dans cinq minutes, d’accord ? Cinq minutes.

Il raccrocha. Kirsten était en train de lui parler, mais toutes ses pensées décrivaient des cercles autour de Margot.

— Martin ? lança-t-elle finalement depuis la salle de bains.

— Margot vient d’appeler, répondit-il sans se retourner, en entendant la porte s’ouvrir.

— Tout va bien ?

— Je ne sais pas. Je vais descendre la rappeler. Ça me fera du bien un peu… d’air frais.

— Martin…

Il se dirigea vers la porte de la chambre. Surprit le regard interrogateur de son équipière depuis le seuil de la salle de bains.

— Quoi ? dit-il.

— Le médicament, ça ne t’ennuie pas de me le rapporter ?

— Quel médicament ? demanda-t-il en se sentant un peu stupide.

— Je te disais qu’il y a une pharmacie à l’entrée du village, à trois cents mètres d’ici. Tu pourrais y passer m’acheter quelque chose pour que ces nausées s’arrêtent, répéta-t-elle patiemment.

— Oui, bien sûr.

— Merci.

Il prit conscience que Kirsten avait dû lui répéter plusieurs fois la même chose. Pourtant, son cerveau l’avait zappé. Tout à coup, il eut un doute terrible : est-ce que le coma pouvait provoquer ce genre de chose ? Ou est-ce que c’était simplement de la distraction ? Est-ce qu’il y avait une zone de son cerveau qu’il avait pu endommager et qui aurait cessé de fonctionner ? Il essaya désespérément de se souvenir si cela s’était déjà passé depuis son réveil.

Troublé, il marcha jusqu’à l’ascenseur, ouvrit son téléphone en pénétrant dans la cabine. Il avait plusieurs messages. Tous de Margot. Elle avait appelé à plusieurs reprises au cours de la nuit précédente, le dernier message datait de quelques minutes à peine avant son appel. Il l’ouvrit :

Papa, je ne parlais pas sérieusement. Et je sais que toi non plus. Mais, s’il te plaît, dis-moi que tu vas bien. Je m’inquiète.

En émergeant dans le hall, il vit L’hôtelier s’approcher de lui.

— Comment va votre équipière ? demanda-t-il. Elle était méchamment ivre hier soir.

Servaz s’immobilisa.

— Ma quoi… ?

— Zêtes de la police, pas vrai ?

— …

— C’est le chalet que vous surveillez ?

Servaz resta muet, se contentant de dévisager l’homme.

— Je n’ai rien dit, le rassura celui-ci. Quand ils ont ramené votre… équipière, cette nuit, je n’ai pas parlé de vous. J’ai fermé ma putain de gueule, j’ai fait semblant de gober leurs salades. Je ne sais pas ce que vous leur reprochez mais, autant vous le dire, je ne les ai jamais trouvés nets, ces deux-là. Bonne pioche, si vous voulez mon avis.

Cette manie qu’avaient les gens de nos jours de donner leur avis sur tout, même quand on ne le leur demandait pas. Servaz le regarda s’éloigner.

35. Bile

Nous passons notre vie à comparer. On compare des maisons, des télévisions, des voitures ; on compare des hôtels, des couchers de soleil, des villes, des pays. On compare tel film et son remake, telle ou telle interprétation d’un même rôle. On compare notre vie d’avant et celle de maintenant, des amis tels qu’ils étaient et ce qu’ils sont devenus. La police, elle, compare empreintes digitales, traces ADN, témoignages, versions successives des gardés à vue et aussi — quand elle en a l’occasion — armes et munitions.

On appelle ça des tirs de comparaison. À Toulouse, c’était la Section balistique du Laboratoire de police scientifique, situé au troisième étage de l’hôtel de police, qui s’en chargeait. Le stand et le caisson de tir se trouvaient, eux, au sous-sol. La première étape consistait à examiner l’arme. Par exemple, la présence ou non de poussière pouvait donner une indication sur le temps écoulé depuis le dernier tir, en particulier s’il y avait plus de poussière près du canon que de la culasse, ce qui laissait supposer que l’arme n’avait pas été utilisée depuis pas mal de temps. Curieusement, ce n’était pas le cas du Sig que l’ingénieur avait sous les yeux. Pourtant, son propriétaire, le commandant Servaz, affirmait qu’il n’avait pas utilisé son arme depuis des mois. La dernière fois où il l’avait fait, selon lui, c’était au stand de tir — avec les résultats malheureux que l’on sait. Bizarre, se dit Torossian en faisant la grimace. Il aimait bien Servaz. Mais cette arme avait tout l’air d’avoir été utilisée à une date beaucoup plus récente.

Il le nota dans son petit carnet puis la rangea, avec son étiquette, à côté des autres. Quand il aurait terminé, il procéderait aux tirs de comparaison.


Appel à Margot.

Il laissa sonner, tout en descendant les marches de la terrasse puis la rue enneigée en direction des commerces, quelques centaines de mètres plus loin.

— Papa, dit-elle enfin. Dis-moi que tu vas bien. Je me suis inquiétée.

Sa voix nouée… elle semblait sur le point de pleurer. Il sentit son estomac se serrer.

— Je vais bien, dit-il en piétinant les congères au bord de la route d’une démarche maladroite. On a eu une nuit… un peu agitée. Je n’avais pas vu tes messages. Je viens de les découvrir, je suis désolé.

— ça ne fait rien, j’étais très en colère. Je ne pensais pas toutes ces choses que tu as lues.

— Ça n’est pas important, dit-il.

Mais si, ça l’était, en vérité. Car il venait de les lire, ces messages. Ils étaient pleins de vague à l’âme et de doléances. Pour la première fois de sa vie, sa fille se demandait ouvertement si elle comptait pour lui, lui déclarait avoir la sensation qu’elle était la dernière des priorités de son père. Et qui sait, se dit-il, s’il n’y avait pas un peu plus qu’un soupçon de vérité là-dedans. S’il n’était pas devenu, à son insu, un paternel merdique…

— Comment ça, ça n’est pas important ? réagit-elle aussitôt à l’autre bout.

Putain, jura-t-il en son for intérieur. C’est pas vrai, ça va pas recommencer. Il aurait voulu lui dire, là, tout de suite, qu’il l’aimait, qu’il allait trouver le temps, qu’elle devait lui laisser une chance. Au lieu de ça, il écouta le sermon de Margot pendant les trois cents mètres restants, manquant à deux reprises s’étaler sur les monticules de neige, se contentant de répondre une ou deux fois par monosyllabes sans parvenir à endiguer le flot des récriminations filiales. Comme il continuait de se déverser inexorablement dans son oreille, il demeura planté devant l’entrée de la pharmacie cinq bonnes minutes de plus avant de se décider à entrer. Il masqua le téléphone d’une main et demanda du Primperan.

— Il y avait une fête, cette nuit, au village ? lui demanda le pharmacien en souriant.

Servaz haussa les sourcils en signe d’incompréhension.

— Vous êtes la deuxième personne en cinq minutes à m’en demander.

Il ressortit sans que le monologue se fût tari ni ralenti, avisa une terrasse de café et s’y assit malgré le froid. Dans l’appareil, Margot continuait de se soulager de tout ce qu’elle avait sur le cœur.

— Bonjour, dit le serveur.

— Un café, s’il vous plaît.

— À qui tu parles ? demanda soudain sa fille, interrompant son monologue.

— À un garçon de café, répondit-il avec une pointe d’agacement.

— Très bien. Je vais te laisser. S’il te plaît, ne me dis plus jamais que je me comporte comme une mère. La vérité, c’est que toi tu te comportes comme un petit garçon. Et tu rends les choses difficiles, papa.

— Je suis désolé, lâcha-t-il malgré lui.

— Ne le sois pas. Change. Bises.

Il regarda son téléphone, incrédule. Elle avait raccroché ! Après quinze bonnes minutes de sermon au cours desquelles il n’avait pas pu en placer une, encore moins se justifier ou se défendre.


Le ventre de Kirsten continuait de se contracter, mais plus faiblement : les nausées s’étaient éloignées. Du moins parvenait-elle à les maintenir à distance. Que fichait Martin ? Vingt bonnes minutes qu’il était parti pour la pharmacie. À présent, elle avait la migraine, la bouche si pâteuse qu’elle lui semblait emplie de sable et une douleur plantée comme un clou entre les omoplates, sans doute provoquée par la violence avec laquelle elle s’était vidé les boyaux cette nuit. Elle marcha jusqu’à la salle de bains. Elle devait sentir très fort la sueur et, selon toute probabilité, refouler du bec.

Elle se brossa les dents, jeta une serviette sur le sol, se déshabilla et entra dans la cabine. Ouvrit le robinet. Se glissa sous le jet.

Quatre minutes plus tard, elle ressortait, une serviette nouée autour des seins. Elle songea à l’odeur qui devait régner dans la pièce, se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit en grand.

L’air froid comme un baume, le soleil comme une caresse, le vent qui soulève la neige en petits nuages. Un chien qui aboie. Une cloche au loin. Une voix qui en appelle une autre. C’est agréable d’être en vie, songea-t-elle.

Elle avisa un véhicule là-bas, sur sa gauche, venant dans sa direction. Aussitôt, elle reporta son attention sur le chalet. La Volvo avait disparu. Merde… Kirsten alla chercher les jumelles abandonnées sur le lit défait de Martin, revint à la fenêtre et fit le point.

C’était bien la Volvo qui s’approchait. Mais, vue d’ici, elle était incapable de distinguer qui se trouvait à l’intérieur. Elle déplaça les jumelles vers le chalet, les fenêtres apparurent en gros plan dans son champ de vision. L’une d’elles était grande ouverte, le vent soulevait les rideaux et les faisait danser à l’extérieur.

Pendant plusieurs secondes, Kirsten contempla, hypnotisée, cette danse silencieuse, cet envol blanc et lumineux.

Jusqu’à ce que, soudain, Aurore Labarthe apparaisse et rompe le charme. Kirsten la vit se pencher à l’extérieur pour saisir les rideaux, les remettre à leur place puis refermer la fenêtre.

Cela avait duré moins de dix secondes, mais elle avait obtenu une partie de l’information qu’elle désirait. Il n’y avait plus que deux options possibles pour les occupants de la voiture :

1°) ce connard de Labarthe.

2°) ce connard + Gustav.


Aurore Labarthe referma la fenêtre après un coup d’œil à la Volvo qui rentrait de la pharmacie, là-bas, son pot d’échappement crachant dans l’air froid une épaisse fumée noire riche en particules. Qu’est-ce qu’il foutait, putain ? La pharmacie était à peine à un kilomètre du chalet. Il aurait dû rouler moins vite ! Sa chiffe molle de mari… Il l’exaspérait mais, pour une fois, elle devait bien admettre qu’il avait raison : ils avaient merdé. Et, ce qui la mettait encore plus en fureur, par sa faute. Elle avait totalement sous-estimé les effets secondaires du sédatif sur Gustav. Pourtant, elle connaissait parfaitement la maladie du gosse, sa très grande fragilité hépatique. Hirtmann les avait longuement mis en garde là-dessus.

« Atrésie biliaire », ça s’appelait. Une maladie d’origine inconnue, touchant environ un enfant sur dix ou vingt mille, qui se caractérisait par une obstruction des voies biliaires, empêchant la bile de s’évacuer du foie — et qui, non traitée, pouvait conduire au décès de l’enfant par cirrhose biliaire secondaire.

Si jamais le Suisse apprenait qu’à deux reprises ils l’avaient drogué pour être tranquilles au cours de leurs petites soirées, Aurore ne donnait pas cher de leur peau. Il serait sans pitié. Hirtmann tenait plus à ce gamin qu’à sa propre vie. Qui était vraiment ce gosse ? Elle se l’était souvent demandé. Était-ce réellement son fils ? Et, dans ce cas, où était la mère ? Ni Roland ni elle ne l’avaient jamais vue.

Elle remonta le couloir et entra dans la chambre de Gustav. Pinça le nez devant l’odeur de vomi. Attrapa la couette et les draps souillés par un coin et les arracha du lit, les laissant tomber sur le sol.

Un gargouillis lui parvint de la salle d’eau attenante.

Elle contourna le lit et franchit le seuil de la salle d’eau. Gustav était agenouillé devant les W.-C., dans son pyjama bleu. Il se vidait, la tête penchée dans la cuvette.

Le pauvre haletait, la respiration sifflante, ses cheveux blonds collés en touffes par la sueur laissaient voir son crâne rose. En l’entendant, il se redressa et lui lança un regard triste et douloureux. Seigneur, ce gamin ne se plaignait jamais, sauf pour réclamer son père, se dit-elle. Une bouffée de honte la fit presque suffoquer.

Elle s’approcha et posa une main sur le petit front. Il était brûlant.

Entendit la porte d’entrée, en bas.

Puis les pas de Roland dans l’escalier.

Elle aida Gustav à se déshabiller, vérifia la température de la douche du dos de la main, le poussa doucement à l’intérieur.

— Ça va te faire du bien, trésor.

Gustav acquiesça en silence, se glissa sous le jet. Il sursauta.

— C’est chaud ! dit-il.

— Ça va te faire du bien, répéta-t-elle en réglant la température.

Labarthe entra dans la chambre. Il vit le monceau de draps souillés sur le sol, s’approcha de la salle d’eau.

— Le flic, dit-il d’emblée, il était à la pharmacie !

Elle se retourna et lui lança un regard aussi effilé que la lame d’un rasoir. Sans cesser de savonner le dos de Gustav, elle montra de sa main libre le sac que tenait Labarthe.

— Passe-moi ça.

— Tu as entendu ce que je t’ai dit ? lança-t-il en lui tendant le Primperan.

— Gustav, regarde-moi, dit doucement Aurore, ignorant son mari.

Elle déboucha la bouteille en plastique, éleva le goulot vers les lèvres du garçon. Qui grimaça.

— C’est pas bon.

— Je sais, amour. Mais ça va te guérir.

— Doucement ! s’exclama Labarthe en la regardant faire. Tu lui en donnes trop !

La femme blonde écarta la bouteille des lèvres de Gustav en foudroyant son mari du regard.

— J’ai sali le lit, dit le garçon d’un ton coupable.

Elle baisa son front, caressa ses cheveux blonds humides.

— Ça ne fait rien, on va le changer tout de suite.

Elle se tourna vers son mari.

— Tu peux m’aider, s’il te plaît ? Et mettre la chambre en ordre ?

Le ton était cinglant. Il acquiesça en serrant les dents. Ressortit. Aurore sécha Gustav, le frictionna puis lui tendit un pyjama propre.

— Ça va mieux ?

— Un peu, oui.

— Tu as mal où exactement ?

Il posa une main sur son abdomen, elle tâta : il était dur et enflé.

— Tu es un garçon très courageux, tu sais ?

Elle le vit sourire faiblement. C’était vrai, pensa-t-elle, que ce gosse était courageux. Il tenait sans doute ça de son père. Il faisait face à la maladie comme un vaillant petit soldat. Mais avait-il seulement connu autre chose dans sa courte existence que cette saloperie ? Elle le regarda un moment, accroupie devant lui, en lui souriant. Puis elle se releva.

— Allons-y, dit-elle. On va te remettre au lit, d’accord ? Pas d’école aujourd’hui.

Lorsqu’ils ressortirent de la salle d’eau, le lit était fait mais la fenêtre grande ouverte. Comme pour l’autre, les rideaux semblaient vouloir s’envoler à l’extérieur.

— Mets-toi dans le lit, dit Aurore en s’empressant de refermer la fenêtre. Je reviens. C’est vrai que tu te sens un peu mieux ?

Gustav acquiesça, très sérieusement, du fond de son lit.

— Génial. Quand tu auras faim, dis-le-moi.

Elle sortit et se dirigea vers l’escalier.


— Le type de cette nuit…, commença Labarthe dès qu’elle entra dans la cuisine.

— Oui. Je t’ai entendu. Il y a beaucoup de vent. Pourquoi tu as laissé la fenêtre du petit ouverte ?

— Parce que ça schlinguait…

— Tu veux peut-être qu’en plus de vomir il attrape la mort ?

— J’ai attendu en sortant pour voir où il allait, reprit-il comme s’il n’avait pas entendu. Le flic… Il ne m’a pas vu. Il avait son téléphone collé à l’oreille et il avait l’air très contrarié. Je voulais voir s’il retournait à l’hôtel.

— Et ?

Elle glissa une dosette noire dans le magasin du percolateur et mit l’appareil à chauffer.

— Il s’est assis à une terrasse pour boire un café. Je l’ai laissé et je suis rentré, comme… comme c’était plus urgent ici…

Il avait presque pris un ton d’excuses — qu’il regretta aussitôt : se montrer faible devant Aurore, c’était lui donner envie de vous planter ses crocs dans la jambe.

— Oui, j’ai même eu l’impression qu’ils le fabriquaient, ce putain de sirop, dit-elle. Ce gosse va nous attirer un paquet de problèmes. Il n’arrête pas de vomir. J’espère que ton expédition à la pharmacie va nous servir à quelque chose.

Elle appuya sur un bouton et la machine à dosettes se mit à cracher son jus brun en gémissant et en éructant. Le ton de reproche n’avait pas échappé à Labarthe. Il se demanda pourquoi elle lui mettait ça sur le dos. Certes, c’était lui qui, le premier, avait proposé au Maître d’héberger le gosse quand la directrice de l’école précédente avait commencé à poser trop de questions au « grand-père », mais Aurore avait accueilli l’idée avec enthousiasme. Ils n’avaient jamais pu avoir d’enfants. Et il voyait bien comment Aurore prenait soin de Gustav, passait du temps avec lui, prenait plaisir à sa compagnie. N’empêche que c’était quand même elle qui avait eu l’idée de le droguer. Il avait pourtant essayé de l’en dissuader.

Mais il savait qu’il ne servait à rien de discuter avec Aurore. Surtout dans les moments de tension. Aussi s’abstint-il de relancer les chicanes.

— Il faudrait peut-être Le prévenir, dit-il cependant.

Le silence qui suivit lui parut plein de mauvais présages. La réponse fusa comme le sifflement d’un fouet :

— Le prévenir ? Est-ce que tu es fou ou stupide ?


Kirsten le vit revenir vers l’hôtel. Elle éteignit sa cigarette, referma la fenêtre et ôta le manteau qu’elle avait jeté sur ses épaules. Elle fila à la salle de bains. Se lancer un coup d’œil dans le miroir.

Impossible d’ignorer les cernes bistre sous ses yeux. Non plus que son teint cadavérique. Elle vérifia son haleine en mettant sa main en écran devant sa bouche.

Quand Martin entra dans la chambre, il était essoufflé. Il lui tendit le sachet de la pharmacie. Elle sortit le Primperan et but au goulot comme si c’était de l’eau, surprit son regard.

— Au fait, j’ai vu quelqu’un sortir du chalet et y revenir, dit-elle.

— Qui ?

— Labarthe. Il avait un sachet à la main. Semblable à celui-ci…

Il fronça les sourcils.

— Un sachet de pharmacie, tu en es sûre ?

— Sûre, non. Il était trop loin. Mais ça y ressemblait. En tout cas, ça avait l’air urgent.

Servaz s’approcha de la fenêtre et regarda le chalet. Il se rendit compte qu’il était inquiet — inquiet pour Gustav.


Sur le bureau, le téléphone vibra. Pas celui de tous les jours. L’autre téléphone. Labarthe tressaillit. Merde, était-il possible que le Suisse ait déjà eu vent de ce qui se passait d’une manière ou d’une autre ? Avec Hirtmann, il finissait par devenir parano. Il regarda l’écran.

[Tu es là ?]

Labarthe tapa la réponse avec le majeur.

[Oui]

[Bien. Il y a un changement]

[Lequel ?]

[Je veux voir Gustav. Ce soir. À l’endroit habituel]

Seigneur. Labarthe expira. Il eut tout à coup la sensation qu’un énorme matou s’était coincé dans sa gorge et l’empêchait de respirer.

[Qu’est-ce qui se passe ?]

[Rien. Je veux voir Gustav. C’est tout. Ce soir]

Le sang de Labarthe ne fit qu’un tour. Il eut envie d’appeler Aurore à la rescousse. Mais les secondes s’égrenaient. Il devait répondre. Sans quoi le Suisse allait commencer à avoir la puce à l’oreille. D’ailleurs, le message suivant prouva que c’était déjà le cas :

[Il y a un problème ?]

Bordel de merde ! Réponds ! Quelque chose !

[C’est que Gustav est malade en ce moment, il a un début de grippe]

[De la fièvre ?]

[Oui. Un peu]

[Depuis quand ?]

[Hier soir]

[Il a vu le médecin ?]

[Oui]

Le cœur de Labarthe battait la chamade. Il fixait l’écran lumineux, dans l’attente du prochain message.

[Le même que d’habitude ?]

Labarthe hésita. Est-ce que le Suisse se doutait de quelque chose ? Est-ce qu’il essayait de le piéger ?

[Non. Un autre. C’était dimanche]

[Vous lui donnez quoi ?]

[C’est Aurore qui s’en est occupée. Vous voulez que j’aille la chercher ?]

[Non. C’est inutile. Je passerai ce soir]

[Quoi ? Mais il y a ces policiers à l’hôtel qui surveillent le chalet !]

[C’est mon problème]

[Maître, je ne crois pas que ce soit une bonne idée]

[C’est à moi d’en juger. Ce soir. 20 heures]

Hirtmann s’était déconnecté.

Bordel ! Labarthe déglutit. Il avait la sensation qu’un millier de fourmis lui grimpaient dans le cou. Besoin d’air… Il alla jusqu’à la fenêtre, l’ouvrit. Respira en regardant le paysage blanc et étincelant.

Le Suisse serait là ce soir.

Pourquoi avait-il parlé d’une grippe, bon sang ? Pourquoi pas d’une gastro ? Merde, qu’est-ce qui lui avait pris ?

Et si jamais Gustav disait à son père qu’il n’avait vu aucun médecin ? Pendant tout le temps où il avait écrit son livre, il s’était mis dans la peau d’Hirtmann, il s’était pris pour lui. Quand il marchait dans les rues de Toulouse, qu’il regardait les femmes, il les regardait avec le regard du Suisse, il se sentait fort, puissant, cruel et sans merci. Quelle blague ! Des mots tout ça. Est-ce qu’il avait la trouille ? Un peu qu’il avait la trouille ! Le Suisse n’était pas une fiction, c’était une foutue réalité — qui était entrée dans leur vie.

Il revit leur première rencontre : il signait des livres dans une librairie toulousaine. Ou du moins il aurait dû en signer, car, en une demi-heure, il n’avait vu personne. Et puis, un lecteur s’était enfin présenté pour une dédicace. Quand Labarthe lui avait demandé son prénom, l’homme avait répondu : « Julian. » Labarthe avait ri. Mais l’homme debout devant lui de l’autre côté de la table était resté impassible — et la façon dont ses yeux scrutaient Labarthe derrière ses lunettes avait fait courir un petit frisson dans le dos de celui-ci.

Labarthe rejoignait sa voiture au deuxième sous-sol du parking Jean-Jaurès quand l’homme avait surgi d’un coin sombre, le faisant violemment sursauter.

— Putain, vous m’avez fait peur !

— Vous avez fait une erreur page 153, avait dit Hirtmann. Ça ne s’est pas passé comme ça.

Sans savoir pourquoi, peut-être à cause du ton, du calme olympien de l’intrus, des mots qu’il employait, Labarthe avait tout de suite su qu’il n’avait pas affaire à un imposteur. Qu’il avait le vrai Julian Hirtmann en face de lui…

— C’est vous ? avait-il bredouillé.

— N’ayez pas peur. C’est un bon livre. Dans le cas contraire, vous seriez bien avisé d’avoir peur.

Labarthe avait essayé d’en rire, mais son rire s’était étranglé dans sa gorge.

— Je… Je… Je ne sais pas quoi dire… C’est un si grand… honneur.

Il avait levé les yeux vers la tête, là-haut, dans l’ombre du plafond : Labarthe mesurait moins d’un mètre soixante-dix. Hirtmann avait sorti un téléphone de sa poche et le lui avait tendu.

— Tenez. Nous nous reverrons bientôt. N’en parlez à personne, surtout.

Mais Labarthe en avait parlé. À Aurore. Il n’avait pas de secrets pour elle.

— Je veux le rencontrer, avait-elle dit aussitôt.

Il ressortit de son bureau, la chercha en vain au rez-de-chaussée. Des voix à l’étage… Il grimpa, remonta le couloir au pas de course. Aurore et Gustav étaient tous les deux dans la salle d’eau du petit.

— C’est de pire en pire, lui lança-t-elle en passant une éponge humide sur le front du gosse. Et la fièvre augmente.

C’est pas vrai !

— Je viens d’avoir Hirtmann.

— Tu l’as appelé ?

Son ton était incrédule.

— Non ! C’est lui qui m’a appelé ! Je ne sais pas ce qui lui prend. Il veut voir le gosse !

— Quoi ?

— Il sera là ce soir !

— Tu lui as dit quoi ?

— Que Gustav était malade, qu’il a… la grippe.

— La grippe ? Mais pourquoi la grippe ?

— Je sais pas ! C’est… tout ce que j’ai trouvé sur le moment ! Il a aussi voulu savoir si Gustav avait vu un médecin.

Elle jeta un regard prudent au gosse, puis leva les yeux vers son mari.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Que oui.

Il vit Aurore devenir très pâle. Elle considéra Gustav — qui lui rendit son regard. Un regard triste, las, exténué, au bord des larmes, mais aussi plein d’affection et de confiance et, pour la première fois, cette femme au cœur sec ressentit une émotion véritablement humaine et la culpabilité lui mordit les entrailles. Elle lui caressa la joue puis, répondant à une impulsion, le serra contre elle, sentant contre son visage les cheveux trempés de l’enfant. Elle avait presque envie de chialer.

— Ne t’en fais pas, trésor. Ça va aller. Ça va aller.

Elle se tourna vers Labarthe.

— On doit l’emmener aux urgences, lâcha-t-elle.

— Tout juste, bordel.


— Ils sortent, dit Kirsten.

Servaz la rejoignit à la fenêtre.

— Regarde comme ils ont emmitouflé Gustav. Et il n’a pas l’air bien, même vu d’ici.

Elle lui tendit les jumelles.

— Il n’a pas été à l’école aujourd’hui, fit-il observer.

L’inquiétude revint. Il regarda sa montre. Bientôt 15 heures. Cela faisait plus de trois heures que Labarthe était rentré de la pharmacie, si c’était bien là sa destination. De toute évidence, l’état de Gustav avait empiré. Servaz aurait payé cher pour savoir ce dont le gosse souffrait. L’angoisse le rongeait littéralement.

Il les vit asseoir Gustav à l’arrière ; la femme Labarthe jeta un plaid sur ses genoux, lui caressa les cheveux. Son mari se mit au volant — non sans lancer au préalable un regard en direction de l’hôtel.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Kirsten.

Il réfléchit à toute vitesse.

— On laisse courir. Ils sont déjà aux aguets. Sur ces routes, ils vont très vite nous repérer. Et tu n’es pas en état, de toute façon. On attend qu’ils reviennent.

— Tu es sûr ?

— Oui.

Mais il n’avait qu’une envie : courir vers sa voiture. Il comprit qu’il ne pourrait pas supporter longtemps cette incertitude. Où l’emmenaient-ils ? Il se foutait pas mal des époux Labarthe, et même de Julian Hirtmann, en cet instant précis — il ne pensait qu’à une chose : Gustav. Pourquoi suis-je si inquiet ? se demanda-t-il. Si ce gosse n’est pas le mien, pourquoi me sentir à ce point concerné ?


Assise à l’arrière, Aurore serrait Gustav contre elle. Elle s’était habillée à l’arrache, avec le premier pantalon et le premier pull qu’elle avait trouvés. Il régnait un froid humide, pénétrant, dans la voiture. Elle avait enveloppé le garçon avec le plaid, mais il ne cessait pas de frissonner.

— Tu veux nous congeler ou quoi ? lança-t-elle vers l’avant.

Labarthe poussa le chauffage à fond sans répondre, tout en surveillant la route piégeuse.

En bas des lacets, ils débouchèrent sur une route plus large, déneigée. Il prit à gauche. Direction Saint-Martin.

Accéléra.

— J’ai envie de vomir, dit le gamin.


Le Dr Franck Vassard faisait une pause dans la pièce de repos quand une infirmière vint le chercher.

— On a un gamin qui n’arrête pas de vomir qui vient d’arriver.

Il se redressa sur le canapé fatigué, s’assit et la regarda en s’étirant, les bras en croix. C’était un jeune interne, il était de garde aux urgences et on devina l’énergie qui était en lui, l’énergie de la jeunesse mais aussi de celui qui n’a pas encore été vaincu par des années à se battre contre deux ennemis invincibles : la maladie et la mort. Auxquels il fallait souvent en ajouter deux autres : l’ignorance et la défiance des patients. Il frotta sa barbe de hipster en dévisageant l’infirmière.

— Quel âge ?

— Cinq ans. Et il a quelques symptômes légers d’ictère. Ça pourrait être une insuffisance hépatique.

Autrement dit, la jaunisse : une coloration jaunâtre de la peau et du fond de l’œil due à une augmentation de la concentration de bilirubine dans le sang.

— Il est avec ses parents ?

— Oui.

— De la fièvre ?

— 38,5.

— J’arrive.

Il se leva, s’approcha de la machine à café. Zut, il avait espéré que sa sieste durerait un peu plus longtemps. Saint-Martin était un petit hôpital, les urgences avaient rarement à y affronter le chaos plus ou moins sous contrôle qui caractérisait celles des grandes villes.

Deux minutes plus tard, Vassard quittait la petite pièce et remontait le couloir plein de chariots, d’infirmières et de remue-ménage. L’enfant était assis sur un brancard. Le couple le regarda approcher. Sans savoir pourquoi, il leur trouva quelque chose d’étrange et de mal assorti (la femme faisait presque dix centimètres de plus que l’homme) et il se sentit mal à l’aise.

— Vous êtes les parents ?

— Non, des amis, répondit l’homme au bouc. Le père ne devrait pas tarder.

— Très bien, qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-il en s’approchant du gosse blond au regard fiévreux.


— On va lui administrer du charbon activé et un antivomitif, dit-il. Je ne suis pas fan des lavages gastriques. Et, de toute façon, on ne les utilise plus guère qu’en cas d’ingestion de substance à très forte toxicité, ce qui n’est pas le cas du sédatif que vous lui avez fait avaler (ici, il ne put s’empêcher de colorer son propos d’un ton franchement désapprobateur). Ensuite, on va le mettre sous observation jusqu’à demain matin. Ce qui m’inquiète le plus, ce sont ces symptômes : l’ictère, le foie gonflé, les douleurs abdominales. L’atrésie biliaire, ça ne rigole pas. Il suit un traitement pour ça ?

Il croisa les yeux sournois de la femme blonde, d’une vigilance totale.

— Il a subi l’intervention de Kasai, répondit-elle. Il est suivi par le Dr Barrot.

Le jeune interne hocha la tête. Il connaissait Barrot. Un médecin compétent. La procédure de Kasai était une intervention chirurgicale qui consistait à rétablir le drainage de la bile du foie vers l’intestin en remplaçant le conduit endommagé par la maladie par un nouveau système fait à partir d’intestin grêle. L’intervention réussissait dans un cas sur trois. Mais, même en cas de succès, elle n’empêchait pas la cirrhose de continuer à progresser lentement. Une belle cochonnerie, l’atrésie biliaire, songea le jeune interne en regardant l’enfant.

— On dirait bien que l’intervention a échoué, dit-il en fronçant les sourcils en direction de Gustav. Il faudrait peut-être envisager une transplantation… Vous savez si c’est prévu ? Qu’est-ce qu’en pense le Dr Barrot ?

Ils le fixaient comme s’il parlait chinois. Curieux couple, se dit-il.

— Et la prochaine fois, oubliez le sédatif, insista-t-il comme ils ne répondaient pas. Même s’il est très agité.

Il les toisa l’un après l’autre, avec l’envie de les secouer un peu. La femme hocha la tête. Elle était plus grande que lui. Son pantalon en cuir et son pull moulants mettaient en valeur sa silhouette. Il se demanda ce qui l’emportait chez lui en la regardant : l’attraction physique ou la répulsion. Il n’avait jamais ressenti un sentiment aussi ambivalent en présence d’une femme.


Il scrutait l’entrée de l’hôpital et la vaste esplanade depuis le porche d’un immeuble, à cent mètres de là. La nuit était tombée. Les lampadaires devant le grand bâtiment jetaient des flaques jaunes sur sa façade de brique. Quelques rares flocons passaient dans leur halo. Il tira nerveusement sur sa cigarette, ses petits yeux aux aguets derrières les verres de ses lunettes.

Tout était si calme, si sombre. Pas un mouvement. Où allaient les habitants de Saint-Martin-de-Comminges une fois la nuit tombée ? Il jeta la cigarette dans la neige du trottoir.

Regarda autour de lui.

S’avança.

Traversa l’esplanade déserte d’un pas tranquille, malgré l’impatience qui le consumait. Il franchit les portes en direction de l’accueil.

— Un garçon de cinq ans a été admis aux urgences cet après-midi, dit-il quand l’infirmière derrière le comptoir eut daigné lui prêter un peu d’attention. Gustave Servaz. Je suis son père.

Elle consulta l’écran de son ordinateur.

— Très bien, dit-elle en lui montrant une porte vitrée à gauche de son comptoir. Vous franchissez cette porte, vous suivez le couloir jusqu’au bout, ensuite à droite. Vous verrez, c’est écrit. Demandez là-bas. Et les visites se terminent dans un quart d’heure.

Il la regarda un petit peu trop longtemps.

Pendant une fraction de seconde, il imagina qu’il se penchait par-dessus le comptoir, l’attrapait par les cheveux, sortait le cutter de sa poche et lui tranchait la gorge.

— Merci, dit Julian Hirtmann.

Il s’éloigna, fit ce qu’on lui avait dit de faire. Au bout du deuxième couloir, un autre bureau. Il renouvela sa demande.

— Veuillez me suivre, dit l’infirmière au visage fatigué et aux cheveux ternes.

Il les vit au bout du couloir — les Labarthe. Roland se précipita à sa rencontre, Aurore resta en retrait, à le dévisager précautionneusement. Il étreignit ce crétin d’universitaire comme un pape donnant sa bénédiction. Sans cesser de plonger son regard dans celui de la femme. Pendant un instant, il se revit la prenant dans le grenier, attachée et suspendue par les poignets aux anneaux du plafond, entièrement nue et livrée à son bon vouloir, pendant que Labarthe attendait patiemment en bas dans le salon qu’ils en aient terminé.

— Où est-il ?

Labarthe montra une porte.

— Il dort. Ils lui ont administré un calmant et un antivomitif.

Il évita de parler du charbon activé, mais il savait que, tôt ou tard, le Maître apprendrait ce qui s’était passé.

— Que s’est-il passé ? demanda ce dernier, comme en écho à sa pensée. Tu m’as parlé d’une grippe ?

Labarthe lui avait écrit pour lui dire que les choses s’étaient compliquées, qu’il devait se rendre à l’hôpital.

— Son état a empiré tout à coup, intervint Aurore en s’avançant vers eux. Il était très agité, alors je lui ai administré un sédatif léger.

— Tu as quoi… ?

La voix d’Hirtmann s’était emplie d’épines.

— Le médecin a dit que ça n’avait rien à voir, mentit-elle. Et Gustave va bien.

Il eut brusquement envie de la saisir par le cou, de la plaquer contre le mur et de serrer jusqu’à ce que son visage devienne violet. Sa voix se fit dangereusement calme :

— On en reparlera, dit-il. Rentrez chez vous. Je reste ici.

— On peut rester aussi, si vous voulez, dit Labarthe.

Il fixa le petit homme au bouc, puis la grande femme blonde. Les imagina morts, raides, froids.

— Rentrez chez vous. Et déposez cette enveloppe à l’hôtel.

Labarthe y jeta un rapide coup d’œil. Elle était libellée au nom de Martin Servaz. Il connaissait ce nom, bien sûr. Il avait même eu un doute, hier soir, en voyant le type chez lui. Il avait eu l’impression que ce visage lui était vaguement familier. Que se passait-il, bon Dieu ? Il brûlait de curiosité.

Hirtmann les regarda s’éloigner. Puis il entra dans la chambre. Gustav dormait, les traits relâchés. Il resta un long moment debout, au pied du lit, à regarder le garçon — avant de s’asseoir sur la seule chaise présente.


Servaz était planté devant la fenêtre.

Il écoutait et scrutait. Désespérément. Fixait le chalet désert et éteint, la nuit vide. Avec des fourmis dans le ventre.

Où étaient-ils ? De quoi souffrait Gustav ? Cela faisait à présent plusieurs heures qu’ils étaient partis. Il n’en pouvait plus d’attendre. Il commençait à regretter de ne pas les avoir suivis. D’ailleurs, Kirsten lui avait fait observer à deux reprises qu’ils avaient peut-être fait le mauvais choix. Elle aussi rongeait son frein.

À présent, minée par la nervosité et les nausées de la nuit précédente, elle s’était effondrée et ronflait légèrement sur son lit.

Soudain, il perçut un bruit de moteur qui approchait. Il colla son nez à la vitre et la vit : la Volvo des Labarthe qui rentrait ! Il la vit ralentir et s’immobiliser devant l’hôtel. Il n’en voyait que le toit, impossible de dire qui se trouvait à l’intérieur.

Labarthe descendit, grimpa sur la terrasse de l’hôtel et entra. Il ressortit quelques instants plus tard et la voiture repartit en direction du chalet.

Servaz sentit sa poitrine se soulever quand les portières s’ouvrirent. Labarthe et sa femme sortirent, seuls. Gustav n’était pas dans la voiture… Où était passé le gamin ? Qu’en avaient-ils fait ?

Le téléphone sonna à ce moment-là. Pas son cellulaire mais le gros téléphone noir antédiluvien de l’hôtel, sur la petite table faisant office de bureau, et il décrocha avant que Kirsten ne se réveille.

— On a déposé une enveloppe à votre nom, dit l’hôtelier.

Labarthe… Que se passait-il ? Il eut l’impression de sentir à nouveau les fils invisibles tirés par le marionnettiste. Encore une fois, il avait un coup de retard.

— Je descends.

Il fit irruption dans le hall moins d’une minute plus tard. Une enveloppe brune l’attendait, à l’écriture manuscrite :

MARTIN SERVAZ

— C’est l’autre taré qui l’a déposée, lui dit l’hôtelier.

Sa main trembla quelque peu quand il la déchira et en retira la feuille de papier pliée en quatre.

Il sentit que le hall de l’hôtel se mettait à tourner, que l’univers entier se mettait en rotation — planètes, étoiles, espace, vide… Toute la création basculant en une seule fraction de seconde, l’univers dégondé, les repères abolis. Le mot disait :

Gustav est à l’hôpital de Saint-Martin. Je t’attends. Viens seul. Il n’y aura pas de Kindertotenlieder si nous unissons nos forces.

J.

36. H

Il avait laissé Kirsten à l’hôtel, endormie. Le sang battait à ses tempes. Comme s’il se trouvait sous perfusion d’adrénaline. Il conduisait vite. Il avait dévalé les lacets et s’était fait une belle frayeur quand la voiture avait dérapé, mordu sur le bas-côté enneigé et dangereusement frôlé la pente avant de revenir sur la route verglacée.

Une phrase le hantait : « Il n’y aura pas de Kindertotenlieder si nous unissons nos forces. »

« Les Chants pour des enfants morts ». Gustav Mahler. « J ». Une seule personne, à sa connaissance, pouvait avoir écrit ce mot. Et elle lui signifiait que Gustav était en danger de mort. Que son salut dépendait d’eux. L’idée lui vint que cela pouvait être un piège mais il l’écarta. Un piège dans quel but ? Hirtmann l’avait pris en photo pendant des mois, il avait eu tout loisir de lui tendre tous les pièges qu’il voulait. Et puis, il y avait mieux qu’un hôpital pour cela.

En entrant dans Saint-Martin, il leva le pied. Avisa l’écriteau marqué « H » et prit en face au rond-point. Six minutes plus tard, il se garait sur un emplacement réservé au personnel et s’engouffrait dans le hall de l’hôpital.

— Les visites sont terminées, lui assena la personne assise derrière le comptoir sans lever le nez de son téléphone portable.

Il se pencha par-dessus l’accueil, tendit le bras et interposa sa carte bleu-blanc-rouge entre son nez et l’écran. La femme leva les yeux. Elle le foudroya du regard.

— Pas la peine d’être désagréable, dit-elle. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Un gamin a été admis aux urgences cet après-midi.

Elle plissa les yeux en le scrutant avec défiance, puis consulta son fichier.

— Gustave Servaz, confirma-t-elle.

Il sentit un gouffre s’ouvrir dans son estomac en entendant ce prénom associé à son nom pour la deuxième fois. Était-ce possible ? Maintenant que ses craintes et ses espoirs prenaient corps, il se demanda ce qu’il souhaitait le plus : que Gustav fût son fils ou l’inverse. Mais un autre espoir plus diffus, plus dangereux, se réveillait en même temps. Un espoir éteint depuis des années mais qui, secrètement, avait attendu ce moment pour être ranimé : Marianne. Allait-il enfin savoir ce qui lui était arrivé ? Son esprit tentait en vain de repousser cette question, de la reléguer dans un coin sombre, loin de la lumière.

La femme lui désigna la porte vitrée à gauche du comptoir.

— Suivez le couloir, dit-elle, puis le couloir suivant à droite.

— Merci.

Elle avait déjà replongé sur son téléphone. Encore troublé par l’association entre le prénom et son nom, il repoussa la porte battante.

Remonta le couloir.

Ses pas résonnaient sur le sol vitrifié. Silence total. Une nouvelle porte. Nouveau couloir. Au fond, le panneau lumineux « URGENCES ».

Une seule personne dans le petit bureau encombré, aux murs couverts de plannings à colonnes pleins d’étiquettes colorées.

Il sortit sa carte, une nouvelle fois.

— Gustav, dit-il (il n’eut pas le courage d’y accoler son nom). Le garçon qui est arrivé cet après-midi.

Elle le dévisagea sans comprendre. Elle avait l’air si fatiguée. Puis elle acquiesça et se leva, sortit de son bureau exigu, lui désigna une porte.

— La troisième à droite.

Un bip retentit quelque part et elle se mit en marche dans l’autre sens.

Il s’avança. Ses jambes aussi molles qu’un bonhomme de neige en train de fondre. Un sentiment d’irréalité persistant. La porte indiquée n’était plus qu’à quatre mètres. Il dépassa deux brancards vides poussés contre le mur et un appareil sur roulettes plein de boutons. Étouffa la voix en lui qui lui soufflait de faire demi-tour et de fuir.

Son cœur battait jusque dans ses oreilles, un vent de panique dans son crâne.

Trois mètres.

Deux…

Un…

Bruits de ventilation, la porte grande ouverte… une silhouette dans la chambre, assise sur une chaise, lui tournant le dos… une voix d’homme disant : … Entre, Martin. Je t’attendais. Bienvenue… Cela fait si longtemps… Tu en as mis du temps… Mille fois nos chemins se sont croisés, et mille fois tu ne m’as pas vu… Mais tu es là, enfin… Entre, ne sois pas timide ! Approche… viens voir ton fils…

Загрузка...