— Entre, Martin.
La même voix d’acteur, de tribun. Profonde, chaude. Le même ton urbain. Il les avait presque oubliés.
— Entre.
Il s’avança. Le lit médicalisé sur la gauche, Gustav endormi (un coup sourd dans sa poitrine), l’air insouciant et apaisé mais les joues rubescentes, la chaleur dans la pièce, la fenêtre dans le fond, avec la lueur des lampadaires traçant des rais horizontaux entre les lames des stores.
Pas d’autre source de lumière.
Il distinguait à peine la silhouette assise qui lui tournait le dos.
— Tu ne vas pas m’arrêter, n’est-ce pas ? Pas avant qu’on ait parlé.
Il ne dit rien. Fit un pas de plus. Hirtmann sur sa gauche. Servaz contempla son profil. Il portait des lunettes, avait une mèche qui lui tombait sur le front et son nez avait changé de forme. Il ne l’aurait pas reconnu s’il l’avait croisé dans la rue.
Mais quand le Suisse tourna la tête et leva le menton vers lui pour le regarder, derrière ses lunettes correctrices, Servaz reconnut le sourire et la bouche un brin féminine.
— Bonjour, Martin. Je suis content de te voir.
Il ne répondit toujours pas, se demanda si le Suisse pouvait entendre les coups dans sa poitrine.
— J’ai renvoyé les Labarthe chez eux. Ce sont de bons petits soldats, mais quelle couche ils trimballent. Lui, c’est un vrai con. Son livre ne vaut rien, tu sais ? Tu l’as lu ? Elle, elle est beaucoup plus dangereuse. Tu sais qu’ils ont osé droguer Gustav. (Sa voix comme un filet d’eau glacée tout à coup.) Ils pensent s’en tirer avec une remontrance. Mais tu sais que ça ne va pas se passer comme ça…
Servaz ne dit rien.
— J’ignore encore comment je vais régler ça. On verra. Je préfère la spontanéité.
Servaz tendit l’oreille. Essayant de capter d’autres bruits derrière la voix. Il n’y en avait pas. Tout était calme.
— Tu te rappelles notre première conversation ? dit soudain le Suisse.
Et comment qu’il se rappelait. En définitive, il n’y avait pas eu une seule journée en huit ans où il n’avait pas pensé à ce moment d’une manière ou d’une autre. Parfois cela durait quelques secondes, parfois plus.
— Tu te rappelles le tout premier mot que tu as prononcé ?
Servaz s’en souvenait. Mais il laissa Hirtmann le dire.
— Mahler[13].
Le Suisse souriait, son visage levé vers lui s’était illuminé.
— Tu as dit « Mahler ». Et là, j’ai tout de suite compris que quelque chose se passait. Tu te souviens de la musique ?
Oh oui, il s’en souvenait.
— La Quatrième, premier mouvement, répondit Servaz d’une voix éraillée, comme s’il n’avait pas parlé depuis des jours.
Hirtmann hocha la tête avec satisfaction.
— Bedächtig… Nicht eilen… Recht gemächlich…
Ses mains s’élevèrent et voletèrent dans la chambre, comme s’il la percevait.
— « Délibéré, sans hâte, très à l’aise », traduisit Servaz.
— Je dois reconnaître que tu m’as fait forte impression, ce jour-là. Oui. Et je ne suis pas facilement impressionnable.
— On est ici pour parler du bon vieux temps ?
Le Suisse eut un petit rire débonnaire. Presque une toux. Puis il se tourna vers le lit.
— Parle moins fort. Tu vas le réveiller.
Servaz eut l’impression que son estomac tombait.
— Qui est cet enfant ? demanda-t-il.
Pendant un moment, ni l’un ni l’autre ne parla.
— Tu ne devines pas ?
Il déglutit.
— Je t’ai dit qu’une fois, dans mon ancien travail, j’ai trouvé le cadavre d’un gosse ? enchaîna le Suisse. J’étais jeune en ce temps-là, je venais de commencer au tribunal de Genève depuis trois semaines. La police m’a appelé en pleine nuit. Le type au bout du fil avait l’air bouleversé. Je me suis pointé à l’adresse indiquée. Un endroit déprimant. Un pavillon minable squatté par des junkies. Quand je suis entré dans la baraque, j’ai tout de suite senti l’odeur : ça puait le vomi, la pisse de chat, la bouffe, la merde, le tabac, la crasse, mais aussi le papier alu cramé. J’ai vu des cafards dans le couloir et la cuisine ; c’en était infesté. Je suis entré dans le salon. Ils étaient tous défoncés, avachis sur les canapés, la mère, allongée sur les genoux de deux types, dodelinait de la tête, un des mecs insultait la police, il y avait encore des garrots et des seringues sur la table basse. Ils s’étaient déjà injecté dans les veines toute la merde qu’ils avaient sous la main. La gamine était dans sa chambre, au fond du couloir, allongée dans son lit. Je lui donnais dans les quatre ou cinq ans. En réalité, je l’ai su plus tard, elle en avait sept… Mais des années de mauvais traitements et de malnutrition la faisaient paraître beaucoup plus petite et plus menue que son âge.
Il lança un regard en direction du lit.
— Le légiste, un type proche de la retraite qui en avait pourtant vu d’autres, était très pâle. Il l’examinait avec beaucoup de douceur, peut-être pour compenser la rage avec laquelle elle avait été battue. Les secours étaient encore là, devant le pavillon. L’un d’eux avait vomi dans l’herbe. Ils avaient tout fait pour ranimer la petite, massages cardiaques, défibrillateur. Un des types voulait rentrer à l’intérieur et cogner sur les parents. Les flics ont dû le retenir. La chambre de la gamine était pleine d’ordures, comme tout le reste de la maison : des bouteilles, des canettes, de la bouffe en train de moisir dans des cartons, des taches partout, même sur le lit…
Hirtmann se tut, perdu dans ses pensées.
— On a fini par appréhender l’auteur des coups mortels. Ce n’était pas un des trois déchets, mais le père, qui s’était pointé, tout aussi défoncé, et qui avait trouvé la mère endormie avec les deux autres. Du coup, il s’était vengé sur la môme. J’ai tué la mère deux mois plus tard. Après l’avoir torturée. Je ne l’ai pas violée. Elle me dégoûtait trop.
— Pourquoi me raconter tout ça ?
Le Suisse ne sembla pas avoir entendu.
— Tu as une fille, Martin. Tu sais cela depuis longtemps…
Servaz sentit son corps se raidir.
Ne parle pas de ma fille, salopard…
— Je sais quoi ? demanda-t-il d’une voix très froide.
— Que quand on a un enfant, on cesse de raisonner comme avant. Quand on a un enfant, le monde redevient dangereux, n’est-ce pas ? Avoir un enfant, c’est réapprendre que nous sommes fragiles, un enfant vous rend vulnérable. Tu sais tout ça, bien sûr. Regarde-le, Martin. Que se passera-t-il si je disparais ? Si je meurs ? Si je vais en prison ? Que deviendra-t-il ? Qui s’occupera de lui ? Dans quel foyer, équilibré ou dysfonctionnel, atterrira-t-il ?
— C’est ton fils ? demanda Servaz, la gorge nouée.
Hirtmann détourna son regard de Gustav pour le scruter à travers ses lunettes, les yeux plissés.
— Oui, c’est mon fils. Je l’ai élevé, je l’ai vu grandir. Ce gamin, tu n’imagines pas à quel point il est formidable.
Il marqua une pause.
— Gustav est mon fils, et c’est aussi le tien. Je l’ai élevé comme mon fils — parce que c’est ce qu’il est — mais c’est ton ADN qu’il a dans ses cellules. Pas le mien.
Martin n’écoutait plus. Ses oreilles bourdonnaient comme s’il était atteint d’acouphènes. Sa gorge lui semblait tapissée de papier de verre.
— Tu peux le prouver ? dit-il soudain.
Hirtmann sortit un sachet transparent. À l’intérieur, une mèche de cheveux. Blonds. Identique à celui qu’il avait dans la poche.
— Je m’attendais à cette question. Tiens, vas-y, fais le test. Mais je l’ai déjà fait pour toi : je voulais savoir s’il était de toi ou de moi…
Hirtmann marqua un temps d’arrêt.
— Gustav. Ton fils. Il a besoin de toi.
— Alors ? c’est pour ça…
— C’est pour ça quoi ?
— Qu’on l’a trouvé si facilement… Tu as tout fait pour qu’on le trouve, en vérité.
— Tu es malin, Martin. Très malin.
— Mais pas aussi malin que toi, c’est ça ?
— Je suis assez malin moi-même, il est vrai. Tu me connais suffisamment pour savoir que je ne fais pas autant d’erreurs que cela, d’habitude. Ça aurait dû te mettre la puce à l’oreille.
— Ça l’a fait. Mais, même si j’ai bien pensé que tu tirais les ficelles, que tu étais derrière tout ça, je me suis dit que tu avais tes raisons — et que le marionnettiste finirait par pointer le bout de son nez… J’avais raison, non ?
— Fort bien. Donc, nous y voilà.
— Le problème, c’est que toutes les issues de cet hôpital sont contrôlées par la police. Tu ne pourras pas t’échapper.
— Je ne crois pas, non. Tu vas m’arrêter ? Ici ? Dans la chambre de ton fils malade ? Je trouve ça d’assez mauvais goût, pour tout dire.
Servaz regarda Gustav dans son lit, ses cheveux blonds toujours collés à son front par la transpiration, ses lèvres entrouvertes et sa cage thoracique étroite qui se soulevait doucement sous le pyjama molletonné. Ses cils blonds étaient posés sur ses paupières closes comme les soies d’un pinceau.
Hirtmann déplia son mètre quatre-vingt-huit. Servaz s’aperçut qu’il avait pris quelques kilos. Il portait un pull jacquard démodé et un pantalon en velours informe. Mais il émanait toujours de lui ce quelque chose de magnétique, de redoutable.
— Tu es fatigué, Martin. Je te propose de…
— Qu’est-ce qu’il a ? le coupa Servaz d’une voix changée.
— Atrésie biliaire.
Servaz n’avait jamais entendu parler de cette maladie.
— C’est grave ?
— Mortel si on ne fait rien.
— Explique-toi, dit-il fermement.
— Ça va prendre du temps.
— Je m’en fous. J’ai tout mon temps.
Il sentit que le Suisse le regardait.
— L’atrésie biliaire est une maladie qui touche environ un enfant sur vingt mille. Une belle saloperie qui débute avant même la naissance de l’enfant. Dans le ventre de la mère. En gros, les canaux qui permettent au foie d’évacuer la bile se rétrécissent et se bouchent, la rétention de la bile dans le foie produit des dommages irréparables et, si rien n’est fait, mortels. Tu as entendu parler comme tout le monde de la cirrhose des alcooliques. Eh bien, c’est ce qui se passe : la présence de la bile dans le foie entraîne une fibrose, puis une cirrhose biliaire secondaire. C’est de ça que meurt l’enfant : une bonne vieille cirrhose du foie.
Hirtmann marqua une pause et jeta un regard à Gustav avant de poursuivre.
— À ce jour, l’origine de l’atrésie biliaire est inconnue. Les enfants qui en sont atteints souffrent de problèmes de santé constants. Ils sont plus petits que la moyenne, souvent atteints par des infections. Ils ont des douleurs abdominales, l’abdomen gonflé, la jaunisse, ils ont des troubles du sommeil et des saignements gastro-intestinaux. Bref, comme je te l’ai dit : une belle saloperie.
Il n’y avait aucune émotion particulière dans sa voix, rien que l’énonciation brutale des faits.
— Le premier traitement consiste à rétablir l’écoulement de la bile. Cette opération s’appelle la procédure de Kasai, du nom du chirurgien qui l’a mise au point. Il s’agit de retirer le conduit nécrosé et de le remplacer par un tuyau de drainage neuf prélevé sur l’intestin grêle. La chirurgie, c’est de la plomberie. Gustav a subi cette opération. Elle est couronnée de succès une fois sur trois. Dans son cas, il semble qu’elle ait échoué.
Il marqua une pause.
— À partir de là, une insuffisance hépatique se développe et, si les symptômes s’aggravent, l’enfant est en danger de mort.
Servaz avait l’impression que le silence qui régnait dans l’hôpital produisait une sorte de vibration — ou bien était-ce ses oreilles ?
— Y a-t-il un autre traitement ?
Hirtmann plongea son regard dans le sien.
— Oui. Une greffe de foie.
Servaz attendit la suite, le cœur dans la gorge.
— L’atrésie biliaire est la première cause de transplantation hépatique chez l’enfant, expliqua Hirtmann. L’obstacle principal à la greffe, tu t’en doutes, Martin, c’est le manque de donneurs morts dans ce groupe d’âge.
Une femme en blouse d’infirmière passa dans le couloir. Le bruit de ses semelles en caoutchouc sur le sol parut à Servaz un écho des coups sourds frappés dans sa poitrine.
— Et, dans le cas de Gustav, poursuivit le Suisse, cela supposerait tout un tas de formalités, le faire sortir de la clandestinité et sans doute accepter qu’il finisse un jour dans une famille d’accueil, c’est-à-dire chez des inconnus, putain. Des gens que je ne contrôlerai pas et que je n’aurai pas choisis.
Servaz se garda de lui faire remarquer que le choix des Labarthe ne lui paraissait guère optimal.
— Mais il y a une autre option, la seule en vérité pour Gustav : la greffe de donneur vivant compatible. On prélève environ 60 à 70 % du foie d’un donneur saint — ça ne pose pas de problème : le foie repousse. Et on les transplante à l’enfant. Mais il ne peut s’agir de n’importe quel donneur. Ça doit être un parent proche : un frère, une mère, un père…
C’était donc ça… Servaz résista à l’impulsion d’attraper le Suisse par le col. Marianne, pensa-t-il soudain. Il avait dit « une mère, un père… » Pourquoi pas Marianne ?
— Pourquoi pas la mère ? Marianne, pourquoi pas elle ? demanda-t-il d’une voix enrouée. Pourquoi elle ne pourrait pas donner son foie ?
Hirtmann le dévisagea d’un air grave, il semblait chercher la bonne réponse.
— Disons que son foie n’est pas disponible.
Servaz respira à fond.
— Elle est morte, c’est ça ?
Le regard du Suisse était plein de feinte compassion, et Servaz eut de nouveau envie de le prendre à la gorge.
— Et si je refuse de le faire ? dit-il. Que se passera-t-il ?
— Eh bien, dans ce cas, ton fils est mort, Martin.
— Pourquoi ? dit-il soudain.
— Pardon ?
— Pourquoi tu ne l’as pas tué ? Pourquoi tu l’as élevé comme ton propre fils ?
Ils étaient toujours debout, côte à côte, au pied du lit. Ils contemplaient le garçon endormi, dont les lèvres articulaient un discours silencieux.
— Je ne tue pas les enfants, répondit le Suisse froidement. Et le destin a placé ce gosse entre mes mains. Je t’ai dit que, quand j’ai découvert que Marianne était enceinte, cela m’a rendu furieux ? Je l’ai affamée pendant des semaines pour qu’elle avorte. Je ne voulais pas tuer cet enfant, je voulais qu’il meure naturellement. Mais le petit diable s’est accroché. Sauf qu’avec toutes les drogues que je lui faisais prendre, Marianne était dans un état lamentable. J’ai dû la sevrer, la nourrir, lui injecter des vitamines en intraveineuse.
— En Pologne ? demanda Servaz.
Hirtmann le regarda.
— La Pologne, Marianne n’y a jamais mis les pieds. C’était juste histoire de te torturer un peu. J’ai mis son ADN au milieu des autres, voilà tout.
— Comment est-elle morte ?
— Quand l’enfant est né, que j’ai fait ce test de paternité et découvert que ce n’était pas le mien, poursuivit le Suisse sans répondre, j’ai compris qu’il était sûrement de toi. Alors, je suis venu à Toulouse et, à ton insu, j’ai prélevé un peu de ton ADN. Ça n’a pas été difficile. Pas plus difficile que de t’emprunter ton arme. Dans les deux cas, il m’a suffi d’entrer dans ta voiture.
Servaz retint son souffle ; il essayait de réfléchir.
— Car c’est bien ton arme qui a tué Jensen, confirma le Suisse. Et c’est moi qui ai appuyé sur la détente. Je te l’ai empruntée la nuit où tu m’as poursuivi dans les jardins des thermes. Je l’ai remplacée par une autre, identique, et je l’ai remise en place quelques jours plus tard.
Servaz pensa au parfum qu’il avait senti dans la voiture, en ressortant de chez le psy, à son arme entre les mains de Rimbaud, aux tirs de comparaison qui seraient bientôt effectués. Il regarda l’enfant au bout du lit.
— Par la même occasion, j’ai aussi vérifié la compatibilité entre vos groupes sanguins, ajouta le Suisse.
Le flic écoutait ses paroles sans pouvoir se départir d’un sentiment d’irréalité. Il avait l’impression qu’il rêvait, qu’il allait se réveiller.
— En admettant… en admettant que je le fasse, comment être certain que tu ne me liquideras pas après l’opération ?
La faible lumière émanant du néon accroché au-dessus du lit se reflétait dans les verres du Suisse, tel un reflet à la surface d’un étang, la nuit.
— Tu ne peux pas en être certain, répondit-il. Mais, après ça, Gustav te devra la vie. Une vie pour une vie. Disons que ce sera ma façon de payer mes dettes. Bien sûr, tu n’es pas obligé de me croire. Il se peut que je change d’avis et vous liquide tous les deux. Cela rendrait la mienne plus facile…
— J’ai une condition, dit-il au bout d’un moment.
— Je ne crois pas que tu sois en position de négocier, Martin.
— Le confier aux Labarthe, ces tarés, bon Dieu ! s’exclama-t-il soudain avec colère.
Hirtmann tressaillit, mais ne fit aucun commentaire.
— Et qu’est-ce que tu proposes ? demanda-t-il d’un air surpris.
— C’est mon fils, après tout.
— Et alors ?
— C’est à moi de l’élever.
Hirtmann le regarda, éberlué.
— Pardon ?
— Tu as bien entendu. Comment le pourrais-tu ? Où va avoir lieu l’opération ?
Il devina que le Suisse réfléchissait.
— À l’étranger. Ici, c’est trop risqué, pour lui comme pour moi…
Ce fut au tour de Servaz d’être surpris.
— Où ça à l’étranger ?
— Tu verras…
— Et comment tu as prévu de le faire sortir du pays ?
— Alors, tu vas le faire ? demanda le Suisse sans répondre.
Servaz ne quittait pas Gustav des yeux. L’inquiétude le taraudait. Une inquiétude qui lui rappelait quand Margot avait l’âge de Gustav et qu’il avait peur pour elle.
— Je n’ai pas vraiment le choix, non ?
— Cet enfant, tu crois que Quelqu’un nous l’a envoyé ? Tu crois en Dieu, Martin ? Il me semble que je t’ai déjà posé cette question dans le temps. Ce serait un Dieu sacrément tordu, non, s’il existait ?
Ils étaient sortis respirer l’air de la nuit, ils regardaient les flocons tomber. Hirtmann tira sur sa cigarette.
— Tu as entendu parler de Marcion, Martin ? Marcion était un chrétien qui vivait il y a mille huit cents ans à Rome. En regardant autour de lui, en regardant cet univers traversé de souffrances, de massacres, de maladies, de guerres et de violence, Marcion l’hérétique en conclut que le Dieu qui avait créé tout ça ne pouvait pas être bon, que le mal était une composante de sa création. Les scénaristes de la chrétienté trouvèrent un rebondissement assez vaseux pour répondre à la question du mal : ils inventèrent Lucifer. Mais la version de Marcion était bien meilleure : Dieu est responsable du mal comme de tout le reste, il est responsable de la maladie de Gustav aussi. Non seulement le mal fait partie de sa création, mais il en est un des leviers. C’est grâce à la violence et au conflit que la création évolue vers des formes toujours supérieures. Regarde Rome. Selon Plutarque, Jules César a pris plus de huit cents villes, soumis trois cents nations, fait un million de prisonniers et tué un autre million de ses ennemis. Rome était une société vicieuse, avec un goût certain pour la cruauté. Pourtant, son ascension a permis au monde d’évoluer, son empire a unifié les nations, permis aux idées de circuler, inventé de nouvelles formes de sociétés.
— Tes divagations me fatiguent, dit Servaz en sortant son propre paquet de cigarettes.
— Nous rêvons de paix, mais c’est un leurre, poursuivit le Suisse sans tenir compte de l’interruption. À tous les niveaux règnent la rivalité, la compétition et la guerre. William James, le père de la psychologie américaine, a suggéré que la vie civilisée rend possible pour de nombreuses personnes le fait de passer du berceau à la tombe sans avoir jamais connu le moindre moment de véritable peur. Ainsi beaucoup de ces personnes ne comprennent pas la nature de la violence, de la haine et du mal, qui pourtant les entourent. Quelle merveille que d’être un loup entouré d’agneaux, n’est-ce pas ?
— Marianne, qu’est-ce que tu en as fait ? Comment elle est morte ?
Le Suisse lui jeta un bref coup d’œil contrarié cette fois, comme s’il trouvait malpoli de l’interrompre à deux reprises.
— Je t’ai dit que, quand j’avais l’âge de Gustav, j’ai frappé mon oncle avec un marteau ? Il était assis dans le salon avec ma mère. Il était passé sous je ne sais quel prétexte pendant que mon père était absent et ils bavardaient. Aujourd’hui encore, je suis incapable d’expliquer ce geste. D’ailleurs, je l’avais oublié jusqu’à ce que ma mère m’en reparle, des années plus tard, sur son lit de mort. Je ne sais pas… sans doute simplement parce que le marteau était là. Je l’ai attrapé, je me suis approché par-derrière et pan ! je lui en ai filé un grand coup sur le crâne. D’après ma mère, il pissait le sang.
Servaz fit jaillir la flamme du briquet et alluma sa cibiche.
— Une des dernières choses que ma mère m’a dites, quelques instants avant que le cancer n’en vienne définitivement à bout, c’est : « Tu as toujours été mauvais. » J’avais seize ans. Je lui ai répondu en souriant : « Mauvais comme le cancer, maman. »
Soudain, sans que rien n’eût pu laisser prévoir son geste, le Suisse arracha la cigarette des lèvres de Servaz et jeta le mégot dans la fine couche de neige du trottoir. Ensuite, il l’écrasa du talon.
— Qu’est-ce que tu… ?
— On t’a jamais dit qu’un donneur ne doit pas fumer ? C’est un peu tard, mais à partir d’aujourd’hui, plus de clopes, décréta Hirtmann en faisant demi-tour et en franchissant les portes. Tu prends des médicaments pour le cœur ?
Servaz faillit répliquer, mais il pensa à Gustav. Est-ce que c’était réel ? Est-ce qu’il était vraiment en train de discuter avec le Suisse des médicaments qu’il prenait ?
— Pas exactement pour le cœur, répondit-il. Ce n’est pas comme si j’avais subi un pontage ou une greffe. Ni anticoagulants ni médicaments antirejet. Des antidouleur et un anti-inflammatoire, je les ai arrêtés. Je ne pense pas qu’ils aient eu trop le temps de m’endommager le foie, si c’est ça qui te chagrine. Où est-elle ? Marianne, qu’est-ce que tu en as fait ? gronda-t-il derrière le Suisse en lui emboîtant le pas.
Les portes se refermèrent derrière eux. L’entrée de service. Servaz regarda tout autour. Il n’y avait personne.
— Où est-elle ? dit-il en attrapant Hirtmann par le col et en le collant contre le mur.
Le Suisse se laissa faire.
— Marianne…, répéta Servaz, les traits déformés par la colère.
— Tu veux sauver ton fils ou pas ? Lâche-moi. Tu le sauras le moment venu, ne t’inquiète pas.
Il resserra sa prise. Il avait envie de frapper, de cogner, de faire mal.
— Ton fils est mourant si nous ne faisons rien. On ne peut plus attendre. Une dernière chose, au cas où tu te mettrais en tête que Gustav peut très bien être opéré ici… Pense à Margot. Il y a deux nuits de ça, je l’ai vue en petite tenue : j’avais renversé du café sur le costar de son garde du corps et elle a ouvert sa porte. Quelle beauté !
Cette fois, il frappa. Le nez du Suisse explosa. Hirtmann rugit comme un fauve quand Servaz le lâcha. Il se pencha en avant, sortit un mouchoir et le plaqua contre son nez qui pissait le sang.
— Je pourrais te tuer pour ça, gronda-t-il. Tu sais comme moi, poursuivit-il malgré tout, qu’il est impossible de protéger ta fille de quelqu’un comme moi… À propos de Margot, tu ne la trouves pas fatiguée en ce moment ? Tu as vu ces cernes sous ses yeux ?
— Espèce de charogne !
Il se sentait prêt à frapper de nouveau. Son cœur battait dangereusement dans sa poitrine. C’est alors qu’il vit l’écriteau sur le mur, près de la porte coulissante :
Après tout, se dit-il, ce n’était pas comme si Hirtmann faisait partie du personnel de l’hôpital. Il saisit ses menottes en un tournemain.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda le Suisse dont le regard étincelait.
Sans répondre, il referma un des bracelets autour d’un des poignets du Suisse, le fit pivoter prestement.
— Arrête ça. C’est idiot.
Il fit de même avec le second, l’attrapa par le bras et l’entraîna vers la sortie.
— Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ? s’énerva Hirtmann. Pense à Gustav ! Au temps qu’on perd.
La voix du Suisse était lisse et froide, et il eut la sensation de marcher sur une couche de glace trop mince sur le point de se craqueler.
L’infirmière dans le petit bureau les vit passer et jaillit de la pièce. Servaz tendit sa carte de police dans sa direction sans se retourner et s’éloigna avec son prisonnier.
— Tu as l’air secoué, Martin, dit le Suisse d’une voix mauvaise et railleuse à la fois, une voix méchante et malicieuse. Tu as l’air d’un chat à qui on a coincé la queue dans la porte. Enlève-moi ça. Ta fille, je ne l’ai pas touchée. Et je ne la toucherai pas. Si tu fais ce que tu dois faire… En fin de compte, tout — absolument tout — dépend de toi.
— Ferme-la.
Il poussa la porte battante donnant sur le hall et brandit de la même façon sa carte en direction de la femme à l’accueil — qui considéra le visage ensanglanté d’Hirtmann, les poignets menottés et la carte avec des yeux ronds — avant de se tourner vers la sortie et d’en franchir les portes en tenant le Suisse.
L’air froid les frappa, mais Servaz n’y prêta pas attention. Il descendit les marches et s’orienta vers l’emplacement où était garée sa voiture.
— Réfléchis, dit le Suisse en marchant à côté de lui. Tu vas être inculpé de meurtre. La seule personne qui puisse te disculper, c’est moi.
— Précisément, je préfère te savoir en prison à ce moment-là que dehors, lui rétorqua-t-il en ouvrant la portière côté passager.
— Et Gustav ?
— Ça, c’est mon problème.
— Ah oui ? Comment feras-tu, une fois en taule, pour donner ton foie ?
Le Suisse était adossé à la voiture, les poignets menottés sur le ventre. Il le toisait. Servaz hésita.
— D’accord, mais à mes conditions, répéta-t-il.
— Et quelles sont-elles ?
— Toi en prison, moi dehors. Je suivrai tes instructions. J’irai dans cette clinique. Je donnerai mon foie. Nous sauverons Gustav. Mais toi, tu dormiras en taule pendant ce temps.
Le Suisse émit un son entre le rire et le rugissement.
— Tu crois que tu peux dicter tes conditions ? Tu n’as pas le choix, Martin : tu n’as plus la main. Si tu veux sauver ton fils. Et ta fille… Même si je suis en taule, pense à ce que les Labarthe pourraient lui faire… Ou, si ce n’est eux, d’autres gens comme eux, que je connais… Je te trouve bien pâle, Martin, tout à coup…
Le vent qui soufflait sur l’esplanade était désagréable et il emportait les paroles du Suisse en même temps que les panaches de son souffle. Les yeux d’Hirtmann étaient réduits à deux fentes, mais Servaz distinguait un éclat métallique entre ses paupières. Il ne doutait pas une seconde que celui-ci mettrait sa menace à exécution.
Il le frappa dans le foie, aussi fort qu’il put, et le Suisse hurla de douleur et de rage, fléchit les genoux.
— Tu me paieras ça, grinça-t-il, mauvais. Tôt ou tard, tu me le paieras. Mais pas maintenant.
Servaz défit les menottes.
Il était 4 heures du matin quand il remonta à l’hôtel. Il vit tout de suite que de la lumière brillait à la fenêtre de leur chambre. Kirsten était réveillée.
Quand il entra, elle était assise sur la chaise devant le petit bureau, lui tournant le dos, son ordinateur allumé.
— Où étais-tu ? demanda-t-elle sans se retourner.
Il ne répondit pas tout de suite. Kirsten fit volte-face et le dévisagea.
— Que s’est-il passé ? Tu as l’air d’avoir vieilli de dix ans.
— Et tu n’as pas jugé bon de me prévenir ?
Elle était furieuse. Elle ne semblait pas avoir beaucoup dormi et les cernes sous ses yeux lui donnaient un air plus fragile qu’à l’ordinaire.
— Vous avez passé cinq heures dans ce foutu hôpital avec ce gosse et tu n’as pas trouvé un instant pour m’appeler ?
— Tu dormais…
— Fuck off !
Il se le tint pour dit et la boucla.
— Et il est où maintenant ?
— Je ne sais pas…
— Quoi ?
— Je ne sais pas.
— Tu… tu l’as laissé partir ? Comme ça ?
— Tu n’as pas écouté ce que je t’ai dit ? Gustav est peut-être mon fils. Et il est en danger de mort…
— Et alors ?
— Hirtmann a tout prévu. Cette clinique à l’étranger, le chirurgien qui va l’opérer…
— Martin ! shit ! Ce gosse peut très bien être opéré ici si c’est toi le donneur ! Pas besoin de…
— Non, trancha-t-il.
Elle le regarda.
— Pourquoi ?
— J’ai mes raisons.
— Bloody hell ! jura-t-elle.
— Il a menacé de s’en prendre à Margot.
— Tu n’as qu’à demander que le dispositif autour d’elle soit renforcé.
— Tu sais aussi bien que moi qu’il est impossible de protéger quelqu’un à cent pour cent, dit-il en pensant aux paroles d’Hirtmann concernant Margot. Même avec le meilleur dispositif du monde. À plus forte raison avec deux ou trois flics qui n’ont pas été formés pour ça. Je ne prendrai pas ce risque. Et puis, qui sait combien de temps ça va prendre pour régulariser la situation de Gustav ici. Il est malade… Il n’y a pas de temps à perdre. Il faut l’opérer maintenant, pas dans six mois…
Il avait parlé d’un ton ferme et irrévocable. Kirsten hocha la tête d’un air pénétré.
— Alors, tu vas le laisser courir, c’est ça ? Tu vas lui obéir ?
— Pour le moment… Je n’ai pas le choix.
— On a toujours le choix.
Elle semblait très contrariée.
— Quand est-ce que tu dois le revoir ?
— C’est lui qui me contactera.
De nouveau, elle hocha la tête, non sans un regard aigu dans sa direction.
— Il faut que j’y aille, dit-il en ramassant quelques affaires.
— Où tu vas ? demanda-t-elle, à la fois exaspérée et abasourdie.
— Voir ma fille.
Il poussa le chauffage à fond dans la voiture et alluma la radio. Un expert autoproclamé — un de ceux qui avaient été incapables de prévoir son élection — expliquait pourquoi Donald Trump avait été élu à la présidence des États-Unis et pourquoi la même chose pouvait arriver ici — c’est-à-dire exactement le contraire de ce que lui et ses confrères affirmaient depuis des mois.
Il faisait encore nuit quand il entra dans Toulouse, gara sa voiture dans les étages du parking Victor-Hugo, redescendit au niveau de la rue, la traversa et pénétra dans son immeuble en adressant un geste de la main au flic assis dans sa voiture. Il salua le planton devant sa porte en se demandant depuis combien de temps il était là. Il était 6 h 12 du matin.
— Un café ? dit-il.
Le flic accepta et se leva. Il déverrouilla précautionneusement la porte pour ne pas réveiller Margot. Entendit quelqu’un bouger dans la cuisine.
— Margot ?
Le visage de sa fille apparut dans l’encadrement.
— Papa ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Bonjour, mademoiselle, dit le flic derrière lui.
— Bonjour, répondit-elle. Vous voulez un café ?
— Et toi ? Tu es déjà debout ? demanda son père en détaillant son visage fatigué, les cernes bleuâtres sous ses yeux.
Elle le regarda sans répondre. Se retourna pour rentrer dans la cuisine. Même ses épaules étaient un peu plus voûtées qu’à l’ordinaire sous son peignoir élimé. Il repensa aux paroles du Suisse : « Tu ne la trouves pas fatiguée en ce moment ? »
Il n’avait pas dormi de la nuit et, comme toujours en pareil cas, il se sentait un brin cotonneux, avec un persistant sentiment d’irréalité, alors qu’il s’avançait dans la cuisine, prenait la tasse que Margot lui tendait. L’impression d’évoluer quelque part entre le sommeil et la veille. De partager le quotidien des lève-tôt, ces travailleurs pauvres — dont bon nombre d’étrangers — qui sortent de chez eux avant que le jour se lève pour nettoyer nos bureaux et nos fauteuils avant que nous y posions nos gentilles petites fesses.
— Je vais me recoucher, dit Margot en étouffant un bâillement.
Elle l’embrassa et s’éloigna à travers le séjour. Il la suivit des yeux. Elle n’avait vraiment pas l’air dans son assiette. Il remarqua aussi que l’inactivité avait des effets sur elle : elle avait pris quelques kilos depuis qu’elle était là, et son visage s’était arrondi. Hirtmann en savait-il plus qu’il ne le disait ? Du Suisse, sa pensée voyagea jusqu’à Gustav. L’hôpital le gardait en observation jusqu’à la fin de la journée. Après quoi, il rentrerait chez lui. C’est-à-dire chez les Labarthe… À cette pensée, il sentit son estomac se nouer.
Il avait faim. Il chercha une pizza dans le congélateur mais il n’y en avait plus. De la même façon, les plats pour micro-ondes avaient disparu. Encore une fois il sentit l’agacement le gagner. Le réfrigérateur avait pareillement été vidé de tous les hamburgers qu’il contenait, remplacés par des fruits et des légumes en quantité industrielle. Bio, évidemment.
Il eut brusquement envie d’uriner.
En ressortant des W.-C., il se dirigea vers la chambre de sa fille. La porte était entrebâillée. Il la poussa doucement. Elle dormait déjà. Même dans le sommeil, elle avait l’air épuisée.
— Ton fils, dit Vincent Espérandieu, incrédule.
Il regarda le fond de sa tasse de café, comme si un message était inscrit dedans.
— Martin, c’est une histoire incroyable. Ton fils…
— Peut-être, rectifia Servaz en poussant devant lui deux sachets, l’un contenant une mèche blonde, l’autre un seul cheveu. Ou peut-être juste un bluff. Il me faut le résultat le plus rapidement possible. Pour les deux…
Espérandieu considéra les deux sachets l’un après l’autre, puis s’en saisit.
— Pourquoi deux ? Je ne comprends pas.
— Je t’expliquerai.
Il faisait trop froid pour la terrasse, ce jour-là, et ils s’étaient réfugiés à l’intérieur, près de la fenêtre. De l’autre côté de la vitre, les passants se faisaient rares sur la place du Capitole.
— Tu ne crois pas que tu aurais pu m’en parler avant ?
Servaz ne dit rien. Il jeta un coup d’œil à son adjoint. Avec sa mèche balayant son front, son visage poupin et sa bouille d’adolescent, il approchait les quarante ans et néanmoins le temps n’avait aucune prise sur lui. Servaz le trouvait inchangé depuis qu’il avait franchi pour la première fois la porte de son bureau, dix ans plus tôt.
Vincent était un véritable geek et un garçon assez maniéré. Au début, il avait été la cible de pas mal de lazzis et d’injures homophobes jusqu’à ce que Servaz y mette le holà. Par la suite, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde, le seul véritable ami, en vérité, qu’il eût dans la police — et en dehors. Servaz était même le parrain de son fils.
— Désolé, dit-il.
— C’est vrai, non ? Martin, ça fait combien de temps qu’on se connaît ?
— Quoi ?
— Bon Dieu, tu ne me dis plus rien. Ni à moi ni à Samira.
— Je ne suis pas sûr de te suivre.
— Tu as changé, Martin, depuis ton coma.
Il se raidit.
— Pas du tout, répondit-il fermement. La preuve : c’est à toi que j’en parle en premier.
— Et tu as bien fait. Putain de merde, je ne sais pas quoi te dire… Tu as vu Hirtmann, tu l’as… rencontré, tu as été dans la même pièce que lui. Et tu l’as laissé filer… Martin, merde ! c’est de la folie !
— Tu voulais que je fasse quoi ? Tu crois que j’ai renoncé à l’arrêter ? Ce gosse est en danger de mort… Et c’est peut-être mon fils…
— Il n’y a pas moyen de le soigner ici ?
— Tu vas m’aider ou pas ?
— Qu’est-ce que tu attends de moi ?
— Ce type de l’IGPN, il en est où ?
— Rimbaud ? Il est persuadé que c’est toi qui as fumé Jensen.
— C’est ridicule.
Espérandieu lui lança un regard insistant.
— Évidemment que c’est ridicule. Mais ce con n’a pas d’autre piste. Alors, il s’y accroche. De toute façon, une fois que les comparaisons de tir auront été effectuées, il n’aura plus rien contre toi.
Servaz évita le regard de son adjoint. Une pensée le frappa tout à coup. Est-ce que Vincent avait raison ? Est-ce qu’il avait changé à ce point depuis le coma ? Au point que même ses amis ne le reconnaissaient pas ?
— La question qui se pose, continua Vincent, c’est qui avait intérêt à fumer cette raclure.
— À part moi, tu veux dire.
— Martin, putain, je n’ai pas voulu dire ça…
Servaz hocha la tête. Mais Vincent Espérandieu n’était pas décidé à en rester là.
— Depuis quand tu interprètes de travers ce que disent tes amis ? Merde, tu veux que je te dise ? Depuis que t’es sorti du coma, je me demande à qui je parle : à toi ou à un autre.
C’est une question que je me pose moi aussi.
— Est-ce que tu peux garder Rimbaud à l’œil ? demanda-t-il.
— Ça va être difficile. Il se méfie de Samira et de moi.
— Qui s’occupe des tirs de comparaison ?
— Torossian.
— Lui, on le connaît. Tu pourrais le sonder, voir où il en est.
— D’accord, dit Vincent. Je vais voir ce que je peux faire.
Il agita les deux sachets.
— Tu vas faire quoi si c’est ton fils ?
— J’en sais rien.
— Et Margot, comment elle va ?
Servaz fut aussitôt en alerte.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Parce que je l’ai aperçue il y a deux jours dans le centre et elle avait vraiment une sale tête.
Il hésita. Regarda son adjoint.
— Toi aussi, tu l’as remarqué ?
Il baissa les yeux, les releva.
— Je me sens coupable, dit-il. Elle a tout laissé tomber pour être près de moi, et moi, de mon côté, je n’arrête pas de la laisser seule… Et puis, je me demande si… je ne sais pas… j’ai l’impression qu’il y a quelque chose… Elle a l’air si fatiguée, sur les nerfs. Mais elle ne me dit rien… C’est difficile entre nous, en ce moment. Je ne sais pas quoi faire.
— C’est simple.
Servaz regarda son adjoint avec étonnement.
— Demande-lui. Directement. Oublie les questions biaisées. Tu n’es pas dans un interrogatoire : c’est ta fille.
Servaz répondit d’un hochement de tête affirmatif. Vincent avait raison.
— Et cette fliquette norvégienne, il y a quelque chose entre vous ?
— En quoi ça te regarde ?
Espérandieu soupira. Une lueur d’irritation dans les yeux.
— En rien, en effet. Sauf qu’avant tu ne m’aurais pas répondu de cette façon. Non, sérieusement, tu me fous les boules.
Son adjoint se leva.
— Faut que j’y aille. J’ai du boulot. Je te tiens au courant pour l’ADN.
Kirsten vit les Labarthe revenir avec l’enfant vers 15 heures. Elle les observa un moment avec les jumelles, puis elle en eut brusquement marre. À quoi bon ? Elle jeta les jumelles sur le lit et allait s’allonger quand son téléphone vibra. Elle regarda l’écran.
Kasper. Il venait aux nouvelles.
Elle ne répondit pas. Là, tout de suite, elle n’avait pas envie de parler au flic bergénois. Son intérêt pour l’enquête était à mettre à son crédit, mais elle commençait à trouver un poil suspect ses coups de fil répétés : après tout, il ne lui avait pas paru si empressé que ça quand elle s’était rendue à Bergen. Alors, pourquoi, tout à coup, s’agiter de cette façon ? Elle s’était bien gardée de lui dire qu’ils avaient retrouvé le Suisse. Il n’aurait pas manqué d’en informer sa hiérarchie. De la même façon que Servaz n’avait pas averti la sienne. Pourquoi ? Parce qu’il ne voulait pas qu’on lui retire l’enquête pour la confier à quelqu’un d’autre ou pour une autre raison ? Elle-même n’avait pas dit grand-chose à Oslo. S’il y avait bien un truc qu’elle voulait éviter, c’était que la Kripos mette son nez dans ce qui se passait ici.
Elle fixait le plafond et pensait aux Labarthe. À ce qu’ils lui avaient fait subir. Et surtout à ce qu’ils n’avaient pas eu le temps de lui faire subir… Elle se sentait des envies de meurtre à cette idée. Cela n’aurait pas dû arriver. Quelque chose avait merdé. Elle n’était pas du genre à laisser couler. Elle se souvint de ses débuts en tant que policière en uniforme dans les rues d’Oslo. Elle était intervenue sur Rosenkrantz’ gate pour une bagarre dans un bar et elle avait interpellé un type en état d’ivresse en compagnie de son coéquipier. Comme il fallait s’y attendre, le type en question s’en était d’abord pris à elle et lui avait craché à la figure les mots que certains hommes emploient automatiquement dès qu’une femme s’oppose à eux. Malgré cela, l’homme s’était retrouvé dehors dès le lendemain, narguant les policiers de service avant de quitter le commissariat.
Il n’avait sans doute pas compris pourquoi, le lendemain soir, alors qu’il rentrait chez lui en titubant, ivre une fois de plus, une ombre avait surgi et s’était jetée sur lui. L’ivrogne avait eu plusieurs côtes cassées, la mâchoire enfoncée, une épaule déboîtée et trois doigts de la main droite retournés. À ce jour, il devait encore se demander ce qui s’était passé.
Elle commençait sérieusement à tourner en rond. Aussi enfila-t-elle ses bottes, son anorak et son bonnet et sortit-elle faire un tour dans la neige. Tout en s’enfonçant dans vingt centimètres de poudreuse, elle pensa à Martin, à la nuit qu’ils avaient passée ensemble. C’était plus qu’un coup. Sur le moment, elle avait senti naître quelque chose d’autre. Est-ce qu’il l’avait senti aussi ?
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Aurore Labarthe.
— Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ?
Elle jeta à son mari un regard excédé. Il était 21 heures et elle venait de coucher Gustav. La nuit était tombée depuis longtemps, le chalet silencieux.
— Tu n’as pas vu son regard à l’hôpital ? dit-elle. Il va revenir. Et, cette fois, il va nous punir.
Elle vit Roland devenir très pâle, ses traits se décomposer.
— Comment ça nous punir ?
— Tu vas faire le perroquet encore longtemps ? le rembarra-t-elle.
Elle ne vit pas le regard meurtrier qu’il lui lança, car elle s’était tournée vers la fenêtre.
— On doit filer d’ici, déclara-t-elle.
— Quoi ?
— Avant qu’il vienne s’occuper de nous.
— Pourquoi… Pourquoi… ferait-il… ça ?
Sa voix chevrotait presque. Quelle lopette !
— À ton avis ? Son grand truc, c’est de punir. Tu devrais le savoir, tu es son biographe. (Elle émit un ricanement.) On a merdé.
— Tu as merdé, osa-t-il rectifier. L’idée de droguer ce gosse, c’était la tienne. Et ta deuxième erreur, ça a été de le lui dire.
— Parce que tu crois que ce petit con d’interne ne l’aurait pas fait ? Ferme-la. Et arrête de chier dans ton froc.
— Aurore, ne me parle pas comme ça.
— La ferme. On n’a qu’une chose à faire : ramasser le maximum de choses et décamper.
— Et le gosse ?
— Dès qu’on est partis, tu appelles Hirtmann et tu lui dis de venir le récupérer, que les clefs du chalet sont dans le tuyau d’échappement de ma voiture et que Gustav dort dans son lit.
— On va aller où, bordel ?
— Loin d’ici. On change d’air. Et on changera de noms s’il le faut. Il y a des tas de gens qui font ça, qui disparaissent du jour au lendemain. On a assez de fric de côté.
— Et mon boulot à l’université ?
— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? lui répondit-elle.
— Je te rappelle quand même que c’est grâce à lui si on a acheté cet endroit et si on…
Un bruit de moteur. Ils se turent. Pour la première fois, il vit la peur brouiller les traits d’Aurore lorsqu’elle se tourna de nouveau vers la fenêtre. Il regarda à son tour et se figea. Une voiture roulait très lentement sur la neige, elle avait dépassé l’hôtel et se dirigeait à présent vers le chalet, ses phares comme deux soleils puissants.
— C’est lui…, dit-elle quand la voiture se fut immobilisée au pied du chalet, devant les congères, et que les phares s’éteignirent.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— La même chose qu’à cette Norvégienne, décréta-t-elle. Ensuite, on le tuera. Après s’être amusés un peu…
Elle tourna son visage vers lui et il se sentit glacé : les yeux d’Aurore Labarthe étincelaient de cruauté.
Kirsten le vit descendre de la voiture et grimper les marches enneigées du perron.
Julian.
Elle déplaça ses jumelles et vit Aurore Labarthe à l’une des fenêtres du premier. Elle fit le point sur la femme blonde. Ses traits exprimaient la préoccupation, mais aussi autre chose : ruse, perfidie, stratagème… Kirsten sentit brusquement tous ses sens en alerte. Il se tramait quelque chose.
De toute évidence, Aurore Labarthe n’ignorait rien du danger que son mari et elle couraient. Hirtmann, de son côté, ignorait-il celui qui le guettait ? Kirsten avait la sensation qu’un nuage d’encre noire obscurcissait ses pensées. Comme si une pieuvre le lui avait craché à la figure en plein océan. Que faire ? Elle était venue sans arme. Où était Martin ? Sans doute sur la route. Elle composa son numéro. Tomba sur le répondeur.
Shit.
Il se tenait sur le perron, son ombre enveloppée dans un manteau d’hiver sombre saupoudré de flocons, sa mèche frontale dansant dans le vent par-dessus ses lunettes. Aurore Labarthe avait passé le peignoir en soie noire à galons rouges qu’il aimait tant, mais quand elle ouvrit la porte, il ne lui accorda pas la moindre attention. Pas plus qu’à son corps que, d’ordinaire, il ne manquait pas de détailler. À aucun moment le regard du Suisse ne se détourna du sien.
— Bonsoir, Aurore, dit-il.
Le ton était aussi frais que la nuit dehors. Elle sentit un frisson courir le long de chacune de ses vertèbres, sous la soie, comme la caresse d’un doigt glacé, des cervicales au sacrum. Elle remarqua son nez enflé, tuméfié, et le coton qui lui sortait des narines. Que s’était-il passé ?
— Bonsoir, Julian. Entre.
Elle se demanda, en s’effaçant, à quel moment il allait se jeter sur elle, mais il n’en fit rien et s’avança vers le grand séjour-cathédrale. Elle eut une pensée pour Roland, dans la cuisine — en train de préparer les cocktails. Son couard de mari devait avoir la main qui tremblait. Il n’avait pas intérêt à se tromper dans le dosage.
Quand Julian passa près d’elle, elle éprouva néanmoins ce mélange capiteux d’excitation et de crainte qu’elle ressentait toujours en sa présence. Il s’avança dans le grand séjour comme un animal — reniflant, flairant, humant, évaluant. Sûr de sa force mais à l’affût. Prêt à l’action et à la réaction. Aurore resserra la ceinture de son peignoir sur sa taille avant de s’avancer vers lui. Sortant de la cuisine, Roland apparut, un plateau supportant trois grands verres à cocktail dans les mains — et elle vit tout de suite qu’il avait bu pour se donner du courage.
— Maître, dit-il respectueusement. Veuillez vous asseoir.
— Arrêtons ces âneries, Roland, tu veux bien ? dit le Suisse en retirant son manteau humide et en le jetant sur le sofa.
Derrière les verres épais de ses lunettes, qui reflétaient les flammes dansant dans la cheminée pyramidale, ses yeux brillèrent d’une condescendance pure et glaciale. Labarthe acquiesça d’un signe de tête, sans oser le regarder. Il posa le cocktail crémeux et blanc devant lui.
— Un White Russian, comme d’habitude ?
Hirtmann acquiesça. Sans quitter Labarthe des yeux. Celui-ci posa le Champagne cocktail d’Aurore et son Old Fashioned sur la table basse. Une autre passion de Roland, les cocktails. Qui leur avait servi plus d’une fois lorsqu’il s’était agi d’« aider » leurs invités à se détendre et à entrer dans leur jeu.
— Je ne vous ai jamais dit que j’ai des racines russes ? dit le Suisse en élevant son verre. (Roland ne quittait pas le cocktail des yeux. Aurore eut envie de lui crier d’être plus discret. Mais son attention revint au Suisse. Qui avait immobilisé le verre à quelques centimètres de ses lèvres.) Russes et aristocratiques. Mon grand-père maternel a été ministre du gouvernement Kerenski avant la révolution d’Octobre. La famille résidait à Saint-Pétersbourg, rue Bolchaïa Morskaïa, à deux pas de chez les Nabokov.
Finalement, il avala une gorgée de la mixture qui avait l’apparence de la crème fouettée, puis une autre.
— Délicieux, Roland. Il est parfait.
Il reposa le verre. Roland regarda furtivement Aurore. Il avait versé presque trois grammes de GHB dans le cocktail. Une dose maousse. D’ici à quelques minutes, la substance se frayerait une route dans le cerveau du Suisse, modifierait son humeur, le pousserait à l’euphorie, dissoudrait ses angoisses et sa paranoïa et altérerait ses facultés motrices. Il cesserait alors d’être le redoutable Julian Hirtmann pour devenir une proie plus facile. Mais plus facile, concernant Julian Hirtmann, ne signifiait pas sans danger.
Aurore vint s’asseoir en face du Suisse. Écartant ostensiblement les genoux. Cette fois, les yeux d’Hirtmann s’arrêtèrent entre les cuisses de la jeune femme et, pendant un instant, ils brillèrent de la concupiscence la plus pure, mais aussi de fureur.
— Ce que vous avez fait est impardonnable, dit-il soudain, d’une voix aussi tranchante qu’un couteau, en reposant son verre.
Aurore se raidit. Labarthe sentit son estomac tomber dans ses chaussures. Le ton, encore plus que les mots, les avait glacés. Elle pensa à l’arme chargée qu’elle avait posée derrière le Suisse. Dans un tiroir ouvert du bahut. Se demanda si elle aurait le temps de l’atteindre.
— Vous n’auriez pas dû… Vraiment… C’est très… décevant.
Sa voix mielleuse, onctueuse, douce comme une caresse. Ou le tampon ouaté du médecin avant la piqûre.
— Julian…, commença Aurore.
— La ferme, salope.
Elle se cabra. Jamais il ne lui avait parlé ainsi. Jamais personne ne lui avait parlé ainsi. Et personne n’avait le droit de le faire. Pas même lui. Mais elle ne dit rien.
— En vérité, c’est une chose que je ne peux… pardonner. Et qui, vous le comprendrez aisément, doit être sanctionnée.
Aurore eut envie de dire quelque chose — mais elle devina que c’était inutile. Seule la drogue pouvait les sauver désormais. Si elle agissait à temps… Les yeux du Suisse allaient de Roland à elle et d’elle à son mari et, pour l’instant, ils ne montraient aucun signe d’une quelconque altération de la conscience.
— Vous allez…
Il s’interrompit. Porta une main à son visage. Se frotta les paupières. Quand il les releva, son regard avait changé. Ses pupilles dilatées formaient deux trous noirs. Son regard était devenu brumeux et il avait du mal à le fixer.
— Ce cocktail, dit-il, ce cocktail est absolument… délicieux…
Il se rejeta contre le dossier, la nuque appuyée contre les coussins, les yeux vers le plafond, et sourit.
— Chez les humains comme chez les rats, le contrôle stimule l’esprit, vous le saviez ? L’absence de contrôle peut paralyser, dit-on, les capacités mentales. Mais parfois perdre le contrôle a du bon, non ?
Il gloussa, se redressa, reporta le verre à ses lèvres et but une longue rasade. Tout à coup, il éclata de rire.
— Merde, je ne sais pas ce qu’il y a là-dedans mais, putain, je ne me suis jamais senti aussi bien !
Il n’y avait plus aucune menace dans sa voix.
— « À présent, je sais quand se lèvera le dernier matin : lorsque la Lumière n’effarouchera plus… ni la Nuit ni l’Amour… lorsque… lorsque l’assoupissement sera devenu un seul… un seul… et unique rêve… éternel et inépuisable… Je ressens une bienheureuse fatigue… »[14]
Il reposa son verre, s’allongea sur le canapé, sur le flanc, genoux repliés.
— Merde… je crois que je vais dormir…
Aurore le scruta. Il fermait les yeux. Les rouvrait. Les refermait. Elle garda le silence une seconde. Puis elle considéra son mari, lui montra la cuisine du menton. Labarthe allait se lever quand le Suisse ouvrit les yeux et le regarda fixement. L’universitaire sentit son sang se figer. Mais le Suisse les referma et sa tête retomba sur le coussin. Les jambes flageolantes, Labarthe suivit Aurore dans la cuisine.
— Qu’est-ce que tu as foutu ? lui lança-t-elle dès son entrée. Tu as vu dans quel état il est ? Comment on va faire pour le monter là-haut ?
Roland ouvrit de grands yeux.
— Et alors ? Il est à notre merci ! On n’a qu’à le finir. Là. Tout de suite.
Elle secoua la tête.
— Je t’avais pourtant dit que je voulais m’amuser avec lui.
Labarthe n’en crut pas ses oreilles. Est-ce que sa femme était folle ? Il lut la contrariété et la frustration dans les yeux d’Aurore.
— Merde, ce type est dangereux même drogué ! Il faut en finir, Aurore ! Maintenant ! Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, il s’agit d’un meurtre, cette fois.
Elle plongea son regard étincelant dans le sien.
— Tu n’es qu’un putain de lâche, tu sais ça ? Tous tes fantasmes à la con, c’est du vent. Pourquoi faut-il que tu fasses toujours tout foirer ? que tu fasses tout mal ?
— Qu’est-ce qu’il a fait mal ? lança une voix depuis la porte, dans le dos de Labarthe.
Celui-ci vit Aurore blêmir et se figer en regardant l’entrée de la cuisine par-dessus son épaule. Il se retourna et tressaillit. La haute stature de Julian Hirtmann s’encadrait sur le seuil de la cuisine, il avait un large sourire étalé sur le visage. Labarthe sentit son cœur cogner à tout rompre. Le Suisse avait-il entendu le début de la conversation ?
— J’ai pensé qu’on pourrait peut-être s’amuser un peu avant que j’emmène Gustav, articula-t-il d’une voix mal assurée. Qu’en pensez-vous ? En guise d’adieux, en somme… On monte ?
Sa tête dodelinait. Il clignait des yeux, comme s’il avait du mal à les garder ouverts. Ils roulaient dans leurs orbites sans parvenir à se fixer. Aurore le scruta avec méfiance, puis son sourire s’élargit. Ce crétin allait se précipiter de lui-même dans le piège, le grand Julian Hirtmann à sa merci ! Un frisson d’excitation la parcourut comme une décharge électrique.
— Bien sûr…
Labarthe la regarda à son tour, un regard qui disait : « Alors, tu vois bien ? » Le géant suisse ressortit de la cuisine et se dirigea d’un pas chancelant vers l’escalier.
— Tu es sûre qu’il ne simule pas ?
Labarthe avait murmuré dans le dos du Suisse. Aurore montra le verre à cocktail. Vide.
— Tu as mis combien là-dedans ?
— Presque trois grammes.
— Impossible. Même pour lui, décréta-t-elle.
Comme pour lui donner raison, Hirtmann trébucha sur la première marche, gloussa, grimpa une autre marche, tituba de nouveau.
— Putain, qu’est-ce que je tiens !
Les époux Labarthe s’entreregardèrent. Roland s’approcha du Suisse et passa un bras autour de sa taille. De son bras libre, Hirtmann entoura alors les épaules de l’universitaire et l’étreignit affectueusement. Labarthe avait l’air minuscule à côté du Suisse. Celui-ci aurait pu lui briser le cou d’un seul geste et le prof de fac sentit tous les poils de son corps se hérisser.
— Mon ami, dit le Suisse, mon fidèle et loyal ami.
— Pour toujours, répondit Labarthe, en proie malgré lui à une étrange et puissante émotion qui n’était pas seulement de la peur.
— Pour toujours, renchérit Hirtmann avec la conviction solennelle des ivrognes.
Aurore dans leur sillage, ils grimpèrent les marches. Sur le dernier palier, devant la porte ouverte de la suite parentale, le Suisse tendit le bras. Il était assez grand pour atteindre la poignée de la trappe au plafond, l’ouvrit, puis tira sur l’échelle métallique qui se déplia en gémissant. Le vent mugissait sous les tuiles, le grenier était une bouche de ténèbres. Le Suisse empoigna l’échelle et escalada les premiers degrés comme un enfant pressé de jouer. Aurore contempla son cul qui remplissait le bas de son manteau.
Il s’arrêta soudain au milieu de son ascension et se pencha vers eux, l’air préoccupé.
— Vous êtes sûrs que Gustav dort ?
Elle lança un regard inquisiteur à son mari.
— Je vais m’en assurer, dit celui-ci. Commencez sans moi.
Elle eut envie de lui dire de n’en rien faire. Elle n’aimait pas l’idée de grimper là-haut seule avec le Suisse… Mais Hirtmann les observait et elle acquiesça à contrecœur.
Labarthe redescendit à l’étage en dessous. Elle entendit ses pas le long du couloir, en direction de la chambre du gosse. Hirtmann actionna l’interrupteur et disparut dans le grenier, faisant grincer l’échelle. Elle posa un pied dessus.
Pourquoi avait-elle l’impression de monter à l’échafaud ?
Tandis qu’elle gravissait les degrés, elle se dit que ce n’était pas une si bonne idée que ça, en fin de compte. Roland avait peut-être raison : ils auraient dû en finir en bas. Lorsqu’elle passa la tête hors du trou, elle frissonna : il se tenait debout près de la trappe, la dominant de toute sa hauteur, et l’observait de ses petits yeux luisants.
Elle aperçut son propre reflet dans les verres de ses lunettes. Pendant une demi-seconde, elle fut tentée de redescendre et de s’enfuir. Elle vit le message ridicule sur le mur :
Encore une idée de Roland. Quel imbécile ! Roland avait toujours été un cérébral, un homme de fantasmes, pas un homme d’action. Même dans leurs soirées violentes et mondaines, il n’était jamais le premier, il se tenait toujours en retrait, il attendait que les autres passent devant.
Elle se hissa sur le plancher, se déplia et se redressa. Hirtmann la regardait avec convoitise. Le vent hurlait contre le toit. Il devait faire un froid polaire là-dehors, mais ici régnait une chaleur qui lui fit tourner la tête et elle sentit immédiatement l’humidité dans son dos.
— Enlève ça, dit-il.
Elle s’exécuta — et la robe de chambre vola à ses pieds avec un bruit soyeux presque imperceptible. Il la contempla longuement, un regard de pur désir cette fois, qui n’omit aucune partie de son corps.
— C’est moi qui commande ici, ne l’oublie pas, lança-t-elle.
Il acquiesça, sa tête dodelinant toujours, ses paupières visiblement lourdes. Elle posa une main à plat sur sa poitrine, près de son cœur, le poussa doucement mais fermement en arrière, et il recula docilement. Elle attrapa un bracelet en cuir fixé à un câble, tira sur la poulie et le passa autour de son poignet gauche. Il se laissa faire en souriant. Il dévorait son corps des yeux.
— Approche ton visage, dit-il. Embrasse-moi.
Elle hésita mais leva son visage vers lui ; leurs poitrines se touchaient presque. Il inclina le sien, posa sa main libre sur sa nuque et l’embrassa sur la bouche. Elle répondit à son baiser. Il avait un goût de vodka et de liqueur de café. Elle avait l’impression que son cœur allait jaillir de sa poitrine. Brusquement, la grande main du Suisse quitta sa nuque et se referma sur sa gorge.
— Qu’est-ce que vous avez mis dans mon cocktail ?
Son cou pris dans un étau, elle ouvrit la bouche. Cherchant l’air auquel la poigne du Suisse interdisait d’entrer. Le sang envahit sa tête. Elle vit des points noirs devant ses yeux, comme un essaim de petites mouches.
— Lâche-moi !…
— Réponds.
— Rien… je te… jure…
Elle lui donna un coup de poing dans la poitrine — avec une force étonnante malgré le manque de recul — mais il ne relâcha pas son emprise pour autant. Elle voulut crier, mais tout ce qu’elle parvint à expulser fut un son à mi-chemin entre le sifflement et le râle. La main du Suisse écrasait ses carotides. Et le sang montant à son cerveau se raréfiait. Elle n’allait pas tarder à tourner de l’œil. La douleur au niveau de son larynx était insupportable. Elle essaya de respirer, mais sa gorge était bloquée. Son cœur tonnait comme un tambour.
Soudain, Hirtmann la lâcha.
Elle voulut reculer mais — avant d’avoir le temps de comprendre ce qui se passait — il lui assena un coup de poing qui fit exploser son nez, tachant le linoléum d’un nuage de sang presque noir, et elle s’effondra, son esprit éteint comme une chandelle qu’on souffle.
Il attrapa l’une des bougies. S’approcha d’elle. La passa devant ses yeux, à quelques centimètres, faisant glisser la lueur sur sa cornée, d’un œil à l’autre, telle la lampe d’un ophtalmo.
— Ils brillent plus que les miens, constata-t-il.
Elle se débattit faiblement, nue, exposée, frissonnante malgré la chaleur du grenier, mais ses poignets étaient attachés en V au-dessus de sa tête, un bâillon-boule dans la bouche, les yeux agrandis et larmoyants. Son nez cassé l’élançait et elle avait le goût du sang dans la bouche.
Les pas de Roland retentirent sur la vibrante échelle d’acier et Hirtmann s’approcha de la trappe.
— Monte, lui dit-il d’une voix encourageante.
Les geignements d’Aurore s’élevèrent alors dans son dos, malgré le bâillon. Roland s’immobilisa. Ses yeux s’agrandirent de terreur. Il allait redescendre et s’enfuir quand Hirtmann l’attrapa par le col et le souleva sans effort, le faisant passer à travers l’ouverture. Il le poussa d’une bourrade et l’universitaire roula au sol.
— Je vous en supplie, Maître, ne me faites pas de mal !
Labarthe montra Aurore du doigt.
— C’est elle ! C’est cette salope ! Moi, je… je ne voulais pas !
Des larmes emplirent ses yeux. Hirtmann se tourna vers Aurore. Il vit la fureur et une haine meurtrière dans son regard. Il en serait presque venu à l’admirer.
— Lève-toi, dit-il à Labarthe.
L’universitaire obéit. Ses jambes tremblaient violemment, de même que sa lèvre inférieure. Il n’allait pas tarder à chialer. Les rafales de vent faisaient claquer un volet quelque part. Un instant, Hirtmann eut peur que le bruit ne réveille Gustav. Il prêta l’oreille, mais aucun son ne montait par la trappe ouverte.
Sa main posée sur l’épaule de Labarthe, il le mena vers le centre de la pièce. Résigné et tremblant, l’universitaire se laissait faire comme un agneau qu’on mène à l’abattoir. Hirtmann l’attacha sans qu’à aucun moment il cherche à se défendre. Un agneau qui s’était pris pour un loup… À présent, il sanglotait ouvertement, dans la même position que sa femme, bras en V, à cette différence près qu’il était habillé.
Hirtmann retira le bâillon de la bouche d’Aurore. Elle lui cracha au visage un glaviot impressionnant, qu’il essuya nonchalamment. Il regarda la traînée de sang sur le dos de sa main en souriant. Puis elle se tourna vers son mari :
— T’es qu’une merde, Roland ! cracha-t-elle. Un beau pédé !
Ses yeux lançaient des éclairs.
— Houlà houlà, dit Hirtmann d’une voix qui n’avait plus rien d’hésitant ni de pâteux. Vous réglerez vos différends une autre fois. Enfin… peut-être pas…
— Va te faire mettre, répondit-elle.
— C’est plutôt toi, chérie, qui vas te faire mettre — et après tu vas crever, dit-il tranquillement.
— Je t’encule, Hirtmann.
À la vitesse d’un serpent à sonnette, le petit couteau pointu apparu dans le poing du Suisse traça deux profondes lacérations verticales dans les joues d’Aurore, et le sang mouilla son menton et son cou avant de goutter sur ses seins.
Elle hurla.
Elle était en nage à présent, chaque pore de son corps nu exsudait, comme un tronc suintant de la sève. Elle haletait, le menton et la poitrine barbouillés de sang, ses cheveux blonds collés par la sueur et son abdomen vibrant comme le diaphragme d’un amplificateur.
— Tu vois, tu ne devrais pas me tenir tête, dit-il tranquillement. Votre putain de drogue commence à faire son effet, j’ai la tête qui tourne. Il est temps que je me tire d’ici. Heureusement que j’avais avalé un kilo de saindoux et quelques amphètes avant de venir, hein, chérie ? Le saindoux, c’est très efficace : ça ralentit l’absorption de la drogue par l’estomac. Et les amphèts contrecarrent l’effet du GHB. Ou du Rohypnol. C’est bien une merde de ce genre que vous m’avez fait avaler, n’est-ce pas ? Tout comme à cette Norvégienne, l’autre soir. Il s’en passe de belles dans votre chalet…
Il jeta un coup d’œil à Labarthe.
— Je reviens dans une minute.
Trois minutes, en fait, qu’Aurore passa presque exclusivement à insulter son mari. Quand Hirtmann réapparut, ils virent qu’il avait un bidon d’essence à la main et ils frémirent. Il le déposa devant Aurore, alluma une autre bougie, marcha vers une tenture de velours grenat et présenta la flamme devant le tissu.
Le rideau s’embrasa aussitôt. Les flammes dévorèrent la tenture en crépitant, grimpant vers le plafond en un rien de temps. Hirtmann revint vers le couple, sa silhouette découpée par la lueur grandissante du feu. Il ouvrit le bidon, le vida sur Aurore qui eut un soubresaut.
— Putain, non ! Pas ça ! dit-elle. PAS ÇA…
Le Suisse laissa le bidon ouvert à ses pieds sans paraître avoir entendu et se tourna vers Roland.
— Tu auras peut-être une chance de t’en tirer, qui sait ?
L’universitaire lui lança un regard mitigé. Partagé entre espoir, doute et terreur absolue. Il allait ouvrir la bouche pour supplier quand la petite lame dans le poing du Suisse décrivit un arc de cercle presque horizontal et vint se planter dans sa carotide. Le Suisse la garda fichée dans le cou de Labarthe quelques secondes, en le regardant droit dans les yeux, puis il la retira et l’abattit de nouveau, au niveau de l’artère sous-clavière cette fois. Ce fut comme si on avait percé deux trous dans un tonneau : deux petites fontaines rubis jaillirent du cou et du tronc de l’universitaire. Il lut la stupeur, la faiblesse dans le regard de Labarthe, l’incrédulité qui saisit certains hommes au seuil de la mort — puis la vie qui le quittait rapidement.
— Mais je ne crois pas, ajouta-t-il.
Hirtmann jeta la lame ensanglantée sur le sol et marcha vers la trappe.
Les hautes flammes s’élevaient vers le ciel, illuminant la nuit et dévorant ce qui restait du chalet. Les escarbilles qui montaient croisaient les flocons qui descendaient, comme deux colonnes de fourmis lumineuses. La lueur de l’incendie rebondissait sur l’orée des bois, un peu plus haut. Kirsten était adossée à une voiture de police, enveloppée dans une couverture de survie. Elle sirotait un gobelet plein de café qui fumait dans l’air froid. À une dizaine de mètres, les lances à incendie des pompiers soulevaient de grandes colonnes de vapeur sifflantes quand l’eau touchait les flammes et ce qui restait de la charpente. Quand le feu s’éteignait d’un côté, il repartait de l’autre.
Kirsten contemplait ce spectacle, et les reflets du feu dansaient dans ses prunelles. Elle savait qu’elle allait devoir s’expliquer, que Martin allait lui demander des comptes. Elle avait entendu les hurlements au milieu de l’incendie. Les cris inhumains d’Aurore tandis que les flammes la dévoraient, que les yeux lui sortaient de la tête et que ses chairs fondaient comme de la cire dans le brasier. Elle avait bloqué sa respiration, senti la pression des cris sur ses tympans, puis ils s’étaient éteints d’un coup. Peu de temps après, une bonne partie du chalet s’était affaissée sur elle-même et les sirènes des pompiers avaient recouvert tous les autres bruits.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda une voix à côté d’elle.
Elle tourna la tête et le vit.
— Il les a laissés cramer à l’intérieur, dit-elle. Il a dû les attacher quelque part. Où étais-tu passé ?
— Et toi, qu’est-ce qui t’est arrivé ? s’enquit Martin en voyant le visage de la Norvégienne noir de suie.
— J’ai voulu entrer, l’incendie avait déjà commencé…
— Pour… les sauver ?
Elle lui lança un regard surpris.
— Et alors ? Ce n’est pas parce que…
— Hirtmann, tu l’as vu ?
Elle fit la grimace.
— Oui. Il est reparti avec Gustav. À ce moment-là, l’incendie avait déjà commencé et de la fumée s’élevait du toit.
Servaz l’observait intensément.
— Sans arme, je n’ai rien pu faire. Pour l’arrêter je veux dire… Il m’est passé devant sans rien dire, le gosse à la main. Il l’a fait monter à l’arrière et ils sont partis.
Elle secoua la tête, des larmes dans les yeux.
— Il les a tués, Martin. Et moi, je l’ai laissé filer !
Il ne dit rien.
— Ne restez pas là, dit une voix. Éloignez-vous. Ça va s’effondrer.
Ils retournèrent vers l’hôtel. Sa terrasse était pleine de badauds venus du village. On aurait dit une soirée de la Saint-Jean, n’était le froid humide qui transperçait les vêtements.
Il passa un bras autour de ses épaules et elle se laissa aller contre lui en marchant.
— Ne t’inquiète pas, dit-il. Ce sera bientôt terminé.
Son téléphone vibra dans sa poche. Il le sortit et regarda le texto qui venait d’arriver. Un lieu, une heure — rien d’autre. Et deux mots : viens seul.
Il leva les yeux vers Kirsten.
— C’est lui, dit-il. Il veut que je vienne seul.
— Où ça ?
— Je te le dirai plus tard.
Le visage de la Norvégienne se ferma. Pendant un instant, il lut une colère noire dans ses yeux et ses traits se modifièrent, au point qu’il eut du mal à la reconnaître. Puis son visage retrouva l’une de ses expressions habituelles et elle hocha la tête à contrecœur.
— Tu as confiance en moi, fils ?
Gustav fixait son père. Il acquiesça. Avec conviction. Le Suisse mesura du regard les cent mètres de vide au pied du grand barrage en arc de cercle, les cimes des sapins congelées tout en bas, les rochers emmaillotés de neige, le lit de la rivière tout au fond, enseveli sous une blancheur sépulcrale, dans le clair de lune.
Il saisit Gustav sous les aisselles, le souleva, l’enfant lui tournant le dos.
— Tu es prêt ?
— J’ai peur, dit soudain l’enfant d’une voix tremblante.
Il était très chaudement vêtu d’un anorak doublé de duvet dont la capuche était rabattue sur sa tête. Un cache-nez enroulé autour de son cou lui conférait l’allure d’une poupée russe.
— J’ai peur ! répéta Gustav. Je ne veux pas le faire, s’il te plaît, papa !
— Surmonter ses peurs, c’est le secret de la vie, Gustav. Ceux qui écoutent leurs peurs ne vont pas bien loin. Tu es prêt ?
— NON !
Il fit passer Gustav par-dessus le garde-fou du barrage pris dans la glace, le tint au-dessus du vide vertigineux. Le vent sifflait à leurs oreilles.
Le garçon hurla.
Son cri suraigu fut canalisé par les montagnes blanches qui les cernaient, l’onde sonore se propageant le long de la vallée en contrebas ; l’écho s’en empara et la renvoya comme une balle de squash. Cependant, il n’y avait personne à des kilomètres à la ronde pour l’entendre. Seule l’indifférence plurimillénaire des montagnes. Le vent violent chassait les nuages et, dans leurs déchirures, les étoiles jetaient sur eux leur regard immémorial. La lune semblait voguer à toute vitesse entre les nuages, comme un navire entre des écueils, alors que c’était eux qui se déplaçaient devant elle.
Puis Hirtmann vit la paire de phares qui progressait lentement sur la route en lacets. Il sourit. Contrairement au sien, le véhicule de Martin n’était visiblement pas adapté à une route qui n’avait pas été déneigée. Personne — à part les véhicules techniques — n’était censé monter ici en plein hiver : en temps normal, la barrière en bas était abaissée. Le Suisse avait fait sauter le cadenas et l’avait relevée pour l’occasion.
Il refit passer Gustav par-dessus le garde-fou et le déposa sur le barrage. Le gamin se serra contre lui, en l’entourant de ses bras.
— Ne fais plus jamais ça, papa, s’il te plaît.
— D’accord, fils.
— Je veux rentrer !
— On n’en a plus pour très longtemps.
Là-bas, les phares se rapprochaient sur la dernière portion de route verglacée. Ils débouchèrent sur le petit parking, là où à la belle saison il y avait un restaurant provisoire avec sa terrasse.
— Viens, dit le Suisse.
Il regarda Martin qui descendait de voiture, bien trop légèrement vêtu pour le froid sibérien qui régnait sur ces hauteurs. Servaz les aperçut. Il avait laissé sa portière ouverte. Il remonta dans la voiture et, pendant un instant, Hirtmann crut qu’il allait prendre son arme. Au lieu de cela, il tourna son véhicule vers eux, si bien que les phares les capturèrent dans leur faisceau et les aveuglèrent, incendiant tout le barrage d’un flot de lumière blanche.
Ébloui, Gustav mit une main en visière devant son visage. Hirtmann se contenta de cligner des yeux. Martin descendait à présent les marches conduisant au barrage. Il s’avançait vers eux. Ils ne distinguaient que sa silhouette découpée par l’incendie des phares et son ombre noire étirée devant lui, alors que lui devait les voir parfaitement.
— Pourquoi ici ? lança-t-il en s’approchant. Cette route est un vrai danger en hiver. Et redescendre va être encore plus périlleux. Je croyais que mon foie était important !
— Je te fais confiance, Martin. Et j’ai des chaînes dans le coffre. Tu vas les mettre pour la descente. Approche.
Servaz obtempéra. Il ne regardait pas le Suisse mais l’enfant. En retour, Gustav l’observait de sous sa capuche, le visage levé dans sa direction. Collé au Suisse, ses grands yeux ne le quittaient pas, l’ombre de sa main en écran dessinant un loup sur sa figure. Le vent glacé transperçait Servaz.
— Bonsoir, Gustav, dit-il.
— Bonjour, répondit Gustav.
— Tu sais qui c’est ? demanda Julian Hirtmann.
L’enfant fit « non » de la tête.
— Je te le dirai bientôt. C’est quelqu’un de très important pour toi.
Servaz eut l’impression que le poing d’un de ces charlatans de guérisseurs philippins s’enfonçait dans son ventre et lui retournait les entrailles. Sur ces hauteurs, le vent hurlait et emportait les paroles du Suisse. Celui-ci plongea une main dans la poche de son manteau, en sortit une feuille imprimée et un passeport.
— Une voiture de location t’attend demain matin à l’aéroport de Toulouse-Blagnac. Avec, tu te rendras à Halstatt, en Autriche. Tu en as pour quinze heures de route environ. Sur place, quelqu’un viendra à ta rencontre sur la Marktplatz, devant la fontaine. Après-demain à midi. Ne t’inquiète pas, tu le reconnaîtras.
— Halstatt ? L’endroit de la carte postale…
Il vit Hirtmann sourire.
— La Lettre volée de Poe encore une fois, dit Servaz. Personne n’ira le chercher là-bas.
— En tout cas plus maintenant que la police a mis le village et les environs sens dessus dessous, dit Hirtmann.
— La clinique est là-bas ? demanda Servaz.
— Contente-toi de suivre les instructions. Bien entendu, si jamais il te venait à l’idée de demander à cette fliquette norvégienne de te suivre… Ah, au fait, à l’heure actuelle, ils ne doivent pas être loin d’avoir identifié ton arme comme celle du crime, tu ferais mieux de ne pas traîner du côté du SRPJ.
Servaz songea soudain que le double test ADN qu’il avait demandé à Vincent était inutile : Hirtmann ne l’aurait pas choisi comme donneur s’il n’avait pas été sûr à 100 % que Servaz était le père. Gustav était bien son fils. Cette pensée lui donna aussitôt le vertige. Il leva sur le garçon un regard un peu perdu.
— C’est lui, papa, qui va me donner son foie ? demanda Gustav comme s’il lisait dans ses pensées.
— Oui, c’est lui, fils.
— C’est grâce à lui que je vais guérir, alors ?
— Oui. Tu vois, je te l’ai dit : c’est quelqu’un de très important. Tu dois lui faire confiance comme tu me fais confiance à moi, Gustav. Ça aussi, c’est important.
Kirsten regarda la voiture de Martin approcher et se garer au pied de la terrasse. En contrebas de la pente enneigée, les lumières dans la vallée évoquaient le brasillement d’une coulée de magma. L’instant d’après, il entra dans la chambre, les yeux brillants, et elle sut que quelque chose venait de se passer.
— C’est bien mon fils, dit-il.
Il la regarda, à la fois hagard et ému. Kirsten ne dit rien.
— Je pars demain, ajouta-t-il.
— Demain ? Pour où ?
— Je n’ai pas le droit de te le dire.
Il la vit se refermer, lut la tristesse dans ses yeux. Il la prit par les épaules.
— Kirsten, ce n’est pas une question de confiance.
— Ça y ressemble pourtant.
Elle avait pris un air buté et son regard s’était refroidi de plusieurs degrés.
— Kirsten, je ne veux pas prendre le moindre risque, c’est tout. Qui sait si quelqu’un ne nous surveille pas tous les deux…
— En plus des Labarthe, tu veux dire ? Tu t’imagines quoi ? Qu’il a une armée à sa disposition ? Tu le surestimes, Martin. Et, de toute façon, il a besoin de toi. Enfin… de ton foie.
Elle n’avait pas tort. Tant que la transplantation n’avait pas eu lieu, Hirtmann ne tenterait rien contre lui. Et après ? se dit-il. Que se passerait-il après ? Qui sait s’il ne voudrait pas éliminer l’autre père, devenu trop encombrant ?
— Halstatt, dit-il.
— Le village de la carte postale ? s’étonna-t-elle.
Il hocha la tête.
— Merde. C’est malin. Tu as rendez-vous où ?
— Sur la place du marché, après-demain à midi.
— Je pourrais partir dès cette nuit. Et m’installer là-bas, dit-elle.
Il se sentit inquiet tout à coup. Et si l’hôtelier était dans le coup ? Bon sang, il devenait parano.
— Tu comptes t’y rendre comment ? demanda-t-elle.
— Une voiture de location. À l’aéroport.
— Retournons à Toulouse. Les Labarthe sont morts, Gustav a disparu. Nous n’avons plus rien à faire ici et tu dois y être demain matin. Tu me déposes à mon hôtel. Ensuite, je me débrouillerai pour filer ni vu ni connu. Avec quelques heures d’avance…
Il acquiesça. Elle le regardait avec un mélange de douceur et de complicité et il sentit qu’elle avait envie ou besoin de se rapprocher et qu’il avait envie aussi de ce contact. Un instant, ils restèrent sans parler puis, tandis que leurs bras pendaient le long de leurs corps, leurs mains se frôlèrent. Se frôlèrent et se touchèrent, leurs doigts se cherchant, s’entremêlant, se caressant.
Elle s’approcha de lui et leurs bouches se rejoignirent. Elle effleura son cou tandis que, déjà, il la déshabillait et l’entraînait vers le lit. Ce fut différent de la fois d’avant, plus tendre, moins violent. Cependant, elle le mordit de nouveau, le griffa — comme pour laisser son empreinte, une fois de plus, dans ses chairs. Elle s’adapta à son rythme et le laissa venir.
— Il y a une chose que je n’ai pas dite, commença-t-elle une fois qu’ils eurent terminé, alors qu’allongée contre lui, enroulés dans la couette, elle caressait son début de barbe, les jambes mêlées aux siennes.
Il tourna la tête pour la regarder.
— J’ai une sœur, dit-elle, plus jeune que moi… Une artiste.
Il se tut, sentit qu’elle s’apprêtait à dire quelque chose d’important, quelque chose qu’elle avait longtemps gardé pour elle.
— Elle ressemble à Kirsten Dunst, la Kirsten Dunst de la trilogie Spiderman, pas celle de Fargo — même si, intérieurement, elle ressemble plus au personnage de Melancholia. (Il s’abstint de lui faire remarquer qu’il n’avait vu aucune de ces œuvres.) Lumineuse à l’extérieur — tu connais ce bon vieux cliché de la personne qui entre dans une pièce et qui attire tous les regards — et sombre à l’intérieur. Ma sœur, elle a toujours été attirée par les ombres, la noirceur, je ne sais pas pourquoi. Elle traverse régulièrement des épisodes dépressifs alors qu’elle a tous les dons et tous les hommes à ses pieds. Mais ça ne lui suffit jamais. Il lui faut toujours plus : plus d’amour, plus de sexe, plus de drogue, plus d’attention, plus de danger… Elle peint, elle photographie — et, comme elle a un peu de talent et beaucoup de relations, elle a réussi à exposer à Oslo, à New York, à Berlin ; elle a même eu droit à des articles dans ARTnews, dans Frieze, dans Wallpaper… Mais elle s’en fout. L’art pour elle n’est qu’un gagne-pain. À la mort de notre père, elle n’est venue ni à l’hôpital ni aux funérailles. Elle a dit qu’elle avait peur d’être trop déprimée. À la place, elle a fait une série de peintures, on aurait dit du Bacon revisité par David Lynch. Sur ces tableaux, notre père avait l’air monstrueux, bouffi, grotesque, arrogant. Elle a dit que c’était comme ça qu’elle le voyait. Notre mère ne s’en est jamais remise.
Elle haussa les épaules sous la couette.
— Ne t’y trompe pas, j’aime ma sœur. Je l’adore. Même si j’ai passé ma jeunesse à réparer ses conneries, à les cacher aux parents, à nettoyer derrière elle et à lui servir d’alibi pour ses rencontres clandestines avec des types plus déjantés les uns que les autres. Et puis, un jour, l’année dernière, j’ai eu l’impression qu’elle avait changé.
Elle se redressa sur un coude et son regard qui jusqu’alors était tourné vers la fenêtre revint vers lui.
— Je l’ai interrogée et elle a fini par m’avouer qu’elle avait rencontré quelqu’un… Un type plus âgé qu’elle, brillant, charmant, drôle… Je ne l’avais jamais vue parler de quelqu’un comme ça. Mais elle ne voulait pas me le présenter et j’ai senti qu’il y avait un loup. Qu’il devait y avoir quelque chose chez lui qui clochait et qui faisait qu’elle avait peur que je le rencontre… Je me suis dit que c’était rien qu’un déjanté de plus, encore un de ces tarés qui l’attiraient tant. Et puis, un jour de mars, elle a disparu. Pchuitt, envolée… On ne l’a jamais retrouvée…
Il sonda son regard.
— Hirtmann ?
Elle hocha la tête.
— Qui d’autre ? Il y a eu plusieurs disparitions de femmes dans la région d’Oslo après celle de ma sœur, et la description qu’elle m’a faite de son ami correspond.
— C’est donc pour ça que tu t’investis autant. Pas seulement parce qu’il a écrit ton nom sur un bout de papier… C’est une affaire personnelle. J’aurais dû m’en douter. Mais pourquoi Hirtmann t’a choisi toi ? Pourquoi t’attirer jusqu’ici ? Pourquoi il a mis ton nom dans la poche de la victime ? Quel rapport avec Gustav ?
Elle ne dit rien et plongea son regard — un regard triste, désespéré — dans le sien. Il consulta sa montre, la repoussa doucement puis s’assit au bord du lit.
— Martin, dit-elle. Attends, attends. Tu sais ce que Barack Obama a dit à une de ses petites amies quand elle lui a dit « je t’aime » ?
Il se retourna pour la regarder.
— Quoi ?
— Merci. C’est ce qu’il lui a répondu. S’il te plaît, ne me dis pas merci.
La répétition des poèmes symphoniques de Smetana terminée, Zehetmayer réintégra sa loge. Comme toujours, il avait exigé des chocolats, un whisky japonais et des roses. Ses exigences avaient surtout pour but d’entretenir sa légende. Il était assez vaniteux pour penser qu’elle lui survivrait, mais cela n’ôtait rien à l’horreur qui venait, à la perspective de son prochain anéantissement, de la nuit éternelle — ces derniers temps, il ne pouvait y penser sans frémir. Par deux fois déjà, le crabe avait desserré ses pinces — mais, cette fois, il ne le lâcherait pas.
Pendant longtemps, il avait pu, comme cet infortuné Ivan Ilitch, cacher la pensée de la mort derrière des tentures, des ors, se noyant dans l’hyperactivité et la gloire. Cette dernière était une lampe assez efficace pour dissiper la nuit. Jusqu’à un certain point cependant, qu’il avait atteint aujourd’hui. Même quand la salle bondée crépitait d’applaudissements, il n’y voyait qu’un espace désert, silencieux, vide, des squelettes assis dans des fauteuils. Cent milliards : c’était le nombre de morts depuis les débuts de l’humanité. Un chiffre quatorze fois supérieur au nombre des vivants. Et, parmi eux, Mozart, Bach, Beethoven, Einstein, Michel-Ange, Cervantès. Voilà qui vous remettait à votre place, non ? Qui était-il au milieu de tous ceux-là ? Personne. Un squelette parmi d’autres, qui retomberait vite dans l’oubli.
Il ne croyait pas en Dieu — il était bien trop orgueilleux. Son esprit de vieillard était plein d’une effroyable lucidité, cette lucidité si pure qu’elle confine à la folie. C’était encore la nuit viennoise autour du Musikverein — cette nuit d’hiver venteuse et neigeuse qui, depuis quelques années, lui faisait redouter de ne pas voir le prochain printemps — quand on frappa à la porte de sa loge. Il pensa à la statue du Commandeur frappant à celle de Don Juan, aux flammes de l’enfer, se demanda si l’homme qui se tenait de l’autre côté, dans le couloir obscur — cet homme qui avait si souvent donné la mort —, pensait parfois à la sienne. Qui n’y pense pas ? se dit-il. Malgré sa stature, Jiri se glissa dans la loge avec la légèreté d’une ombre. Ce faisant, il sembla entraîner avec lui toutes les autres ombres du théâtre — combien de morts avait-il connus ? combien de musiciens illustres de leur temps et aujourd’hui retombés dans l’oubli ? Il se souvint de ses premières conversations avec Jiri, à la prison. Anodines. Il était loin d’imaginer alors qu’un jour il reprendrait contact avec lui pour une bien plus sinistre raison. Mais, dès le début, il avait pressenti que Jiri ne changerait jamais, qu’une fois dehors il reprendrait ses « activités ». C’était en lui. Comme un musicien n’abandonne jamais la musique.
— Bonsoir Jiri, dit-il. Merci d’être venu.
Le tueur ne prit pas la peine de répondre. Il s’avança vers la boîte de chocolats ouverte près du miroir.
— Je peux ?
Zehetmayer acquiesça.
— Il y a du nouveau, poursuivit-il d’un ton impatient. Ils arrivent. Ils viennent ici, en Autriche.
Jiri mastiquait un chocolat tout en écoutant distraitement le directeur d’orchestre, comme si le sujet ne l’intéressait pas. À peine le chocolat avalé, il en prit un deuxième.
— Où ça ? dit-il.
— À Halstatt. Apparemment, l’enfant, Gustav, est malade. Il devrait être opéré là-bas.
— Pourquoi ? demanda le Tchèque.
— J’imagine qu’Hirtmann connaît quelqu’un ici, quelqu’un qui doit appartenir à son passé. Il est souvent passé par l’Autriche avant d’être arrêté.
— Et que voulez-vous que je fasse ?
— On va se rendre là-bas.
— Et ensuite ?
— Ensuite, on avisera.
Le vieil homme garda un moment le silence. Puis il plongea son regard dans celui de Jiri.
— Je vous laisse le choix : soit vous le tuez lui, soit vous tuez son fils. L’un ou l’autre, ça m’est égal.
— Quoi ?
Il y eut un nouveau silence. Un léger tremblement agitait la lèvre inférieure du vieillard.
— Si vous ne pouvez le tuer lui, tuez l’enfant. Ça vous donne deux options.
Jiri sembla méditer un instant.
— Vous êtes fou, dit-il.
— Il doit bien y avoir un moyen, insista le vieux.
Jiri secoua la tête.
— Il y a toujours un moyen. Je veux plus.
Un large sourire s’afficha sur le visage du directeur d’orchestre.
— Je m’en doutais. Un million d’euros.
— D’où le sortez-vous ?
— J’ai fait quelques économies au cours de ma vie. Et je n’ai pas d’enfants. Ça me paraît une façon utile de le dépenser.
— L’enfant, quel âge il a, vous dites ?
— Cinq ans.
— Vous êtes sûr de vouloir faire ça ?
— Un million, et cent mille euros d’acompte, dit le vieillard, le reste quand ce sera fait.
Soudain, l’attention des deux hommes fut attirée par la porte qui venait de s’ouvrir. Ils virent un visage de femme fatigué et las émerger de l’obscurité, comme un masque de théâtre, les yeux brillants comme des cailloux. Entrevirent un chariot de ménage derrière elle.
— Oh, pardon. Je croyais que la loge était vide.
Elle referma la porte. Ils restèrent quelques instants sans parler.
— Pourquoi ? demanda Jiri. Pourquoi vous en prendre à ce gosse aussi ? J’aimerais comprendre.
La voix de Zehetmayer trahit son émotion.
— Il m’a pris ma fille, je lui prends son fils. Simple arithmétique. Il tient plus à cet enfant qu’à lui-même.
— Vous le haïssez donc à ce point ?
— Au-delà de tout. C’est un sentiment très pur, la haine, vous savez.
Jiri haussa les épaules. Ce directeur d’orchestre était fou, pas de doute. Bah, du moment qu’il payait…
— Je ne sais pas, répondit-il. Je ne me laisse jamais dominer par mes émotions. Un million d’euros, c’est d’accord. Deux cent cinquante mille d’acompte.
Le lendemain, l’ingénieur Bernard Torossian quitta à contrecœur son domicile de Balma, dans la banlieue est de Toulouse, et sa petite famille — une fille de cinq ans pareille à du vif-argent, un garçon de douze un peu moins vif, un greyhound anorexique baptisé Winston — pour se rendre à l’hôtel de police. Il laissa sa voiture au parking et emprunta la ligne A du métro, en partie aérienne, jusqu’à la station Jean-Jaurès. Là, il changea pour la B, direction Borderouge.
En émergeant de la station Canal-du-Midi, ce matin-là, il effectua les derniers mètres jusqu’à l’entrée du commissariat avec des semelles de plomb. Jamais encore il n’avait pénétré sur son lieu de travail avec le cœur aussi lourd.
Torossian présenta son passe devant les tourniquets, entra dans l’ascenseur et appuya sur le bouton du troisième étage, là où se trouvait la Section balistique du Laboratoire de police scientifique. Une fois dans son bureau, il accrocha son blouson à une patère, posa ses fesses devant son ordinateur et se mit en devoir de réfléchir. Les dernières heures avaient été une rude épreuve pour ses nerfs, et il n’avait trouvé le sommeil que vers 4 heures du matin. Sa femme lui avait demandé ce qu’il avait mais il avait refusé de répondre. Il avait comme un nœud qui lui obstruait la gorge depuis le réveil.
La veille, il avait terminé les tirs de comparaison. Le résultat était accablant pour quelqu’un qu’il appréciait beaucoup. Non seulement quelqu’un qui était presque devenu un mythe au sein du SRPJ depuis les affaires de Saint-Martin et de Marsac, mais aussi qu’il estimait en tant qu’homme, en tant qu’habitant de cette foutue planète — et ce n’était pas si courant.
Mais la physique et la balistique se moquent des sentiments humains. Elles sont froides, factuelles, véridiques, irréfutables. C’était ce qu’il appréciait jusqu’ici dans son métier : il n’avait pas à se débattre dans la jungle des sentiments humains, des intuitions, des hypothèses, des mensonges et des demi-vérités, comme ses collègues. Jusqu’à ce jour. Aujourd’hui, il haïssait les faits. Car les faits avaient parlé : c’était l’arme de Servaz qui avait tué Jensen. Il n’y avait pas le moindre doute. La science ne ment pas.
Il secoua la tête en regardant la pluie qui léchait tristement les vitres — Servaz faisant usage de son arme pour abattre un homme froidement : non, vraiment, c’était absurde —, décrocha son téléphone et composa le numéro du bœuf-carotte.
Il se gara sur le parking de l’hôtel de police peu de temps après avoir déposé Kirsten à son hôtel. Le jour n’allait pas tarder à se lever. Il voulait demander à Espérandieu de veiller sur Margot en son absence — elle l’aimait bien et lui faisait confiance — et d’avoir les équipes de surveillance à l’œil. Les ressources du SRPJ n’autorisaient pas un dispositif lourd et il savait qu’en son absence celui-ci ne tarderait pas à être allégé.
Il se remémora les paroles d’Hirtmann en se dirigeant vers le bâtiment. Est-ce qu’il était en train de se jeter dans la gueule du loup ? Si l’analyse balistique avait parlé, Vincent l’aurait appelé pour l’avertir, se dit-il.
Il traversa au pas de charge le hall où les plaignants faisaient la queue, franchit les tourniquets sur la gauche et emprunta l’ascenseur jusqu’à l’étage de la Brigade criminelle. En émergeant de la cabine au deuxième étage, il croisa Mangin, un type de l’Identité Judiciaire avec qui il n’avait pas d’affinités particulières. D’ordinaire, ils se saluaient aussi brièvement que les convenances l’exigeaient. Cette fois, Mangin lui lança un regard appuyé puis s’éloigna sans un mot.
Non, pas appuyé : étonné. Perplexe.
Aussitôt, il ressentit une nervosité nouvelle. Quelques « bonjour » timides plus tard en retour à ses salutations commencèrent à lui donner des fourmis dans les jambes. Il résista à l’envie de faire demi-tour et de détaler. Barre-toi, disait une petite voix en lui. Maintenant. Barre-toi. Il sortit son téléphone. Pas de message de Rimbaud. Ni de Vincent. Ni de Samira. Il hâta le pas et les trouva dans leur bureau.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il depuis la porte.
Vincent se penchait par-dessus l’épaule de Samira assise devant son écran. Ses deux adjoints parlaient avec animation — ils s’interrompirent. Se tournèrent vers lui. Leurs yeux s’agrandirent.
Il croisa leurs regards.
Et comprit.
Une boule dans la gorge.
— J’allais t’appeler…, commença Vincent avec une certaine hésitation. J’allais t’appeler… Ton arme…
Il se tenait encore dans le couloir, au seuil de la pièce. Il eut l’impression que ses oreilles se mettaient à bourdonner, Vincent le regardait comme s’il avait vu un fantôme.
Un mouvement sur sa gauche…
Il tourna la tête. Vers le couloir. Se figea. Rimbaud se dirigeait vers lui à grandes enjambées.
Hostile…
— C’est ton arme…, répéta Espérandieu, comme assommé, de l’intérieur du bureau. Martin, putain, tu…
Il n’écouta pas la suite.
Il lâcha le chambranle, commença à s’éloigner de la porte.
Pivota vers les ascenseurs. Se mit en marche.
D’abord doucement, puis plus vite.
— Hé ! Servaz ! gueula le bœuf-carotte dans son dos.
Les portes étaient ouvertes. Il s’engouffra dans la cabine. Présenta son badge.
— Servaz ! Où vous allez ? Revenez !
Rimbaud courait à présent, en gueulant quelque chose qu’il n’entendait pas. Des têtes apparaissaient, les unes après les autres.
L’ascenseur ne démarrait pas.
Démarre, démarre… Plus que quelques mètres pour Rimbaud. Soudain, les portes se refermèrent. Il lut la frustration, mais aussi la satisfaction d’avoir eu raison, sur les traits du bœuf-carotte quand elles effacèrent son visage de boxeur.
Dans la cabine, il expira. S’efforça de réfléchir froidement. Mais la sérénité le fuyait comme l’air d’un pneu percé. Il était coincé pendant que là-haut Rimbaud devait passer des coups de fil, lancer l’alerte, rameuter les troupes. Son cœur se mit à battre plus vite.
Ils allaient le coincer en bas : un appel et ils le bloqueraient avant la sortie.
Depuis les attentats du 13 novembre 2015, non seulement il y avait des gardes à l’entrée, mais les plantons à l’accueil contrôlaient l’ouverture des portes à l’aide d’un bouton.
Il était fait comme un rat.
Puis il pensa à autre chose. Il avait quand même un avantage : l’immeuble était grand et la communication entre les services rarement optimale.
L’ascenseur s’ouvrit au rez-de-chaussée, devant les tourniquets, mais il resta planqué au fond de la cabine. Il présenta à nouveau son badge et appuya sur un autre bouton. L’appareil se remit en mouvement avec une légère vibration.
Les sous-sols.
Les geôles. Les cellules de GAV. Garde à vue.
Ne pas penser aux secondes qui défilaient…
Ils avaient déjà dû appeler l’accueil. Combien de temps avant qu’ils comprennent où il allait ?
Les portes qui s’ouvrent. Il émergea dans un espace froid, clinique, dépourvu de fenêtres, exclusivement éclairé à la lumière artificielle.
Tourna à droite.
Des cellules vitrées, les unes éclairées, les autres non. Des types allongés au ras du sol, derrière les vitres, comme des chiots dans une animalerie. Des regards indifférents, las, furieux ou simplement curieux.
Le grand bocal avec les gardes aux uniformes clairs un peu plus loin.
Il les salua, s’attendant à tout instant à les voir jaillir de leur cage pour l’intercepter, mais ils lui rendirent son salut d’un air affairé.
C’était plutôt calme ce matin-là. Pas de hurlements ni de tapage. Ils étaient toutefois en train de placer quelqu’un en garde à vue un peu plus loin — l’homme passait dans le portique de sécurité avant d’être fouillé. Trois flics de la BAC l’accompagnaient…
Ses battements s’accélèrent. C’était peut-être sa chance. Il dépassa le portique, poursuivit sa route…
Tourna à droite.
… La porte donnant sur le parking. Ouverte… Putain !
La Ford Mondeo attendait le retour de la patrouille dans la pénombre du parking, près de la sortie. Personne à l’intérieur… Il avala sa salive, en fit le tour, se pencha côté conducteur.
Nom de Dieu ! les clefs étaient sur le tableau de bord !…
Une demi-seconde pour prendre une décision. Il n’était pas encore tout à fait un criminel en fuite — s’il s’emparait de cette bagnole, il n’y aurait pas de retour en arrière possible. Il jeta un coup d’œil derrière lui : là-bas, les types de la BAC surveillaient le futur gardé à vue avant sa mise en cellule, sans s’occuper de lui ni du fourgon. Il entendit un téléphone sonner quelque part.
Décide-toi !
Servaz ouvrit la portière, s’assit au volant, mit le contact. Enclencha la marche arrière. Vit une tête se tourner là-bas. Puis le regard stupéfait du brigadier quand il embraya.
Il vira en faisant hurler les pneus sur le revêtement du parking, repartit en marche avant au milieu des rangées de voitures, fonçant en direction de la rampe.
Trente secondes…
C’était le temps qu’il estimait nécessaire pour atteindre la barrière là-haut, laquelle s’ouvrait automatiquement aux véhicules venant de l’intérieur et, en général, pressés…
Il allait vite, trop vite. Il faillit perdre le contrôle en arrivant sur la rampe, heurta une moto avec l’avant droit, fit un dérapage plus ou moins contrôlé, d’abord vers la gauche puis à droite toute. La grosse bécane qu’il venait de heurter s’effondra sur sa voisine et sa voisine sur la suivante, entraînant dans leur chute toutes les bécanes du parking dans un vacarme de tôles froissées et de guidons tordus qui se répercuta dans l’espace souterrain.
Il ne l’entendit guère : il grimpait déjà la rampe à toute allure, émergeant devant les pompes à essence dans une trajectoire cahoteuse, puis freinant brutalement avant de virer à droite et de foncer vers le porche et la barrière donnant sur le boulevard.
Il était en train de s’enfuir comme un bandit de son lieu de travail ! Tout l’hôtel de police devait entendre le hurlement de ses pneus !
Les doigts moites et crispés sur le volant, il s’efforça de chasser cette pensée, convaincu que la barrière n’allait pas se soulever, que quelqu’un allait surgir et que quelque chose allait mal tourner, qu’il allait finir ses jours en…
Concentre-toi, merde !
La barrière…
Elle se levait ! Il n’en croyait pas ses yeux. L’espoir ressurgit et l’adrénaline lui donna un coup de pied aux fesses. Il émergea sur le boulevard, grilla le feu devant une Mini venant par sa droite qui pila en faisant hurler ses pneus et klaxonna rageusement. Tourna à gauche en frôlant le trottoir qui longeait le canal et traça à vive allure vers le pont des Minimes.
Vingt secondes.
C’est le temps approximatif qu’il mit à parcourir les trois cents mètres qui le séparaient du pont.
Il franchit le canal quinze secondes plus tard.
L’avenue Honoré-Serres à présent.
Cinquante nouvelles interminables secondes à cause d’un ralentissement — sans qu’aucune sirène eût encore retenti —, il avait le palpitant comme un tambour. Il y eut même un instant où il fut tenté de faire demi-tour et de retourner à l’hôtel de police. « OK, les gars, j’ai fait une connerie, je suis désolé. » Mais il savait qu’il n’y avait plus de retour possible, désormais, qu’il était monté de lui-même à l’échafaud.
On y est presque : deux cents mètres encore et il vira à gauche dans la rue Godolin — crut entendre des sirènes au loin — puis à droite au bout de cent cinquante mètres dans la rue de la Balance et se perdit en quelques secondes dans le dédale du quartier des Chalets — avant d’abandonner le véhicule et de partir en courant.
Il brûlait d’envie de s’en griller une et de voir sa fille, mais ça aussi c’était devenu impossible. Une porte — invisible celle-là — venait de se refermer de ce côté-ci également. Il pensa à Hirtmann qui lui avait interdit la cigarette. Il avait terriblement envie de fumer. Il sortit son paquet sans cesser d’arpenter les trottoirs, en proie à une solitude absolue.
À l’agence de location, une cage vitrée au beau milieu du parking qui faisait face aux arrivées de l’aéroport Toulouse-Blagnac, il fit la queue derrière un groupe d’Asiatiques — il était incapable de distinguer les Japonais des Chinois ou des Coréens. Quand son tour fut venu, il présenta le passeport au nom d’Émile Cazzaniga, remplit les papiers et prit possession du véhicule. Il mit dans le coffre la petite valise et les quelques affaires qu’il avait achetées aux Galeries Lafayette du centre-ville et mit le contact.
Quinze minutes plus tard, il roulait en direction de la Méditerranée. La petite Peugeot 308 GTI était flambant neuve, le réservoir plein, le soleil brillait. Pendant quelques minutes, il éprouva un grisant sentiment de liberté, non sans s’assurer qu’il roulait largement au-dessous de la vitesse autorisée. Puis il songea soudain aux consignes des médecins : éviter les longs trajets en voiture. Il en avait pour une quinzaine d’heures. Et s’il crevait avant d’arriver ? S’il faisait un arrêt cardiaque à cent trente sur l’autoroute ? Il préférait éviter d’y penser. Il pensa en revanche à Gustav et à Hirtmann sur ce barrage, à sa fille qui avait l’air si fatiguée, à Rimbaud lui lançant : « Je ne vous crois pas une seconde, et je prouverai que vous avez menti », à la sœur de Kirsten, cette artiste qui aimait les ombres et qui les avait rejointes. Et puis, il revit Kirsten lui disant : « S’il te plaît, ne me dis pas merci. »
Est-ce qu’elle avait vraiment voulu dire ça ? Et lui, que ressentait-il exactement ? Il n’était certainement pas amoureux, mais il devait admettre que, ces derniers temps, la Norvégienne avait occupé une bonne partie de ses pensées. Qu’allait-il se passer maintenant ? Il était en fuite, elle allait devoir retourner en Norvège. Leurs routes allaient-elles se séparer définitivement ?
Quelques heures plus tard, après avoir dépassé Nîmes et Orange, il remontait la vallée du Rhône où soufflait un mistral violent avant de quitter l’A7 pour l’A9 à la hauteur de Valence-Sud. Il s’arrêta pour déjeuner d’un sandwich thon-mayonnaise et d’un double expresso sur une aire d’autoroute non loin de Bourgoin-Jallieu, avant de reprendre sa route vers les Alpes, Annecy et Genève, qu’il atteignit alors que le soir tombait.
Il longea ensuite la rive nord-est du Léman avant de la quitter après Morges pour tracer cap au nord vers le lac de Neuchâtel, puis de bifurquer vers la blancheur immaculée des Alpes bernoises. Les massifs alpins se détachaient sur une nuit sans nuages comme de grosses meringues sur un drap noir et, après Zurich, il quitta la Suisse et franchit la frontière autrichienne à la hauteur de Lustenau vers 21 heures, puis la frontière allemande à Lindau, contournant le lac de Constance, avant de filer plein est jusqu’aux environs de Munich qu’il atteignit vers 22 heures.
Il était plus de 23 heures quand il retrouva la frontière autrichienne près de Salzbourg et s’enfonça entre les puissants sommets du Salzkammergut qu’on devinait à peine, malgré leur blancheur, tapis dans la profonde nuit alpine. Des géants qui veillaient sur les populations locales depuis le paléolithique. Et plus de minuit quand il entra enfin dans Halstatt, cette carte postale de l’Autriche en 3D nichée au bord d’un lac pour l’heure noyé dans le brouillard et les ténèbres. Les petites rues pavées, les façades de chalets tyroliens, les fontaines et les belvédères : tout évoquait un décor de cinéma — Heidi ou La Mélodie du bonheur.
Il chercha l’hôtel que lui avait indiqué le Suisse — la Pension Göschlberger — et, vingt minutes plus tard, il s’effondrait comme une masse dans un lit haut perché et rempli d’édredons qui semblait tout droit sorti d’un conte pour enfants.
— Il a utilisé sa carte Visa dans une agence de location de voitures à Blagnac hier matin, annonça un flic nommé Quintard. Ensuite quelques heures plus tard dans une station-service à la hauteur de Bourgoin-Jallieu et la dernière fois au péage d’Annemasse-Saint-Julien avant la frontière suisse.
— Nom de Dieu, s’exclama Rimbaud.
— La voiture, une Peugeot 308, a été louée au nom d’Émile Cazzaniga…
— Génial, dit le bœuf-carotte, il peut être n’importe où en Europe.
— Ou même revenu en France, suggéra un autre membre de l’IGPN. Il est assez malin pour ça.
Stehlin suivait l’échange sans s’en mêler, l’air sombre. C’était un cauchemar.
— Est-ce que quelqu’un a une idée de l’endroit où il a pu aller ? demanda Rimbaud en faisant le tour de la table d’un regard acéré.
Ni Samira ni Espérandieu ne mouftèrent mais, quand le bœuf-carotte eut porté son attention ailleurs, ils échangèrent un regard.
— Il faut une vignette pour circuler sur les autoroutes suisses, fit observer Rimbaud. Il a peut-être été contrôlé par la police suisse s’il n’en avait pas, qui sait ? Quelqu’un peut les contacter ?
Une ambiance de fin de règne s’était installée autour de la table : l’agonie d’un service auquel plus aucun magistrat ne confierait une enquête importante. Espérandieu se dit que cela devait ressembler à ça dans les administrations de Washington, maintenant que les fonctionnaires de Trump prenaient la place. Il pourrait toujours demander sa mutation… Mais Martin, qu’allait-il devenir ? Avait-il vraiment fumé Jensen ? Il avait toujours autant de mal à le croire. Il chercha du regard le soutien de Samira et la jeune Franco-Sino-Marocaine posa une main discrète sur son genou l’espace d’un instant. Il se sentait infiniment triste. Qu’est-ce qui avait mal tourné depuis ce coup de feu sur ce wagon ? Des flics brisés il en avait déjà vu. Mais Martin était son meilleur ami — avant son coma du moins.
— Et cette policière norvégienne, quelqu’un sait où elle se trouve ? demanda Rimbaud en regardant le directeur du SRPJ.
Stehlin secoua la tête avec la lenteur d’un condamné à mort à qui on demande s’il a une dernière volonté.
— Génial, dit le bœuf-carotte. Nous allons solliciter Interpol pour la diffusion d’une notice rouge concernant le commandant Servaz.
Rien que ça, pensa Espérandieu. La presse appelait improprement les notices rouges « mandats d’arrêt internationaux ». En réalité, il ne s’agissait pas de mandats d’arrêt, les policiers d’un pays ne pouvant procéder à l’arrestation d’un individu uniquement sur décision d’une justice nationale, mais de messages d’alerte pour localiser la personne et demander son arrestation par les autorités locales.
— Je veux un signalement détaillé, une photographie, ses empreintes digitales, tout le toutim.
Il se tourna vers Vincent et Samira.
— Vous pouvez vous charger de ça ? leur demanda-t-il d’un ton venimeux.
Il y eut un blanc. Puis le majeur droit de Samira — orné d’une bague à tête de mort — s’éleva joliment au-dessus de la table, elle repoussa sa chaise et sortit.
— Même réponse, dit Espérandieu en se levant à son tour.
Martin passa la matinée à flâner dans les rues étroites de la carte postale et au bord du lac, coiffé d’une casquette bon marché achetée sur place dans une boutique à souvenirs et payée avec ses derniers euros, des lunettes de soleil sur le nez et une grosse écharpe de laine enroulée autour du cou. Il s’attarda aux terrasses, buvant tellement de café qu’il finit par repousser la dernière tasse loin de lui, écœuré.
Il ne risquait pas d’attirer l’attention : il y avait cent fois plus de touristes que d’habitants et ils se marchaient les uns sur les autres dans la petite bourgade coincée entre le lac et les montagnes. Il entendait toutes sortes de langues autour de lui et fort peu d’allemand.
Malgré tout, il ne put s’empêcher de trouver le panorama impressionnant : tous ces toits blancs entassés les uns au-dessus des autres, ces façades pimpantes, presque riantes, ces pontons de bois et, en face, la présence hostile, écrasante, de la paroi couverte de glace, à la blancheur striée de hachures horizontales tel un dessin exécuté par une main tremblante, qui tombait dans les eaux glacées et légèrement brumeuses du Hallstättersee comme une pierre tombale.
Cinq minutes avant midi, il se mit en marche vers la Marktplatz, à côté de l’église luthérienne, à une cinquantaine de mètres. Il y avait là aussi un tas de touristes qui mitraillaient avec leurs appareils photo et leurs téléphones à peu près tout ce qui ressemblait à une vieille pierre ou à un morceau d’Autriche.
Il attendit plusieurs minutes presque sans bouger, faisant mine d’observer la fontaine et les environs. Se demanda où était Kirsten. Plusieurs fois, il l’avait cherchée du regard, avait espéré qu’elle apparaîtrait, déguisée en touriste comme lui, mais elle ne s’était pas montrée et il commençait à se sentir inquiet. Puis il se dit que c’était logique : il pouvait très bien être surveillé par quelqu’un d’autre et Kirsten ne voulait pas prendre de risques.
— Mahler est venu ici, vous le saviez ? dit soudain l’un des touristes à côté de lui sans cesser de photographier.
Servaz le regarda. Le type portait un curieux bonnet jaune à pompon. Il était blond, bronzé, l’air sain et sportif. Un peu plus petit mais plus costaud que lui.
— Vous avez fait votre valise ? dit l’homme en remettant le capuchon sur l’objectif de son appareil.
Servaz acquiesça.
— Très bien, allons la chercher.
Quelques minutes plus tard, ils quittaient le bourg dans une Range Rover hors d’âge crachant une fumée noire sur une petite route qui suivait la rive ouest du lac.
Samira Cheung regarda Vincent. Elle avait ce jour-là tellement de crayon noir autour des yeux qu’on aurait dit une goule surgie d’une histoire de maison hantée.
— Tu penses la même chose que moi ?
— De quoi tu parles ?
— De ce qu’a dit Quintard à la réunion : le trajet de Martin, son passage en Suisse. La Suisse, c’est pas loin de…
— L’Autriche, je sais, confirma-t-il. Halstatt…
— Tu crois vraiment qu’il peut être là-bas ?
— Ça a l’air absurde, non ?
— Mais c’est quand même la route, fit-elle remarquer.
Il considéra les deux bagues à tête de mort de sa main droite et les bracelets en cuir pleins de croix, de clous et de crânes miniatures.
— Oui, admit-il, c’est la route… C’est aussi la route de Genève, la ville d’Hirtmann. Et la Norvégienne, tu crois qu’elle est avec lui ?
Samira ne lui répondit pas. Elle était déjà en train de pianoter sur son clavier.
— Regarde.
Il s’approcha, vit une page d’accueil quelconque, puis lut : « Polizei Halstatt, Seelände 30 ». Il y avait une adresse mail qui se terminait par « polizei.gv.at » et même un site Web. Samira cliqua dessus et ils sourirent malgré la gravité de la situation : deux top models façon Barbie et Ken en uniforme de police près d’une voiture de patrouille, aussi crédibles que Steven Seagal dans le rôle du président des États-Unis.
— Tu parles allemand ? demanda-t-elle.
Il fit signe que non.
— Moi non plus.
— Mais je parle anglais, dit-il en décrochant son téléphone. Les Autrichiens, ça cause aussi british, non ?
Elle laissa retomber le rideau. Depuis sa fenêtre de l’hôtel Grüner Baum, elle avait vu Martin parler avec le type au bonnet jaune qui prenait des photos. À présent, ils partaient ensemble. Elle se précipita hors de sa chambre du premier étage, dévala les marches et jaillit sur la place, à temps pour les voir la quitter par une ruelle. Au lieu de les suivre, elle partit dans l’autre sens.
Espérandieu raccrocha. Le flic autrichien — un type nommé Reger ou quelque chose comme ça — s’était montré étonnamment coopératif. Il semblait ravi de collaborer avec la police française même si la requête avait provoqué un blanc au bout du fil. Espérandieu s’était dit que ça devait le sortir de sa routine. Combien de meurtres par an à Halstatt ? Un touriste chinois tué d’un coup de piolet par un alpiniste sinophobe ? Un mari jaloux qui attachait un pot de fleurs aux chevilles de son épouse avant de l’envoyer par le fond dans le lac ? Reger avait un accent autrichien prononcé, mais son anglais était fluide et impeccable.
Espérandieu fit un signe à Samira qui tapa l’adresse mail trouvée sur le site autrichien et ajouta la photo de Martin au texte en anglais.
Martin et son guide au bonnet jaune revinrent à Halstatt aux environs de 14 heures. Empruntèrent le tunnel qui passait sous la montagne et se garèrent sur le parking P1, puis retournèrent à pied au centre-ville par les bords du lac. Il faisait froid. Il neigeotait au-dessus du lac et la lumière semblait aussi plombée que celle d’une fin d’après-midi.
— Pourquoi ce détour ? demanda Servaz en traînant de nouveau sa valise derrière lui.
— Pour m’assurer que personne ne nous suit…
— Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?
— Vous rentrez à votre hôtel et vous n’en bougez pas : vous attendez qu’on vienne vous chercher. Pas de coup de fil à qui que ce soit, c’est bien compris ? Pas d’alcool, pas de cigarettes. Et évitez aussi le café. Buvez de l’eau, reposez-vous, dormez.
Ni Servaz ni l’homme blond au bonnet jaune ne virent la Lada Niva verte immatriculée à Prague se garer sur le même parking quelques minutes plus tard. Zehetmayer fut le premier à en descendre. Il portait son habituel manteau à col de loutre et un feutre cabossé sur son crâne dégarni qui contrastaient avec l’aspect pitoyable du 4 x 4. Jiri était vêtu d’un simple anorak, de jeans et de bottes fourrées, et aurait pu passer pour un touriste. Ils laissèrent la voiture et foncèrent tout droit vers le centre du village.
Ils s’assirent dans un café et regardèrent passer le flot des touristes, aussi dépareillés qu’un loup et un renard.
Au bout de trois heures enfermé dans sa chambre, Servaz commençait à tourner en rond. Il n’arrêtait pas de penser à Margot. À son air fatigué, accablé. Il était parti comme un voleur et elle devait être morte d’inquiétude. Il contenait de plus en plus difficilement son impatience. Il fallait qu’il lui parle.
Est-ce qu’ils avaient reçu l’autorisation d’un juge de la mettre sur écoute ? Dans un laps de temps aussi court ? Possible compte tenu des circonstances. Mais pas certain. La police et la justice françaises ne fonctionnaient pas comme dans les séries télé. Et les ratés étaient nombreux. Il n’y avait qu’à voir ces terroristes recherchés par toutes les polices d’Europe et qui s’étaient promenés pendant des jours ou des semaines en sautant d’un pays à l’autre, avaient franchi des frontières, pris des trains avant d’être interceptés.
Il devait courir le risque. Il sortit le petit téléphone à carte prépayée qu’il avait acheté dans le centre de Toulouse avant de filer à l’aéroport, composa le numéro.
— Allô ?
— C’est moi, dit-il.
— Papa ? Où es-tu ?
La voix débordait d’inquiétude.
— Je ne peux pas te le dire, répondit-il.
Il y eut un silence.
— Tu quoi ?
La colère, de nouveau, dans la voix de sa fille. Ça n’en finirait donc jamais… Par la fenêtre, il aperçut un bateau blanc qui se rapprochait sur les eaux grises, à travers la brume ; il emmenait des touristes depuis la gare ferroviaire, sur l’autre rive du lac.
— Écoute. On va te poser des questions sur moi. La police… On va te parler de moi comme d’un… criminel…
— La police ? Mais c’est toi la police. Je ne comprends pas.
— C’est une histoire compliquée. J’ai dû partir…
— Partir ? Partir où ? Tu ne pourrais pas être un peu plus… ?
— Laisse-moi parler, la coupa-t-il. On m’a piégé. On m’accuse de quelque chose que je n’ai pas commis. J’ai dû m’enfuir. Mais je… je reviendrai…
Nouveau silence.
— Tu me fais peur, papa, dit-elle soudain.
— Je sais. Je suis désolé, ma puce.
— Est-ce que tu vas bien ?
— Oui, ne t’inquiète pas.
— Bien sûr que je m’inquiète, répliqua-t-elle. Comment veux-tu que… ?
— Il y a autre chose que je voulais te dire…
Elle se tut. Il hésita.
— Tu as un petit frère. Il s’appelle Gustav. Il a cinq ans.
Encore un blanc.
— Un… petit frère ? Gustav ?
Il pouvait imaginer rien qu’à sa voix l’expression de totale incrédulité sur ses traits.
— Qui est la mère ? demanda-t-elle aussitôt.
Il se figea.
— C’est une longue histoire.
Il avala un verre d’eau qu’il s’était servi avec la bouteille d’eau minérale du minibar.
— J’ai tout mon temps, répliqua-t-elle d’une voix redevenue froide.
— C’est une femme que j’ai connue il y a longtemps, et qui a ensuite été kidnappée.
— Kidnappée ? Marianne ? C’est de Marianne qu’il s’agit ?
— Oui.
— Seigneur… Il est revenu, n’est-ce pas ?
— Qui ça ?
— Tu sais bien qui…
— Oui.
— Oh, papa, putain, c’est pas possible. Dis-moi que c’est pas vrai. Ce putain de cauchemar va pas recommencer !
— Margot, je…
— Cet… enfant… il est où ?
Il se souvint des paroles d’Espérandieu : « Demande-lui directement, oublie les questions biaisées, tu n’es pas dans un interrogatoire. »
— Peu importe où il est, dit-il. Ce qui est fait est fait. À mon tour de te poser une question maintenant : qu’est-ce que tu as, Margot, exactement ? Réponds-moi, cette fois. Je veux la vérité.
Cette fois, le silence dura plus longtemps à l’autre bout.
— Eh bien, il semble non seulement que tu as un deuxième enfant, mais aussi que tu vas être grand-père.
— Quoi ?
— Bientôt trois mois, ajouta-t-elle.
Il pensa à tous ces petits changements physiques et psychologiques, à ses nausées matinales, à sa susceptibilité, à ses sautes d’humeur, au frigo plein de choses salutaires, aux kilos en plus…
Il avait été aveugle pour ne rien voir.
Même Hirtmann, rien qu’en observant Margot depuis le parking d’en face, avait compris.
— Le père…, dit-il. Je le connais ?
— Oui, répondit-elle. C’est Élias.
Sur le moment, il ne sut pas de qui elle parlait. Puis ça lui revint. Il revit le grand jeune homme silencieux, sa mèche tombante qui lui mangeait la moitié du visage, son allure de grand escogriffe trop vite monté en graine. C’était lui qui avait aidé Margot à mener l’enquête pendant les événements de Marsac, alors qu’ils étaient dans la même classe préparatoire. Dans ce lycée où lui-même avait étudié en son temps et dont une professeure avait été assassinée[15]. Élias aussi qui avait accompagné Margot quand elle était venue chercher son père dans ce village espagnol où il s’était réfugié et où il passait ses jours et ses nuits à picoler après la disparition de Marianne. Servaz se souvenait qu’Élias prononçait peu de mots, mais qu’il le faisait toujours à bon escient.
— Je ne savais pas que tu le voyais toujours, dit-il.
— Ce n’était pas le cas. Il a débarqué à Montréal l’année dernière, soi-disant pour faire du tourisme… On ne s’était pas vus depuis trois ans, mais on restait en contact, de loin en loin. Il est reparti à Paris au bout de quatre semaines, on s’est écrit. Et puis, Élias est revenu. Pour de bon, cette fois…
Margot avait toujours eu l’art de résumer les situations les plus compliquées en quelques phrases.
— Et vous allez vous… ?
— Non, papa, non : ce n’est pas du tout à l’ordre du jour.
— Mais vous… vivez ensemble ? dit-il.
— C’est important ? Papa, quoi que ce soit, tu dois revenir. Tu ne peux pas fuir comme un criminel.
— Je ne peux pas, dit-il. Pas tout de suite. Écoute, je…
Il y eut un bruit dans l’appareil, peut-être une porte, puis une voix s’éleva : « Margot ? Chérie ? C’est moi ! » Alexandra, son ex-femme…
— Ne dis rien à ta mère, lança-t-il.
Il raccrocha.
Une image du bonheur, soudain, il y a très longtemps : cette même jeune femme à présent enceinte grimpant en gazouillant et en babillant dans un langage connu d’elle seule sur le lit conjugal. Ce lit sur lequel elle montait presque toujours quand sa mère dormait. Son Kilimandjaro à elle. À escalader, à conquérir, pour y faire son trou, y caser son petit corps — entre les leurs. Son odeur de bébé. Ses cheveux fins. Il ne se souvenait de rien de plus agréable que d’avoir enfoui ses narines dans la panse gonflée et parfumée de sa fille. Ce ventre de bébé qui ne diminuait qu’en respirant. Cette odeur de nourrisson mélangée à l’acidité du lait du biberon et à l’eau de Cologne. Le parfum du réveil. Sa fille… Qui de nouveau allait avoir la panse gonflée.
Il espérait qu’elle serait une bonne mère, qu’elle s’en tirerait bien. Et que leur couple ne volerait pas en éclats comme celui de ses parents. Qu’elle serait plus heureuse en tant que mère qu’elle l’avait été en tant que fille. Que l’enfant grandirait au sein d’un foyer uni. Il essaya de réfléchir mais tout tournait, il ne voyait que deux planètes énormes, et d’autres plus petites, qui gravitaient autour. Ou peut-être s’agissait-il d’une planète et d’un soleil. Un soleil noir… Il avait l’impression qu’une autre Margot avait pris la place de sa fille.
Une Margot qu’il ne connaissait pas.
Il s’approcha de la fenêtre, vit le fantôme de son visage se juxtaposer sur l’image du bateau blanc et des eaux grises.
Ma fille, pensa-t-il, la gorge nouée. Je sais que tu feras une bonne, une excellente mère. Et que votre enfant sera heureux. Je ne sais pas combien de temps je vais m’absenter, mais je… j’espère que tu auras une pensée pour moi de temps en temps et que tu comprendras…
Le téléphone de Kirsten sonna alors qu’elle avait repris sa surveillance devant une pâtisserie et un café.
— Salut Kasper, dit-elle.
Il y eut un moment de silence à l’autre bout. Elle crut entendre de là où elle était tomber l’inépuisable pluie bergénoise.
— Tu es où ? demanda-t-il.
— Devant une pâtisserie et un café.
— Toujours à l’hôtel ?
— Pourquoi tu veux le savoir ? dit-elle soudain.
— Pardon ?
— Pourquoi tu veux savoir où je suis ?
— Je ne comprends pas cette question.
— Pourquoi tu t’intéresses tellement à l’endroit où on se trouve et à ce qu’on y fait ?
Un silence.
— C’est quoi ces conneries ? lâcha le flic bergénois. Je veux savoir où vous en êtes, c’est tout…
— Kasper, j’ai appelé Oslo hier. Apparemment, ils ne sont au courant de rien. Personne ne leur a dit qu’on avait retrouvé la trace du gosse. Pourtant, je te l’ai dit. Pourquoi tu n’as rien dit à personne ? Pourquoi tu n’en as pas parlé à ta hiérarchie ?
Rien que le bruit de la pluie à l’autre bout.
— Je ne sais pas…, dit finalement la voix. Je voulais te laisser le temps de le faire toi-même, je suppose… Toi non plus tu n’en as parlé à personne, semble-t-il.
Là, tu marques un point, pensa-t-elle.
— Tu n’es pas la seule à avoir une conscience professionnelle. J’ai tout autant envie que toi qu’on retrouve ce salopard. Seulement moi, personne ne m’a payé le voyage en France…
Deux points.
— D’accord. Excuse-moi. Je suis un peu à cran en ce moment.
— Pourquoi ? (Une pause.) Ne me dis pas… Ne me dis pas qu’il est réapparu ?
— Faut que j’y aille, dit-elle.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je sais pas.
— Prends soin de toi.
— OK.
Il coupa la communication, regarda en direction du port. Il n’était pas allé travailler aujourd’hui. Il avait pris une journée pour terminer de monter le meuble. Quelle pluie…
Puis il pensa à l’argent sur son compte en banque. Celui qui avait déjà été versé en contrepartie de ses informations. Celui qui lui avait déjà permis d’éponger une partie de ses dettes. Pas assez à son goût, mais c’était déjà ça. Il regarda l’heure et composa l’autre numéro. Celui qui n’avait rien à voir avec la police.
— Tu te sens bien, Gustav ?
Hirtmann regarda l’enfant allongé dans le lit médicalisé. Il s’approcha de la fenêtre. Il apercevait les toits blancs d’Halstatt au-delà du petit parking plein de neige, et puis les eaux grises du lac. La clinique était bâtie sur les hauteurs du village.
— Oui, papa, dit Gustav dans son dos.
Il vit un bateau s’avancer depuis l’autre rive, là où se trouvait la gare ferroviaire.
— Tant mieux, dit-il en se retournant. C’est pour ce soir, tu sais.
L’enfant blond ne dit rien, cette fois.
— Tu ne dois pas avoir peur, Gustav. Tout va bien se passer.
— Allons-y, dit l’homme au bonnet jaune. Prenez votre valise.
— On va où ? demanda-t-il.
Il en avait assez des mystères. Il avait passé tout l’après-midi d’hier et toute la soirée à tourner comme un fauve dans sa chambre avant de sombrer dans un sommeil plein de mauvais rêves.
— À la clinique, répondit le blond.
— Vous faites quoi dans la vie ? demanda Servaz.
— Pardon ? Je suis infirmier, dit l’homme d’un air surpris. Quelle question. À la clinique… On m’a chargé de vous réceptionner.
— Et la petite balade hier pour voir si je n’étais pas suivi : c’était pour me réceptionner aussi ?
L’homme lui lança un sourire déconcertant tandis qu’il verrouillait sa porte et qu’ils se dirigeaient vers le minuscule ascenseur.
— Je suis les instructions qu’on m’a données, c’est tout, dit-il.
— Et vous ne posez jamais de questions ? demanda Servaz en s’enfermant dans la cabine bien trop petite pour deux adultes.
— Le Dr Dreissinger m’a simplement dit que vous étiez quelqu’un de connu en France et que vous ne vouliez pas de… publicité, de paparazzis, quoi…
Pour le plus grand soulagement de Servaz, les portes s’ouvrirent presque aussitôt et il s’avança vers la petite réception pour rendre sa clef à breloque. Il réfléchit à ce que le blond venait de lui dire. Une pensée lui traversa l’esprit.
— Pourquoi j’aurais besoin de discrétion ? demanda-t-il. On y fait quoi en temps normal dans votre clinique ?
Bonnet-Jaune le regarda d’un air sidéré.
— Ben, des liftings, de la chirurgie du nez ou des paupières, de la plastie mammaire, des implants — et même de la phalloplastie et de la nymphoplastie… ce genre de choses.
Ce fut au tour de Servaz d’être stupéfait.
— Vous voulez dire qu’on va dans une clinique de chirurgie esthétique ?
Ils ne parcoururent que quelques centaines de mètres en s’élevant vers le haut du village, à travers ses rues pavées, avant de se garer sur le petit parking de la clinique qui dominait les toits de la ville et le lac. Bonnet-Jaune descendit le premier de sa VW et ouvrit son coffre, puis il tendit sa valise à Servaz, qui la prit avec un nœud au ventre. Il avait lu sur Internet que la greffe de foie était une intervention chirurgicale lourde, délicate, autant pour le donneur vivant que pour le receveur — une opération qui pouvait durer jusqu’à quinze heures — et il avait les jetons tout à coup. Les foies, songea-t-il, c’est le cas de le dire. Pour se rassurer, il se dit qu’Hirtmann tenait trop à son fils pour le confier à des mains inexpertes.
Son fils… Il n’arrivait toujours pas à se faire à l’idée. Il était ici pour donner une partie de son foie à son propre fils. Dit comme cela, ça ressemblait à de la science-fiction.
— C’est quoi la phalloplastie ? demanda-t-il soudain tandis qu’ils traversaient le petit parking puis grimpaient les marches à l’entrée.
— Chirurgie du pénis.
— Et la nymphoplastie ?
— Des petites lèvres. On les réduit quand elles sont trop grandes.
— Charmant.
Lothar Dreissinger était une publicité vivante pour la chirurgie esthétique. Dans le genre avant/après. Il incarnait l’avant : c’était l’un des hommes les plus laids que Servaz eût jamais vus. Son visage semblait le produit d’une macédoine de gènes exceptionnellement mal assortis. Nez et oreilles trop grands et trop charnus, yeux trop petits, mâchoire trop étroite, lèvres de crapaud, crâne chauve et pointu comme un œuf de Pâques… Ajoutez à cela une cornée jaune et injectée, des petits cratères sur la peau comme s’il avait été atteint de la vérole dans sa jeunesse.
Servaz se demanda si cela incitait ses clients à se précipiter vers la salle d’opération — ou si, au contraire, ils voyaient là les limites de la chirurgie tant vantée par le maître des lieux. Si lui n’avait pas pu réparer ces criantes injustices de la nature, à quoi bon ?
Il portait une blouse de médecin sur une chemise blanche et ses mains manucurées, en revanche, étaient très belles. Servaz le remarqua quand il les croisa sous son menton.
— Vous avez fait bonne route ? demanda-t-il en anglais.
— Est-ce que c’est important ?
Les yeux jaunes du directeur de clinique étaient aussi d’une désagréable fixité.
— Pas vraiment, dit-il. Tout ce qui m’importe, c’est que vous soyez en bonne santé.
— C’est une belle clinique que vous avez là, commenta Servaz. De la chirurgie esthétique, c’est ça ?
— En effet.
— Maintenant, répondez-moi, êtes-vous compétent pour réaliser ce genre d’opération ?
— Avant que je me convertisse à cette activité plus… rémunératrice… c’était ma spécialité, voyez-vous. Renseignez-vous : j’étais très bon. Ma réputation s’étendait bien au-delà des frontières de l’Autriche.
— Vous savez qui je suis ? demanda Servaz.
— Le père de l’enfant.
— À part ça…
— Non, et je m’en fiche.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— À quel sujet ?
— Au sujet de cette opération…
— Que Gustav avait besoin d’une greffe. Le plus vite possible.
— Quoi d’autre ?
— Que vous aviez pris une balle dans le cœur il y a quelques mois. Et que vous étiez resté dans le coma pendant plusieurs jours.
— Ça ne vous inquiète pas ?
— Pourquoi ça m’inquiéterait ? C’était dans le cœur, pas dans le foie.
— Est-ce que ça n’est pas un peu… risqué ?
— Bien sûr que ça l’est. Toute opération comporte un risque.
Dreissinger agita ses belles mains de pianiste.
— Et il s’agit d’une opération très délicate, ajouta-t-il, une triple opération en vérité : celle qui consiste à vous enlever les deux tiers de votre foie, la suivante à extraire le foie nécrosé de Gustav et la troisième à lui implanter un greffon sain et à tout recoudre. Il y a toujours un risque.
Il sentit un pincement au creux de l’estomac.
— Mais le fait que j’aie subi une opération cardiaque il y a deux mois, est-ce que ça n’augmente pas considérablement ce risque ?
— Pour l’enfant non : le donneur pourrait aussi bien être un donneur mort, c’est d’ailleurs la procédure la plus courante.
— Et pour moi ?
— Pour vous sans aucun doute.
Il avait dit cela d’un ton badin et Servaz sentit sa gorge s’assécher. Il se fiche complètement que je meure ou pas… Et Hirtmann, lui, est-ce qu’il s’en fiche aussi ?
— Vous abritez un meurtrier, dit-il soudain. Et pas n’importe lequel.
Le visage du chirurgien se ferma.
— Vous le saviez ?
Dreissinger hocha la tête.
— Pourquoi ? demanda Servaz.
Le petit homme parut hésiter.
— Disons que j’ai une dette envers lui…
Servaz haussa un sourcil.
— Quel genre de dette peut impliquer de prendre un tel risque ?
— C’est difficile à expliquer…
— Eh bien, essayez quand même.
— Pourquoi le ferais-je ? Vous êtes flic ?
— En effet.
Dreissinger fixa sur lui un regard étonné.
— Ne vous en faites pas, dit-il, je ne suis pas ici en tant que flic, mais pour donner mon foie, comme vous le savez. Alors ?
— Il a tué ma fille.
La réponse avait fusé sans la moindre hésitation. Servaz regarda le petit homme sans comprendre. Un voile de tristesse était passé sur le visage laid — furtivement. Un instant de faiblesse vite envolé : Dreissinger le toisait à nouveau avec fermeté.
— Je ne comprends pas.
— Il l’a assassinée… À ma demande… Mais sans rien lui faire d’autre, évidemment. Il y a dix-huit ans de cela.
Servaz le regardait avec une incrédulité croissante.
— Vous avez demandé à Hirtmann de tuer votre fille ? Pourquoi ?
— Voyez-vous, monsieur Servaz, il n’y a qu’à regarder ma figure pour comprendre que la nature n’est pas aussi parfaite que certains le prétendent. Ma fille était aussi laide que son père, cela la rendait très… déprimée… Mais, comme si cela ne suffisait pas, elle était aussi atteinte d’une maladie incurable, une maladie rare, une maladie terrible qui provoquait d’horribles souffrances. Il n’y a à ce jour aucun traitement et la seule issue est la mort au mieux avant quarante ans, dans des souffrances chaque jour plus intolérables. Un jour, j’en ai parlé à Julian. Et il m’a proposé de le faire. Je l’avais moi-même envisagé à plusieurs reprises. Mais dans ce pays seule l’euthanasie passive est tolérée et j’avais trop peur d’aller en prison. Je vous l’ai dit : j’ai envers lui une dette que je ne pourrai jamais honorer.
— Mais vous risquez d’aller en prison pour ça aussi…
Les yeux du chirurgien se réduisirent à deux fentes.
— Pourquoi ? Vous avez l’intention de me dénoncer ?
Servaz ne répondit pas mais il eut la sensation d’avoir avalé du gel réfrigérant : sur la table d’opération, ce type aurait sa vie entre ses mains. Et, comme il l’avait précisé, le donneur pouvait aussi bien être mort.
— Vous voulez en savoir plus sur ce qui va se passer ? demanda Lothar Dreissinger d’un ton doucereux.
Servaz hocha prudemment la tête. Il n’était pas trop sûr de vouloir.
— Nous allons d’abord effectuer le prélèvement sur votre foie. Ensuite, nous allons réaliser l’hépatectomie…
— La quoi ?
— L’exérèse, l’ablation du foie malade de Gustav. Cela consiste à sectionner les attaches ligamentaires, les vaisseaux sanguins — artère hépatique et veine porte — ainsi que les voies biliaires. Seulement, avec son insuffisance hépatique, nous devons redoubler de vigilance parce qu’il pourrait y avoir des problèmes de coagulation. Et enfin à implanter le greffon. Les vaisseaux sanguins seront raccordés en priorité pour irriguer à nouveau l’organe. Ensuite, ceux transportant la bile. Pour finir, avant de refermer, on installera les drains pour évacuer le sang, la lymphe ou la bile qui pourraient s’être accumulés tout autour. Tout cela évidemment sous anesthésie générale. Une telle opération peut durer jusqu’à quinze heures.
Il n’était pas sûr d’avoir tout pigé à l’anglais médical de Dreissinger mais ce qu’il entendait ne lui disait rien qui vaille. Et où était le Suisse ? Et Gustav ? Il n’avait vu ni l’un ni l’autre en arrivant. On l’avait conduit directement ici. Il avait juste croisé des portes marquées Anesthésie — Bloc opératoire 1 — Bloc opératoire 2 — Radiographie — Pharmacie.
Tout était blanc, aseptisé, d’une propreté impeccable.
— On va passer la matinée à réaliser une série d’examens sur vous, ajouta le petit homme. Ensuite, vous vous reposerez jusqu’à l’opération et vous n’avalerez plus rien de la journée. Pas de cigarettes non plus, évidemment.
— Elle aura lieu quand ?
— Ce soir.
Servaz haussa un sourcil.
— Pourquoi ce soir ? Pourquoi pas demain ? En plein jour ?
— Parce que c’est là que mon cycle biologique est à son maximum, répondit Dreissinger en souriant. Il y en a qui sont du matin, d’autres du soir. Moi, mon heure, c’est la nuit.
Servaz ne dit rien. Il se sentait un peu à côté de ses pompes en vérité, le sentiment d’irréalité était de plus en plus grand. Et ce type lui faisait froid dans le dos.
— Quelqu’un va vous conduire à votre chambre. On se revoit au bloc. Donnez-moi votre téléphone, s’il vous plaît.
— Quoi ?
— Votre téléphone, donnez-le-moi.
Lothar Dreissinger attendit que les pas se fussent éloignés en résonnant dans le couloir pour sortir de son bureau et pousser la porte voisine. Elle ouvrait sur une pièce minuscule, pleine d’étagères supportant des dizaines de classeurs et de cartons étiquetés. Une petite fenêtre dans le fond. La haute silhouette s’encadrait sur le profil des montagnes, lui tournant le dos.
— Tu es sûr qu’il est en état de subir l’opération ? demanda le chirurgien en refermant la porte derrière lui.
— C’est son foie que tu veux, il me semble, répondit le Suisse sans se retourner. Et c’est encore plus facile avec un donneur mort, non ?
Il ne vit pas Dreissinger opiner lentement du chef. La réponse n’était pas entièrement à son goût.
— En admettant que ce type survive, que se passera-t-il si, une fois rentré chez lui, il me dénonce, tu y as pensé ? Tu ne m’avais pas dit que c’était un flic !
Il vit son grand ami hausser les épaules.
— C’est ton problème. Tu auras sa vie entre tes mains au bloc. À toi de voir quelle solution te paraît la meilleure : la vie — ou la mort…
Dreissinger le gratifia d’un grognement bougon.
— S’il meurt, je devrais déclarer son décès et on me demandera des comptes : qu’est-ce que ce type faisait là ? Il y aura une enquête. Tôt ou tard, la vérité éclatera. Je ne peux pas le permettre…
— Dans ce cas, laisse-le vivre.
— Et puis, je n’ai jamais tué personne, ajouta l’Autrichien d’une voix blanche. Je suis médecin, merde… Je ne suis pas… comme toi…
— Tu as tué ta fille.
— Non !
— Si. Je n’ai été que ton instrument, c’est toi qui as pris la décision. C’est toi qui l’as tuée.
Le chirurgien se tut. Hirtmann s’était retourné. Comme toujours, le directeur de clinique ressentit un courant froid le long de la colonne vertébrale lorsque le regard électrique se posa sur lui. Une décharge de Taser lui aurait fait à peine plus d’effet. Il tendit le téléphone du flic au Suisse, qui le prit.
— En revanche, mon cher Lothar, tu te doutes bien que s’il arrivait quelque chose à Gustav, je ne donnerais pas cher de ta peau.
Lothar Dreissinger eut l’impression qu’un nid de couleuvres venait de se réveiller dans son estomac. Il fit toutefois front.
— C’est une opération suffisamment délicate comme ça, Julian. Je ne crois pas que ce genre de menace m’aide beaucoup.
Hirtmann ricana.
— Tu as peur, mon ami ?
— Évidemment que j’ai peur. Je te serai éternellement reconnaissant pour ce que tu as fait à Jasmine. Mais le jour où tu seras mort, je dormirai mieux.
Un rire aussi sonore qu’un rugissement emplit le petit espace.
Ce matin-là, le policier nommé Reger ressortit de la Pension Göschlberger le sourire aux lèvres. Son collègue français allait apprécier. C’était son cinquième hôtel et il avait déjà fait mouche. Il ne pensait cependant pas qu’il y eût un tel caractère d’urgence qu’il ne pût s’arrêter chez Maislinger pour savourer un cappuccino et une pâtisserie. En mordant dans sa part de gâteau plein de crème, il songea qu’il avait pris quelques kilos ces derniers temps et qu’il allait devoir se remettre au sport fissa s’il voulait pouvoir continuer à courir après les voleurs. Quels voleurs ? se dit-il aussitôt. Il y avait certes quelques cambriolages à Halstatt, et aussi des pickpockets, surtout l’été, avec l’afflux des touristes, et parfois — plus rarement — des bagarres. Mais pas une seule fois, en vingt-deux ans de carrière, il n’avait eu à courir après qui que ce soit.
Son petit plaisir avalé, il se mit en marche vers la clinique Dreissinger. Le patron de l’hôtel avait non seulement reconnu l’homme de la photo, mais aussi celui avec qui il était reparti ce matin : Strauch. Un type du coin. Il travaillait comme infirmier à la clinique. Reger le connaissait depuis l’enfance. Il grimpa la ruelle en pente le sourire aux lèvres : c’était une matinée autrement excitante que ses journées habituelles.
Servaz regarda le deuxième lit à côté du sien — le sien se trouvait près de la porte, l’autre près de la fenêtre — en entrant dans la chambre. Un lit pour enfant… Visiblement occupé, car drap et couverture étaient ouverts comme un portefeuille et ils gardaient la forme d’un corps mais, pour l’heure, il était vide.
Il jeta un coup d’œil rapide aux branches qui s’agitaient doucement au-delà de la fenêtre, griffant le ciel gris, aux rangées de voitures sur le petit parking puis — dès que la personne qui l’accompagnait fut ressortie — se plia en deux et retira le petit téléphone à carte prépayée de sa chaussette. Il avait supposé qu’on lui enlèverait peut-être son téléphone ; le Suisse ne pouvait lui accorder qu’une confiance limitée — et temporaire. Il balaya la chambre du regard, avisa une seconde porte, la poussa : une salle d’eau minuscule avec un W.-C. Souleva le couvercle de la chasse d’eau, le laissa retomber. Retourna dans la chambre.
La rampe lumineuse au-dessus de son lit.
Il s’approcha de la tête du lit médicalisé, tendit le bras. Passa la main au-dessus et derrière le coffrage en plastique qui supportait tout un tas de prises électriques. Il y avait un espace creux contre le mur. Il vérifia que le son de l’appareil était toujours coupé et qu’il avait du réseau, le déposa, recula d’un pas, s’assura qu’il était invisible et commença à se déshabiller comme on lui avait demandé de le faire pour enfiler la tenue qui l’attendait sur le lit.
Reger salua la femme à l’accueil en souriant. Elle s’appelait Marieke. Il la connaissait bien : il faisait partie du même club de bridge. Marieke était divorcée et élevait seule ses deux enfants.
— Comment vont les garçons, Marieke ? dit-il. Matthias veut toujours être policier ?
L’aîné avait douze ans et rêvait de porter un jour l’uniforme de la police — ou sans doute n’importe quel uniforme pour peu qu’il y eût des bottes, un ceinturon, une arme et l’autorité qui est censée aller avec.
— Il a la grippe, répondit-elle. Il est au lit.
— Ah.
Marieke était une jolie blonde un peu ronde et Reger avait eu une brève liaison avec elle après son divorce. Il fit glisser la photo que lui avait envoyée la police française sur le comptoir.
— Dis-moi, est-ce que vous avez un patient qui ressemble à ça ?
Marieke prit un air embarrassé.
— Oui, pourquoi ?
— Il est arrivé quand ?
— Ce matin.
Cela corroborait les dires de l’hôtelier. Reger se sentit de plus en plus excité.
— Et tu as le numéro de sa chambre ?
Elle consulta son ordinateur et le lui donna.
— Sous quel nom il est inscrit ?
— Dupont.
Son excitation augmenta encore. Un nom français.
— Appelle-moi le Dr Dreissinger, s’il te plaît, dit-il en sortant son téléphone portable, lequel sonna avant qu’il ait eu le temps de faire quoi que ce soit. Allô ? répondit-il, contrarié.
Il écouta pendant quelques secondes.
— Un accident ?… Où ça ?… Sur Hallstättersee Landestrasse ?… Où exactement ?… C’est grave ?… J’arrive tout de suite…
Il referma son téléphone et regarda Marieke, l’air désemparé.
— Dis au docteur que je repasserai, il faut que j’y aille.
— C’est grave ? demanda-t-elle à son tour.
— Plutôt oui : un poids lourd et deux voitures impliqués. Il y a un mort.
— Des gens d’ici ?
— Je ne sais pas, Marieke.
Dans l’objectif des jumelles, les fenêtres de la clinique apparaissaient nettement. C’étaient des fenêtres larges et hautes qui couraient sur toute la largeur des chambres, si bien que, là où les stores n’étaient pas baissés, apparaissait aussi l’intérieur des chambres, éclairé au néon bien qu’on fût en plein jour. Quand elles n’étaient pas éclairées, cela devait signifier qu’elles étaient vacantes, supposa-t-il.
Jiri compta environ une demi-douzaine de chambres occupées, de ce côté-ci du moins. La Lada était garée à une cinquantaine de mètres de la clinique, le long d’un muret en pierre en très léger surplomb. Assis au volant, il promenait ses jumelles d’une fenêtre à l’autre. Soudain, il les immobilisa. Le flic français. À une fenêtre du rez-de-chaussée. Il avait failli le louper parce que le premier lit était vide et le flic au second plan, dans un deuxième lit.
Il fit le point sur le premier lit. Un lit d’enfant… Jiri sentit son intérêt s’accroître exponentiellement.
Il regarda les voitures sur le parking avec de la neige sur le toit puis s’en détourna. Se demanda où était Kirsten. Il avait essayé de la joindre à trois reprises avec son téléphone à carte prépayée mais elle ne répondait pas. Et Gustav ? Et Hirtmann ? Tous subitement envolés. Il ne tenait pas en place. Il brûlait de voir Gustav. Il ne pouvait ignorer plus longtemps son inquiétude : il appréhendait de le découvrir étendu sur la table d’opération, déjà en partance pour d’autres contrées pas si éloignées de celles qu’il avait connues pendant son coma. Cette image l’effrayait bien plus que sa propre présence au même endroit et sa propre anesthésie : il était revenu de bien plus loin.
Mais il voulait être sûr de se réveiller. Pour apprendre que l’opération avait réussi. Que son fils était vivant.
Son fils.
Une fois encore, il repoussa cette pensée. C’était trop étrange de penser à Gustav de cette façon. Ce garçon qui s’était glissé dans sa vie sans que personne lui ait demandé son avis. Très injustement, il lui arrivait de penser à lui comme à un cancer — qui grandit silencieusement à l’intérieur de soi jusqu’au jour où on ne peut plus ignorer sa présence. Que se passerait-il ensuite ? Si l’opération était couronnée de succès, si Gustav et lui s’en sortaient tous les deux ? Hirtmann les laisserait-il repartir ensemble ? Certainement pas. Il devrait lui arracher le gosse s’il le voulait. Mais le voulait-il ? Et, de toute façon, il serait bien trop faible après l’opération pour entreprendre quoi que ce soit. Où était le Suisse ? Pourquoi ne se montrait-il pas ?
Puis il se dit qu’il devait être quelque part dans la clinique avec Gustav, à regarder le garçon subir des examens comme lui.
On frappa à la porte. Elle s’ouvrit et l’infirmier blond apparut. Il avait délaissé son bonnet jaune.
— Allons-y, dit-il.
Décidément, c’était sa phrase préférée.
— On va commencer par un électrocardiogramme et une échocardiographie thoracique, expliqua-t-il une fois qu’ils furent dans le couloir, pour détecter une éventuelle maladie cardiaque. Ensuite, on m’a dit que vous êtes fumeur. On va donc faire une radiographie du thorax, et puis une échographie abdominale pour étudier votre vésicule et mesurer la taille de votre foie. Pour finir, vous rencontrerez l’anesthésiste. Ça va prendre quelques heures, ça va aller ? demanda l’infirmier blond en lui jetant un regard.
— Y a combien de patients ici en ce moment ? demanda-t-il en le suivant, nu sous sa blouse d’hôpital ouverte à l’arrière, coiffé d’une charlotte en papier et de chaussons en plastique aux pieds — se sentant éminemment ridicule.
— Une dizaine.
— Et ça suffit à faire vivre un établissement comme celui-là ? s’étonna-t-il.
L’infirmier blond lui sourit.
— Avec ce qu’on leur facture, oui, croyez-moi.
Elle trouva le paquet en rentrant à l’hôtel. L’hôtelier l’avait sorti de sous son comptoir et le lui avait tendu : « On a déposé ça pour vous. » Elle monta dans sa chambre, le paquet sous le bras, défit le papier kraft, ouvrit le carton puis déplia le chiffon à l’intérieur. L’arme se trouvait entourée d’un film plastique plein de graisse. Un pistolet semi-automatique Springfield XD. Une arme croate, légère et fiable. Et trois chargeurs de quinze cartouches 9 mm.
Ils le ramenèrent à sa chambre vers 16 heures. Il se dirigea aussitôt vers sa valise. L’ouvrit. Elle avait été fouillée. Ses affaires n’étaient pas telles qu’il les avait laissées. Ils n’avaient même pas pris la peine de le dissimuler. Ils avaient dû faire de même avec ses vêtements, profitant de son absence. Il s’approcha du coffrage en plastique au-dessus du lit, passa la main derrière. Le téléphone était toujours là.
Il alla à la fenêtre, regarda dehors. Des nuages arrivaient au-dessus des montagnes, en grand nombre. Ils avaient déjà jeté sur tout le paysage un voile assombri et décoloré et des fumerolles s’élevaient du lac comme si un gigantesque incendie couvait au-dessous de sa surface.
Il allait neiger. C’était dans l’air.
Il se retourna quand la porte s’ouvrit.
Servaz regarda le brancard qu’on poussait près du lit d’enfant. Puis il vit l’infirmier inviter Gustav à passer de l’un à l’autre. L’infirmier sourit au garçon quand l’opération fut terminée. Il remonta drap et couverture sur lui, ils se tapèrent dans la main et il ressortit. Une autre silhouette se substitua aussitôt à la sienne, émergeant du couloir.
— Salut, Martin, dit Hirtmann.
Il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Le grand Suisse avait une barbe de quatre jours, des paupières rougies, un air sombre, absent et préoccupé. Hanté, fut le mot qui vint à l’esprit de Servaz. Hanté par quelque pensée secrète. Il fut soudain pris d’une bouffée de chaleur ; il attribua celle-ci à la température qui régnait dans la pièce mais, en vérité, il savait qu’il ne s’agissait pas de ça. Il avait reconnu chez le Suisse la même inquiétude que la sienne. Ou bien y avait-il autre chose ? D’autres motifs d’inquiétude ? Tout à coup, il fut sur ses gardes. Hirtmann passa près de lui et regarda dehors, par la fenêtre. Dehors où la lumière déclinait. Puis il fit descendre le store.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
Le Suisse ne lui répondit pas. Il le contourna dans l’autre sens, s’approcha de Gustav et caressa ses cheveux blonds. L’espace d’un instant, Servaz éprouva la morsure de la jalousie en voyant le garçon lui sourire avec confiance. Puis Hirtmann leva les yeux vers lui et il sentit un doigt glacé courir le long de son échine : Julian Hirtmann avait peur de quelque chose. Ou de quelqu’un. C’était la première fois que Servaz lisait la peur dans ces yeux-là et ce spectacle le glaça bien plus que s’il l’avait lue dans un autre regard. Car, en cet instant, il comprit que ce n’était pas uniquement à cause de l’issue incertaine de l’opération. Il revit le Suisse se hâter vers la fenêtre et regarder au travers avant de baisser le store.
Quelque chose se passait — là-dehors.
Kirsten se tenait près de l’église catholique. Elle avait la Lada dans l’objectif de ses jumelles. L’arroseur arrosé. Elle voyait la voiture par l’arrière mais elle distinguait nettement le type au volant, ses propres jumelles braquées sur la clinique.
Elle déplaça les siennes vers la nuque du deuxième occupant. Elle avait le Springfield XD calé entre sa ceinture et ses reins, sous la doudoune. Puis elle s’intéressa à la clinique : la fenêtre de Martin. Elle se figea. Julian Hirtmann venait de s’encadrer dans la fenêtre, il regardait dehors. Elle vit Martin debout derrière lui et Gustav dans son lit. Sentit son pouls s’accélérer. La lumière de la chambre formait une flaque jaune sur la neige du parking bleutée par le soir qui descendait.
Puis Hirtmann déroula les stores et la chambre disparut à la vue.
Elle abaissa ses jumelles. Là-bas, le type au volant avait fait de même. Nul doute que c’était cette fenêtre-là qu’il observait.
Kirsten réfléchit à la conduite à tenir.
Il était 16 h 30. Bientôt, on n’y verrait plus grand-chose.
Reger regarda les derniers véhicules de secours s’éloigner sur la Hallstättersee Landesstrasse dans le maelström incendiaire de leurs gyrophares. Quel chaos ! Un cauchemar de métal broyé et de corps mutilés, de vies brisées, de lueurs comme des incendies, de messages crépitant tels des feux de Bengale dans les radios et de hurlements stridents — ceux des scies à désincarcération. À présent que le silence était enfin retombé et qu’il ne restait plus comme souvenirs de cet enfer que quelques taches d’huile et de sang sur le bitume et quelques traînées de gomme, il sentait poindre une migraine carabinée.
Par bonheur, ni le conducteur de la Ford tué sur le coup, ni les trois autres passagers grièvement blessés n’étaient des gens qu’il connaissait. Il allait devoir faire un rapport. Il en avait encore les jambes qui tremblaient. Le chauffeur du poids lourd conduisait trop vite et il avait perdu le contrôle de son camion, lequel avait dérivé comme Sissy Schwarz sur la glace vers la voie de gauche avant de heurter frontalement une Ford qui arrivait en sens inverse en un baiser mortel. La BMW qui la suivait — et qui, avait-il noté, était conduite par un pasteur — s’était ensuite encastrée dans la Ford. Un miracle qu’il n’y eût qu’un seul mort…
Tout à coup, il repensa à ce qu’il faisait ce matin avant l’accident. Il avait tout laissé en plan à la clinique pour foncer ici. Quelle journée, Seigneur. C’était toujours comme ça. Des jours entiers sans rien de bien palpitant à se mettre sous la dent et, tout d’un coup, ça vous tombait dessus comme s’il en pleuvait.
Ses pensées revinrent à la clinique et il fut pris d’un doute affreux. Et si le type en avait profité pour se faire la belle ? De quoi aurait-il l’air auprès de ses collègues français ? C’était un peu la réputation de la police autrichienne qui était en jeu, se dit-il. Il se mit en marche sans même repasser par l’hôtel de police. Sortit son téléphone et appela Andreas, un ancien de la Bundespolizei de Basse-Autriche avec des décennies d’expérience, pour lui expliquer la situation.
— Ce type, c’est qui ? demanda Andreas, perplexe. Qu’est-ce qu’ils lui reprochent ?
Reger dut admettre que le policier français n’avait pas été très clair sur ce point. En revanche, il l’avait été sur le fait que le patient ne devait pas être laissé sans surveillance.
— Tu me rejoins à la clinique, dit-il. On va mettre en place une surveillance devant sa porte et s’assurer qu’il ne quitte pas sa chambre ou, s’il la quitte, que tu le suives à la trace. Et il ne doit en aucun cas quitter la clinique, ajouta-t-il. C’est clair ? Je te fais relever dans quelques heures par Nena.
— Et il ne peut pas filer par la fenêtre ?
— J’ai vérifié : les fenêtres du rez-de-chaussée sont toujours verrouillées.
— Très bien, mais ce flic français : il ne t’a pas dit ce qu’il lui voulait ? insista Andreas.
Il arrivait à Reger de trouver son adjoint agaçant — surtout quand il posait des questions que lui-même aurait dû poser.
— Il m’a dit qu’il m’expliquerait tout ça quand il serait là, que c’est une affaire compliquée.
— Ah. Une affaire compliquée… D’accord. Mais il est en état d’arrestation ou pas ?
Reger soupira et appuya sur le bouton rouge de son téléphone.
— Il est là-bas, dit Espérandieu en raccrochant.
Il était 17 heures. Samira fit pivoter son siège dans sa direction.
— Il a dormi une nuit dans un hôtel, expliqua-t-il. Ensuite, il a fait sa valise et il est parti en compagnie d’un autre homme.
Elle attendit la suite.
— Sauf que le patron de l’hôtel a reconnu cet homme. C’est un type du coin. Il s’appelle Strauch. Et il est infirmier dans une clinique…
— Une clinique, répéta-t-elle pensivement.
Vincent hocha la tête.
— Ce Reger vient d’interroger une personne de la clinique. Martin est arrivé là-bas ce matin.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Nous rien, répondit-il. Moi, je pose un jour de congé et je file là-bas voir Martin… Et j’ai demandé qu’il soit placé sous surveillance en attendant que j’arrive.
Elle fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?
— Le convaincre de revenir ici et de se rendre. Et parler avec lui.
— Après ce qui s’est passé hier, dit Samira en faisant référence à l’incident qui avait rapidement fait le tour de l’hôtel de police de Toulouse et qui était presque devenu l’unique sujet de conversation, tu le crois coupable pour Jensen ?
— Bien sûr que non.
— Et s’il refuse de t’écouter ?
Elle le vit hésiter.
— Je le fais appréhender par la police autrichienne, répondit Vincent à contrecœur.
— Ils vont vouloir une demande officielle…
— Je vais leur dire qu’on la leur fait parvenir, mais qu’en attendant Martin ne doit en aucun cas être laissé sans surveillance.
— Et que se passera-t-il quand ils s’apercevront qu’ils n’ont rien reçu ?
— On verra bien. Entre-temps, je serai là-bas. Et puis, ils ont dû recevoir la notice rouge d’Interpol. Même si ça m’étonnerait qu’ils les regardent tous les jours.
Il était déjà en train de pianoter sur son clavier.
— Merde, dit-il.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il n’y a pas de vol Toulouse-Vienne via Bruxelles avant trois jours, même chose pour Toulouse-Salzbourg et Toulouse-Munich.
— Tu pourrais passer par Paris.
— Le temps que j’arrive à Paris, que j’aie ma correspondance et que je fasse le trajet Vienne-Halstatt en voiture de location, autant prendre ma caisse.
— Tu n’y seras pas avant demain, fit-elle remarquer.
— Exact. Raison de plus pour partir tout de suite.
Elle le vit se lever et attraper son blouson.
— Tiens-moi au courant, lui lança-t-elle.
Marieke regarda tour à tour Reger et son collègue, le grand échalas rougeaud. Ils venaient de lui demander où se trouvait le Français.
— Au bloc, répondit-elle. Ils sont en train de l’opérer.
— Est-ce qu’on ne peut pas interrompre l’opération ?
— Tu plaisantes ? Il est sous anesthésie générale. Il ne se réveillera pas avant plusieurs heures.
Reger fronça les sourcils. Quel sac de nœuds tout à coup. Il ne s’attendait certainement pas à ça. Que faire ? Puis il se dit que ça ne changeait pas foncièrement la donne. Le flic français ne serait pas là avant plusieurs heures et, au moins, l’homme ne risquait pas de prendre la poudre d’escampette.
— Tu restes devant la porte du bloc, dit Reger à Andreas. Ensuite, tu accompagnes ce M.… euh… Servaz… en salle de réveil puis, à son retour, dans sa chambre…
Reger était retourné au poste de police, lequel était en tout point conforme à l’idée qu’Espérandieu s’en faisait : n’était la rampe d’accès pour les personnes à mobilité réduite, il avait tout du chalet alpin. Il n’y manquait même pas les pots de fleurs aux fenêtres. Un employé municipal balayait la neige devant la rampe et Reger le salua joyeusement.
Dès qu’il fut entré, il appela le flic français. Il entendit un léger bruit de fond quand celui-ci répondit.
— Je suis en route, répondit-il. Vous l’avez mis sous surveillance ?
— Il est en salle d’opération, sous anesthésie, répondit Reger. Mais j’ai un homme sur place qui ne le quitte pas d’une semelle. Ce type, qu’est-ce qu’il a fait exactement ? Vous m’avez parlé d’un criminel recherché. C’est un peu vague…
— On le soupçonne d’avoir tiré sur un autre homme, répondit Espérandieu. Un violeur récidiviste.
— Oh, il fait l’objet d’un mandat d’arrêt international ? voulut savoir le policier autrichien.
— Les mandats d’arrêt internationaux, ça n’existe pas, le corrigea son interlocuteur. (Il y eut une seconde de silence.) Il y a une notice rouge d’Interpol le concernant, oui.
— Dans ce cas, je vais demander l’aide de la Bundespolizei de Salzbourg pour l’appréhender, décida l’Autrichien.
— Non, ne faites rien de tel, pas tant que je ne suis pas arrivé, intervint le Français dans l’appareil. Cet homme ne représente pas un danger pour les autres. Laissez-moi m’en occuper.
Reger fronça les sourcils devant son téléphone. Il comprenait de moins en moins.
— Comme vous voudrez, dit-il finalement.
Mais il était bien décidé à contacter sa hiérarchie dès qu’il aurait raccroché.
Marieke s’était trompée : Servaz n’était pas sous anesthésie. Pas encore. Il était cependant allongé sur la table d’opération, respirant dans un masque à oxygène, une perfusion dans le bras, prêt à recevoir l’injection, anxieux, incertain, déconfit. Autour de lui, l’équipe médicale s’activait et les moniteurs surveillaient sa pression artérielle, sa pression veineuse centrale et sa température.
En tournant la tête, il pouvait voir Gustav déjà endormi sur la table d’opération voisine, le corps maintenu à bonne température par une couverture et un matelas à air pulsé. Il distinguait toute la sorcellerie moderne autour du gosse : des moniteurs identiques aux siens, des poches de transfusion, des tubes transparents et des voies fixées par des sparadraps, des seringues autopousseuses et des coussins de protection. Dans l’un de ces tubes, le sang de Gustav luttait pour s’échapper.
Il avala sa salive.
Les drogues commençaient à faire leur effet et le stress intense qu’il avait ressenti durant les premières minutes laissait la place à une anormale sensation de bien-être — anormale compte tenu de l’environnement rigoureusement hostile dans lequel il se trouvait. Un dernier éclair de lucidité lui dit que cette sensation était trompeuse, mensongère, et qu’il ne devait pas s’y fier. Mais, à son tour, la clairvoyance s’en fut.
Servaz regarda à nouveau la main du môme, là-bas. Là où il distinguait le sang qui cherchait à s’échapper dans le tube. C’est toujours ainsi : le sang lutte pour sortir. Rouge sur la peau blanche, rouge dans le tube transparent. Rouge. Rouge. Rouge comme celui d’un cheval à la tête coupée, rouge comme l’eau du bain d’une spationaute qui s’était ouvert les veines, rouge comme son propre cœur percé par une balle et pourtant continuant de battre.
Rouge…
Rouge…
Il se sentait bien tout d’un coup. OK. C’est la fin, comme dit Espérandieu. Non, il ne le dit pas, il le chante. This is the end, my friend. D’accord. Allons-y. C’est la fin… Gustav, le fils de Kirsten. Non, ce n’est pas ça. Gustav, le fils de… de qui déjà ?
Il perdait les pédales.
Son cerveau buggait.
Rouge…
Comme le rideau qui tombe.
— Où sont-ils ? demanda Rimbaud.
À Toulouse, Stehlin regardait le commissaire de l’IGPN, pâle, très pâle. Sans doute le patron du SRPJ déroulait-il le film d’une carrière jusqu’ici impeccablement ascendante. Mais la tache en train de s’étendre sur son CV effacerait toutes ces années de bons et loyaux services et bientôt on ne verrait plus qu’elle, on ne se souviendrait de rien d’autre. Des années d’efforts, d’ambition, de compromis balayés en un seul jour. Tel un cyclone ravageant en quelques heures un paradis côtier.
— Je ne sais pas, avoua-t-il.
— Vous ne savez pas où se trouve Servaz ? Vous n’avez pas une petite idée de l’endroit où il a pu aller ?
Un silence.
— Non.
— Et cette policière norvégienne. Kirsten… ?
— … Nigaard. Non plus.
— Un de vos hommes est un assassin et il est en fuite et cette policière norvégienne censée collaborer avec lui a aussi disparu, ça ne vous inquiète pas ?
Le ton était cinglant. Le visage du directeur du SRPJ avait la couleur du lait caillé.
— Je suis désolé, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour les retrouver…
Rimbaud renifla.
— Tout ce qui est en votre pouvoir, ironisa-t-il. L’un de vos policiers a abattu un homme de sang-froid, vous abritez un assassin dans vos rangs. Ce service est une vraie calamité, une honte, l’exemple même de tout ce qui ne fonctionne pas dans la police — et, puisque c’est vous qui le dirigez, tout cela est de votre responsabilité, assena Rimbaud froidement. Vous aurez des comptes à rendre, croyez-moi.
Il se levait déjà.
— En attendant, mettez tout en œuvre pour les retrouver. Essayez au moins de faire ça correctement.
Dès que le bœuf-carotte fut reparti, Stehlin décrocha son téléphone et appela Espérandieu. S’il y en avait un qui connaissait Martin, c’était son adjoint. La voix de Samira lui répondit :
— Patron…
— Samira ? Où est Vincent ?
Un blanc à l’autre bout.
— En congé.
— Quoi ?
— Il a pris une journée pour…
— Une journée ? En ce moment ? Trouvez-le-moi ! Dites-lui que je veux lui parler. TOUT DE SUITE !
Jiri coupa le sifflet à la radio classique qui diffusait depuis des heures symphonies sur concertos et cantates sur opéras.
— Remettez-moi ça, dit Zehetmayer à côté de lui.
— Non. Pas tant que je serai dans cette caisse, rétorqua Jiri. Le classique, ça m’emmerde.
Il devina que le vieux s’étouffait d’indignation à côté de lui et ne put s’empêcher d’en éprouver de la satisfaction : le directeur d’orchestre commençait à lui taper sur les nerfs. Jiri avait ses jumelles sur les genoux. Il n’y avait plus rien à voir : les ténèbres du soir s’étaient installées autour de la clinique, le store avait été relevé et la chambre était vide. Selon toute évidence, l’opération avait commencé ; ils avaient emmené le flic et le môme au bloc. Il attendrait qu’ils soient revenus pour frapper. Quand ils seraient encore dans les vapes, incapables de la moindre réaction — même le flic, dans son état, ne pourrait s’opposer à lui.
Où était Hirtmann ? se demanda-t-il. Au bloc, certainement. Avec les autres… En train de suivre l’opération… D’après leur source, le Suisse tenait à ce gosse comme à la prunelle de ses yeux.
Oui, mais voilà : assis dans la pénombre de la Lada, Jiri ne se sentait pas complètement rassuré. Il n’aimait pas que le Suisse fût hors de vue. Ça lui laissait la désagréable impression de ne pas tout contrôler. Il n’aimait pas à avoir à surveiller en permanence ses arrières. Plus inquiétant encore, il avait eu toute la journée le sentiment que le Suisse savait qu’ils étaient là, qu’il jouait à apparaître et disparaître. Qu’ils étaient non pas le chat mais la souris.
En jetant des regards autour de la voiture, il tenta de se rassurer. Ils avaient toutes les cartes en main. Et surtout, ils avaient un atout maître dans leur jeu. Il ferma un instant les yeux, rêva de son couteau égorgeant bien proprement le Suisse et du sang jaillissant de ses carotides. Il allait lui apprendre lequel des deux était le meilleur.
À côté de lui, le directeur d’orchestre toussa. C’était toujours le signe qu’il allait dire quelque chose. Jiri tendit une oreille distraite.
— Je peux transférer le reste de l’argent à « K », dit Zehetmayer en attrapant son téléphone. Sa part du contrat est remplie.
À Bergen, Kasper Strand passa devant les façades illuminées du complexe de restaurants et de bars Zachariasbryggen planté au beau milieu du port après avoir descendu à pied sa colline — celle du funiculaire — par Øvre et Nedre Korskirkeallmenningen. Il bifurqua une centaine de mètres avant le marché au poisson et traversa la grande esplanade aux pavés luisants en direction du petit pub de l’autre côté de l’avenue Torget. Le dernier ouvert. À Bergen, les restaurants et les bars fermaient tôt.
Il pleuviotait. Une bruine presque microscopique mais qui n’avait pas quitté la ville et les collines depuis des jours. Tout comme ce sentiment de culpabilité qui ne le lâchait pas depuis qu’il avait décidé de vendre les infos que Kirsten Nigaard lui refilait.
Il avait beau se dire qu’il n’avait pas eu le choix, ça ne l’exonérait pas de cette impression de plus en plus tenace qu’il était une merde. Qu’il avait vendu son âme. Et pour quelques dizaines de milliers de couronnes, en plus. Il pénétra dans le petit pub exclusivement peuplé de Bergénois authentiques. Le bar à gauche de l’entrée, les petites tables serrées à droite avec une minuscule salle dans le fond. Une clientèle hâve et fiévreuse, les dames avaient presque toutes l’air fatigué, étaient trop maquillées — une femme pour trois hommes environ.
Son contact l’attendait assis à une table d’angle, entre la première partie du pub et la pièce du fond. Un endroit discret, éloigné des autres tables.
— Salut, dit Kasper.
— Salut, dit le journaliste.
Un homme jeune, à peine trente ans, rouquin, avec un air de belette ou de renard — difficile à dire. Des yeux bleu très clair et légèrement exorbités qui ne lâchaient pas leur interlocuteur, tout comme le sourire dont il ne se départait jamais. Kasper se demanda s’il l’aurait encore au soir de sa mort.
— Tu es sûr qu’Hirtmann est réapparu ? demanda-t-il d’emblée.
— Oui, mentit-il, mais il se remémora la voix de Kirsten au téléphone et ses silences, et il eut la conviction que ce n’était pas un mensonge.
— Putain, ça va faire un papier incroyable, jubila le journaleux. Et tu dis qu’il a élevé ce gosse, Gustav, comme son propre fils ?
— C’est ça.
— Et ils sont où là ?
— Ben… en France, dit-il. Dans le Sud-Ouest…
— Le môme, Hirtmann et ta collègue qui les traque, c’est ça ?
Le jeune type prenait des notes.
— C’est ça.
— La vache, le tueur en série qui sauve un gosse de la mort. Et qui est traqué par une fliquette de chez nous. On ne peut plus attendre. Ça paraîtra demain.
— Demain ?
— Demain. Tout un dossier sur le sujet.
Kasper avala sa salive.
— Et mon argent ?
Le jeune homme regarda autour d’eux, sortit l’enveloppe de son manteau et la lui tendit.
— Le compte y est. Vingt-cinq mille couronnes.
Kasper regarda le jeune morveux qui ne prenait même pas la peine de dissimuler le mépris que le flic de Bergen lui inspirait. L’espace d’un instant, il fut tenté de repousser l’enveloppe, de se racheter une conduite. Mensonge, songea-t-il. Il essayait de se duper lui-même. Il y avait bien longtemps qu’il avait renoncé à toute dignité.
Il regarda l’enveloppe. Le prix de la trahison. Pour avoir renoncé à la déontologie, à l’honneur. Pour avoir refilé ses infos à la presse norvégienne. Pour avoir systématiquement transmis à un journaliste tout ce que Kirsten Nigaard lui racontait au téléphone. Il l’enfourna dans une poche de sa veste humide, se leva et ressortit sous la pluie.
À Toulouse, Stehlin n’arrivait pas à dormir. Non seulement parce qu’il avait vécu la journée la plus merdique de sa vie professionnelle, mais parce qu’il s’était encore passé autre chose — comme si ça ne suffisait pas — peu de temps avant qu’il rentre chez lui, abattu et groggy.
En descendant dans la cuisine de sa maison de Balma pour avaler un verre d’eau, vers 5 heures du matin, il repensa au coup de fil qu’il avait reçu peu avant 19 heures.
— La police norvégienne au bout du fil, lui avait annoncé son assistante avec cette voix qui lui rappelait sa mère. Bonne soirée. J’ai fini ma journée.
Une voix qui disait sans le dire : Il est tard, je suis encore là, je sacrifie ma vie de famille pour être disponible, j’espère que vous en avez conscience.
Il l’avait remerciée, lui avait souhaité une « bonne soirée également » et avait pris la communication. Ce n’était pas la Kripos en réalité, mais un service qui — s’il avait bien compris — correspondait à l’IGPN française. En somme, le type au bout du fil, avec sa voix de rogomme, était une sorte de Rimbaud norvégien.
— Kirsten Nigaard, avait-il dit. Ça vous dit quelque chose ?
— Bien entendu.
— Nous essayons de la joindre depuis hier. Vous savez où elle est ?
Stehlin avait soupiré.
— Non.
— C’est ennuyeux. Nous avons besoin qu’elle rentre en Norvège le plus rapidement possible.
— Je peux savoir pourquoi ?
Une hésitation à l’autre bout.
— Elle est accusée d’avoir… agressé une passagère dans un train…
— Quoi ?
— Une certaine Helga Gunnerud, dans le train de nuit Oslo-Bergen.
— Agressée ? C’est-à-dire ? avait demandé le directeur de plus en plus perplexe.
— Roué de coups, pour ainsi dire. La victime a dû être transportée à l’hôpital. Il a fallu un certain temps pour qu’elle accepte de porter plainte parce que son agresseur lui avait dit être membre de la police et qu’elle avait peur des conséquences. Cette Helga a expliqué qu’elle était montée dans le train à la gare de Finse et qu’elle et Kirsten Nigaard ont commencé par faire connaissance fort aimablement mais qu’à un moment donné la policière est subitement devenue agressive. Helga s’est alors mise en pétard — elle reconnaît être assez « soupe au lait » — et elles ont échangé des noms d’oiseaux. Après quoi Kirsten Nigaard s’est jetée sur elle et l’a frappée — encore et encore et encore…
Stehlin n’en avait pas cru ses oreilles. La belle Norvégienne si froide et distante qu’il avait eue dans son bureau frappant une autre femme jusqu’à la laisser sans connaissance… C’était absurde.
— Êtes-vous sûr que cette femme n’affabule pas ? avait-il demandé dans le téléphone.
Il avait deviné l’agacement du Norvégien à l’autre bout.
— Vous pensez bien qu’on a mené notre enquête. Il y a trop d’éléments à charge contre Kirsten Nigaard, j’en ai peur. Croyez bien que j’en suis le premier désolé. Quelle histoire… Elle sera bientôt dans tous les journaux, cette Helga est bien trop bavarde pour tenir sa langue. Voilà qui ne va pas arranger la réputation de notre police… Nigaard, vous ne savez vraiment pas où elle est en ce moment ? avait finalement demandé le Norvégien. On essaie de la joindre depuis hier, mais elle ne répond pas.
La mort dans l’âme, Stehlin avait dû avouer qu’il n’en savait rien, qu’elle avait disparu dans la nature — et aussi qu’ils avaient quelques autres menus soucis, ici même, à Toulouse.
— C’est à croire que le monde est devenu fou, avait curieusement conclu son homologue norvégien quand il eut terminé.
Oui, se dit-il en avalant son verre d’eau, les reins appuyés contre le plan de travail de la cuisine. Martin en fuite et soupçonné d’être un assassin, et cette fliquette norvégienne selon toute probabilité atteinte d’une forme de psychopathie… Oui, c’était à croire que le monde était devenu fou.
Espérandieu franchit la frontière autrichienne avec deux heures d’avance sur l’horaire prévu. Il avait roulé vite, sans se soucier des radars ni des patrouilles. Il avait traversé en trombe la Suisse et l’Allemagne et à présent il filait sans faiblir à travers le Salzkammergut en direction d’Hallstatt. Il s’était remis à neiger mais, pour le moment, les routes restaient dégagées. Ses phares creusaient la nuit, moins solitaires qu’il ne l’avait escompté, car c’était l’heure où les habitants du Salzkammergut se rendaient au travail et où les camions de livraison entamaient leurs tournées. Il se sentait de plus en plus nerveux. Il ne savait pas ce qui l’attendait là-bas. Il allait devoir convaincre Martin de rentrer, de se livrer. C’était la seule option raisonnable. Ils étaient arrivés au bout du chemin. Mais Martin l’entendrait-il ? Il avait aussi une autre impression, un autre sentiment : celui d’arriver trop tard. Mais trop tard pour quoi ?
Cela foira dès le départ. Il tombait des flocons épais, détrempés et duveteux lorsque Jiri se mit en mouvement. Il quitta la Lada et se faufila dans l’aube inquiète. Une armée de nuages chargés de neige voguaient au-dessus de la clinique.
Il était 8 h 10 du matin et le ciel rechignait à s’éclaircir. Là-bas, dans la chambre éclairée, les infirmiers avaient ramené le flic et le gosse. Jiri le savait parce qu’il avait vu le flic qu’on poussait jusqu’à son lit sur un brancard avant que le store ne se referme.
Il dépassa le muret, descendit avec précaution la petite pente verglacée entre la route et le parking, se faufila entre les voitures en direction de l’entrée. Un vent glacial agitait les branches des arbres comme des sémaphores.
D’un pas vif, il grimpa les marches et pénétra dans la clinique. Il connaissait bien la configuration des lieux pour y être entré déjà deux fois, la première un bouquet de fleurs à la main, la seconde sans rien : comme dans la plupart des hôpitaux, les « civils » étaient transparents aux yeux du personnel du moment qu’ils ne pénétraient pas dans des zones non autorisées, comme les blocs opératoires.
Il contourna l’accueil, poussa la porte à double battant avec l’air de quelqu’un qui sait où il va, tourna à droite. Mit la main dans sa poche. Là où était l’arme. Petit calibre, petit encombrement. Mais suffisant. Tourna à gauche : le couloir…
Jiri stoppa.
Il y avait quelqu’un là-bas, au bout du couloir. Assis sur une chaise. Devant la porte. Une femme. En uniforme de flic…
Merde.
Ce n’était pas prévu. Jiri fit demi-tour avant que la femme l’aperçoive. Il s’appuya au mur, hors de vue, et réfléchit. Il était un bon joueur d’échecs. En examinant les fenêtres de la clinique dans l’objectif de ses jumelles, il avait passé en revue un certain nombre de possibilités, de coups à jouer et de réponses éventuelles de la part de l’adversaire.
Il repartit en sens inverse, poussa la porte donnant sur l’escalier de service, grimpa les deux volées de marches et émergea au premier étage. À cette heure, les infirmières s’activaient dans les chambres et les couloirs, il y avait des chariots dans tous les coins. Il devait faire vite.
Il suivit le corridor au pas de charge, dépassa plusieurs portes, les unes ouvertes, les autres fermées, les compta.
Celle-là…
Une porte close. Il tendit l’oreille et n’entendit rien à l’intérieur. L’ouvrit, entra. Reconnut la femme au visage entouré de bandelettes qu’il avait repérée avec ses jumelles.
Personne dans la chambre, les infirmières de l’étage n’étaient pas encore arrivées jusqu’ici.
La femme, dont on ne voyait que les yeux, les narines et la bouche, le regarda d’un air surpris entre les bandelettes. Jiri marcha résolument vers elle, lut l’étonnement dans ses yeux, attrapa un oreiller sous sa tête et le lui plaqua sur le visage. Il appuya. Des gémissements s’élevèrent à travers l’oreiller, les jambes s’agitèrent sous la couverture comme les stylets d’un sismographe.
Il attendit, bras tendus. Les gémissements et les secousses diminuèrent puis cessèrent. Il relâcha la pression.
Pas de temps à perdre.
Il cala le dossier d’une chaise sous la poignée de la porte, revint vers le lit, souleva drap et couverture, prit le corps de la femme dans ses bras. Elle était légère comme une plume dans sa blouse d’hôpital. Jiri la déposa sous la fenêtre, ouvrit celle-ci. Le vent chargé de flocons entra dans la pièce, le froid extérieur et la chaleur de la pièce se mélangeant comme les eaux de la mer et d’un fleuve dans un estuaire.
Il attrapa les cordons du store et les passa autour du cou de la femme — une fois, deux fois, trois fois…
Il retourna arracher un drap au lit, revint vers la fenêtre, fit un nœud autour de la poignée puis un deuxième autour du cou de la femme. Quand il eut terminé, il souleva le corps et le balança par la fenêtre ouverte, dans l’aube grise et floconneuse.
Après quoi, il retira son manteau.
Il portait un uniforme de policier autrichien en dessous. Il l’avait achetée sur le dark web. Il attrapa la chaise calée contre la porte, la traîna vers le milieu de la pièce, là où le détecteur d’incendie était fixé au plafond et monta dessus.
Puis il sortit son briquet.
Hirtmann s’immobilisa à l’entrée du couloir. Une femme avait pris la relève du grand type devant la porte de Martin. Police d’Halstatt comme l’autre, à en croire l’uniforme. Il devait trouver un moyen de s’en débarrasser. Sinon le piège ne fonctionnerait pas. Ces putains de flics allaient effrayer le gibier. Il avait mis Gustav en sécurité après l’opération. Enfermé derrière une porte d’acier dont il était le seul à avoir la clef, dans une chambre médicalisée que la clinique réservait d’ordinaire à ses patients les plus notoires. Zehetmayer et son acolyte devaient le croire dans l’autre chambre, celle dont il avait ouvert et fermé les stores à plusieurs reprises. Celle de Martin. Là où il les attendait. Mais s’ils trouvaient un flic devant sa porte, ils feraient demi-tour. À moins que ? Ce n’était sans doute pas un simple policier municipal qui allait les arrêter.
Il en était là de ses réflexions quand l’alarme incendie se déclencha. Merde, qu’est-ce que c’était que ça ? Gustav, pensa-t-il. Et il partit à grandes enjambées.
Jiri se dirigeait vers la chambre du gosse et du flic français. La porte était ouverte. La femme en poste devant le regarda approcher. Ses yeux glissèrent brièvement sur son uniforme.
— Vous êtes qui ? demanda-t-elle.
— Quelqu’un a déclenché l’alarme, lança-t-il. Une femme s’est pendue à sa fenêtre. On m’a dit qu’elle était ici.
Il vit la policière froncer les sourcils. Un cri s’éleva soudain de la chambre, par la porte ouverte. Une infirmière en jaillit.
— Il y a quelqu’un… pendu devant la fenêtre ! lâcha-t-elle.
Et elle partit en courant dans le couloir. La femme-flic la regarda s’éloigner puis tourna vers lui son regard. Soupçonneux.
— Vous êtes qui ? répéta-t-elle. Je ne vous connais pas… Et c’est quoi, cet uniforme ?
Il abattit la crosse de son arme sur son crâne.
Les sons : ils pénètrent sa conscience embrumée. Stridents. Déchirent le brouillard dans son crâne. Ses paupières tremblent sans s’ouvrir. Il peut sentir la lumière à travers elles — et l’odeur d’asepsie de la chambre quand il inspire.
Il cligne des yeux à plusieurs reprises. Conscient de la douleur que provoque chaque fois sur ses nerfs optiques la luminosité de la neige. Et de ce son strident, horripilant, qui revient sans arrêt par-dessus le rythme régulier du scope. Il a cru qu’il était chez lui et que c’était son réveil qui sonnait, mais non, ce n’est pas ça. C’est bien plus fort, bien plus agressif.
Il ouvre les yeux.
Regarde le plafond blanc, les murs blancs. Il y a quelque chose qui oscille sur le mur — une ombre —, qui oscille comme le balancier d’une horloge, en surimpression sur les raies blanches et grises que dessine le store.
Soudain, il sait où il se trouve. Et pourquoi.
Sa main droite soulève lentement la couverture, puis sa blouse d’hôpital, avec précaution. Il doit hausser un peu les fesses pour la remonter plus haut. Les bandages autour de son abdomen… Il sent que cela tire un peu. On lui a ouvert le ventre, on lui a retiré la moitié du foie, on a tout refermé et recousu.
Il est vivant…
Et toujours ces sons stridents. Il entend des cavalcades dans le couloir. Des portes qui claquent. Des voix…
Il tourne la tête. Il y a quelque chose là-bas… derrière les stores, de l’autre côté de la fenêtre — une forme qui arrête la grisaille du jour naissant et qui oscille doucement : comme le balancier d’une horloge. Un corps… Un corps pend derrière la fenêtre…
Pris de panique, il examine l’autre lit — celui de Gustav. Le gamin est bien là. Il devine sa forme immobile sous le drap et la couverture remontés jusqu’en haut. Il a envie de le réveiller, de lui demander comment il va, mais il sait que le gamin est resté plus longtemps que lui sur le billard. Il faut lui laisser le temps.
Et cette grande ombre là-bas… Ce corps… À qui appartient-il ?
Il oscille de plus en plus lentement.
Peut-être les branches d’un arbre qui bougent sous le poids de la neige ? Ou un tour que lui jouent les drogues encore présentes dans son sang ?
Non, non : il s’agit bien d’un corps…
Il palpe la blessure à travers le bandage, appuie doucement. Puis il écarte drap et couverture et commence à remuer. Il ne devrait pas ; très mauvaise idée, il le sait. Il déplace ses pieds vers le bord du lit, redresse son torse tout doucement, s’assoit, jambes pendantes. Il sent le froid qui monte du sol quand il pose la plante des pieds dessus. Pendant une seconde, il laisse retomber son menton sur sa poitrine et ferme les yeux. Est-ce que ça tient le coup là-dedans ? Est-ce qu’il ne va pas déchirer quelque chose ? Il vient juste de se réveiller, nom de Dieu. Il a peur de bouger trop vite, de rompre un truc à l’intérieur, mais il faut qu’il s’en assure — qu’il sache ce que c’est que cette ombre devant la fenêtre.
Il inspire. Ouvre les yeux, lève la tête et se redresse.
Il retire la pince qu’il a au bout de l’index. Une nouvelle sonnerie se déclenche.
S’appuyant prudemment à la table de nuit, il se met debout. Très lentement.
Ses jambes lui paraissent peu dignes de confiance mais le soutiennent. Il sait que s’il tombe, il va causer des dommages irréparables. Mais il se met en marche quand même. Vers la fenêtre. Lentement. Il a l’impression que cette grande ombre à présent presque immobile recouvre toute la pièce, se met à l’intérieur de lui, occupant tout l’espace disponible dans son cerveau encore embrumé.
Il en revoit une pareille à celle-ci, pareille à un grand papillon noir et maléfique, pendue au sommet d’un téléphérique.
Un pincement au niveau de l’abdomen lui rappelle qu’il est debout alors qu’il devrait rester allongé et il commence à ressentir un début de vertige. Il sent monter la nausée. Mais il avance. Un mètre après l’autre. Il veut soulever ce putain de store — voir ce corps qui est derrière.
Quand enfin il y parvient, il entend la porte s’ouvrir derrière lui et une voix féminine :
— Qu’est-ce que vous faites debout ? Venez ici ! Vous ne deviez pas bouger ! On va vous évacuer ! On doit évacuer tout le monde !
Il tire sur le cordon et les lames des stores remontent lentement.
La forme apparaît.
Il se demande s’il n’est pas en train de rêver, encore inconscient sur sa table d’opération. Car ce qu’il voit, ce sont deux pieds à un mètre du sol et des jambes, un corps qui flotte miraculeusement dans l’air. Une femme. En lévitation… Puis la tête apparaît — une tête de momie, emmaillotée dans des bandages — et il voit autour de son cou le drap qui pend de l’étage supérieur.
Derrière lui, l’infirmière hurle. Il entend ses pas s’enfuir dans le couloir — et toujours cette maudite sonnerie, encore plus forte depuis que la porte a été ouverte.
Il se retourne. Un homme est entré.
Il porte un uniforme de flic autrichien mais il a un visage de faune barbu et un regard perçant. Il n’aime pas ce regard. L’homme balaye la chambre des yeux, visiblement à la recherche d’une autre personne.
Il fixe le lit de Gustav et Martin se sent de plus en plus sur ses gardes. Il avance vers l’intrus. Trop vite. La tête lui tourne, ses jambes se dérobent. Il n’évite la chute que de justesse, en s’appuyant au mur. Il a chaud, puis froid, puis chaud… Il ouvre la bouche et respire. Voit l’homme avancer vers le lit de Gustav. Il tend un bras pour s’interposer mais l’homme le repousse et il tombe à la renverse, cette fois. Un éclair de douleur lui déchire le ventre et il grimace.
Il lève les yeux vers l’homme qui a sorti son arme de son étui et regarde à nouveau vers la porte avant de soulever drap et couverture.
Il va hurler mais il comprend dès qu’il voit le regard de l’homme.
Il n’a pas besoin d’examiner le lit de Gustav que les yeux du faune barbu fixent avec incrédulité. Puis ils se tournent vers lui. Il voit l’homme poser son arme sur le lit puis ses mains grandir et l’attraper par le col de sa blouse d’hôpital, le soulever. Une douleur atroce lui déchire les entrailles. L’homme approche son visage du sien et le secoue. Il a l’impression qu’un tigre lui fouille le ventre avec ses griffes.
— Où sont-ils ? hurle l’homme. Où est le gosse ? Où est Hirtmann ? Où sont-ils ?
Là-bas, la porte s’ouvre…
Il vit la porte s’ouvrir dans le dos de l’homme. Kirsten ! La vit porter une main au niveau de ses reins, tirer une arme et la pointer dans leur direction.
— LÂCHE-LE ! hurla la Norvégienne.
Elle avait adopté la position classique de tous les flics, bien campée sur ses jambes, l’arme tenue à deux mains — et il sut tout de suite qu’elle était bien meilleure que lui dans cet exercice.
— Fuck, lâche-le, j’ai dit !
L’homme obéit et Servaz retomba sur ses fesses, une explosion dans son ventre. Il allait crever d’une hémorragie interne, là, sur le sol de cette clinique. La sueur lui coulait des sourcils dans les yeux comme de l’eau et il cligna à plusieurs reprises avant de l’essuyer avec sa manche. Il avait l’impression qu’un nouveau Tchernobyl avait lieu dans ses tripes.
— Je suis de la police, dit l’homme. Il y a une femme pendue devant la fenêtre.
— Tourne-toi, ordonna Kirsten, les mains derrière la tête.
— Je te dis que…
— Ta gueule. Les mains en l’air.
Pendant un instant de pure désorientation, Servaz crut qu’elle s’adressait à lui et esquissa le geste avant de comprendre que l’ordre ne lui était pas destiné. Le barbu fit ce qu’on lui disait, calmement, et Kirsten s’avança dans sa direction. L’arme sur le lit n’était qu’à quelques centimètres de l’homme mais il avait les mains sur la nuque.
— Martin, ça va ?
Il hocha la tête mais il avait envie de hurler : « Non, ça va pas ! j’ai mal ! je vais crever ! » Il serra les dents si fort qu’il en eut mal aux gencives. Des pas dans le couloir… Une voix familière s’éleva depuis la porte :
— Gustav…, commença Hirtmann.
C’est alors que cela débuta. La situation qui dégénère brusquement, l’enchaînement imprévisible des événements, la roue qui tourne et tourne, le temps qui s’accélère et s’emballe. La fuite en avant. Le chaos. L’entropie. Stop. Arrêt sur image. Rembobinage. Il vit Hirtmann immobile dans l’encadrement de la porte, stoppé net dans son élan. Du coin de l’œil, il comprit l’erreur de Kirsten, sa demi-seconde de distraction, l’instant funeste pendant lequel le canon de son arme s’écarta légèrement de sa cible. Pour un homme tel que le faune barbu, une demi-seconde était plus qu’il n’en fallait. Une demi-seconde était ce qui faisait la différence entre la vie et la mort.
Il n’en profita pas pour se ruer vers l’arme sur le lit, comme l’aurait fait un individu moins expérimenté, non, pas si bête : il sut d’instinct qu’il n’aurait pas le temps et qu’il devait s’emparer de l’autre arme — celle qui le menaçait.
Dans la confusion qui suivit l’apparition du Suisse, il se jeta sur Kirsten, lui tordit violemment le poignet et réussit à s’emparer du Springfield XD. Il en pointa le canon en direction de la porte, Kirsten lui servant de bouclier, mais son doigt ne pressa pas la queue de détente : il n’y avait plus personne.
Hirtmann avait disparu.
Il n’en fit pas moins pivoter la Norvégienne sur elle-même, sans cesser de lui tordre le bras, et lui murmura dans l’oreille, en posant le canon de l’arme contre sa tempe, près des mèches blondes aux racines brunes :
— Et maintenant, on va sortir d’ici.
Servaz les vit quitter la chambre. Il essaya de se relever mais ses jambes le portèrent à peine jusqu’au lit sur lequel il s’effondra. Son ventre le brûlait et il était en nage. Son cœur battait à tout rompre. Il souleva la blouse et regarda le bandage autour de son ventre. Une fleur rouge s’épanouissait dessus.
— Où on va ? demanda-t-elle.
— Il y a une sortie de secours juste là, dit Jiri en lui montrant la porte métallique au bout du couloir, on va sortir par là.
— Et après ?
Il ne répondit pas, se contentant de la pousser en avant et de jeter de fréquents coups d’œil derrière lui, là où plusieurs infirmiers et médecins s’étaient rassemblés, se tenant prudemment à distance, les regardant comme les zombies dans Walking Dead. La fliquette qui auparavant gardait la porte était parmi eux. Elle avait un gros hématome sur la tempe, là où il l’avait frappée.
Mais toujours pas d’Hirtmann…
— Je suis avec vous, dit soudain son otage à voix si basse qu’il l’entendit à peine.
— Quoi ?
— C’est moi qui ai refilé toutes ces infos à ton boss, dit-elle plus fort. C’est grâce à moi que vous l’avez retrouvé, putain. Lâche-moi.
Il n’en continua pas moins de la pousser vers la porte tout en regardant derrière lui.
Où était passé le Suisse, bordel ?
— C’est toi la source ? dit-il, surpris.
— Putain, c’est ce que j’arrête pas de te dire : je suis dans votre camp. Tu n’as qu’à poser la question à Zehetmayer. Lâche-moi !
— Où est l’autre ? demanda-t-il en appuyant sur la barre de sécurité et en repoussant le battant métallique puis en la poussant en avant.
Aussitôt, le vent se mit à siffler autour d’eux et des flocons les cernèrent. Le froid leur griffa les joues.
— Qui ça ?
— Hirtmann, où est-ce qu’il est ?
— J’en sais rien !
Il la poussa au bas des marches et elle faillit déraper sur une plaque de verglas et l’entraîner dans sa chute.
— Fais gaffe ! dit-il en l’aidant à se rétablir.
La torsion sur son poignet s’accentua et elle grimaça, leurs chaussures s’enfoncèrent dans la neige.
— Aïe ! Tu me fais mal, merde !
— Avance !
Il la poussa vers la droite, le long du mur arrière de la clinique — en direction de la route où était garée la Lada. Autour d’eux s’étalait la forêt blanche, les sapins montaient la garde. Les flocons tourbillonnaient dans la brume comme un essaim de frelons chassés par la fumée.
— Avance !
— Où on va ?
— Ferme-la !
Il n’entendait pas encore les sirènes mais ça n’allait pas tarder. La fliquette dans la clinique avait dû donner l’alarme. Son esprit cherchait désespérément une issue, un dernier coup gagnant à jouer — qui retournerait la situation en sa faveur. Au diable Zehetmayer, au diable le fric, au diable Hirtmann et le gosse : il ne voulait pas retourner en prison. Ses pensées s’agitaient comme du bétail dans une étable en flammes, elles se débattaient dans son crâne tandis qu’ils avançaient dans la neige. En proie à ce tumulte intérieur, il vit trop tard la silhouette surgir de derrière un sapin, en face d’eux, les mettre en joue et faire feu. Kirsten poussa un petit cri quand la flamme jaillit du canon, mais la balle était bien plus rapide qu’un flocon et déjà elle traversait l’épaule droite de la Norvégienne au niveau du deltoïde, ressortait sans rencontrer de résistance et pénétrait dans celle de Jiri. Sous l’impact et la douleur, il lâcha son arme qui tomba dans la neige, et son otage par la même occasion. Elle s’écarta de lui en hurlant. Droit devant, Hirtmann le mettait calmement en joue. Il leva les mains en signe de reddition.
— Putain, Julian ! rugit Kirsten Nigaarden en se tenant l’épaule. Tu m’as tiré dessus !
— Je t’assure que c’est bien l’épaule que je visais, ma jolie, répondit le Suisse en s’avançant et en ramassant l’arme. Mais tu peux t’estimer heureuse : je n’étais pas sûr d’atteindre ma cible.
— Allons-y, dit Hirtmann en tendant son arme à Kirsten qui grimaçait et tarda à se redresser.
Il fit signe à Jiri de se mettre en marche dans la forêt, sous les sapins, du bout de son arme. Jiri le toisa. Puis s’exécuta. Il avait à présent tout loisir de détailler son ennemi. Sa première pensée fut que c’était un ennemi intéressant — et redoutable.
Il ne savait pas encore comment il allait retourner la situation en sa faveur, quand tout semblait sur le moment si défavorable, si irrévocable, mais il savait d’expérience qu’il y aurait un instant — un seul — où cette occasion se présenterait.
Autour d’eux, les sapins blancs évoquaient une forêt en Sibérie ou au Canada. Le silence n’aurait pu être plus complet. Jiri s’étonnait à peine que les sirènes ne se fissent toujours pas entendre. Combien de fois il avait connu ça au cours de sa carrière : le temps de réaction long de la police. Une loi universelle. Peut-être la patrouille était-elle à l’autre bout de son territoire quand elle avait reçu l’appel. Dommage. Pour une fois, il aurait bien aimé que la flicaille se pointe plus vite. Les mains levées, il grimpa la pente légère, enfonçant dans la neige jusqu’aux chevilles, suivi par le Suisse et sa comparse.
— À droite, dit Hirtmann devant un grand sapin.
Quelqu’un était déjà passé par là. En témoignaient deux traces : une qui allait et revenait, l’autre qui…
Jiri comprit avant de le voir : il était attaché à un tronc d’arbre, frissonnant, presque aussi blanc que la neige — et entièrement nu, ses vêtements en tas devant lui. À moins de cinquante mètres de la clinique…
Zehetmayer.
Le directeur d’orchestre grelottait, tremblait de tous ses membres et claquait des dents si violemment que Jiri pouvait entendre le bruit qu’elles produisaient de là où il se trouvait. « L’Empereur » avait perdu de sa superbe. Il s’affaissait sur lui-même, maintenu en position debout uniquement par la corde passée autour du tronc, sa poitrine nue se soulevait et ses cuisses étaient bleutées comme de la glace. Il avait peur. Très peur. C’était elle, à l’évidence, qui dominait tout le reste quand il regarda dans leur direction. La plus ancienne émotion humaine, songea Jiri. Où était passé le chef d’orchestre vaniteux et arrogant ?
— Kirsten, dit Zehetmayer, surpris, en la voyant. Kirsten… qu’est-ce… qu’est-ce… ?
Il avait le plus grand mal à parler.
— Qu’est-ce que je fais là ? l’aida-t-elle.
Elle ne répondit pas. Se contenta de regarder Hirtmann.
— Tu ne comprends pas ? dit-elle finalement.
Elle vit le regard incrédule et stupide du chef d’orchestre.
— Je vous ai attirés ici, toi et ton mercenaire. C’était un piège. Tous tes fantasmes de vengeance, ton site Internet, ton fric… J’ai pris contact avec vous dans un seul but : vous faire venir jusqu’ici.
Hirtmann adressa un clin d’œil au vieil homme nu. Jiri regarda le Suisse et comprit : l’idée venait de lui. Depuis le début, il avait tiré les ficelles. Il se sentit un respect nouveau pour son ennemi. Il avait trouvé un adversaire à sa mesure.
— Déshabille-toi, lui ordonna le Suisse.
— Quoi ?
— N’essaie pas de gagner du temps, tu m’as très bien entendu.
Le tueur tchèque les regarda à tour de rôle. Ces deux-là savaient ce qu’ils faisaient. Peut-être n’y aurait-il pas d’occasion, en fin de compte. Peut-être était-il arrivé au bout du chemin, tout simplement. En commençant par retirer sa doudoune, il jeta un regard à la Norvégienne. Elle avait récupéré son arme mais elle la tenait dans la main gauche. Une tache sombre imprégnait ses vêtements au niveau de l’épaule droite et elle grimaçait. Elle ne tiendrait pas longtemps mais lui serait mort avant. Dommage… À un contre un, il aurait peut-être pu tenter quelque chose. Ou peut-être pas. Pas avec un tel adversaire.
— Les chaussures maintenant, dit le Suisse. Dépêche-toi.
Il s’exécuta. Sentit le froid humide envelopper ses pieds à travers ses chaussettes quand elles s’enfoncèrent dans la couche de neige fraîche. Il retira son pull, sa chemise, son tee-shirt… Se retrouva torse nu, le froid sur lui comme une seconde peau. Le froid glacial de l’aube mais aussi celui des petits matins de défaite sur le champ de bataille jonché de cadavres, le froid de la mort qui vous prend… Il s’immobilisa, son visage et son torse empanachés d’un nuage de vapeur.
— Le reste aussi. Pantalon, slip, chaussettes. Tout…
— Va te faire foutre, Hirtmann.
La détonation déchira le silence de la forêt, renvoyée par l’écho, le corps de Jiri fut projeté deux mètres en arrière.
— Je vous en supplie, bafouilla Zehetmayer. Je vous en prie… ne… ne me tuez pas… s’il vous plaît…
Hirtmann le dévisagea, regarda le visage ridé et marqué par la morsure du froid, les lèvres violettes, les yeux rougis, les larmes qui roulaient sur les joues ravinées et gelaient avant de tomber, les genoux fléchis, le pénis recroquevillé, et vit comment les cordes écrasaient sa poitrine.
— J’ai tué ta fille, tu devrais me haïr, dit-il.
— Non… non… je ne vous hais pas… je… je…
— Tu veux savoir ce que je lui ai fait avant de la tuer ?
— Je vous en supplie… ne me tuez pas…
Le vieil homme rabâchait. Kirsten vit une tache jaune et fumante trouer la neige entre ses pieds nus. Vit les quelques cheveux blancs qui voletaient au-dessus des oreilles violacées comme les ailes d’un oiseau blessé qui ne peut prendre son envol. Elle pointa son arme vers le directeur d’orchestre et tira. Une secousse et le corps s’affaissa sur lui-même, seulement retenu au tronc par la corde, le menton sur la poitrine.
— Qu’est-ce que tu fous ? dit Hirtmann en se retournant vers elle.
Il vit le canon noir fumant. Braqué sur lui.
— Tu vois : je me débarrasse des témoins.
Il avait son arme au bout de son bras, mais son bras était baissé.
— À quoi tu joues ? dit-il tranquillement, comme s’il parlait de la pluie et du beau temps.
Elle tendit l’oreille, une sirène enfin — lointaine.
— Je croyais que tu aimais ça, nos petits jeux…
— Disons que je me suis lassée. La police sera bientôt là, Julian, je n’ai pas l’intention de passer le restant de mes jours en prison. Ni pour toi ni pour personne. Grâce à lui, ajouta-t-elle en indiquant le directeur d’orchestre mort d’un mouvement de tête, je suis riche. Et on me filera bientôt une médaille pour t’avoir mis hors d’état de nuire.
— Je ne vais pas te manquer ? ironisa-t-il.
— On a eu du bon temps, toi et moi, mais je n’ai pas l’intention de te laisser vivre.
Elle surveillait l’arme qui pendait toujours à bout de bras. Elle le tenait au bout de son canon mais elle savait que, tant qu’elle ne lui aurait pas collé deux balles, il resterait dangereux, imprévisible, potentiellement mortel.
— Mais c’est ton arme qui a tué le vieux, dit-il avec un mouvement du menton en direction du cadavre attaché.
— Je trouverai bien une explication. Et puis, Martin témoignera que je lui ai porté secours, que Truc, là, m’a prise en otage. Il y a un paquet de témoins…
— Martin ? Te voilà devenue bien familière…
— Désolé, Julian, mais le temps presse. On n’a plus le temps de faire la causette.
— Tu te souviens de ta sœur ? dit-il soudain.
Elle se figea et il vit un éclat neuf dans ses yeux.
— Tu détestais ta sœur, tu la haïssais… J’avais rarement vu une haine pareille entre deux sœurs. Il est vrai que ta sœur avait tout pour elle : le talent, le succès, les hommes — et c’était la préférée de tes parents. Ta sœur te traitait comme un animal de compagnie, tu étais la moyennement douée qui vivrait toujours dans son ombre. Je l’ai tuée pour toi, Kirsten. C’était mon cadeau. Je t’ai rendu ta fierté. Je t’ai révélée à toi-même. Grâce à moi, tu as été plus loin que tu n’aurais jamais osé. Je t’ai enseigné tout ce que je savais…
— Tu as été un bon professeur, c’est vrai. Mais tu oublies un détail : c’est moi et non ma sœur que tu voulais violer et tuer au départ, je te rappelle, dans cette usine désaffectée…
Il la regarda droit dans les yeux, considéra cet autre œil noir au bout du canon, puis son regard revint se poser sur elle.
— Oui. Et tu m’as convaincu de n’en rien faire, dit-il. Tu n’avais même pas peur. J’avais pourtant choisi un lieu sinistre. Pas âme qui vive, personne pour t’entendre crier. N’importe qui d’autre aurait été terrifié. Mais pas toi. Quelle frustration ça a été de voir que tu attendais la mort comme une délivrance. Même quand je t’ai dit que tu allais souffrir, bon Dieu, tu es restée sans réaction. Ça m’a rendu enragé. Je n’étais pas là pour servir d’instrument à un suicide, merde. Tu m’encourageais, me défiais. Plus je te frappais, plus tu me poussais dans mes retranchements. Je n’avais encore jamais vu ça, je dois dire. Et puis, tu m’as mis ce marché en main : ta vie contre celle de ta sœur. C’était si inattendu, si… tordu… Tu veux savoir comment je l’ai tuée ? Tu ne me l’as jamais demandé. Tu veux savoir si elle a beaucoup crié ?
— J’espère que oui, répondit froidement Kirsten. J’espère que cette salope a dégusté.
— Oh, ne t’en fais pas pour ça. Alors, ça y est ? On est arrivés au bout du chemin, toi et moi ? Je suppose qu’il n’y avait pas d’autre façon de nous séparer. Le crime nous a rapprochés, le crime va nous séparer.
— Comme tu deviens romantique, tout d’un coup, Julian.
— Tu étais moins ironique quand tu me suppliais de te laisser m’accompagner, chérie. Tu avais l’air d’une petite fille à qui on avait promis le plus extraordinaire des cadeaux. Si tu avais vu comme tes yeux brillaient. Mais c’est vrai que c’était plus facile d’enlever ces femmes avec toi pour servir d’appât. Une fliquette, une femme comme elles. Elles se sentaient en sécurité. Elles t’auraient suivie n’importe où.
— Mal leur en a pris, dit-elle, en écoutant les sirènes au loin : pas une mais plusieurs.
— Quelle ironie, non ? Celle qui était chargée d’enquêter sur ces disparitions était aussi celle qui les provoquait ? Mais Oslo est un peu froid en automne et en hiver pour ce genre de passe-temps.
— Dis-moi, tu n’essaierais pas de gagner du temps, par hasard ? Tu n’as quand même pas l’intention de me supplier comme l’autre, non ?
Il éclata de rire, dans le silence de la forêt. Les sirènes étaient plus proches à présent.
— Si je pensais que ça puisse servir à quelque chose, je le ferais peut-être. Dire que c’est moi qui ai déposé cette arme à ton hôtel. Quelle ironie là aussi, non ?
Il s’agrippait au montant du lit et tentait une avancée vers la porte, le visage et le corps ruisselant de sueur, quand le visage familier s’encadra soudain dans celle-ci. Servaz s’arrêta net. Il se demanda si son esprit lui jouait des tours. Puis il esquissa un sourire.
Suivi d’une grimace.
— Salut, Vincent.
— Nom de Dieu, s’exclama Espérandieu en le voyant. Tu as l’intention d’aller où comme ça ?
Il se mit à côté de son patron, passa un bras autour de son torse pour le soutenir et le remettre au lit.
— Tu ne devrais pas être deb…
— On va par là, le coupa Servaz en montrant la porte de secours à moins de cinq mètres.
Espérandieu s’immobilisa.
— Quoi ?
— Fais ce que je te dis, s’il te plaît. Aide-moi.
Vincent regarda la chambre et le lit — puis la porte. Il secoua la tête.
— Je ne sais pas si…
— Ta gueule, l’interrompit Servaz. Mais merci d’être là.
— Pas de quoi. Ça fait toujours plaisir un accueil pareil. Je tombe bien, on dirait. Je suis venu directement, mais je crois que la cavalerie ne va pas tarder.
— Allons-y, dit Servaz dont les jambes tremblaient.
— Martin, tu n’es pas en état, putain. On vient de te retirer la moitié du foie, tu as des drains partout ! C’est de la folie.
Servaz fit un pas vers la porte, trébucha. Espérandieu le rattrapa au vol, le retint plus fermement.
— Aide-moi ! gueula son patron.
Ils s’avancèrent vers la porte métallique, bras dessus bras dessous, comme deux estropiés revenant de la guerre, mètre après mètre. Espérandieu mit sa main libre sur la barre de sécurité.
— Je peux savoir où on va ?
Servaz hocha la tête, grimaça, serra les dents. La douleur ne le lâchait plus. Et ses jambes le portaient à peine.
— Kirsten est là-dehors… Avec un autre type… Il est armé… Tu as laissé ton arme à Toulouse…
Espérandieu esquissa un drôle de sourire. Il plongea une main sous son anorak.
— Pas vraiment. Je vais en avoir besoin, tu crois ?
— J’espère que non… Mais tiens-toi prêt, ce… ce type est dangereux.
Vincent contourna Martin pour le soutenir avec le bras gauche et tenir l’arme dans la main droite.
— Quel autre type ? demanda-t-il. Hirtmann ?
— Non… un autre…
— On devrait peut-être attendre les renforts, non ?
— Pas le temps…
Son adjoint renonça momentanément à comprendre. Martin lui exposerait la situation le moment venu. En tout cas, il espéra qu’il le ferait avant que ça se gâte. Le parrain de son fils avait vraiment une sale gueule. Et l’idée de se retrouver là-dehors face à un homme armé et dangereux dont il ne savait rien ne l’emballait pas plus que ça. Ils descendirent avec précaution les marches verglacées, se mirent en marche dans la neige, suivant les traces fraîches.
Servaz avait enfilé ses chaussures et jeté une couverture sur ses épaules, mais le vent glacé se glissait en dessous, s’enroulait autour de ses jambes nues, le frigorifiant ; la douleur brûlante et le froid non moins brûlant s’équilibraient, curieusement. Soudain, il s’arrêta, se pencha et vomit dans la neige.
— Putain, Martin ! s’exclama Vincent.
Il se redressa, le front mouillé de sueur. Il se sentait partir, il se demanda s’il arriverait à aller jusqu’au bout. Vincent avait raison : c’était de la folie. Mais les hommes sont capables d’exploits impossibles, non ? se dit-il. Tous les jours, la télé nous en abreuve. Alors, pourquoi pas moi ?
— Très christique, tu ne trouves pas, avec cette couverture et cette blouse ? grimaça-t-il avec un rictus qui se voulait un sourire.
— Tu manques un peu de barbe, répliqua son adjoint.
Il voulut rire mais toussa et sentit la nausée revenir.
Soudain, deux détonations retentirent dans la forêt, non loin de là, et ils se figèrent. L’onde sonore fit tomber quelques paquets de neige des sapins. L’air vibra pendant encore une seconde puis tout retomba dans le silence. Cela venait d’un endroit proche.
— Passe-moi ton arme.
— Quoi ?
Martin la lui arracha presque des mains et il s’élança en boitillant le long des traces.
— C’est moi le meilleur tireur des deux, je te rappelle ! lui lança Vincent en lui emboîtant le pas.
Un rire retentit un peu plus loin, derrière les sapins, et Servaz reconnut celui d’Hirtmann. Il accéléra le pas, la tête lui tournait, son ventre le brûlait.
Passé le gros sapin, il les découvrit tous les quatre : les deux types morts, l’un attaché à un arbre, nu, l’autre — celui qui l’avait attaqué dans la chambre — allongé dans la neige, et Kirsten braquant son arme sur le Suisse.
— Putain, dit Espérandieu derrière lui.
Dans leur dos, en bas de la pente, de l’autre côté de la clinique, les sirènes hululaient à présent, toutes proches.
— Martin, dit Kirsten en le voyant, et il lui sembla un instant qu’elle en était contrariée. Tu devrais être dans ton lit…
— Martin, dit à son tour Hirtmann. Dis-lui de ne pas me tirer dessus.
Il vit l’arme au bout du bras du Suisse.
— Il a tué ma sœur, dit Kirsten d’une voix vibrante de haine. Il mérite de crever…
— Kirsten, commença Servaz.
— Il l’a torturée, il l’a violée et il l’a tuée… Sa lèvre inférieure tremblait, tout comme le canon de son arme. Je ne veux pas qu’il finisse ses jours dans un hôpital psychiatrique, tu comprends ? Dorloté et répondant à des journalistes ou à des psys… Je ne veux pas qu’il continue à nous narguer… je ne veux pas…
— Kirsten, lâche ton arme, dit-il en braquant la sienne sur la Norvégienne.
— Elle va tirer, dit le Suisse. Empêche-la, Martin. Tire le premier.
Il regarda tour à tour Kirsten, Hirtmann, puis de nouveau Kirsten.
— Elle s’appelle Kirsten Margareta Nigaard, dit le Suisse très vite, elle a un tatouage qui va de l’aine à la hanche et elle est ma maîtresse et ma complice. Tu as couché avec elle, Martin ? Alors, tu sais que…
Brusquement, il vit le canon de la Norvégienne s’écarter du Suisse et pivoter dans sa direction. Queue de détente, flexion de l’index, pression… Sa main tremblait — de froid, d’épuisement, de stupéfaction, de douleur, de rage —, tremblait beaucoup trop pour viser juste… beaucoup trop pour gagner le duel…
Les détails lui apparurent en un instantané fracassant de quelques dixièmes de seconde : les branches des sapins lourdes de neige soudain agitées par une saute du vent, le corps nu attaché à l’arbre, le menton sur la poitrine, l’autre étendu les bras en croix, face au ciel, le vent froid qui mordait ses mollets et le canon de Kirsten qui pivotait, pivotait…
Il fit feu.
Sentit l’impact dans son épaule, la douleur dans son ventre, entendit le « floc » d’un paquet de neige décroché par l’onde sonore ou peut-être par le vent. Vit le regard incrédule de Kirsten posé sur lui. Son bras retomber et sa main lâcher le Springfield. Sa bouche ouverte en « O ». Puis les genoux de la Norvégienne fléchirent, une secousse la parcourut comme si elle tressaillait, et elle tomba face contre terre, son beau visage dans la neige.
— Bien joué, Martin, dit le Suisse.
Il entendit les cris derrière lui — ou plutôt des vociférations. Gutturales. En allemand.
Il supposa que cela voulait dire qu’il devait jeter son arme. Ce serait idiot de prendre une balle maintenant, non ? Il regarda les trois cadavres dans la neige, s’attarda sur celui de Kirsten. Sentit la morsure de la trahison. Une fois de plus.
Se sentit stupide, naïf, crédule, dévasté, éreinté, malade.
Une fois de plus, la vie lui avait repris ce qu’elle lui avait donné. Une fois de plus le sang versé, la colère, le remords. La rage et le chagrin. Une fois de plus la nuit avait gagné, les ombres étaient revenues — plus puissantes que jamais — et le jour s’était enfui, apeuré, loin d’ici, là où des gens normaux menaient des existences normales. Puis tout disparut. Il ne ressentait plus rien. Seulement une immense fatigue.
— Mais tu aurais pu t’abstenir de tirer, ajouta le Suisse.
— Quoi ?
Derrière lui, les cris en allemand s’étaient faits plus pressants, plus impérieux. Tout proches. Des ordres, à n’en pas douter. Lâche ton arme. Ils allaient tirer s’il ne le faisait pas.
— Elle n’avait qu’une seule balle dans le canon. Et elle l’avait déjà tirée. Son chargeur était vide, Martin. Tu l’as tuée pour rien, dit le Suisse en montrant celui qu’il venait de sortir de sa poche.
Il avait envie de s’allonger dans la neige, de regarder les flocons descendre du ciel, droit sur lui, et de s’endormir.
Il obéit, lâcha son arme.
Et s’évanouit.