KIRSTEN

1. Mariakirken

La nef était faiblement éclairée. Kirsten s’étonna qu’on ait laissé brûler les cierges à proximité de la scène de crime, laquelle était circonscrite par une tresse orange et blanc qui interdisait l’accès au sanctuaire et au chœur.

L’odeur de cire chaude lui chatouilla les narines. Elle sortit une boîte métallique plate de son manteau ; à l’intérieur, trois petites cigarettes préalablement roulées. Elle en ficha une entre ses lèvres.

— On n’a pas le droit de fumer ici, dit Kasper Strand.

Elle lui adressa un sourire, sans mot dire, et alluma le cylindre mince et irrégulier avec un briquet bon marché. Le regard de Kirsten balaya ensuite la nef et s’arrêta sur l’autel. Le cadavre n’était plus là. Pas plus que le linge blanc qui avait dû recouvrir l’autel — elle imagina des traînées brunes et de larges taches imbibant le tissu, l’ayant épaissi et raidi en séchant.

Kirsten n’était pas retournée à la messe depuis son enfance, mais elle croyait se souvenir que, lorsque le prêtre entrait dans le chœur pour y célébrer la messe, il s’inclinait et embrassait l’autel. Une fois le service terminé, avant de quitter l’église, il l’embrassait de nouveau.

Elle ferma les yeux, massa ses paupières, maudit la femme dans le train, tira une bouffée de sa cigarette, les rouvrit. Le giclement artériel n’avait pas atteint le grand crucifix, là-haut, mais il avait tout de même éclaboussé la Vierge à l’Enfant et le tabernacle un peu plus bas. Elle apercevait des constellations de petites taches rouge-brun et de longues coulures noirâtres sur les dorures et sur le visage indifférent de Marie. Pas loin de trois mètres : la distance qu’avait parcourue le geyser.

Les Vikings brûlant leurs morts la nuit sur des bateaux-tombes, Loki, dieu du feu et de la sournoiserie, Jésus aux côtés d’Odin et de Thor, les chrétiens évangélisant par la force les peuples païens du Nord, coupant mains et pieds, énucléant et mutilant, les princes vikings convertis au christianisme par pur intérêt politique. La fin d’une civilisation. C’est à ça qu’elle pensait, dans le silence de cette église.

Dehors, la ville dormait encore sous la pluie. Tout comme le port, où un énorme vraquier hérissé d’antennes et de grues, peint en gris comme les navires de guerre, était à quai devant les maisons en bois du quartier de Bryggen. Fallait-il invoquer le génie des lieux ? Le passé de cette église remontait à des temps bien plus reculés que ceux visibles à Oslo. Ici pas de Théâtre national, pas de Palais royal, pas de prix Nobel de la paix ou de parc Vigeland. Début du xiie siècle. Ici, la sauvagerie des temps anciens avait toujours été présente. À chaque signe de civilisation correspond un signe de barbarie, chaque lumière combat une nuit, chaque porte qui s’ouvre sur un foyer éclairé cache une porte ouvrant sur les ténèbres.


Elle avait dix ans quand elle avait passé les vacances d’hiver chez son grand-père avec sa sœur, dans une bourgade proche de Trondheim qui s’appelait Hell. Elle adorait son grand-père ; il avait une tronche pas possible, il leur racontait toutes sortes d’histoires marrantes et il aimait les prendre ensemble sur ses genoux. Ce soir-là, il leur avait demandé d’apporter à manger à Heimdall, le berger allemand qui dormait dans la grange. Il faisait un froid terrible, un froid à geler le sang dans les veines quand elle avait émergé de la ferme bien chauffée dans la nuit glaciale de décembre. Ses bottes fourrées crissant sur la neige, son ombre la précédant dans le clair de lune comme un grand papillon, elle s’était dirigée vers la grange. Celle-ci était toute noire quand elle y était entrée et elle n’en menait pas large. C’était sadique de la part de grand-père de l’envoyer là-dedans en pleine nuit. Heimdall l’avait accueillie en aboyant et en tirant sur sa chaîne. Il avait reçu ses caresses avec reconnaissance, léché affectueusement sa figure et elle s’était serrée contre son corps chaud et palpitant, enfouissant sa figure dans son poil odorant en se disant que c’était cruel de le laisser dormir dehors par une nuit pareille. Puis elle avait entendu les jappements… Si faibles que, si Heimdall ne s’était pas tu un instant, elle n’y aurait pas prêté attention. Ils provenaient de l’extérieur — et elle avait commencé à avoir vachement la trouille, s’imaginant avec son imagination fertile de petite fille quelque créature qui prenait une voix geignarde pour l’attirer dehors avant de se jeter sur elle. Elle était pourtant ressortie. Elle avait alors deviné, sur sa gauche, luisant faiblement dans l’obscurité, dans l’angle entre la grange et l’appentis, les barreaux d’une cage. Kirsten s’était approchée, le cœur battant, avec une impression de malaise grandissante à mesure que les jappements suraigus — qui étaient presque des couinements — s’intensifiaient. Prise d’un mauvais pressentiment. Après une demi-douzaine de pas dans la neige, ses doigts avaient rencontré les barreaux, et elle avait porté son regard entre eux. Là-bas, au fond, contre le mur de ciment, il y avait une forme. Elle avait plissé les yeux et elle l’avait vu. Un jeune chien, à peine plus âgé qu’un chiot. Un petit bâtard au museau allongé, aux oreilles basses et au poil ras et fauve. Sa tête presque collée au ciment du mur parce que son collier était passé dans un anneau. Son arrière-train assis dans l’herbe et la neige, il tremblait violemment et la regardait. Aujourd’hui encore, elle revoyait le regard doux, affectueux et implorant que le jeune chien avait posé sur elle. Un regard qui disait : « Aide-moi, je t’en supplie. » C’était la vision la plus triste qu’elle avait jamais eu à affronter. Elle avait senti son cœur tout neuf, son cœur intact de petite fille, se briser en mille et un morceaux. Le jeune chien n’avait plus la force d’aboyer, à peine celle d’émettre ces plaintes faibles et déchirantes, et ses yeux s’ouvraient et se fermaient de fatigue. Elle avait empoigné les barreaux glacés ; elle aurait voulu ouvrir la cage, la briser, le libérer et s’enfuir avec lui dans ses bras. Là, tout de suite. Elle avait couru, chancelante, ivre de douleur et de désespoir, jusqu’à la ferme, et elle avait supplié grand-père. Mais il s’était montré inflexible. Pour la première fois, il n’avait pas cédé à ses caprices. C’était un chien errant, un bâtard, qui n’appartenait à personne et qui devait être puni : il avait volé de la viande. Elle savait qu’il serait mort avant l’aube si elle ne faisait rien, elle avait pensé à la souffrance du jeune animal, à sa tristesse, à sa solitude, et elle avait pleuré, crié, vociféré devant sa sœur stupéfaite et effrayée qui s’était mise à son tour à pleurer. Sa grand-mère avait tenté de la calmer mais grand-père avait posé sur elle un regard sévère et, l’espace d’une seconde, elle s’était vue enfermée dans la cage, le collier serrant son cou et passé dans l’anneau métallique du mur, à la place du jeune chien.

— Mets-moi dans la cage ! avait-elle hurlé. Mets-moi avec lui !

— Tu es folle, ma pauvre fille, avait laissé tomber grand-père d’une voix dure et impitoyable.

Elle s’était souvenue de cet épisode quand elle avait appris dans les journaux que l’État norvégien venait de créer une police chargée de lutter contre la cruauté envers les animaux — la première au monde.

Peu avant que grand-père meure à l’hôpital, elle avait attendu que sa sœur et le reste de la famille venue à son chevet soient un peu à l’écart et elle s’était penchée pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Elle avait vu son regard aimant quand elle s’était inclinée vers lui.

— Vieux salopard, avait-elle murmuré. J’espère que tu iras en enfer.

Elle avait utilisé le mot anglais : « Hell », le nom du village de grand-père, mais elle était sûre qu’il avait compris. Elle contempla la chaire, le retable, le grand crucifix là-haut et les peintures murales et se souvint que même Agnes Gonxha Bajaxhiu — plus connue sous le nom de Mère Teresa — avait passé la plus grande partie de sa vie dans la nuit profonde de la foi, qu’elle avait parlé dans ses lettres de « tunnel », de « terrible obscurité en elle, comme si tout était mort ». Combien étaient-ils de croyants à vivre ainsi dans l’obscurité la plus complète ? à avancer au milieu d’un désert spirituel qu’ils gardaient secret ?

— Ça va ? demanda Strand à côté d’elle.

— Oui.

Elle toucha l’écran de sa tablette. Les images du petit film de la police de Bergen réapparurent.

Ecce homo.

1° la femme allongée sur l’autel, sur le dos, arc-boutée comme si elle était traversée par un arc électrique ou sur le point de jouir,

2° sa tête pend hors de l’autel, versant dans le vide, bouche grande ouverte et langue sortie — elle a l’air d’attendre l’hostie la tête à l’envers,

3° sur un gros plan blafard que le technicien de l’Identité judiciaire a dû prendre en zoomant avec la caméra HD, on voit que le visage est rouge et tuméfié, presque tous les os de la face — nasal, zygomatiques, ethmoïde, maxillaire supérieur, mandibule — ont été brisés et il y a un enfoncement rectiligne et profond au mitan du frontal qui donne l’impression qu’on y a creusé une gouttière, enfoncement sans nul doute provoqué par un coup extrêmement violent porté avec un objet contondant allongé, probablement une barre métallique,

4° enfin, ses vêtements sont en partie déchirés, à l’exception de la chaussure droite absente, laissant voir une chaussette en laine blanche, sale au talon.


Elle absorbait chaque détail. Une scène empreinte d’une profonde vérité, se dit-elle. La vérité de l’humanité. Deux cent mille ans de barbarie et l’espoir d’un hypothétique au-delà où les hommes seraient prétendument meilleurs.

D’après les premières constatations, la femme avait été battue à mort, d’abord avec une barre de fer qui avait servi à lui défoncer la cage thoracique et le crâne, ensuite avec l’ostensoir. Les techniciens avaient tiré cette dernière conclusion de la présence de l’objet renversé et ensanglanté sur l’autel — et surtout du dessin très particulier des blessures : l’ostensoir était entouré de rayons qui lui donnaient l’apparence d’un soleil ; ces rayons avaient laissé de profondes lacérations sur le visage et sur les mains de la victime. L’égorgement, qui avait fait gicler le sang en direction du tabernacle avant que le cœur cesse de battre, avait dû intervenir juste après. Elle se concentra. Dans toute scène de crime, il y a un détail qui compte plus que les autres.

La chaussure… Une chaussure de trail North Face, noire avec des motifs blancs et une semelle jaune fluo — on l’avait trouvée renversée au pied de l’estrade, à deux bons mètres de l’autel. Pourquoi ?

— Elle avait ses papiers sur elle ?

— Oui. Elle s’appelait Inger Paulsen. Elle n’était pas fichée au registre central des affaires criminelles.

— Âge ?

— Trente-huit.

— Mariée, des enfants ?

— Célibataire.

Elle dévisagea Kasper. Il ne portait pas d’alliance mais peut-être l’enlevait-il pour bosser. Il avait les manières d’un homme marié. Elle s’approcha un peu plus de lui, passant de la distance personnelle à la distance intime — moins de cinquante centimètres — et elle le sentit se raidir.

— Vous avez découvert ce qu’elle faisait dans la vie ?

— Ouvrière sur une plate-forme pétrolière en mer du Nord. Et — oh — la prise de sang a révélé une forte alcoolémie…

Kirsten connaissait toutes les statistiques par cœur. Elle savait que le taux d’homicide en Norvège était sensiblement plus bas qu’en Suède, une fois et demie plus bas qu’en France, presque deux fois moindre qu’en Grande-Bretagne et sept fois inférieur à celui des États-Unis. Elle savait que, même en Norvège, le pays qui avait le plus haut indice de développement humain selon les Nations unies, la violence était corrélée avec le niveau d’éducation — que seuls 34 % des meurtriers n’étaient pas au chômage, que 89 % étaient des hommes et 46 % sous l’influence de l’alcool au moment des faits. Il y avait donc une probabilité non négligeable pour que le meurtrier fût un homme et une chance sur deux qu’il fût alcoolisé comme l’était sa victime. Il y en avait une autre non moins grande pour qu’il soit un proche : conjoint, ami, amant, collègue… Mais l’erreur que commettaient tous les flics débutants était de se laisser aveugler par les statistiques.

— Tu penses à quoi ? demanda-t-elle en lui soufflant la fumée dans la figure.

— Et toi ?

Elle sourit. Réfléchit.

— Une bagarre, dit-elle, un rendez-vous clandestin et une bagarre qui a mal tourné. Regarde les vêtements déchirés, le col de la chemise presque arraché sous le pull et surtout cette godasse loin de l’autel. Ils se sont battus et l’autre a eu le dessus. Ensuite, dans sa fureur, il l’a tuée. La mise en scène, c’est juste pour amuser la galerie.

Elle enleva un brin de tabac de ses lèvres.

— Qu’est-ce qu’ils foutaient dans l’église, d’après toi ? Elle n’aurait pas dû être fermée ?

— L’un des deux s’était procuré un double des clefs, visiblement, confirma-t-il. Car l’église est fermée la plupart du temps. Et il y a autre chose.

Il lui fit signe de le suivre. Elle épousseta de la cendre tombée sur son manteau, le boutonna à cause du froid et lui emboîta le pas. Ils ressortirent par où ils étaient entrés : une porte latérale. Kasper désigna les traces de pas dans la fine couche de neige — la première de la saison, elle était en avance, cette année — que la pluie effaçait déjà. Elle les avait repérées en venant par le chemin qu’avait délimité la police scientifique entre les pierres tombales. Deux traces dans un sens, une dans l’autre.

— Le meurtrier a suivi sa victime à l’intérieur de l’église, dit-il comme s’il lisait dans ses pensées.

Étaient-ils arrivés ensemble ou l’un après l’autre ? Des voleurs qui s’étaient disputé leur butin ? Deux personnes qui s’étaient donné rendez-vous là ? Une toxico et son dealer ? Un prêtre ? Des amants que cela excitait de baiser dans une église ?

— Cette Paulsen, c’était une chrétienne pratiquante ?

— Aucune idée.

— Sur quelle plate-forme elle travaillait ?

Il le lui dit. Elle éteignit sa cigarette en la frottant contre le mur de l’église, laissant une traînée noire sur la pierre, la garda dans le creux de sa main et jeta un coup d’œil aux fenêtres éclairées de l’immeuble en face. Il était 9 heures du matin et il faisait toujours aussi noir. Les maisons de bois typiques du quartier de Bryggen, qui dataient du xviiie siècle, luisaient sous la pluie. La tempête traçait des étincelles dans la lueur des réverbères et lui mouillait les cheveux.

— Je suppose que vous avez interrogé les voisins ?

— L’enquête de voisinage n’a rien donné, confirma Kasper. À part le SDF, personne n’a rien vu, rien entendu.

Il ferma la porte de l’église à clef et ils retournèrent à la voiture en passant par le petit portail resté ouvert.

— Et l’évêque ?

— On l’a tiré de son lit. Il est auditionné en ce moment même.

Elle repensa à la barre de fer que le meurtrier avait avec lui. Une idée naquit dans son esprit.

— Et si c’était l’inverse ? dit-elle.

Kasper lui jeta un coup d’œil en mettant le contact.

— L’inverse de quoi ?

— Et si c’était le meurtrier qui était arrivé en premier et la victime qui l’avait suivi ?

— Un piège ? demanda Kasper en fronçant les sourcils.

Elle le regarda sans rien dire.


Hôtel de police du Hordaland. Au septième étage, la chef de la police Birgit Strøm scrutait Kirsten de ses petits yeux enfoncés dans sa face plate et large de mérou, sa bouche réduite à une fente dont les commissures refusaient obstinément de s’incurver vers le haut ou vers le bas.

— Une bagarre ? releva-t-elle d’une voix qui produisit le bruit d’une râpe rouillée. (Abus de cigarettes, pensa Kirsten.) Alors, dans ce cas, si ce n’était pas prémédité, pourquoi l’assassin serait-il venu dans une église avec une barre de fer ?

— Ça l’était, de toute évidence, répondit-elle. Mais Paulsen s’est défendue. Elle a des coupures faites par l’ostensoir dans les paumes. Gestes de défense. Ils se sont battus et, à un moment donné, Paulsen a perdu une de ses chaussures dans la bagarre.

Kirsten nota la lueur fugace dans les yeux du mérou. Le regard de la chef de la police se posa sur Kasper avant de revenir se fixer sur Kirsten.

— Très bien. Dans ce cas, comment expliques-tu que nous ayons trouvé ceci dans une des poches de la victime ?

Elle s’inclina en arrière pour attraper un sachet transparent sur le bureau au bord duquel elle avait posé son volumineux derrière. Ce qui eut pour effet de faire ressortir sa non moins plantureuse poitrine. Kasper et les autres officiers du groupe d’enquête de la police du Hordaland suivirent le geste comme s’il s’agissait de Serena Williams sur le point de servir pour le gain du match.

Kirsten prit le sachet pour pièce à conviction que lui tendit la chef de la police.

Elle savait déjà ce qu’il y avait à l’intérieur. C’était à cause de cela qu’ils l’avaient appelée elle, à Oslo. Ils l’avaient fait entrer dans l’hôtel de police non par l’entrée principale, sur Allehelgens gate, mais par la petite porte blindée à l’arrière, sur Halfdan Kjerulfs gate, celle qui comportait un digicode — comme s’ils avaient peur que quelqu’un la voie.

Un bout de papier. Une écriture manuscrite. En capitales. Kasper lui avait annoncé la nouvelle la veille au téléphone, alors qu’elle se trouvait encore au siège de la Kripos, moins d’une heure après la découverte du corps, elle ne peut pas être surprise, elle sait.

C’était son nom qui figurait sur ce bout de papier.

KIRSTEN NIGAARD

2. 83 souls

L’hélicoptère traçait à travers les rafales, propulsé par les deux puissantes turbines Turbomeca. Kirsten distinguait la nuque des deux pilotes dans la pénombre, leurs écouteurs et leurs casques.

Il allait avoir besoin de toutes ses facultés ce soir, le pilote. Car c’était une sacrée tempête, là-dehors. C’est ce qu’elle s’était dit, engoncée dans sa combinaison de survie, assise à l’arrière, alors que l’unique essuie-glace repoussait tant bien que mal les paquets de pluie qui giflaient le pare-brise et qu’il faisait nuit noire de l’autre côté de la vitre. Dans la lueur des instruments de bord, les grosses gouttes roulaient vers le haut sous la pression de l’air. Kirsten savait que le dernier accident impliquant un hélico desservant les plates-formes offshore datait de 2013. Un Super Puma L2. Dix-huit personnes à bord. Quatre morts. Avant cela, il y avait eu le crash d’un Puma AS332 près des côtes écossaises en 2009. Seize morts. Et deux autres, sans victimes, en 2012.

Ces derniers jours, les conditions météo avaient cloué au sol plus de deux mille travailleurs offshore entre Stavanger, Bergen et Florø. Ce soir, les hélicos avaient enfin pu décoller, ramenant tout le monde au bercail. Mais les conditions restaient limites.

Elle jeta un coup d’œil à Kasper. Assis à sa droite, il avait le regard vitreux et la bouche ouverte. Kirsten reporta son attention vers l’avant. Et elle la vit enfin. Émergeant des ténèbres, perchée à vingt mètres au-dessus de la surface invisible de l’océan, elle semblait flotter dans la nuit, tel un vaisseau spatial.

Latitude : 56,07817°.

Longitude : 4,232167°.

Deux cent cinquante kilomètres des côtes. À peine moins isolée que si elle avait été perdue dans l’espace…

Au-dessous, l’obscurité était totale et Kirsten essaya en vain de deviner les hautes piles d’acier qui devaient s’enfoncer tout droit dans les flots déchaînés. Elle savait qu’elles touchaient le fond cent quarante-six mètres plus bas, soit la hauteur d’une tour de quarante-huit étages, à cette différence près que, à la place d’un solide building, c’étaient quatre frêles grues métalliques cernées par un océan tumultueux et rugissant qui supportaient à elles seules cette ville flottante…

Plus l’hélico approchait, plus la plate-forme Statoil lui semblait un foutoir indescriptible, un empilement chaotique et précaire. Pas un centimètre carré de libre entre les ponts, les passerelles, les escaliers, les grues, les containers, les kilomètres de câbles, de tuyaux, de barrières, les derricks et, par-dessus le marché, six étages de quartiers d’habitation empilés comme des Algeco sur un chantier. Le tout copieusement illuminé, mais seulement par endroits — formant une alternance de portions brillamment éclairées et d’autres invisibles, avalées par l’obscurité.

Une rafale plus violente que les autres dévia l’appareil de sa trajectoire.

Putain de nuit, se dit-elle.

Trente nationalités là-dedans : des Polonais, des Écossais, des Norvégiens, des Russes, des Croates, des Lettons, des Français… Quatre-vingt-dix-sept hommes et vingt-trois femmes. Répartis en équipes de nuit et de jour. Une semaine de nuit, une semaine de jour, rotations de douze heures, comme ça pendant un mois. Au bout de quatre semaines, bingo ! On avait droit à vingt-huit jours de congé. Certains partaient surfer en Australie, d’autres skier dans les Alpes, d’autres encore rentraient dans leur famille, les divorcés — les plus nombreux — faisaient la fête, s’en donnaient à cœur joie et craquaient une bonne partie de leur blé ou filaient se chercher une nouvelle compagne à peine pubère en Thaïlande. C’était l’avantage du métier : on gagnait bien sa vie, on avait beaucoup de temps libre et la possibilité de voyager avec les miles d’avion accumulés. Et puis le stress, les problèmes de santé mentale, les conflits étaient sans doute fréquents à bord et l’encadrement devait éviter de poser trop de questions, se dit-elle. L’endroit ne manquait certainement pas de têtes brûlées, de borderline et de personnalités de type A. Elle se demanda si Kasper l’avait déjà cataloguée dans une de ces catégories. Emmerdeuse, ça c’est sûr. De son côté, avec ses airs de gros nounours, il était sans aucun doute une personnalité de type B : faible besoin d’accomplissement, absence d’agressivité, tolérance… Calme, trop calme. Sauf cette nuit où, depuis qu’ils avaient quitté la terre ferme, il s’était enfin départi de son air débonnaire pour ressembler, malgré sa carrure, à un petit garçon.

Plus qu’une trentaine de mètres. L’aire d’atterrissage — ou devait-on dire « amerrissage » ? — consistait en un hexagone mal éclairé avec un grand « H » au milieu, recouvert d’un filet tendu à même le sol, le tout suspendu au-dessus du vide en bout de plate-forme. Un escalier métallique dévalait vers la superstructure. Kasper fixait le « H » se balançant dans la nuit, au gré de leurs oscillations, telle une cible mouvante dans un jeu vidéo — il avait les yeux qui lui sortaient littéralement de la tête.

Kirsten aperçut la flamme d’une torchère brûlant au sommet d’un derrick. L’hexagone se rapprocha. Le H225 pivota sur lui-même et la piste d’atterrissage disparut un instant de leur champ de vision. Puis les patins touchèrent l’helipad après une dernière embardée, et elle crut entendre, malgré le vacarme, Kasper émettre un hoquet. Pas de doute, songea-t-elle, le pilote était un champion.

Ce qui les attendait dehors n’était pas moins violent : la pluie glacée les cingla dès qu’ils mirent pied à terre et le vent qui empoigna ses cheveux soufflait si fort qu’elle se demanda s’il n’était pas capable, à l’occasion, de la faire passer par-dessus bord. Elle se mit en marche et sentit le filet sous ses semelles. L’aire était plongée dans la pénombre, hormis les néons au ras du sol. Un type casqué avec de gros protège-oreilles surgit de nulle part et la saisit par le bras.

— Ne te mets pas face au vent ! gueula-t-il en la faisant tourner sur elle-même comme une toupie. Ne te mets pas face au vent !

D’accord, mais d’où venaient les rafales ? Il lui semblait que le vent rageur soufflait de partout à la fois. Il la poussa vers l’endroit où dévalaient les marches d’acier. On voyait le vide entre elles ; le vertige s’empara de Kirsten lorsqu’elle découvrit les trente mètres qui les séparaient de la surface et, là en bas, les vagues démesurées, bouillonnantes, qui soulevaient l’océan et se brisaient sur les piles de la plate-forme avant de continuer leur course à travers les ténèbres de la mer du Nord.

— Putain ! dit Kasper derrière elle et, en se retournant et en levant les yeux, elle le vit qui se cramponnait à la rambarde.

Elle voulut descendre la marche suivante mais n’y parvint pas. Impossible. Le vent de face était comme un mur, la pluie, de la grêle qui lui criblait les joues. Elle eut l’impression d’être entrée par erreur dans une soufflerie pour tests aérodynamiques.

Merde, merde, merde ! beugla-t-elle, humiliée mais incapable d’avancer.

Deux mains la poussèrent dans le dos et elle franchit enfin l’obstacle, une marche après l’autre.

Le capitaine de la plate-forme — un grand type barbu, dans les quarante ans — les attendait au bas des marches, en compagnie d’un autre gaillard qui brandissait à leur intention des vêtements orange couverts de bandes réfléchissantes.

— Ça va ? demanda sous son casque le barbu.

— Bonjour capitaine, Kirsten Nigaard, officier à la Kripos, et voici Kasper Strand, enquêteur à la police criminelle du Hordaland, dit-elle en tendant la main.

— Jesper Nilsen. Je ne suis pas le capitaine, je suis le superviseur ! Mettez ça : c’est obligatoire ici !

Le ton était autoritaire, le visage fermé. Kirsten attrapa le vêtement lourd, peu confortable et bien trop grand : ses mains disparurent à l’intérieur des manches.

— Où est le capitaine ?

— Il est occupé ! hurla Nilsen pour couvrir le vacarme en leur faisant signe de le suivre. Ici, c’est le rush en permanence, ça ne s’arrête jamais ! Vu le coût d’entretien d’une plate-forme à la journée, ça rigole pas : il n’y a pas de temps à perdre !

Elle voulut le suivre mais les rafales la projetèrent contre la rambarde, la pliant presque en deux. Elle lui emboîta le pas en s’agrippant aux barrières, ballottée d’un côté à l’autre, aveuglée par la pluie. Ils tournèrent à droite puis à gauche puis encore à droite, descendirent quelques marches, longèrent une passerelle dont le sol était fait d’un caillebotis métallique, tournèrent derrière un grand container qui, l’espace d’un instant, les abrita des assauts du vent. Des hommes casqués et portant des lunettes de protection allaient et venaient. Elle leva la tête. Tout ici était vertical, vertigineux, hostile. Un labyrinthe de néon et d’acier hanté par les tempêtes de la mer du Nord. Avec, partout, des interdictions : « NE PAS FUMER », « NE PAS ÔTER SON CASQUE », « NE PAS SIFFLER » (peut-être parce que, en dépit du vacarme, tout bruit inhabituel pouvait être synonyme de danger et donc une information importante), « NE PAS FRANCHIR ». Ça vibrait, grondait et mugissait de toutes parts — avec le boucan des tuyaux qui s’entrechoquaient, le ramdam des machines et les coups de mer en bas. Droite, gauche, droite… Enfin une porte. Ils se retrouvèrent au sec dans une sorte de sas pourvu de bancs et de casiers. Le superviseur en ouvrit un. Il retira son casque, ses gants et ses chaussures de sécurité.

— Ici, la sécurité est l’affaire de tous, dit-il. Les accidents ne sont pas fréquents mais ils sont souvent graves. Le danger rôde toujours autour d’une plate-forme. Il y a une opération de soudage en cours sur le drill floor, une réparation urgente. Nous appelons ça le hot work, le « travail chaud ». C’est une phase délicate qu’on ne peut pas différer. Je ne veux pas que vous soyez dans nos pattes pendant ce temps. C’est pourquoi vous allez faire exactement ce qu’on vous dira, ajouta-t-il d’un ton sans appel.

— Pas de problème, répondit-elle. Du moment que nous avons accès à tout.

— Je ne crois pas que ce sera possible, riposta-t-il.

— Euh… Jesper, c’est ça ? Il s’agit d’une enquête criminelle et la victime était une de vos…

— Vous ne comprenez pas ce que je viens de vous dire, la coupa-t-il sèchement. Moi, ma priorité, c’est la sécurité. Pas votre enquête. Ai-je été assez clair, là ?

Kirsten essuya son visage et elle surprit l’expression renfrognée de Kasper. Comme elle, il avait percé à jour le superviseur et son capitaine : ils étaient comme des matous qui avaient pissé partout avant leur arrivée pour marquer leur territoire. Ils avaient dû mettre la stratégie au point avec les pontes de la compagnie : ils étaient les seuls maîtres à bord, par conséquent la police norvégienne n’agirait que dans le périmètre et les conditions fixés par eux. Elle allait intervenir quand Kasper demanda d’un ton placide :

— Votre capitaine, il lui arrive de dormir ?

Le barbu à l’air de baroudeur lui lança un regard condescendant.

— Évidemment.

— Et dans ces cas-là, quelqu’un le remplace ?

— Où tu veux en venir ?

— Je t’ai posé une question.

Le ton fit sursauter le superviseur tout autant que Kirsten. Pas si B que ça, le Kasper Strand, en fin de compte.

— Bien sûr.

Kasper s’approcha alors de l’homme qui faisait bien une demi-tête de plus que lui, si près que le gaillard se sentit obligé de reculer.

— Où je veux en venir ? Où je veux en venir ? Vous avez un endroit pour les réunions ?

Le barbu hocha la tête d’un air méfiant.

— Très bien. Alors, voilà ce que tu vas faire…

— Attendez, vous avez entendu ce que je viens de vous dire ? J’ai l’impression que vous ne pigez pas, tous les deux. Vous allez devoir…

— Ta gueule.

Kirsten sourit. Nilsen ouvrit de grands yeux et s’empourpra.

— Ai-je toute ton attention ? articula Kasper.

Nilsen hocha la tête, les mâchoires serrées, le regard noir.

— Très bien. Tu vas nous conduire à cette salle de réunion. Ensuite, je veux que ton capitaine et toutes les personnes responsables de la gestion du personnel sur cette plate-forme nous y rejoignent. Tous ceux dont le travail à cette heure-ci n’est pas absolument vital, tu m’as bien compris ? « Travail chaud » ou pas, je m’en branle. Cette plate-forme est une plate-forme norvégienne, il n’y a qu’une seule autorité ici : c’est le ministère de la Justice de Norvège et la police nationale de Norvège. Ai-je été assez clair, là ?


Le capitaine Tord Christensen avait un tic dont il n’était peut-être pas conscient : il se pinçait les narines chaque fois que quelque chose le contrariait. Et la présence de ces deux flics à bord le contrariait copieusement. L’assemblée était composée de lui-même, de Nilsen, du médecin du bord, de plusieurs chefs d’équipe qui n’étaient pas accaparés par l’opération en cours, d’une femme brune qui — si Kirsten avait bien compris — était coordinatrice de la maintenance et d’une blonde qui lui avait été présentée comme superviseuse de la sécurité au travail.

— Cela fait à présent plus de vingt-quatre heures qu’Inger Paulsen, une ouvrière de cette plate-forme, a été battue à mort dans une église de Bergen, commença Kirsten. Nous avons une autorisation en bonne et due forme du parquet pour poursuivre nos investigations sur cette plate-forme. Et cet ordre suppose que tout son personnel se mette à notre disposition pour faciliter l’enquête.

— Hmm. Tant que ces investigations ne mettent pas en danger d’une manière ou d’une autre le personnel travaillant sur cette plate-forme, objecta sèchement la femme blonde qui portait un gilet bleu sans manches sur un sweat blanc. Sinon, je m’y opposerai personnellement.

Décidément, tout le monde jouait à qui pisse le plus loin ici, songea Kirsten. Même les ovaires de ces dames produisaient assez de testostérone pour fabriquer un régiment de Monsieur Univers.

— Il n’est pas dans notre intention de mettre en danger qui que ce soit, répondit diplomatiquement Kasper. Tous ceux qui ne peuvent pas quitter leur poste seront interrogés ultérieurement.

— Inger Paulsen, elle dormait dans une cabine individuelle ? voulut savoir Kirsten.

— Non, répondit Christensen. Les cabines des techniciens de production sont partagées par deux personnes : une de la rotation de jour, l’autre de nuit…

— Vous avez la liste des hommes qui se trouvaient à terre hier ?

— Oui. Je vais vous trouver ça.

— Ils sont tous rentrés ?

Le capitaine se tourna vers le superviseur.

— Euh, non, répondit celui-ci. Avec les conditions météo, il manque encore une rotation d’hélico : sept personnes sont encore à terre. Elles ne devraient pas tarder.

— As-tu des patients, docteur, qui présentent des profils psychiatriques problématiques ? demanda-t-elle au médecin de bord.

— Secret médical, répliqua le petit homme en la toisant derrière ses lunettes rondes.

— Levé en cas d’enquête criminelle, répliqua-t-elle du tac au tac.

— Si je pensais que tel était le cas, j’aurais immédiatement demandé que le patient soit relevé de ses fonctions.

— Alors, disons, as-tu des patients présentant des problèmes psychologiques plus légers ?

— C’est possible.

— Ça veut dire oui ou ça veut dire non ?

— Oui.

— Il m’en faudra la liste.

— Je ne sais pas si je peux…

— J’en prends la responsabilité. Si tu refuses, c’est toi que je mets aux arrêts.

C’était du bluff, bien sûr, mais elle vit le petit médecin tressaillir.

— Combien d’hommes à bord ce soir ?

Le capitaine lui montra ce qu’elle avait d’abord pris pour une pendule à affichage rotatif. Le nombre « 83 » s’affichait en gros chiffres blancs sur fond noir. Puis elle vit ce qui était écrit au-dessus, en anglais : « Souls on platform ».

— C’est indispensable pour des raisons de sécurité, leur expliqua le capitaine. Il faut à tout moment connaître le nombre exact de personnes présentes à bord.

— Combien de femmes ? demanda Kasper.

— Vingt-trois en tout.

— Et combien de cabines ?

— Une cinquantaine de cabines pour deux personnes. Plus les cabines individuelles du capitaine, des superviseurs, des chefs d’équipe, des ingénieurs.

Kirsten réfléchit un instant.

— Comment vous faites pour savoir à tout moment où chacun se trouve ?

Ce fut au tour de la femme blonde de prendre la parole :

— La salle de contrôle. Toutes les tâches effectuées à bord sont soumises à autorisation préalable. Ça permet aux gens de la salle de contrôle de savoir où chacun se trouve et ce qu’il fait.

— Je vois. Et ceux qui ne travaillent pas en ce moment, ils font quoi ?

Christensen eut un petit sourire.

— Vu l’heure, je crois bien qu’ils dorment.

— Bien. Réveillez-les, sortez-les de leurs cabines et rassemblez-les quelque part. Puis interdisez l’accès aux cabines. Nous allons fouiller celle d’Inger Paulsen, ensuite toutes les autres.

— Vous plaisantez !

— J’en ai l’air ?


La cabine d’Inger Paulsen faisait moins de neuf mètres carrés. L’autre occupante s’appelait Pernille Madsen. Elle était au poste de pilotage en ce moment même, aussi la cabine était-elle vide. Deux couchettes superposées avec des draps bleus et des tiroirs blancs en dessous, identifiées par les lettres A et B, chacune pourvue d’un rideau et d’une minuscule télé suspendue dans un angle, sous le plafond pour l’une, sous la couchette supérieure pour l’autre. Un petit hublot au centre, quelques étagères, un bureau avec deux ordinateurs portables et deux placards derrière la porte d’entrée.

— Ça peut paraître spartiate, déclara la femme blonde qui les avait guidés jusque-là dans le dos de Kirsten, mais ils ne passent que cinq mois par an à bord et beaucoup de temps à la cantine et à la cafétéria en dehors des heures de travail. Et il y a aussi la télé satellite sur grand écran, trois billards, une salle de cinéma, une de gym, une bibliothèque et même un endroit où faire de la musique et un sauna.

Kirsten ôta la veste de sécurité aux bandes réfléchissantes et la posa sur le dossier de la chaise. Après le froid mordant du dehors, il régnait ici une chaleur étouffante.

— Le plus dur, c’est pour Noël et au Nouvel An, ajouta la femme, quand on est loin de la famille.

Sa voix monocorde, sans timbre. Pleine d’une sourde hostilité.

Kirsten passa en revue les tiroirs sous les couchettes, ceux du bureau et les étagères. Des sous-vêtements féminins, des tee-shirts, des jeans, un peu de paperasse, un roman policier en édition de poche corné, des jeux vidéo… Rien. Il n’y avait rien ici. Une vibration légère — machine, soufflerie, moteur — traversait la cloison. La femme parlait toujours dans son dos, mais Kirsten ne l’écoutait plus. Elle nota que l’une des couchettes était faite au carré, l’autre en désordre. Il faisait chaud. Très chaud. La sueur coulait sous la sangle de son soutien-gorge. Elle commençait à avoir la migraine.

Kasper acheva de fouiller les placards. Il lui fit signe qu’il n’y avait rien. Ils ressortirent dans la longue coursive.

— Montre-nous les cabines des hommes qui étaient à terre le soir du meurtre, dit-elle.

Le regard de la femme blonde la traversa. Elle cligna des paupières. Tout son langage corporel disait l’hostilité. Elle tourna les talons et les précéda le long du couloir moquetté de bleu, une moquette épaisse où les pas s’enfonçaient, désigna plusieurs portes. Kirsten lui fit signe de les ouvrir. Elle regarda Kasper disparaître dans une cabine et entra dans l’autre. La femme ne bougea pas. Kirsten vit qu’elle la surveillait depuis le couloir, par la porte ouverte. Elle — pas Kasper. Elle se mit en devoir de fouiller la cabine. Moins de cinq minutes plus tard, elle dut se rendre à l’évidence : RAS ici aussi.

Et toujours cette vibration, cette pulsation qui montait des entrailles de la plate-forme, elle avait l’impression qu’elle lui entrait directement dans le crâne. Elle avait chaud et la tête lui tournait légèrement. Et le regard aigu de la femme blonde planté dans son dos — qui ne la quittait pas.

Passa à la porte suivante.

Étudia d’abord la cabine. Identique aux précédentes. Ouvrit l’un des tiroirs sous la couchette. Elle les vit aussitôt. Au milieu des autres vêtements. Des sous-vêtements féminins. Souillés. Elle se retourna.

— Cette cabine est occupée par des femmes ?

La blonde eut un geste de dénégation.

Kirsten reprit sa fouille.

Des vêtements d’homme. Des fringues de marque. Boss, Calvin Klein, Ralph Lauren, Paul Smith… Elle ouvrit un nouveau tiroir. Fronça les sourcils. De nouveau des sous-vêtements féminins. Il y avait du sang sur l’un d’entre eux… Qu’est-ce que c’était que ça ? Elle sentit son pouls s’accélérer.

Elle se retourna vers la porte. La blonde sèche l’observait. Peut-être avait-elle senti quelque chose. Peut-être le propre langage corporel de Kirsten lui avait-il envoyé un signal que quelque chose était en train de se passer.

Elle se pencha, fouilla dans les sous-vêtements. Tous de même taille ou presque…

Kirsten se retourna. Elle avait cru entendre un léger bruit derrière elle. La femme avait bougé. Elle se tenait à présent l’épaule appuyée contre le chambranle. Très près. Sans cesser de la fixer. Kirsten frissonna. Sa respiration s’accéléra. Elle toisa la femme.

— À qui appartient cette cabine ?

— Je ne sais pas.

— Mais il y a moyen de le savoir ?

— Bien sûr.

— Alors, allons-y. Montre-nous.

Kasper les avait rejointes en entendant la voix de Kirsten. Elle lui montra le tiroir ouvert, la culotte maculée de sang à l’intérieur, puis le regarda. Il hocha la tête. Il avait compris.

— Quelque chose ne va pas, lui dit-elle. C’est trop facile. Ça ressemble à un jeu de piste.

— Si c’est le cas, dit Kasper, c’est à toi qu’il est destiné.

Elle le considéra. Pas si bête.

— Suivez-moi, dit la femme.


— Ils s’appellent Laszlo Szabo et Philippe Neveu.

Ils se trouvaient dans un petit bureau sans fenêtre, plein de paperasse.

Neveu, un nom français…

— Lequel des deux était à terre la nuit dernière ?

— Neveu.

— Où est-il en ce moment ?

La femme consulta le grand planning mural avec de petits bristols colorés glissés dans les fentes.

— En ce moment, il est à un des postes de soudage. Sur le drill floor.

— Il est français ?

La femme blonde fouilla dans un tiroir du classeur métallique au-dessous, en sortit un dossier, le leur tendit. Kirsten vit la photo d’un homme au visage mince. Des cheveux bruns coupés court. Elle lui donna dans les quarante-cinq ans.

— C’est ce qu’il prétend, oui, dit la femme. Qu’est-ce qui se passe exactement ?

Kirsten regarda le sachet contenant la culotte ensanglantée, puis leva les yeux vers Kasper. Quand leurs regards se croisèrent, elle ressentit une décharge d’adrénaline. Il avait sur le visage la même expression qu’elle-même devait afficher — celle de deux chiens sur la piste du gibier.

— Qu’est-ce qu’on fait ? lui dit-elle doucement.

— Difficile de demander des renforts ici, répondit-il.

Elle se tourna vers la femme.

— Il y a des armes à bord ? Qui est en charge de la sécurité ? Vous avez bien dû prévoir quelque chose en cas de tentative de piraterie ou d’attaque terroriste.

Kirsten savait que les compagnies offshore se montraient extrêmement discrètes sur ce chapitre, personne n’avait envie de communiquer sur des sujets si délicats, de reconnaître la vulnérabilité de ces objectifs hautement stratégiques pour des terroristes bien préparés. Kirsten avait participé à deux reprises à l’exercice annuel Gemini qui impliquait la police, les forces spéciales, les gardes-côtes et plusieurs compagnies pétrolières et gazières. Elle avait aussi assisté à des séminaires. Tous les spécialistes étaient unanimes : la Norvège était moins bien préparée que ses voisins pour faire face à une attaque terroriste. Jusqu’à une date récente, son pays avait été une nation naïve, considérant que le terrorisme ne la concernait pas et l’épargnerait toujours. Mais cette naïveté avait volé en éclats le 22 juillet 2011 avec Anders Breivik et le massacre d’Utøya. Néanmoins, encore aujourd’hui, alors qu’en Écosse la police protégeait les installations pétrolières en installant des gens armés à bord, la Norvège n’avait toujours pas pris la mesure du danger, même si Statoil, par exemple, avait renforcé sa sécurité depuis 2013 et l’attaque de la raffinerie d’In Amenas dans le Sud algérien. Que se passerait-il si des hommes bien entraînés armés de fusils d’assaut posaient leur hélico sur une plate-forme et la prenaient en otage ? S’ils la truffaient d’explosifs ? Il y avait plus de quatre cents installations offshore en mer du Nord : est-ce que leur espace aérien était surveillé en permanence ? Kirsten en doutait. Et les ouvriers revenant du continent : étaient-ils fouillés ? Qu’est-ce qui les empêchait de rapporter une arme à bord ?

Elle vit la femme appuyer sur un bouton et se pencher sur un micro.

— Mikkel, tu peux venir tout de suite, s’il te plaît ?

Trois minutes plus tard, un malabar qui bougeait comme un cow-boy fit son entrée dans le petit bureau.

— Mikkel, dit la femme, ces messieurs-dames sont de la police. Ils veulent savoir si tu es armé.

Mikkel les considéra en fronçant les sourcils et en roulant ses épaules bodybuildées.

— Oui, pourquoi ?

Kirsten lui demanda de quelle arme il s’agissait. La réponse la fit grimacer.

— Il y a quelqu’un d’autre qui l’est à bord ? voulut-elle savoir.

— Le capitaine, il a une arme dans sa cabine. C’est tout.

Merde, songea-t-elle. Elle regarda la tempête qui cinglait le hublot noir, puis de nouveau Kasper. Celui-ci hocha la tête. Son regard exprimait clairement ce qu’il pensait de la situation.

— On est tout seuls, conclut-elle.

— Et, contrairement à nous, il est sur son territoire, ajouta Kasper.

— Je peux savoir ce qui se passe ? dit le balèze.

Kirsten défit l’étui sur ses reins sans sortir son calibre.

— Prends ton arme. Mais n’en fais usage que si je te le dis.

Elle vit le costaud devenir tout pâle.

— De quoi est-ce que vous parlez ?

— Nous allons appréhender quelqu’un…

Elle se tourna une nouvelle fois vers la femme qui, à présent, ouvrait de grands yeux.

— Conduis-nous.

Cette fois, elle s’empressa d’obtempérer. Elle attrapa sa veste imperméable accrochée à une patère. Elle avait perdu toute agressivité ; de toute évidence, elle avait peur. Ils quittèrent le petit bureau à la queue leu leu et longèrent une étroite coursive jusqu’à un escalier métallique aussi raide que tous les autres. En haut des marches, Kirsten aperçut les néons extérieurs.

Ils émergèrent dans la nuit et le grondement de l’océan déchaîné enfla de nouveau dans ses tympans.

La femme blonde les précéda à travers le labyrinthe zébré de pluie. Il pleuvait comme vache qui pisse ; les averses luisaient sur le fond opaque des ténèbres et devant les lampes. Kirsten releva le col de son manteau. Elle sentit la pluie glacée lui doucher la nuque et lui couler dans le dos. Leurs pas vibraient sur les passerelles, mais le bruit était noyé par le vacarme ordinaire de la plate-forme.

D’énormes tuyaux montaient comme des orgues au-dessus d’eux, alignés et suspendus à la superstructure. Chacun plus haut qu’une maison. La tempête les faisait danser, chanter et s’entrechoquer comme les tubes d’un carillon à vent. Un autre escalier… Ils dévalèrent les marches et se retrouvèrent sur un pont envahi par une boue grasse, huileuse, encombré de machines et de conduits. Kirsten aperçut la forme vague agenouillée dans le fond, illuminée par intermittence. L’adrénaline diffusait dans ses veines. Elle vérifia que son arme était facilement accessible en passant discrètement une main sur ses reins. La visière opaque du soudeur s’illuminait chaque fois que le puissant soleil blanc jaillissait de son arc ; des étincelles et de la fumée s’élevaient tout autour. Elle songea que son casque évoquait le heaume de quelque chevalier. Concentré sur sa tâche, il ne les avait pas entendus arriver.

— Neveu ! hurla la femme blonde.

Le casque et la visière se relevèrent, le soleil s’éteignit. Un bref instant, Kirsten crut deviner un sourire à travers la visière.

— Poussez-vous, dit-elle calmement en écartant la femme. Philippe Neveu ? Norway police ! lança-t-elle en anglais.

L’homme ne réagit pas. Il resta là, sans rien dire, immobile, la torche de soudage dans sa main gantée. Kirsten ne voyait pas ses yeux ni son visage. Toujours à genoux, il reposa la buse de son appareil sur le sol métallique et retira lentement ses gants épais. Puis il éleva ses mains pâles vers son casque. Kirsten suivait chacun de ses gestes. Elle avait sa main droite en arrière, tout près de ses reins. Celles de l’homme s’élevèrent enfin au-dessus de sa tête et son visage apparut sous le casque. C’était bien celui de la photo.

Il y avait une lueur bizarre dans ses yeux et tous les sens de Kirsten furent aussitôt en alerte.

L’homme agenouillé se déplia tout doucement, et elle eut l’impression qu’il prenait son envol tant il était grand et maigre, bien que chaque geste fût fait au ralenti.

— Doucement, lui dit-elle. Slowly.

Elle chercha les serflex dans sa poche droite, ne les trouva pas. Zut ! Elle plongea dans la gauche. Elles étaient bien là. Elle jeta un coup d’œil à Kasper. Il était aussi tendu qu’elle, il ne quittait pas l’homme des yeux, et Kirsten vit les muscles de sa mâchoire jouer sous la peau de ses joues.

Six mètres.

C’était la distance qui les séparait.

Elle allait devoir la franchir si elle voulait lui passer les menottes. Elle regarda autour d’elle. Kasper avait sorti son arme. L’agent de sécurité avait la main posée sur l’étui de la sienne, façon cow-boy au Far West. La femme blonde ouvrait de grands yeux effrayés.

Keep quiet ! lança-t-elle en sortant les menottes. Understand me ?

L’homme ne bougea pas. Il regardait toujours avec cette lueur : celle d’un animal traqué.

Merde, elle n’aimait pas ça. Elle écarta une mèche de cheveux trempée qui lui tombait dans les yeux. La pluie lui martelait le crâne et coulait au bout de son nez.

— Mets les mains derrière la tête ! ordonna-t-elle.

Il obéit. Toujours avec la même lenteur circonspecte. Comme s’il craignait de déclencher une bavure policière. Sans cesser cependant de la regarder. Elle. Personne d’autre.

Il était vraiment grand. Elle allait devoir faire preuve de la plus grande prudence en s’approchant. Une gouttière dégoulinant des poutrelles d’acier lui tombait droit sur le crâne, mais il ne semblait pas s’en apercevoir. Il la fixait d’un air détaché.

— Maintenant, tu vas te retourner très lentement et te remettre à genoux. Les mains toujours sur la tête, c’est compris ?

Il ne répondit pas mais s’exécuta, pivotant doucement sur lui-même. L’instant d’après, il avait disparu. Quitté leur champ visuel… Aussi facilement que s’il avait exécuté un tour de magie, il avait filé derrière une grosse citerne cylindrique et un panneau électrique, sur la droite.

— MERDE !

Kirsten dégaina son arme, fit monter une cartouche dans le canon et se lança à sa poursuite. Elle contourna la citerne. Le treillis métallique du sol vibrait sous sa course. Elle le vit tourner à gauche après une sorte de gros tuyau coudé boulonné à un tuyau identique et dévaler des marches, à une dizaine de mètres. Se précipita à sa suite. En bas des marches, une étroite passerelle enjambait les flots furieux pour rejoindre une autre partie de la plate-forme bien moins éclairée.

— Kirsten, reviens ! beugla Kasper derrière elle. Reviens ! Il ne pourra pas aller loin !

Trop énervée pour réfléchir, elle dévala l’escalier et s’engagea à son tour sur la longue passerelle, fonçant vers la partie de la plate-forme plongée dans la nuit.

— Kirsten ! Reviens ! Bon Dieu !

Elle entrevit les vagues gigantesques au-dessous d’elle, frangées d’écume, à travers le sol grillagé. Qu’est-ce que tu fous ? À quoi tu joues ? Elle courut à toutes jambes, l’arme à la main, vers l’autre côté de la plate-forme, lequel semblait particulièrement noir et désert.

Un labyrinthe, voilà ce que c’était. Un dédale de poutrelles d’acier, d’escaliers et de barrières. Oui, elle savait qu’elle n’aurait pas dû y aller, mais après tout ce type avec son sourire à la con était engoncé dans une combinaison qui devait peser vachement lourd et le handicaper grandement, et il n’était pas armé, contrairement à elle. C’est ce qu’elle leur répondrait, quand ils lui demanderaient pourquoi elle avait pris un tel risque. C’est ce qu’elle prétendrait avoir pensé à ce moment-là.

Au moment où elle prenait pied de l’autre côté (elle pensa aux tours d’angle d’un château reliées par un chemin de ronde), une vague encore plus haute que les autres frappa l’une des piles au-dessous et des embruns glacés lui fouettèrent le visage. Elle le chercha des yeux. En vain. Cependant, il aurait pu être n’importe laquelle des ombres qui l’entouraient. Il lui suffisait pour ça de ne pas bouger.

— Neveu ! hurla-t-elle. Ne fais pas de conneries ! Tu ne peux aller nulle part !

Seul le vent lui répondit. Elle tourna la tête juste à temps pour le voir se détacher des ténèbres et s’élancer vers le fond.

— Hé ! Hé ! Reviens ici, putain !

Elle courut dans sa direction, mais il avait de nouveau disparu et elle prit conscience qu’elle était seule. Seule avec lui. Ni Kasper ni le vigile ne l’avaient suivie. Elle s’avança encore. Une cohorte d’ombres et de reflets autour d’elle. Les voiles de la nuit s’ouvraient et se refermaient. Elle avançait les jambes légèrement pliées, l’arme tenue à deux mains.

Elle ne voyait rien tant il faisait noir. Merde, elle était dingue de continuer ! À quoi bon ? Elle savait bien qu’elle faisait ça pour la galerie. Ou pour le fun ?

Son pied rencontra une forme molle et elle baissa les yeux vers la masse obscure d’une bâche en tas sur le sol. Elle l’enjamba prudemment, sans cesser de regarder autour d’elle. Elle venait de poser son pied d’appui de l’autre côté lorsqu’elle sentit des doigts se refermer sur sa cheville. Avant qu’elle eût compris ce qui se passait, sa jambe fut violemment tirée en arrière et elle bascula.

En langage pugilistique, on appelait ça « aller au tapis ».

Son dos et son coude heurtèrent le sol métallique et son arme alla glisser plus loin en tintant. La bâche fut repoussée, révélant une silhouette qui se redressa avec une vivacité surprenante et se rua sur elle. Elle aperçut un visage grimaçant. Elle s’apprêtait à lui balancer un coup de pied quand le ciel nocturne explosa. Des dizaines de lampes s’allumèrent en même temps, illuminant la silhouette penchée sur elle, et la voix de Kasper s’éleva :

— RECULE ! RECULE ! MAINS SUR LA TÊTE ! NEVEU ! FAIS PAS LE CON !

Kirsten tourna la tête en direction de Kasper. Puis elle reporta son attention sur le Français.

L’homme la regardait d’un air inquiet. Il levait les mains sans la quitter des yeux.

3. Téléobjectif

Kirsten et Kasper étaient assis face au Français depuis plus de trois heures. Elle avait choisi le local le plus neutre possible, une pièce sans déco ni fenêtres, de façon que l’attention de son interlocuteur ne soit distraite par rien — mais au contraire concentrée sur elle et ses questions.

Elle avait usé de la flatterie, soulignant le caractère unique de sa mise en scène dans l’église et l’interrogeant sur son métier de soudeur — puis elle avait opéré un virage à cent quatre-vingts degrés et commencé à se moquer de ses faiblesses, raillant la facilité avec laquelle il s’était laissé prendre et le nombre d’indices qu’il avait laissés derrière lui.

Pendant tout ce temps, le type n’avait cessé de clamer son innocence.

— Ces sous-vêtements appartiennent à ma petite amie, répéta-t-il en gémissant. Ça me permet de me souvenir d’elle et de me… enfin, vous voyez…

Elle le regarda. Son regard suppliant, humide, morveux, lui donna envie de le gifler.

— Et le sang ? dit Kasper.

— C’est du sang menstruel, merde ! Avec toute votre science, vous devez bien avoir un moyen de vérifier ça !

Elle l’imagina en train de renifler les dessous, le soir, dans sa couchette, et elle frissonna.

— OK. Alors pourquoi tu t’es enfui ?

— Je vous l’ai dit.

— OK. Répète-moi ça.

— Ça fait dix fois que je le répète !

Elle haussa les épaules.

— Eh ben, ça fera onze.

Il resta silencieux si longtemps qu’elle eut envie de le secouer un peu.

— Je rapporte un peu de shit en douce, et j’en file aux copains à bord.

— Tu deales ?

— Non, c’est cadeau.

— Arrête de me prendre pour une conne.

— Ouais. Enfin, un peu : je rends service. La vie à bord, c’est pas toujours facile. Mais chuis pas un assassin, merde ! J’ai jamais fait de mal à personne !

De nouveau les sanglots, les yeux rougis. Ils ressortirent de la pièce.

— Et si on se gourait ? dit-elle.

— Tu plaisantes ?

— Non.

Elle suivit la coursive et grimpa des marches en direction du poste de commandement. Elle commençait à avoir ses repères dans ce labyrinthe. Christensen la regarda entrer.

— Alors ?

— Il nous faut visiter les autres cabines des ouvriers qui ne sont pas encore rentrés.

— Pour quoi faire ?

Kirsten s’abstint de répondre.

— Très bien, dit-il à contrecœur, sentant que cette femme était inflexible en toutes circonstances et qu’il perdrait son temps à vouloir la raisonner. Je vais vous montrer.


Ce fut dans la quatrième qu’elle trouva.

Au milieu des vêtements : une enveloppe en papier kraft. Format A4. Elle la tira à elle et l’ouvrit. Des tirages papier de photographies. Le premier cliché était un portrait d’enfant blond. Dans les quatre-cinq ans. Elle retourna la photo. Gustav. C’était écrit. On voyait un lac derrière lui, un village et des montagnes enneigées. Elle examina les autres clichés.

Ils avaient été pris au téléobjectif…

Un homme. Toujours le même. La quarantaine. Cheveux bruns.

Kirsten les fit défiler. Il y en avait bien une vingtaine. La cible en train de garer sa voiture, la cible en train d’en descendre, de la verrouiller. Marchant dans la rue, au milieu d’une foule. Assise derrière la vitre d’un café. Kirsten repéra une plaque avec un nom de rue.

Ces photos avaient été prises en France.

Sur l’une des dernières, l’homme entrait dans un grand bâtiment en brique, hormis le hall d’entrée qui était précédé d’une grande porte semi-circulaire en métal. Un drapeau bleu-blanc-rouge flottait au-dessus. Drapeau français, là encore. Et, en dessous, les mots « HÔTEL DE POLICE ». Elle ne parlait pas français, mais elle n’en avait pas besoin pour comprendre le dernier mot.

Police : politiet.

Sur les gros plans, il avait un visage agréable, mais il paraissait fatigué, préoccupé. Kirsten voyait les poches sous ses yeux, le pli amer de sa bouche. Parfois son visage était net, parfois sa silhouette tout entière était un peu floue — ou bien une carrosserie de voiture, des feuillages, des passants s’interposaient entre l’objectif et lui. La cible vivait dans l’ignorance la plus parfaite de l’ombre qui la suivait partout, qui mettait chacun de ses pas dans les siens.

Elle retourna le cliché de l’enfant encore une fois.

GUSTAV

La même écriture que celle sur le papier trouvé dans la poche d’Inger Paulsen, à l’église.

Le papier qui portait son nom.

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