Le lundi matin, il émergea du métro Canal-du-Midi alors qu’il faisait nuit encore. Traversa l’esplanade et passa entre les factionnaires en gilets pare-balles qui, depuis les événements du 13 novembre 2015 à Paris, contrôlaient l’accès au bâtiment. Franchit les portes vitrées et se dirigea vers les ascenseurs sur sa gauche. Pas encore la queue des plaignants et des victimes à l’accueil — mais ça ne saurait tarder.
Toulouse était une ville qui sécrétait de la délinquance comme une glande libère une hormone. Si l’université était le cerveau, l’hôtel de ville le cœur et les avenues les artères, la police, elle, était le foie, les poumons, les reins… Comme eux, elle assurait l’équilibre de l’organisme par filtration des éléments impurs, élimination éventuelle des substances toxiques, stockage provisoire de certaines impuretés. Les déchets irrécupérables finissaient en taule ou ressortaient dans la rue — autrement dit, dans les intestins de la ville. Bien entendu, comme tout organe, il lui arrivait de dysfonctionner.
Pas convaincu par son analogie, Servaz émergea au deuxième étage et se dirigea vers le couloir du directeur. Stehlin l’avait appelé la veille. Il lui avait demandé s’il se sentait d’attaque. Un dimanche. Servaz avait été surpris. Il se sentait prêt à retourner sur le terrain, même s’il savait qu’il lui faudrait pour cela dissimuler les changements qui s’étaient opérés en lui, qu’il ne devrait parler à personne de ce qu’il avait vu dans son coma. Ni de ces étranges sautes d’humeur qui le faisaient passer de l’euphorie à la tristesse et inversement. Encore moins de ce que lui avait dit le cardiologue : « C’est hors de question. Posez vos fesses derrière un bureau si le cœur vous en dit, mais je vous interdis, vous m’entendez ? je vous interdis de faire quoi que ce soit qui sollicite votre organe. Il est encore fragile. Ça fait à peine plus de deux mois qu’on vous a opéré, vous n’avez pas oublié ? »
Cependant, l’impatience de Stehlin à le voir rappliquer le surprenait quelque peu.
L’odeur du café flottant dans les couloirs déserts, les rares fonctionnaires déjà présents — ou pas encore couchés — ne faisant guère de bruit, comme si un pacte tacite interdisait les éclats de voix, les débordements et les énormités à une heure si matinale, une lampe sourde brillant çà et là dans la pénombre hermétique d’un bureau et la rumeur de la pluie arrivant jusque dans les couloirs par quelque fenêtre ouverte : tout lui revenait d’un coup et le ramenait deux mois et demi en arrière, comme si cette parenthèse n’avait pas duré plus d’une journée. Tout lui était décidément familier, comme ces poubelles accrochées aux murs de loin en loin. En réalité, des puits balistiques remplis de mousse et de Kevlar : les flics étaient censés y retirer le magasin de leur arme et vérifier que la chambre était vide quand ils rentraient de mission, pour éviter tout accident. Oui, mais voilà, la plupart des flics en PJ développent quelques anticorps résistants à l’autorité, et il n’était pas rare d’entendre une glissière jouer dans un bureau.
Servaz tourna à droite, dépassa la porte coupe-feu qui restait ouverte été comme hiver et les canapés en cuir de l’antichambre pour frapper à la double porte du directeur.
— Entrez.
Il poussa le battant. Croisa deux regards. Le premier était celui du commissaire divisionnaire Stehlin ; le second appartenait à une femme blonde qu’il ne connaissait pas. Assise dans l’un des sièges face au grand bureau de Stehlin, elle s’était retournée pour le fixer par-dessus son épaule. Un regard froid, analytique, professionnel. Il eut la désagréable sensation d’être disséqué. Flic, conclut-il. Elle ne souriait pas. Ne faisait aucun effort pour paraître sympathique, la moitié du visage éclairée par la lampe sur le bureau, l’autre dans l’ombre.
Tout dans son visage disait la détermination et Servaz se demanda si elle ne surcompensait pas un peu. Un autre service ? Une autre administration ? Douanes ? Parquet ? Une nouvelle ? Stehlin se leva et elle l’imita en tirant sur sa jupe. Elle portait un tailleur bleu nuit dont la jupe était un peu serrée aux hanches et une écharpe gris clair sur un chemisier blanc avec des boutons de nacre, des talons noirs et brillants. Un manteau noir à gros boutons était jeté sur le dossier du siège voisin.
— Comment tu te sens ? demanda Stehlin. (Il avait contourné son bureau pour venir à sa rencontre, passant devant le grand coffre où il enfermait les dossiers sensibles, et il ne put empêcher ses yeux d’effleurer la poitrine de Servaz.) Tu te sens d’attaque ? Qu’est-ce que t’ont dit les médecins ?
— Ça va. Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est un peu précipité, je sais bien. Il n’est pas question de te renvoyer sur le terrain tout de suite, Martin, tu t’en doutes. On va te laisser reprendre doucement. Mais il fallait absolument que tu sois là ce matin…
Il fixa son regard sur Servaz, puis le tourna vers la femme d’une manière un peu théâtrale. Il avait parlé à voix basse, comme s’ils étaient encore à l’hôpital et qu’il ne voulût pas le fatiguer, ou bien comme si l’heure matinale imposait là encore le chuchotement et la discrétion.
— Martin, je te présente Kirsten Nigaard, de la police norvégienne. Kripos, unité de lutte contre la grande criminalité ; Kirsten Nigaard, voici le commandant Martin Servaz, de la brigade criminelle de Toulouse.
Il avait terminé sa phrase en anglais. C’était donc elle, l’affaire délicate ? se demanda-t-il. Une fliquette norvégienne à Toulouse. Que venait-elle faire ici, si loin de chez elle ? Il nota qu’elle avait un gros grain de beauté au menton.
— Bonjour, dit-elle avec un léger accent.
Il lui rendit son bonjour, serra la main qu’elle lui tendait. Elle en profita pour plonger son regard de glace dans le sien et il se sentit de nouveau jaugé, jugé, évalué. Compte tenu de ce qui lui était arrivé et des changements en lui, il se demanda ce que cette femme voyait.
— Assieds-toi, Martin. Je vais parler anglais si ça ne te dérange pas, l’avertit Stehlin en retournant derrière son bureau.
Le directeur avait l’air étonnamment préoccupé. Mais peut-être était-ce un air qu’il se donnait en présence d’un représentant de la police norvégienne (quel était son grade, d’ailleurs ? Stehlin ne l’avait pas dit) pour ne pas laisser penser que la police française prenait les choses à la légère.
— Nous avons d’abord reçu une demande de renseignements de la part du service de Kirsten, via le Scopol, à laquelle nous avons répondu. (Le Service de coopération technique internationale de la police, basé à Nanterre : il faisait le lien entre Europol, les polices européennes et les services français.) Puis une demande d’entraide judiciaire en provenance de la justice norvégienne. Le patron de Kirsten à la Kripos m’a appelé dans le même temps, et nous nous sommes mis d’accord sur une façon de procéder au cours de plusieurs échanges téléphoniques et par mails.
Servaz hocha la tête : c’était la procédure habituelle pour des enquêtes internationales.
— Je ne sais pas par où commencer…, poursuivit Stehlin en regardant tour à tour la femme blonde et lui. C’est assez… incroyable ce qui se passe. L’officier Nigaard appartient à la police d’Oslo, mais elle a été amenée à intervenir à Bergen. (Servaz trouva l’accent anglais de Stehlin encore plus ridicule que le sien.) Ça se trouve sur la côte occidentale de la Norvège, jugea bon de préciser son chef. C’est la deuxième ville du pays… (Il jeta un coup d’œil à la fliquette norvégienne en quête d’approbation, mais elle ne confirma ni n’infirma.) Un meurtre a été commis là-bas… La victime — une jeune femme — travaillait sur une plate-forme pétrolière en mer du Nord…
Stehlin toussa, comme s’il avait un chat dans la gorge. Son regard chercha celui de Martin, qui fut aussitôt en alerte. Une pensée fusa : c’était pour ça que Stehlin lui avait demandé de venir, pas parce que l’affaire était délicate mais parce qu’elle le concernait, lui.
— L’officier Nigaard s’est rendu là-bas parce que dans la poche de la victime, il y avait un… hum… papier à son nom, poursuivit le directeur non sans un regard vers la Norvégienne. Un des ouvriers qui étaient à terre n’est jamais rentré. Dans sa cabine, l’officier Nigaard a trouvé des photos prises au téléobjectif, dit-il en braquant cette fois son regard sur Servaz.
Il sembla à celui-ci qu’un démiurge planqué dans les cintres les manipulait tous les trois comme des marionnettes, tirant sur des fils invisibles — une ombre dont, avant même que Son nom soit prononcé, Servaz sut qui elle était et qu’elle allait grandir et les envelopper dans ses ténèbres.
— C’est toi, Martin, sur ces photos, dit Stehlin en poussant les clichés vers lui. Elles ont visiblement été prises pendant un laps de temps assez long si on en juge par les indices de changement de saisons dans les arbres et la lumière. (Stehlin marqua une pause.) Et il y a aussi la photo d’un enfant de quatre ou cinq ans. Il est écrit « Gustav » au dos de la photo. Nous supposons qu’il s’agit de son prénom.
GUSTAV.
Le prénom explosa à ses oreilles comme une grenade dégoupillée. Était-ce possible ?
— Ce sont des photos trouvées dans ses affaires, dit à son tour Kirsten en anglais, d’une voix à la fois mélodieuse, voilée et rauque. C’est grâce à elles qu’on est remontés jusqu’ici. On a d’abord identifié les mots « hôtel de police » en français. Ensuite, votre ministère de l’Intérieur nous a dit de quel… politistasjonen… euh, commissariat, il s’agissait… Et c’est ton… chef ici présent qui t’a — hum — identifié.
D’où l’appel un dimanche, conclut Servaz, le cœur battant.
Il retint son souffle, l’œil rivé aux clichés. Le cerveau est un remarquable ordinateur ; il ne s’était jamais vu sous cet angle, pas même dans un miroir, mais il ne lui fallut qu’une fraction de seconde pour reconnaître sa personne sur les clichés.
Photographié de loin, à l’aide d’un téléobjectif. Le matin, le midi, le soir… sortant de son immeuble ou de l’hôtel de police… montant dans sa voiture… entrant dans une librairie… arpentant les trottoirs… déjeunant en terrasse place du Capitole… et même dans le métro et dans un parking du centre-ville : shooté de loin, entre les voitures…
Depuis quand ? Pendant combien de temps ?
Les questions se bousculaient.
Il lui suffisait de regarder les photos pour comprendre que quelqu’un l’avait suivi comme son ombre, avait mis ses pas dans les siens, l’avait observé, épié. À chaque heure du jour et de la nuit.
L’espace d’un instant, il eut l’impression que des doigts glacés lui caressaient la nuque. Le bureau de Stehlin était vaste, mais il lui parut tout à coup petit et étouffant. Pourquoi n’allumait-on pas les néons ? Il faisait si sombre.
Il leva les yeux vers les fenêtres où la grisaille commençait à poindre. Instinctivement, il posa une main sur son pectoral gauche et le geste n’échappa pas à Stehlin.
— Martin, ça va ?
— Oui. Continue.
Il avait du mal à respirer. Cette ombre qui le suivait avait un nom. Un nom qu’il avait essayé d’oublier pendant cinq ans.
— Des analyses ADN ont été effectuées dans la cabine et les communs, reprit Stehlin, mal à l’aise. (Servaz devina ce qui allait suivre.) Il semble que la cabine était régulièrement nettoyée par son propriétaire. Pas assez cependant. Un fragment d’ADN a parlé. La science a fait d’énormes progrès dans ce domaine, comme tu le sais.
Une nouvelle fois, le directeur s’éclaircit la gorge, une nouvelle fois il plongea son regard dans les yeux de Servaz.
— Enfin, bref, Martin, il semble que la police norvégienne ait retrouvé la trace de… Julian Hirtmann.
Était-ce une nouvelle hallucination ? Était-il de retour dans la réa ? otage de la machine-araignée, à voir et à entendre des choses qui n’existaient pas ?
La dernière fois qu’il avait eu des nouvelles du Suisse, c’était il y a cinq ans, lorsque Hirtmann lui avait envoyé ce cœur qu’il avait pris pour celui de Marianne. Cinq années… Et depuis, plus rien. Pas le moindre signe. Pas le plus petit embryon de piste. L’ancien procureur du tribunal de Genève, le bourreau supposé de plus de quarante femmes dans au moins cinq pays, avait disparu de leurs écrans radar et — pour autant qu’il sût — de ceux de toutes les polices.
Envolé. Évaporé.
Et, tout à coup, une femme-policier norvégienne débarque en affirmant qu’ils ont retrouvé sa trace par hasard ? Sérieux ?
Il écouta avec un malaise grandissant Stehlin lui résumer la tuerie de Mariakirken. De fait, ça ressemblait au Hirtmann qu’il connaissait. Le profil de la victime en tout cas. Pour le reste, à l’exception des traces laissées dans une ferme en Pologne, on n’avait jamais retrouvé les corps des victimes du Suisse. Alors pourquoi laisser autant d’indices maintenant ? S’il avait bien compris, cette femme travaillait sur la même plate-forme qu’Hirtmann. Peut-être avait-elle découvert quelque chose à son sujet ? Et il avait voulu la faire taire, puis s’était dit qu’il était temps de prendre le large. Peut-être qu’il la convoitait depuis longtemps, à la côtoyer ainsi chaque jour, et que, le moment venu pour lui de disparaître, il en avait profité pour passer à l’acte. Non. Quelque chose ne collait pas… Et cette histoire de papier dans la poche de la victime ? Qu’est-ce que ça voulait dire ?
— Ça ne lui ressemble pas, dit-il finalement.
Il surprit le regard aigu de la policière norvégienne.
— Que veux-tu dire ?
— Ce n’est vraiment pas le genre d’Hirtmann de laisser autant d’indices derrière lui.
Elle hocha la tête en signe d’approbation.
— Je suis d’accord. Euh… je ne le connais pas aussi bien que toi, naturellement, déclara-t-elle avec un geste de la main destiné sans doute à hiérarchiser leurs positions, mais j’ai quand même fait mes devoirs et étudié son dossier. Cependant…
Il attendit la suite.
— … au vu de la scène de crime et des traces de pas dans la neige, ainsi que de l’utilisation probable d’une barre de fer, je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’un piège…
— Comment ça ?
— Imaginons qu’Hirtmann ait découvert qu’elle l’avait démasqué — ou qu’elle ait voulu le faire chanter et que, d’une manière ou d’une autre, ils se soient donné rendez-vous dans cette église…
Ils restèrent quelques instants sans parler.
— Il la tue et puis il prend le large, conclut-elle, les yeux toujours vrillés aux siens.
— Quelque chose ne colle pas, dit-il. S’il avait décidé de prendre le large, il n’avait pas besoin de la tuer.
— Il a peut-être voulu la punir. Ou se « faire plaisir ». Ou les deux à la fois.
— Dans ce cas, pourquoi laisser traîner toutes ces photos derrière lui ? Et puis, c’est quoi cette histoire de papier dans la poche de la victime ? Il y avait votre nom dessus, c’est ça ?
Elle hocha la tête, continua de l’observer sans mot dire. Elle posa une main sur son poignet. Un geste qui le surprit par son intimité. Ses ongles étaient longs. Rose corail et nacrés. Il frissonna.
— Je ne sais pas ce que ça signifie, dit-elle. Pourquoi moi, je n’en ai pas la moindre idée. J’ai cru comprendre en revanche que lui et toi vous aviez une longue histoire en commun, souffla-t-elle en le dévisageant. Peut-être voulait-il qu’on les trouve, ces photos, justement. Peut-être voulait-il t’envoyer…
Elle chercha ses mots.
— … un salut amical.
— Qui est ce garçon ? demanda-t-il en montrant la photo de Gustav. Est-ce qu’on en a une idée ?
— Pas la moindre, répondit-elle. Pourquoi pas son fils ?
Il la dévisagea.
— Son fils ?
— Pourquoi pas ?
— Hirtmann n’a pas d’enfants…
— Il en a peut-être eu un depuis qu’il a disparu. Si cette photo est récente, ce garçon a quatre ou cinq ans. Ça fait six ans qu’on n’a plus revu Julian Hirtmann, c’est bien ça ?
Il opina. Et, tout à coup, il eut la gorge sèche. Six ans… Cela correspondait au moment où Marianne avait été enlevée…
— Il a peut-être fait un enfant à une femme depuis, poursuivit-elle. Il a commencé à travailler sur cette plate-forme il y a deux ans. On ne sait pas ce qu’il a fait avant. Et les ouvriers des plates-formes ont beaucoup de vacances.
Il tourna ses yeux rougis et hagards vers elle et Kirsten lui rendit son regard. Comme si elle comprenait ce qui lui arrivait. Elle laissa ses doigts en contact avec la peau de son poignet en disant :
— Dis-moi ce que tu as sur le cœur. On ne pourra pas travailler ensemble si on se cache des choses. Dis-moi tout ce qui te passe par la tête.
Il la fixa une demi-seconde. Hésita. Eut un hochement de tête.
— J’ai rencontré Hirtmann pour la première fois dans un asile psychiatrique au cœur des Pyrénées, articula-t-il en anglais.
— Pi-ré-né ?
Elle le vit faire un geste vers les fenêtres.
— Mountains… close…
Elle hocha la tête à son tour.
— Un endroit très étrange, perdu dans la montagne… Un lieu pour des fous criminels… Hirtmann était enfermé dans un couloir spécial, avec les plus dangereux… On avait trouvé son ADN sur une scène de crime à quelques kilomètres de là. C’est pour ça que je lui ai rendu visite.
Kirsten haussa un sourcil.
— Il pouvait sortir ?
— Non. Impossible. Les mesures de sécurité étaient très importantes.
— Alors, comment ? How ?
— C’est une longue histoire, répondit-il en pensant à l’enquête étrange et apocalyptique de l’hiver 2008–2009, au cours de laquelle il avait failli perdre la vie, à un cheval décapité et à une usine perchée à deux mille mètres d’altitude, enterrée à soixante-dix mètres sous la roche.
Il avait l’impression que les doigts de la Norvégienne posés sur son poignet le brûlaient. Il eut un léger mouvement et elle les retira.
— Quand je suis entré dans sa cellule, il écoutait de la musique. Son compositeur préféré… Et aussi le mien… Nous aimons la même musique. Same music. Le même compositeur : Mahler. Gustav Mahler…
— Oh, fit-elle. Il y avait de la musique dans sa cabine. Des CD…
Elle sortit son téléphone portable, chercha parmi la galerie de photos, ouvrit avec son majeur l’un des clichés puis tendit l’écran vers lui.
— Gustav Mahler, confirma-t-elle.
Servaz montra le lac, les hautes montagnes, le clocher effilé présents à l’arrière-plan de la photo.
— Est-ce qu’on a pu identifier ce village et ce lac ?
Elle acquiesça.
— C’était facile : Hallstatt, l’un des plus beaux villages d’Autriche. Un endroit magnifique. Classé au patrimoine mondial de l’Unesco. La police fédérale autrichienne et la police de Styrie sont en train d’enquêter de leur côté. Mais on ne sait pas si ce gamin vit là-bas ou s’il n’a fait qu’y séjourner… C’est un endroit très prisé des touristes.
Servaz essaya d’imaginer Hirtmann en train de faire du tourisme avec un enfant de cinq ans à la main. Stehlin regarda sa montre.
— C’est l’heure de la réunion, dit-il.
Servaz lui lança un regard interrogateur.
— J’ai pris la liberté de réunir ton groupe, Martin. Tu te sens d’attaque ?
Servaz eut un nouveau hochement de tête affirmatif, mais ce n’était pas vrai. Il sentit que le regard de Kirsten le transperçait.
Dix heures du matin. Étaient présents Vincent Espérandieu, Samira Cheung, Pujol et trois autres membres du groupe d’enquête numéro 1, plus Malleval, qui dirigeait la Direction des affaires criminelles, Stehlin lui-même, Escande, un des cinq flics de la Financière chargée de la cybercriminalité, et Roxane Varin, descendue de l’étage de la Sécurité publique pour représenter la Brigade des mineurs.
Kirsten observait tout ce petit monde ainsi que Servaz, à la dérobée ; assis à sa gauche, il avait l’air ailleurs. Il lui avait rapidement raconté sa relation à distance avec Hirtmann. Comment le tueur suisse s’était évadé de cet hôpital psychiatrique dans les Pyrénées. Comment il avait enlevé une femme que Servaz connaissait (et, à certaines hésitations, elle avait cru deviner que cette « connaissance » ne se limitait pas à une simple amitié). Comment l’un et l’autre avaient disparu de la circulation sans donner d’autres nouvelles qu’une boîte isotherme expédiée de Pologne cinq ans plus tôt, une boîte à l’intérieur de laquelle se trouvait un cœur — un cœur que, dans un premier temps, Servaz avait cru appartenir à son amie Marianne avant que les analyses ADN n’apportent un démenti.
C’était une histoire incroyable, mais le flic français la lui avait racontée avec un détachement étrange — comme s’il parlait de quelqu’un d’autre, comme si ce n’était pas à lui que toutes ces choses horribles étaient arrivées, comme si ça ne le concernait pas. Il y avait quelque chose dans son attitude qu’elle n’arrivait pas à s’expliquer.
— Je vous présente Kirsten Nigaard, de la police d’Oslo, commença-t-il. En Norvège, crut-il bon de préciser.
Elle scruta chaque visage pendant qu’il leur résumait ce que lui-même venait d’apprendre. Elle eut l’impression que tous dévisageaient Servaz avec la plus grande attention. Ils ne se contentaient pas de l’écouter : ils l’observaient. Ce n’était pas seulement ses propos — c’était lui qui les intéressait.
Puis, quand il annonça que la trace de Julian Hirtmann avait été retrouvée en Norvège, l’attitude de l’auditoire se modifia sensiblement. Ils cessèrent de le fixer et échangèrent des regards. Toute la décontraction des premières minutes disparut d’un coup ; elle sentit une atmosphère plus lourde, une humeur morbide s’installer, tandis que les regards allaient et venaient de Servaz à elle.
— Kirsten, dit-il finalement en se tournant vers elle.
Elle fit silence pendant une demi-seconde, et on entendit le bruit de la pluie dehors, comme une pulsation. Elle se tourna vers l’assistance et éleva la voix :
— Nous nous sommes rapprochés d’Eurojust, annonça-t-elle. Une enquête internationale se met en place petit à petit dans cinq pays pour commencer : Norvège, France, Pologne, Suisse, Autriche.
Eurojust était une unité de coopération judiciaire à l’échelon européen chargée de lutter contre la criminalité transnationale. Des magistrats venus de toute l’Europe qui mettaient en branle des enquêtes internationales et activaient les justices et les polices de leurs pays respectifs. Elle fit une pause et vit tous les regards peser sur elle. Elle sut ce qu’ils étaient en train de penser. La Norvège, ce n’était pas un de ces pays scandinaves où les prisons ressemblaient à des versions boréales du Club Med et où les policiers ne posaient jamais de questions qui fâchent ? Les flics présents dans cette salle ignoraient sans doute que la Norvège avait été critiquée pendant des décennies pour son recours abusif aux cellules de garde à vue dans ses commissariats et à l’isolement dans ses prisons. Et que l’extrémiste norvégien Kristian Vikernes, arrêté — puis relâché — en France, s’était réjoui du comportement exemplaire des policiers français en le comparant à celui de « la bande de voyous connue comme la police norvégienne ».
Personnellement, Kirsten aurait bien enfoncé la guitare de métalleux de ce nazillon de merde dans un de ses orifices non prévus à cet effet. Et puis, après tout, elle avait entendu dire qu’il s’en passait de belles dans les commissariats français.
Elle appuya sur le bouton de la télécommande et l’écran TV dans le fond s’alluma. Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Elle attendit. Après quelques secondes de neige, les premières images apparurent. Des entretoises métalliques, une passerelle dont le sol était un caillebotis en acier, la mer déchaînée au-delà : les images des caméras de vidéosurveillance de la plate-forme.
Une silhouette apparut au bout de la passerelle, se rapprocha de la caméra. Kirsten fit un arrêt sur image. Servaz fixa le fantôme surgi du passé immobilisé sur l’écran. Pas de doute, c’était lui. Ses cheveux étaient un peu plus longs et ils dansaient autour de son visage dans le vent marin. Pour le reste, il était tel qu’en son souvenir.
— Hirtmann a travaillé sur cette plate-forme pendant deux ans. L’adresse qu’il a fournie à son employeur était bidon, de même que son CV et ses documents d’identité. Les documents saisis dans sa cabine ne nous ont pas fourni beaucoup d’informations, hormis une, que nous allons voir. Après réquisition auprès de la banque sur le compte de laquelle était versé son salaire, nous avons pu reconstituer une partie au moins de ses déplacements — une partie seulement : car Hirtmann a transféré pas mal d’argent sur d’autres comptes que celui-là dans des paradis fiscaux. Nous essayons à l’heure actuelle d’en reconstituer le parcours. La police norvégienne le soupçonne non seulement du meurtre de cette femme, mais d’être à l’origine de la disparition de plusieurs autres dans la région d’Oslo. C’est l’une des raisons de ma présence ici.
Elle s’abstint d’évoquer l’autre raison à ce stade, balaya la salle du regard.
— Hirtmann a sans doute quitté la Norvège depuis longtemps. Il s’est évadé de l’Institut… euh… (elle consulta ses notes)… Wargnier en décembre 2008. Il est de nouveau passé dans votre région en juin 2010. Ensuite en Pologne en 2011. En Pologne, les restes de plusieurs de ses victimes ont été trouvés dans une maison isolée près de la forêt de Bialowieza. Rien que des jeunes femmes. Cela fait cinq ans maintenant. Cinq années au sujet desquelles nous ne savons rien. Cinq années résumées à un trou noir, si ce n’est qu’au cours des deux dernières, il a apparemment travaillé sur cette plate-forme en mer du Nord. Ne nous faisons pas d’illusions : un homme comme Julian Hirtmann est capable de disparaître pour longtemps et il est possible que nous ne retrouvions pas sa trace avant des mois ou des années. (Elle lança un regard du côté de Servaz, mais il semblait toujours aussi perdu dans ses pensées, le regard fixé sur l’écran où l’apparition était restée dans la position où Kirsten l’avait figée, de même qu’une mouette en arrière-plan pétrifiée en plein vol.) Par ailleurs, un homme comme lui ne peut pas avoir passé cinq ans sans tuer. C’est impensable. Cette enquête a pour but de reconstituer son parcours criminel. En profitant du fait que nous avons enfin des données récentes le concernant pour tenter de remonter sa piste. Partons du principe qu’il est resté pendant tout ce temps sur le sol européen, mais ça non plus — compte tenu de son métier qui lui permettait d’accumuler des miles d’avion et donc de voyager à moindre coût partout dans le monde —, rien ne nous le garantit. Le métier parfait, soit dit en passant, pour un homme comme lui : plus de jours de vacances que de journées travaillées, une très bonne paie et un rayon d’action quasi illimité grâce aux réductions sur les lignes aériennes. Nous allons diffuser son portrait. Nous connaissons son mode opératoire par ses écrits, ainsi que le profil de ses précédentes victimes. Toutes des jeunes femmes qui vivaient dans des régions frontalières avec la Suisse : Dolomites, Bavière, Alpes autrichiennes… et quelques-unes en Pologne… Dans la clandestinité, il a pu vivre et tuer n’importe où. Les précédentes recherches pour retrouver sa trace n’ont rien donné. Inutile de vous dire que nos chances d’aboutir sont extrêmement minces…
Elle s’interrompit et regarda Servaz — qui traduisit tant bien que mal pour ceux qui ne parlaient pas anglais. Puis elle tendit la photo de Gustav à sa voisine de droite.
— Faites circuler, dit-il.
— Le deuxième point de l’enquête concerne cet enfant. Cette photo a été trouvée dans les affaires d’Hirtmann, à bord de la plate-forme. Nous ne savons pas qui est ce garçon. Ni où il se trouve. Ni s’il est encore vivant… Nous ne savons rien de lui.
— Hirtmann ne s’en est jamais pris à des enfants, intervint la jeune femme laide, celle qui se prénommait Samira et qui parlait un anglais impeccable. Ce n’est pas un pédophile. Ses victimes ont toujours été des femmes adultes, jeunes et attirantes, comme vous l’avez souligné.
Kirsten nota qu’elle avait posé une paire de boots imitation python sur le bord de la table, sa chaise se balançant sur les deux pieds arrière, et qu’elle arborait une petite tête de mort en sautoir sous sa veste en cuir.
— C’est exact. Nous pensons que cet enfant est peut-être son fils. Ou bien le fils d’une de ses victimes…
— Qu’est-ce qu’on sait d’autre à son sujet ? demanda un grand dégarni tout en griffonnant sur son bloc-notes ce qui, de toute évidence, était un portrait d’elle.
— Rien du tout, à part son prénom. Nous ne connaissons même pas sa nationalité. Nous savons seulement où cette photo a été prise. À Hallstatt, en Autriche. La police fédérale autrichienne est sur le coup. Mais, comme c’est un endroit très fréquenté des touristes, il est possible que le gamin n’ait fait qu’y passer.
— Hirtmann en train de jouer au touriste ? releva celle qui s’appelait Samira d’un ton ouvertement sceptique.
— Au milieu d’une foule d’autres, commenta le nommé Vincent. Pas si con… où cacher un arbre mieux que dans une forêt ?
— Bon, c’est quoi notre rôle ? demanda le grand type dégarni. On n’est pas en train de perdre notre temps, là ? Je sais pas vous, mais moi j’ai pas que ça à faire.
L’homme avait parlé en français et Kirsten n’avait pas compris, mais elle devina au ton employé et à l’embarras des autres qu’il avait fait une remarque désobligeante pour quelqu’un — peut-être pour elle ou pour la police norvégienne.
— Nous avons bien sûr longuement interrogé son compagnon de chambre et ses collègues sur la plate-forme, ajouta-t-elle. Il en ressort qu’il était assez solitaire et extrêmement discret sur ses activités à terre. À bord, il passait son temps libre à lire et à écouter de la musique. Du classique.
Elle lança un regard en direction de Servaz.
— Mais le plus important, ce sont ces photos de votre commandant. Elles attestent qu’Hirtmann a séjourné longtemps dans votre ville — et que quelque chose le ramène toujours inexplicablement ici et, hum, à vous… Martin. La réquisition effectuée auprès de sa banque et le suivi de ses dépenses confirment cette intuition : Hirtmann est souvent passé par ici ces deux dernières années.
Elle lui jeta un regard.
— Il n’est pas exclu que le Suisse cherche à revenir ici une nouvelle fois, lança-t-elle en direction de la salle. Il l’a déjà fait à de nombreuses reprises. Je le répète : nous connaissons son mode opératoire. Et le profil de ses victimes. Cherchons dans toute la région et même au-delà des crimes similaires. Des disparitions de femmes au cours des derniers mois.
— Ce travail a déjà été effectué, fit remarquer la dénommée Samira, il n’a rien donné.
Elle vit plusieurs têtes acquiescer.
— Il y a plusieurs années, intervint Servaz. Depuis, on est passés à autre chose.
Kirsten vit celui s’appelait Vincent et Samira échanger un regard dans le fond. Elle sut ce qu’ils pensaient : trop facile, trop simple.
— Je sais que vous avez fait un travail remarquable, dit-elle diplomatiquement, même s’il n’a pas porté ses fruits. J’ai l’intention de rester ici quelque temps. J’ai obtenu l’autorisation du commissaire Stehlin de collaborer avec le commandant Servaz. Je sais que vous n’avez pas que ça à faire et que cela n’est pas une priorité, mais considérez ceci : si Hirtmann est ici, ça vaut peut-être le coup d’ouvrir l’œil et de fouiller un peu, non ?
« Si Hirtmann est ici ». Habile, songea-t-il. Très habile. Il vit la phrase se déposer dans chaque conscience comme une couche de glace. C’était du bluff mais ça avait marché : il le lut dans leurs yeux. Le fantôme du Suisse allait infecter leurs pensées comme il infectait déjà les siennes — et il ne les laisserait pas en paix.
C’était ce que la Norvégienne voulait.
Sur la Karlplatz de Vienne, la façade néo-classique du Musikverein — son nom complet était Haus des Wiener Musikvereins, « Maison des amis de la musique de Vienne » — se détachait sur la nuit autrichienne où voletaient quelques flocons. Avec ses colonnes doriques, ses hautes fenêtres en ogive et son fronton triangulaire, tous nappés de lumière, elle évoquait un temple — et c’était bien d’un temple qu’il s’agissait : un temple de la musique, l’une des meilleures acoustiques au monde, une expérience sonore unique pour les mélomanes. Du moins officiellement, car, entre eux, les spécialistes viennois se plaignaient parfois de la fadeur de sa programmation, de tous ces concerts Mozart et ces concerts Beethoven ad nauseam, toute cette guimauve pour touristes à l’oreille paresseuse.
Ce soir-là cependant, sous les ors du Musikverein, l’orchestre philharmonique de Vienne donnait les Kindertotenlieder, les « Chants sur la mort des enfants », de Gustav Mahler, sous la direction de Bernhard Zehetmayer. À quatre-vingt-trois ans, « l’Empereur », comme on l’appelait, n’avait rien perdu de sa fougue. Ni de sa passion exigeante pour la note juste, laquelle l’amenait parfois à sermonner impitoyablement un musicien un peu trop dilettante à son goût pendant les répétitions. La légende voulait qu’il fût une fois descendu de son pupitre pour se faufiler entre les membres de l’orchestre jusqu’à un médiocre second violon qui parlait avec son voisin et l’eût giflé tellement fort que le violoniste en était tombé de son siège.
« Tu as entendu comme elle sonnait juste, cette gifle ? » aurait-il alors déclaré avant de retourner à son pupitre.
Une légende, naturellement. Il en courait bien d’autres sur le directeur d’orchestre de Vienne le plus « mahlérien » depuis Bernstein. Compte tenu du caractère intime de ces Lieder, le concert n’était pas donné dans la prestigieuse Salle dorée mais dans la salle Brahms, plus petite. C’était l’Empereur qui en avait décidé ainsi — malgré les protestations de l’administrateur, car la Salle dorée pouvait accueillir 1 700 personnes assises contre 600 seulement à la salle Brahms. Zehetmayer ne faisait que suivre en cela le maître lui-même lors de la création de l’œuvre, en janvier 1905. De même, alors que de nos jours la plupart de ces chants étaient confiés à des voix féminines, il avait fait appel, comme Mahler en son temps, à un ténor et à deux barytons.
Les plafonds de la salle Brahms résonnèrent des dernières mesures de la coda, élégiaques et pleines de paix après la fureur incontrôlée du début du morceau ; la voix brumeuse du cor se joignit au trémolo mourant des violoncelles en une ultime agonie. Le silence régna quelques secondes, puis la salle explosa. Elle se leva tout entière pour acclamer l’Empereur et son orchestre. Zehetmayer accueillit ces bravos sans bouder son plaisir, car toute sa vie le vieil homme avait été vaniteux. Il s’inclina bien bas, autant que le lui permettaient son dos en compote, les douleurs dans ses lombaires et son orgueil, aperçut le visage dans la salle, lui fit un signe discret et rejoignit sa loge.
On frappa à la porte deux minutes plus tard.
— Entre !
L’homme qui apparut avait quasiment le même âge — quatre-vingt-deux —, une belle crinière blanche là où Zehetmayer était presque chauve, une paire de sourcils broussailleux et il était petit et trapu alors que le musicien était grand et maigre. Il ne lui serait jamais venu à l’idée d’affubler le directeur de l’orchestre philharmonique de Vienne du sobriquet d’« Empereur ». S’il y avait un imperator dans cette pièce, c’était lui, Josef Wieser : il avait bâti un des empires industriels les plus puissants d’Autriche. Dans le secteur de la pétrochimie, de la cellulose et du papier. Grâce aux généreuses forêts autrichiennes d’abord, à un excellent mariage ensuite, qui lui avait apporté un capital ainsi que les ouvertures nécessaires dans le petit cercle viennois des affairistes et des décideurs (depuis, il s’était remarié deux fois et, à quatre-vingt-deux ans, envisageait un quatrième mariage avec une journaliste de la presse économique de quarante ans sa cadette).
— Qu’est-ce qui se passe ? dit le visiteur.
— Il y a du nouveau, dit le directeur d’orchestre en enfilant une chemise blanche, propre et amidonnée sur un maillot de corps.
— Du nouveau ?
Zehetmayer tourna vers lui un regard étincelant et plein de fièvre, un regard digne du cinéma expressionniste allemand.
— On a retrouvé sa trace.
L’espace d’un instant, l’industriel resta la bouche ouverte.
— Quoi ?
L’émotion avait fait trembler la voix du milliardaire.
— Où ça ?
— En Norvège. Sur une plate-forme pétrolière. Une de nos sources m’a envoyé l’info.
Devant l’absence de réaction de son ami, Zehetmayer poursuivit :
— Apparemment, ce salopard travaillait là. Il a tué une femme dans une église de Bergen, et il s’est évanoui dans la nature.
— Il a réussi à s’échapper ?
— Oui.
— Merde…
— Il sera plus facile à atteindre dehors que dans une prison, fit remarquer le chef d’orchestre.
— Pas si sûr.
— Il y a autre chose…
— Quoi ?
— Un enfant.
Wieser regarda le chef d’orchestre d’un drôle d’air.
— Comment ça : un enfant ?
— Il avait la photo d’un môme de cinq ans dans ses affaires. Et devine comment il s’appelle ?
Le milliardaire secoua la tête en signe d’ignorance.
— Gustav.
Wieser fixait le musicien avec des yeux ronds. En proie de toute évidence à une intense réflexion et à des émotions contradictoires — perplexité, espoir, incompréhension.
— Tu crois que ça pourrait être… ?
— Son fils ? Possible. (Le regard du chef d’orchestre se perdit dans le miroir en face de lui, où il contempla son propre visage sévère et triste et plongea dans ses propres petits yeux méchants sous les sourcils de vieillard tout aussi buissonnants que ceux de son voisin.) Ça ouvre des perspectives, non ?
— Qu’est-ce qu’on sait de plus sur ce gosse ?
— Pas grand-chose pour le moment. (L’Empereur hésita.) Sinon qu’il a l’air de tenir à ce mioche pour garder sa photo avec lui, ajouta-t-il en lui tendant le cliché où on voyait Gustav avec la montagne, le lac et le clocher d’Hallstatt en arrière-plan.
Les deux hommes se regardèrent. Ils s’étaient « trouvés » — décret de la Providence ou pur hasard — à l’issue d’une autre représentation des Kindertotenlieder, où Bernhard Zehetmayer avait triomphé. Assis dans la salle, Josef Wieser avait été remué jusqu’au plus profond par cette version des « Chants sur la mort des enfants ». Quand la musique s’était éteinte sous les plafonds, le milliardaire pleurait à chaudes larmes, chose qui ne lui était pas arrivée depuis longtemps. Car ces Lieder parlaient directement à son cœur meurtri de père ayant perdu sa fille. Et l’interprétation que venait d’en donner l’orchestre prouvait que celui qui le dirigeait avait une compréhension profonde, intime de cette œuvre prémonitoire — puisque Mahler lui-même devait voir sa première fille emportée par la scarlatine quelque temps après l’avoir écrite et jouée.
À l’issue du concert, Wieser avait demandé à saluer le prestigieux chef viennois. On l’avait conduit à sa loge. Encore très ému, il avait félicité le maître et lui avait demandé quel était le secret pour parvenir à une telle vérité dans l’interprétation.
— Il faut avoir perdu un enfant, voilà tout, avait répondu Zehetmayer.
Wieser s’était senti bouleversé.
— Vous en avez perdu un ? avait-il demandé avec un tremblement dans la voix.
Le chef d’orchestre l’avait considéré avec froideur.
— Une fille. La plus douce, la plus belle des créatures. Elle étudiait la musique à Salzbourg.
— Comment ? avait osé Wieser.
— Elle a été tuée par un monstre…
Le milliardaire avait eu l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds.
— Un monstre ?
— Julian Hirtmann. Un procureur du tribunal de Genève. Il a tué plus de…
— Je sais qui est Julian Hirtmann, l’avait interrompu Wieser.
— Ah. Vous avez lu la presse…
La tête de Wieser lui tournait.
— Non. J’ai moi-même… une fille qui a été… assassinée par ce monstre. Du moins le suppose-t-on… On n’a jamais retrouvé son corps… Mais Hirtmann était dans les parages quand elle a disparu. La police est quasiment certaine…
Il avait parlé si bas qu’il n’était pas sûr que l’autre l’eût entendu. Mais l’Empereur l’avait fixé avec stupeur, puis il avait fait signe aux autres personnes présentes de sortir.
— Et que ressentez-vous ? avait-il demandé quand ils furent seuls.
Wieser avait baissé la tête, regardé le sol.
— Du désespoir, de la colère, une nostalgie immense, l’amour brisé d’un père…
— Un désir de vengeance ? De la haine ?
Wieser avait relevé la tête et plongé son regard dans les yeux du chef d’orchestre, qui était bien plus grand que lui. Il y avait lu une haine immense, féroce — et l’éclat de la folie.
— Moi je le hais depuis le premier jour où j’ai su ce qui était arrivé à ma fille, lui avait dit Zehetmayer. C’était il y a quinze ans. Depuis je me réveille chaque matin avec cette haine. Pure, intacte, inchangée. Je pensais qu’elle diminuerait avec le temps, mais c’est le contraire qui se passe. Vous est-il arrivé de penser que la police ne le retrouvera jamais si on ne l’aide pas un peu ?
Ils étaient devenus amis — une amitié étrange, fondée sur la haine et non sur l’amour, deux vieillards qui communiaient dans le deuil et le culte de la vengeance. Deux monomaniaques partageant la même secrète lubie. Et comme d’autres mettent toutes leurs économies dans une passion, ne vivent que par et pour elle, ils n’avaient pas regardé à la dépense. Au début, il ne s’agissait que de parties de chasse et de discussions à bâtons rompus dans les cafés de Vienne. Ils échafaudaient des hypothèses, échangeaient des informations. Dans un sens surtout : Zehetmayer avait lu et visionné à peu près tout ce qui avait été publié et diffusé en allemand, en anglais et en français sur le Suisse : livres, articles, émissions de télé, documentaires… Mais la folie est contagieuse et, très vite, Wieser s’était plongé avec un intérêt croissant dans la masse de documentation que lui avait fournie le directeur d’orchestre. Ils avaient continué de parler. Pendant des semaines, des mois. Au cours de ces conversations, le projet avait pris forme. D’abord il ne s’était agi que d’utiliser leur argent et leurs contacts — ceux de Wieser surtout — pour essayer de retrouver la trace du Suisse. Ils avaient fait appel à des détectives privés, sans grand succès. Wieser avait également contacté quelques policiers autrichiens de sa connaissance. Sans résultat. Ils avaient alors décidé d’utiliser Internet, les réseaux sociaux. Ils avaient réussi à réunir plus de dix millions d’euros. Les dix millions étaient devenus une récompense offerte à toute personne qui retrouverait sa trace ; un million pour toute information de valeur. Un site Web avait été créé pour permettre aux candidats au pactole de les contacter. Ils avaient reçu des centaines de messages farfelus — mais ils avaient aussi été contactés par des personnes beaucoup plus sérieuses. Des professionnels. Des détectives, des journaleux, et même des flics de plusieurs pays.
— C’est Halstatt, non ? dit Wieser en montrant le cliché.
— Évidemment que c’est Halstatt, répondit sèchement Zehetmayer comme si le milliardaire lui avait dit : « C’est la tour Eiffel ? » Un peu trop évident, tu ne trouves pas ?
— Comment ça ?
— Enfin ! Autant nous envoyer une carte d’Autriche avec écrit dessus : « Je suis ici. »
— Cette photo n’était pas censée tomber entre nos mains, ni dans celles de la police.
— Hirtmann l’a laissée dans sa cabine avant de partir. Admettons qu’il s’agisse de son fils. (Il hésita : il n’arrivait toujours pas à se faire à l’idée que le Suisse pût avoir un fils.) Pourquoi ne gardait-il pas cette photo sur lui ?
— Il en avait peut-être d’autres…
Le musicien renifla d’agacement.
— Ou bien il voulait que quelqu’un la trouve. Pour envoyer toutes les polices du monde dans la mauvaise direction. Parce que, en vérité, ce gosse se trouve loin de là.
Le chef d’orchestre s’empara du petit vaporisateur à poire posé sur la console — une eau de toilette qu’il avait fait élaborer pour son seul usage par un grand parfumeur français.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Wieser en pinçant les narines quand le musicien pressa la poire et que le nuage odoriférant se répandit dans la pièce.
Zehetmayer le considéra avec dédain. Comment cet imbécile avait-il fait pour devenir milliardaire alors qu’il semblait incapable de prendre la moindre décision ?
— On va retrouver ce gamin, dit-il. Pour commencer, on va diffuser sa photo sur le site. Ensuite, on va mettre toutes nos ressources dessus.
— Martin, dit Stehlin, j’ai bien réfléchi. Finalement je vais mettre quelqu’un d’autre là-dessus.
Servaz se demanda s’il avait mal entendu.
— Hein ?
— Si c’est bien Hirtmann qui est derrière tout ça, tu n’es pas en état de…
— Je ne comprends pas, dit soudain la fliquette norvégienne. Personne ne connaît mieux cet homme que le commandant Servaz, et c’est lui sur les photos. Pourquoi ?
— Eh bien… euh… le commandant Servaz était en convalescence.
— Mais il est remis, non ? Puisqu’il a repris le service…
— Oui, oui, bien sûr, mais…
— Je souhaite travailler avec le commandant Servaz, si ça ne vous fait rien, déclara-t-elle fermement. Il me semble qu’il est le plus compétent pour s’occuper de cette affaire.
Servaz sourit en voyant Stehlin se renfrogner.
— Très bien, dit celui-ci à contrecœur.
— Combien de jours vous ont donnés vos supérieurs ?
— Cinq. Après, je rentre. Sauf si on découvre quelque chose, bien entendu.
Servaz se demanda ce qu’il allait faire avec cette fliquette norvégienne pendue à ses basques. Il n’avait pas envie de jouer les guides, ni de passer son temps à baragouiner en anglais pour essayer de se faire comprendre. C’était déjà assez compliqué comme cela de reprendre du service et d’avoir à démontrer à tout le monde qu’il était d’attaque. En lui collant cette policière étrangère dans les pattes, on le mettait sur la touche, voilà la vérité. Oui, mais c’était quand même lui sur les photos qu’elle avait exhibées. Et la pensée qu’Hirtmann lui-même les eût prises lui fouettait les sangs.
— Bien entendu, si, par extraordinaire, vous découvriez quoi que ce soit de significatif, je veux en être informé dans l’heure, dit Stehlin.
« Par extraordinaire »… Servaz médita ces mots.
— Et si, par extraordinaire, la photo du gosse était destinée à nous induire en erreur ?
Kirsten et Stehlin restèrent un instant à le dévisager.
— Tu veux dire que ce cliché serait destiné à nous attirer dans la mauvaise direction ? dit la Norvégienne.
Il acquiesça.
— Il aurait laissé traîner la photo du gosse sciemment ? poursuivit-elle. Bien sûr, on y a pensé, ajouta-t-elle en plissant les yeux. Ça semble un peu trop évident, non ? un peu trop facile…
— Et qu’est-ce que vous avez pensé d’autre ? demanda-t-il.
— Quoi ?
— Au sujet de cette photo.
— Où tu veux en venir ?
— Il y a peut-être un autre enseignement à tirer, non ?
Ils avaient tous les deux les yeux rivés sur lui à présent, Kirsten avec un mélange de curiosité et de perplexité, Stehlin avec l’air d’attendre qu’on en termine et qu’on passe à autre chose : la police de Toulouse avait visiblement d’autres chats à fouetter. C’était également le sentiment qu’il avait eu dans la salle de réunion, quand tout le monde s’était levé. Même Vincent et Samira avaient fait preuve d’un intérêt assez modéré et s’étaient empressés de retourner à leurs affaires courantes, non sans prendre au préalable des nouvelles de sa santé.
— Pourquoi Hirtmann chercherait-il à nous envoyer dans la mauvaise direction alors qu’il peut se planquer — lui et le gamin — n’importe où dans le monde ? Quel intérêt ? Il n’a pas besoin de ça.
Kirsten ne le quittait plus des yeux à présent.
— Je t’écoute, dit-elle.
— Je le connais trop bien pour savoir qu’il n’userait pas d’un subterfuge aussi grossier. En revanche, une chose me semble évidente : entre mes photos et votre… ton nom sur ce papier, il a voulu nous réunir. La question, c’est : pourquoi ?
Elle tira la chaîne de sécurité et marcha jusqu’au lit, posa la valise dessus et l’ouvrit.
En sortit chemisiers, jupes, pantalons. Deux pulls, une trousse de toilette, une autre de maquillage et son pyjama : un imprimé à fleurs pour le pantalon de pilou, un tee-shirt pour le haut. Elle les étala sur le lit. Puis la lingerie en dentelle qu’elle avait achetée chez Steen & Strøm. Des dessous signés Agent Provocateur et Victoria’s Secret. Elle savait que personne ne verrait la petite culotte pourvue d’un délicat petit nœud en satin juste en bas du dos, mais elle s’en foutait : ce qui l’émoustillait, c’était de dissimuler ces atours provocants sous l’austérité de son apparence extérieure — comme un trésor réservé à celui qui aurait l’audace d’aller voir au-delà. En rangeant ses affaires dans le placard, elle se demanda si un tel intrépide se ferait connaître au cours de son séjour en France.
Elle avait noté le regard de Vincent Espérandieu. Et l’avait tout de suite catalogué. Bisexuel. Kirsten avait un sixième sens pour ça. Elle disposa sa crème de jour, son parfum, son shampoing (elle ne faisait pas confiance aux shampoings d’hôtels) et sa brosse à dents sur la tablette de la salle de bains. Hocha la tête en se regardant dans le miroir. Ce qu’elle vit était un beau visage qui trahissait toutefois un excès de contrôle et une tendance psychorigide. Bref, une femme dans la quarantaine sérieuse et un peu coincée. Parfait. Ce qu’elle vit était ce qu’elle voulait qu’on voie…
Deux hommes ensemble : ça pourrait se révéler une expérience intéressante, se dit-elle en se démaquillant. À Oslo, c’était inenvisageable. D’une manière ou d’une autre, ce serait revenu aux oreilles de ses collègues et cela aurait fait le tour du service en moins de deux. Mais ici… loin de chez elle.
Elle sortit aussi le « joujou ». Elle l’avait trouvé chez Kondomeriet, sur Karl Johans gate, en face des arcades du bazar, dans le fond de la boutique, au milieu d’une nuée de très jeunes femmes qui gloussaient et se poussaient du coude, de femmes de son âge et des couples. La femme d’un des couples avait passé lentement la main autour d’un sextoy impressionnant, comme pour le masturber. À l’aéroport d’Oslo-Gardermoen, elle avait surveillé la réaction du type qui avait scanné son bagage de cabine, assis devant son écran. Elle l’avait surpris qui tournait la tête et la regardait lorsqu’elle avait récupéré le bagage sur le tapis roulant à la sortie du tunnel du scan.
Elle ressentit soudain une envie pressante. En filant dans la salle de bains, elle pensa à Servaz. Nettement moins facile à cerner celui-là. Hétérosexuel, sans l’ombre d’un doute. Mais il y avait quelque chose chez lui qui résistait à l’analyse. Une fragilité ; et aussi une force. Et puis, il y avait cette Samira, à la fois si laide et si sexy. Elle aussi, elle avait du mal à la cerner.
Elle fit descendre sa culotte et son collant sur ses chevilles.
S’assit et saisit son téléphone portable.
Puis elle composa le numéro qu’elle n’aurait pas dû connaître.
Le garçon observait comment le clair de lune illuminait la couche de neige fraîche. La première de la saison. Et comment un animal avait laissé de profondes traces, qui contournaient le bâtiment de la grange et s’éloignaient vers les bois.
La neige scintillait, elle ressemblait à de la poudre d’or. Les montagnes de l’autre côté de la vallée dressaient une frontière quasi infranchissable que le garçon percevait confusément comme un rempart, la garantie que sa sécurité et l’univers douillet de son enfance seraient à jamais préservés. Le garçon ne regardait pas les infos télévisées mais « grand-père » si et, de temps en temps, le garçon apercevait des images sur l’écran. Aussi imaginait-il, malgré son jeune âge, des guerres et des batailles au-delà de ces montagnes paisibles et protectrices. Il n’avait que cinq ans, tout cela était assez confus, mais, comme un jeune animal, il était capable de sentir le danger.
Et le garçon savait que le danger pouvait venir de l’extérieur de la vallée, des inconnus qui vivaient là-bas au loin : au-delà des montagnes. Grand-père le lui avait dit : ne jamais parler à des inconnus, ne jamais laisser des étrangers, ni même les touristes qui fréquentaient les stations de ski lui parler. D’ailleurs, en dehors de l’école, le garçon ne voyait presque personne hormis son médecin et ses grands-parents. Il avait peu d’amis et ceux qui venaient à la maison avaient été triés sur le volet par grand-père.
À une centaine de mètres, les télécabines immobilisées pour la nuit attendaient le lendemain, suspendues à leurs câbles ; une lune pâle comme un lampion en papier les éclairait. Chaque fois que le garçon les regardait, il imaginait quelqu’un piégé à l’intérieur, et menacé par le froid, qui hurlait et tapait contre la vitre embuée en lui faisant de grands signes. Le garçon était le seul à l’entendre. Il le regardait, lui souriait pour bien lui faire comprendre qu’il l’avait vu, puis tournait les talons et le laissait là, seul dans la nuit glaciale, en pensant au cadavre presque congelé qu’on trouverait le lendemain. Et à cette image que l’homme emporterait avant de mourir : celle d’un petit garçon qui lui avait fait un signe et qui était rentré dans la maison. Longtemps, jusqu’à son dernier souffle sans doute, l’homme espérerait que le petit garçon revienne avec des renforts.
Le garçon rentra dans la ferme et la chaleur l’accueillit et l’enveloppa aussitôt. Il secoua d’abord la neige de ses chaussures sur le paillasson, abandonnant de petites croûtes blanches dans son sillage, puis il se déchaussa, ôta son bonnet, sa doudoune et son écharpe humide de salive et de neige fondue — qu’il accrocha à l’une des patères du mur. Depuis le couloir, il entendait le feu crépiter dans la cheminée et, quand il s’avança, les vagues de chaleur caressèrent son visage tout rouge.
— Qu’est-ce que tu faisais encore dehors à cette heure, Gustave ? dit son grand-père assis dans son fauteuil.
— Je regardais les traces d’un loup, répondit-il en s’approchant de grand-père et en laissant celui-ci l’attraper dans ses grandes mains pour l’asseoir sur ses genoux.
Grand-père ne sentait pas très bon : il ne se lavait pas assez et ne changeait pas assez souvent de vêtements, mais Gustav s’en moquait. Il aimait bien caresser sa barbe et aussi quand grand-père lui lisait une histoire.
— Il n’y a pas de loups ici, dit grand-père.
— Si, il y en a. Ils sont dans la forêt. Ils sortent la nuit.
— Tu les as vus ?
— Non. Seulement les traces.
— Tu n’as pas peur qu’ils te mangent ?
— Ils sont pas méchants. Et ils m’aiment bien.
— Comment tu le sais ?
— Ils gardent la maison…
— Oh, je vois. Tu veux que je te fasse la lecture ?
— J’ai mal au ventre, dit le garçon.
Grand-père ne dit rien pendant une seconde.
— Beaucoup ?
— Un peu. Quand papa viendra ? demanda-t-il soudain.
— Je ne sais pas, fiston.
— Je veux mon papa.
— Bientôt tu le verras.
— Bientôt, c’est quand ?
— Tu sais bien que papa ne fait pas ce qu’il veut.
— Et maman ?
— Maman, c’est pareil.
Le petit garçon eut soudain envie de pleurer.
— Ils ne viennent jamais.
— Ce n’est pas vrai. Bientôt, papa viendra. Ou nous irons les voir tous les deux.
— Tous les deux ? dit l’enfant, plein d’espoir.
Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas vu son papa et sa maman ensemble.
— Tous les deux, je te le promets.
— Ne fais pas des promesses que tu ne peux pas tenir, dit une voix sévère depuis le seuil de la cuisine.
— Fiche-moi la paix, répondit grand-père d’un ton agacé.
— Ce pauvre garçon, tu lui mets des idées dans la tête.
Grand-mère essuyait ses mains couvertes de veines grosses comme des racines sur son tablier. Gustav détourna le regard et le fixa sur les flammes qui léchaient les buches dans la cheminée, fasciné. Ne s’enroulaient-elles pas comme des serpents, ou plutôt des dragons, dansant, se rétractant et s’enroulant de nouveau ? Il essaya de se fermer aux paroles de grand-mère. Il n’aimait pas grand-mère. Elle passait son temps à se plaindre et à critiquer grand-père. Il savait que ce n’était pas sa vraie grand-mère. Ce n’était pas son vrai grand-père non plus — mais grand-père jouait son rôle jusqu’au bout, et il aimait Gustav, alors que grand-mère faisait à peine semblant. Tout ça, le gamin n’en était pas clairement conscient — il était bien trop jeune —, c’était plutôt un sentiment diffus, une différence dans leurs attitudes. Le garçon sentait beaucoup de choses sans vraiment les comprendre, avec cet instinct de louveteau qu’il avait développé.
— Tu ne dois pas avoir peur de ce que tu es, Gustav, lui avait dit un jour papa, et ça non plus Gustav ne l’avait pas exactement compris et pourtant il savait ce que papa avait voulu lui dire.
Oh oui.
Il était neuf heures et demie du matin quand le soleil filtrant à travers les stores le réveilla. Il ne s’était endormi que vers 4 heures, et il avait ensuite rêvé du garçon, Gustav. Dans son rêve, il se tenait en haut d’un grand barrage au cœur des Pyrénées. Un barrage-voûte. C’était l’hiver et il faisait nuit. L’enfant avait franchi le garde-fou. Il se tenait au bord du vide avec, au bout de ses chaussures, un abîme vertigineux de plus de cent mètres, où il n’y avait rien de plus solide que l’air.
Servaz, lui, était à cinq mètres environ, de l’autre côté de la barrière.
— Gustav, disait-il.
— N’approche pas ou je saute.
Quelques flocons voletaient dans la nuit glaciale et le barrage lui-même, tout comme les montagnes, était blanc de neige et de glace. De petites stalactites pendaient aux barres horizontales du garde-fou. Servaz était pétrifié. Le bord de béton où se tenait l’enfant était recouvert d’une épaisse couche de glace. S’il lâchait la rambarde, il pouvait glisser et basculer dans le vide. Il s’écraserait alors sur les rochers, au milieu des sapins, cent mètres plus bas.
— Gustav…
— Je veux mon papa.
— Ton papa est un monstre, répondait-il dans son rêve.
— Tu mens !
— Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à lire le journal.
Servaz tenait dans sa main droite un exemplaire de La Dépêche que le vent qui soufflait de plus en plus fort tentait de lui arracher. Des flocons mouillaient le papier journal et l’encre commençait à baver.
— C’est écrit dedans.
— Je veux mon papa, répétait l’enfant, sinon je saute. Ou ma maman…
— Ta maman, elle s’appelle comment ?
— Marianne.
Les montagnes autour d’eux, presque phosphorescentes sous la lune, semblaient attendre quelque chose. Un dénouement. Le cœur de Servaz battait à tout rompre. Marianne…
Un pas de plus.
Un autre.
L’enfant lui tournait le dos et regardait l’abîme. Servaz voyait sa nuque gracile et ses fins cheveux blonds et rebelles qui dansaient dans le vent violent autour de ses oreilles. Et le vide au-delà…
Encore un pas.
Il tendit le bras. C’est alors que l’enfant se retourna. Ce n’était pas lui. Pas le visage innocent de Gustav. Un visage de femme. De grands yeux verts, effrayés. Marianne…
— Martin, c’est toi ? dit-elle.
Comment avait-il pu les confondre ? Il était sûr d’avoir vu Gustav. Quel était ce maléfice ? Déjà, elle lâchait la rambarde pour se retourner et tendre la main vers lui, dérapait sur la glace du bord, ses yeux verts s’agrandissaient de terreur, sa bouche ouverte sur un cri muet tandis qu’elle basculait en arrière.
C’est à ce moment-là qu’il s’était réveillé.
Il regarda la chambre zébrée par les tranches de soleil, le cœur à cent soixante-dix pulsations par minute, la poitrine couverte de sueur. Qu’avait dit Xavier au sujet des rêves ? « Quand vous vous réveillez, et que le souvenir de votre rêve est encore très prégnant, vous êtes tout étonné par la force de ce rêve, qui avait l’air… si réel. »
Oui, c’était ça. Si réel. Ce gosse, il l’avait vu. Il ne l’avait pas seulement rêvé.
Il avait pensé à lui toute la nuit. C’est pour ça qu’il avait eu tant de mal à s’endormir. Il frissonna. De froid : la sueur était glacée sur sa poitrine. De peur, de tristesse aussi. Repoussa le drap et se leva. Qui était cet enfant ? Était-il vraiment le fils du Suisse ? L’idée en elle-même était assez terrifiante, mais une autre avait germé dans son esprit, bien plus désespérante encore, dont son rêve s’était fait l’écho : et si c’était Marianne la mère ? À cette pensée, il avait senti toutes ses forces l’abandonner.
Il passa dans la cuisine. Margot avait laissé un mot sur le plan de travail. Running. Qu’est-ce que c’était que cette mode des mots anglais qui envahissaient infatigablement notre quotidien ? Pour un qui sortait des dictionnaires, il en entrait dix nouveaux. Puis il revint à ce malaise persistant que la découverte des photos avait installé en lui et qui l’empêchait de respirer. Un enfant… Que cherchait-il désormais ? Un tueur monstrueux ou un enfant ? Ou les deux ? Et où chercher ? Tout près ou un peu plus loin ? Sa tasse de café à la main, il s’avança vers les rangées de livres de la bibliothèque et laissa son esprit divaguer en même temps que son regard. Celui-ci s’arrêta sur un titre. Une vieille édition des Histoires extraordinaires de Poe, traduction de Charles Baudelaire. Il revint s’asseoir à la table de la cuisine, but son café.
Le bruit de la porte d’entrée. Margot apparut, rouge d’avoir couru. Elle lui sourit, s’approcha de l’évier, se fit couler un grand verre d’eau et le but presque d’un trait.
Puis elle s’assit à la table de la cuisine, face à son père. Malgré lui, il en fut légèrement contrarié. Il aimait bien prendre ses petits déjeuners seul et, depuis que Margot était là, c’était la première fois qu’il avait eu l’occasion de le faire.
— Qu’est-ce que tu fais de tes journées ? demanda-t-il soudain.
Elle semblait avoir immédiatement compris où il voulait en venir. Fut aussitôt sur ses gardes.
— Ma présence te gêne ? demanda-t-elle de but en blanc. Tu me trouves trop encombrante ?
Margot avait toujours été très directe — et parfois injuste. Elle estimait devoir toujours dire la vérité, mais il arrivait qu’il y eût plus d’une vérité, et sa fille était incapable d’appréhender cette notion. On devait toujours s’en tenir à sa position. Cependant, il eut honte et nia farouchement :
— Pas du tout ! Pourquoi tu dis ça ?
Elle le scruta sans sourire. Il était transparent à ses yeux.
— Je sais pas… Une impression que j’ai depuis quelque temps… Je vais prendre une douche.
Elle se leva et sortit.
Servaz examinait la 440 lorsque Kirsten entra dans son bureau. La « 440 » était une main courante alimentée quotidiennement par les télégrammes émis dans chaque affaire à l’échelon national. Elle incluait les disparitions de mineurs, les meurtres, les incendies criminels, les demandes de recherches, et la plupart des flics en PJ la consultaient chaque matin. Servaz ignorait qui l’avait baptisée ainsi, mais elle tirait son nom du la — et de sa fréquence de 440 Hz —, la note de référence qui servait à accorder les instruments d’un orchestre. (Servaz savait cependant que la pratique avait évolué et que la plupart des orchestres s’accordaient aujourd’hui à 442 Hz.) De la même manière, la 440 servait à accorder les services et à faire circuler l’information.
Il n’avait rien trouvé de particulier. Il ne s’attendait certes pas à dénicher une trace du Suisse là-dedans, mais il avait simplement repris là où il les avait laissées les bonnes vieilles habitudes. Il frissonna. Il n’arrivait pas à se défaire du sentiment de malaise que le rêve avait instillé en lui. La sensation que, d’une manière ou d’une autre, le passé était sur le point de refaire surface. Ce sentiment d’une catastrophe imminente. Pendant des mois, après avoir découvert que le cœur dans la boîte isotherme n’était pas celui de Marianne, il avait essayé de retrouver sa trace et celle d’Hirtmann. Il avait envoyé des centaines de mails à des dizaines de flics à travers toute l’Europe, amélioré laborieusement son anglais, passé autant de coups de fil, consacré des nuits blanches à éplucher les rapports que ceux-ci lui adressaient, à fouiller dans une flopée de fichiers nationaux et internationaux et à guetter sur des sites d’infos en ligne tous les faits divers qui auraient pu porter la marque du tueur helvète. En vain. Il n’avait pas obtenu le moindre résultat.
Il avait même joint Irène Ziegler, la gendarme qui l’avait aidé à traquer le Suisse par le passé. Elle en était au même point que lui. Zéro. Elle avait pourtant déployé des trésors d’ingéniosité pour le retrouver. Elle lui avait expliqué qu’elle avait par exemple croisé les fichiers de jeunes femmes disparues dans toute l’Europe avec les salles de concert qui avaient donné la musique de Mahler. Chou blanc, là aussi. Julian Hirtmann avait disparu de la surface de la terre. Et Marianne avec lui. Alors, après des mois de frustrations, il avait fini par décider qu’elle était certainement morte ; peut-être même l’étaient-ils tous les deux — dans un accident, un incendie : qui sait ? Il s’était résolu à les effacer de sa mémoire, efforcé de chasser toute pensée les concernant. Il y était plus ou moins parvenu. Car le temps avait fait son œuvre, comme toujours. Deux ans, trois, quatre, cinq… Marianne et Hirtmann s’étaient enfoncés dans le brouillard, relégués au loin, là où la mémoire n’est plus qu’un vague paysage en arrière-plan. Des ombres, la trace d’un sourire, d’une voix, d’un geste — guère plus.
Et voilà que tout ce qui avait été péniblement effacé ressurgissait. Le cœur noir — qui attendait dans le passé de revenir battre dans le présent. Et infecter chacune de ses pensées.
— Bonjour, dit Kirsten en français.
— Salut.
— Bien dormi ?
— Pas vraiment.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Rien. Je consulte un fichier.
— Quel fichier ?
Il lui expliqua en quoi consistait la 440. Elle lui dit qu’ils avaient à peu de chose près le même genre de main courante en Norvège.
Il ferma la 440, pianota sur son clavier. Étudia le résultat de sa recherche.
Fit descendre l’ascenseur à droite de l’écran.
— Il y a cent seize écoles maternelles à Toulouse, déclara-t-il finalement. Et à peu près autant d’écoles élémentaires. J’ai compté.
Elle leva les sourcils.
— Tu crois qu’il est scolarisé ? s’étonna-t-elle.
— J’en sais rien.
— Et tu comptes montrer la photo dans chaque école ?
— À raison de deux écoles par heure, en comptant le temps d’aller de l’une à l’autre, de trouver quelqu’un qui puisse nous renseigner et de montrer la photo au personnel, ça prendra des semaines. Et puis, il nous faudrait une réquisition.
— Une quoi ?
Servaz lui adressa un clin d’œil et décrocha son téléphone.
— Roxane, tu peux venir ? Merci. On ne peut pas fouiller comme ça sans autorisation, expliqua-t-il en se tournant vers Kirsten. Comme il s’agit d’un enfant, et comme il n’y a pas de crime, c’est plutôt du ressort de la Brigade des mineurs de la Sécurité départementale.
Il se demanda un instant si c’était aussi compliqué dans son pays. Roxane Varin fit son entrée deux minutes plus tard. C’était une petite femme plutôt jolie avec une frange brune et des joues rondes : Kirsten l’avait vue lors de la réunion. Et, comme la veille, elle pensa à l’actrice française Juliette Binoche. Elle portait une chemise en jean sur un jean skinny gris.
— Salut, dit-elle en embrassant Servaz.
Elle serra la main de Kirsten avec une certaine timidité. La Norvégienne se dit qu’elle était peut-être plus à l’aise avec les enfants qu’avec les adultes. Roxane avait la photo de Gustav à la main et se laissa tomber sur la dernière chaise libre.
— J’ai lancé une recherche de scolarité auprès de la direction académique, annonça-t-elle. Ce sont eux qui gèrent ce genre de truc. Malheureusement, il n’y a pas de photos dans Base Élèves. Il reste donc la recherche sur le prénom, qui n’est pas banal, ajouta-t-elle sans cacher son pessimisme.
— C’est quoi « Base Élèves » ? demanda Servaz.
— Une application informatique : elle permet la gestion et le suivi du parcours scolaire des élèves du premier degré, c’est-à-dire de la maternelle au CM2.
— Pour toutes les écoles ? Publiques et privées ?
— Oui.
— Comment ça fonctionne ?
— Les données sont stockées au niveau de l’académie et alimentées par chaque directeur d’école et par les mairies, qui se chargent de l’inscription des élèves et du choix des écoles : l’état civil de l’enfant — nom, prénoms, date et lieu de naissance, adresse — et celui du ou des responsables de l’enfant, son cursus scolaire, son INE.
— « INE » ?
— Chaque enfant de France a un identifiant national. Grâce à cette application, ce sont les académies qui gèrent les recherches de scolarité. Avant, certains établissements, en fonction du secteur où ils se trouvaient, en recevaient jusqu’à une dizaine par semaine. Depuis Base Élèves, ce nombre a beaucoup diminué et on retrouve plus facilement les élèves, par exemple lorsque la demande émane d’un parent divorcé ayant l’autorité parentale. De ce point de vue, l’appli est très utile. Évidemment, au début, certains syndicats et parents d’élèves ont hurlé au fichage, il y a eu un emballement médiatique et le ministère s’est empressé de retirer certains champs comme la nationalité, l’absentéisme, l’année d’arrivée en France, la culture d’origine, la profession des parents… Les opposants prétendaient que cette application n’avait d’autre but qu’une politique sécuritaire et policière, qu’elle était destinée en fait à surveiller les flux migratoires. En 2010, le parquet de Paris a classé sans suite plus de deux mille plaintes déposées par des parents d’élèves. Deux mille… Il n’empêche que Base Élèves est très pratique pour la gestion des classes et le suivi des élèves.
— Et tu y as accès ?
Kirsten la vit sourire. Un joli sourire, qui illumina son regard.
— Non. Aucune administration extérieure à l’Éducation nationale n’y a accès. À part les mairies, qui inscrivent les élèves. Encore les maires ne voient-ils pas certaines données, par exemple si l’enfant a besoin d’un soutien psychologique. Le problème, c’est que les noms et prénoms sont visibles jusqu’au niveau de l’académie mais disparaissent de la base au niveau du rectorat. Là aussi pour protéger la confidentialité.
Elle se tourna vers Kirsten et résuma en anglais ce qu’elle venait de dire — avec force hésitations et corrections et quelques froncements de sourcils d’incompréhension de la part de la Norvégienne.
— Le deuxième problème, c’est que la durée de conservation des données n’excède pas la scolarisation de l’enfant dans le premier degré. S’il sort du circuit, on efface tout…
De nouveau, elle traduisit tant bien que mal. La Norvégienne hocha la tête.
— Bien entendu, j’ai également envoyé une demande de recherche classique avec photo qui va être transmise, j’espère, aux établissements, une fois que Base Élèves aura rendu son verdict négatif. Combien de temps ça prendra, c’est une autre paire de manches.
Elle se leva.
— Tu crois vraiment que cet enfant est ici, Martin ?
Son ton exprimait le même scepticisme que celui de ses collègues au cours de la réunion. Servaz ne répondit pas. Il se contenta de prendre le cliché que Roxane lui tendait et de le poser bien en évidence sur son bureau. Il avait l’air perdu dans ses pensées. Roxane lança un clin d’œil et un sourire à Kirsten et sortit en haussant les épaules. Elle avait visiblement des tâches plus urgentes. La Norvégienne lui rendit son sourire et considéra Servaz, qui regardait à présent par la fenêtre, dos tourné.
— Ça te dirait une petite balade ? demanda-t-il soudain.
Elle observa le dos de Servaz.
— La Lettre volée d’Edgar Poe, tu connais ?
Il avait cité le titre anglais : The Purloined Letter. Il l’avait cherché la veille sur Internet. Il se retourna.
— Explique, dit-elle.
— Nil sapientae odiosius acumine nimio : « Aucune sagesse n’est plus odieuse que d’excessives subtilités. » Une phrase de Sénèque qui sert d’épigraphe au récit. La Lettre volée nous enseigne qu’on a souvent sous le nez ce qu’on cherche plus loin.
— Tu crois vraiment que Gustav peut se trouver ici ?
— Dans cette histoire, la police ne parvient pas à trouver une lettre dans un appartement parce qu’elle la suppose bien cachée, poursuivit-il sans tenir compte de l’interruption. Dupin, le personnage de Poe, l’ancêtre de Sherlock et de tous les fouineurs aux facultés d’analyse supérieures à la moyenne, comprend que la meilleure façon de la planquer, c’est de la laisser au contraire bien en évidence sur le bureau : elle a juste été pliée à l’envers, marquée d’un autre sceau et d’une autre écriture.
— Ah ah, tu es barge, tu sais, dit-elle en anglais. Je comprends rien. Où veux-tu en venir ?
— Remplace le bureau de l’histoire par Saint-Martin-de-Comminges, là où tout a commencé. Tu l’as dit toi-même : Hirtmann est repassé dans la région à plusieurs reprises. Pourquoi ?
— À cause de toi. Parce que tu l’obsèdes.
— Et s’il y avait une autre raison ? Plus puissante que l’obsession d’un simple flic. Un fils, par exemple…
Kirsten ne dit rien. Elle attendit la suite.
— Un fils maquillé mais bien en évidence, comme la lettre volée sur le bureau dans la nouvelle. Un simple changement de nom. Il va à l’école, il est élevé par quelqu’un qui s’occupe de lui quand Hirtmann n’est pas là, c’est-à-dire la plupart du temps.
— Et personne ne se serait aperçu de rien ?
— Aperçu de quoi ? Un garçon parmi d’autres. Qui va à l’école…
— Justement. Là-bas, personne ne se serait inquiété de savoir qui est cet enfant ?
— Je suppose qu’il y a quelqu’un qui l’accompagne chaque jour. L’Éducation nationale n’est même pas fichue de répertorier son personnel qui s’est rendu coupable d’actes pédophiles. Et puis, peut-être que ceux qui l’accompagnent se présentent comme ses parents adoptifs, je ne sais pas, moi.
— Saint-Martin, tu dis ?
— Saint-Martin.
— Pourquoi là en particulier ?
Pourquoi là en effet ? À supposer que le Suisse revînt bien dans le secteur pour voir son fils, pourquoi Gustav aurait-il dû se trouver à Saint-Martin ? Pourquoi pas n’importe où ailleurs dans la région ?
— Parce que Hirtmann a passé plusieurs années à Saint-Martin…
— Enfermé dans un asile.
— Oui. Mais il avait des complicités à l’extérieur, des gens comme Lisa Ferney.
— L’infirmière-chef de l’Institut Wargnier, c’est ça ? Elle travaillait dans ce lieu. Ce n’est pas simplement quelqu’un qui vivait là.
Il réfléchit. Pourquoi avait-il toujours pensé qu’Hirtmann avait dû bénéficier d’autres complicités ? qu’à l’époque ils n’avaient pas découvert tous ses comparses ? Il savait que son raisonnement ne tenait pas la route, qu’il n’y avait aucune logique là-dedans. Ou, du moins, que sa logique était biaisée, tordue, et qu’il voyait des signes, des coïncidences là où il n’y en avait pas — comme les paranoïaques. Néanmoins, son esprit revenait toujours à Saint-Martin, aimanté comme l’aiguille d’une boussole.
— Saint-Martin, c’est là où tu as failli être tué, pas vrai ? dit-elle.
Elle s’était bien renseignée. Il acquiesça.
— J’ai toujours pensé qu’il y avait quelqu’un d’autre là-bas pour l’aider, dit-il. La façon dont il s’est évadé, cette nuit-là. À pied à travers les montagnes — sa voiture accidentée —, au milieu d’une tempête de neige… Il n’aurait pas pu aller bien loin sans aide.
— Et donc ce serait ce complice qui élèverait Gustav ?
Son ton n’était pas moins sceptique que celui de Roxane.
— Qui d’autre ?
— Tu te rends compte que c’est extrêmement mince ?
— Je sais.
Ils quittèrent l’autoroute à la hauteur de Montréjeau, laissant derrière eux la monotonie de la plaine, et s’enfoncèrent dans les montagnes, d’abord simples mamelons arrondis et couverts d’épaisses forêts ensevelies sous la neige. Le paysage était blanc, pur. La route tantôt traversait des bois clairsemés, tantôt longeait en serpentant des prairies enneigées, frôlait des villages assoupis dans la torpeur hivernale ou le cours turbulent d’une rivière. Petit à petit, les monts se rapprochèrent, se firent plus hauts, mais la véritable, l’infranchissable barrière se devinait dans le fond : le profil dentelé et farouche des plus hauts sommets des Pyrénées.
À un rond-point, ils quittèrent la quatre-voies, franchirent la rivière et prirent à gauche au stop suivant. Les montagnes se rapprochèrent encore. La route surplombait à présent un cours d’eau tumultueux enchâssé entre de hautes parois de pierre. Ils aperçurent un petit barrage bouillonnant et la bouche noire d’une centrale hydroélectrique creusée dans la paroi, sur l’autre rive, franchirent un tunnel en épingle à cheveux. Quand ils émergèrent de l’autre côté du tunnel, ils la virent, étalée en contrebas du parapet de pierre : Saint-Martin-de-Comminges, 20 863 habitants. La route redescendit et ils entrèrent dans la ville.
Les congères dans les rues n’impressionnèrent guère Kirsten : elle avait grandi à Nesna, au nord-ouest d’Oslo, au centre de la Norvège. Il y avait du monde sur les trottoirs : des skieurs redescendus par les télécabines de la station de sports d’hiver qui se trouvait au sommet de la montagne, des curistes qui avaient délaissé les thermes pour les cafés et les restaurants du centre-ville, des familles avec des enfants et des poussettes… Servaz se demanda si Hirtmann avait pu se promener dans ces rues sans se faire remarquer. Son visage avait fait la une de la presse régionale et même nationale — et ce n’était pas un visage qu’on oublie facilement. Avait-il changé d’apparence ? Se pouvait-il qu’il eût recouru à la chirurgie esthétique ? Servaz ne savait pas grand-chose à ce sujet mais avait entendu dire qu’elle faisait des miracles aujourd’hui. Même si ses conséquences, qui apparaissaient de temps en temps sous les traits d’une jolie actrice devenue du jour au lendemain méconnaissable, le faisaient douter de la réalité de ces miracles.
Tandis qu’ils se garaient devant la mairie et descendaient de voiture (il entendit le chuintement de la chute d’eau qui traçait un trait d’argent vertical sur le flanc boisé de la montagne), il sentit un petit frisson courir le long de son échine : c’était bien dans le style d’Hirtmann de revenir sur les lieux et de se mêler incognito à la foule. Aussitôt, à cette pensée, il balaya du regard la place, le square, les terrasses des cafés, le kiosque à musique et les visages — comme si une sorte d’électricité le connectait à la foule anonyme. Au-dessus des toits, la montagne, drapée dans son habit de sapins, contemplait leur arrivée avec la même indifférence qu’elle avait accueilli les crimes de l’hiver 2008–2009.
— Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda-t-il soudain.
— Quoi ?
— Si on est ici tous les deux, c’est parce qu’il l’a voulu. Pourquoi ? Pourquoi nous a-t-il réunis ?
Elle lui lança un regard interrogateur avant d’entrer dans la mairie.
Le maire avait changé depuis l’affaire. C’était un homme jeune, grand et corpulent, avec une barbe fournie qui lui mangeait le visage et d’énormes poches sous ses yeux pâles un peu aqueux qui témoignaient d’un manque de sommeil, d’une mauvaise hygiène de vie ou d’un patrimoine génétique encombrant. Sa barbe avait une couleur difficile à définir : entre le marron et le roux avec des traits blancs au milieu.
— Servaz, ce nom me dit quelque chose, lança-t-il d’une voix claironnante.
Il prit la main du flic dans son immense paluche, qui était moite et fraîche. Puis il décocha son plus beau sourire à Kirsten. Servaz regarda les grandes mains : pas d’alliance. Le gros homme l’examina de nouveau.
— Ma secrétaire m’a dit que vous cherchez un enfant, dit-il en se retournant et en les précédant dans un bureau d’une taille impressionnante, éclairé et aéré par deux grandes portes-fenêtres avec balcon d’où la vue portait sur les plus hauts sommets de la chaîne.
Être maire à Saint-Martin avait ses bons côtés.
Il retourna s’asseoir derrière sa table de travail. Servaz posa la photo de Gustav sur le bureau avant de s’asseoir.
— Il a peut-être été scolarisé ici, dit-il.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Désolé. Enquête en cours.
Le maire haussa les épaules et pianota sur le clavier de son ordinateur.
— S’il l’est encore, il doit apparaître dans Base Élèves. Approchez.
Ils se levèrent et contournèrent le bureau pour se placer derrière lui. Le maire sortit de son tiroir une sorte de clef en plastique avec un petit écran digital au milieu et leur fit un petit cours sur la base en question.
— Elle est protégée, bien sûr.
Ils virent apparaître sur l’écran de l’ordinateur les mots « identification », « identifiant », et « mot de passe ».
— Je dois rentrer mon identifiant. Ensuite, le mot de passe qui est constitué de mon code personnel à quatre chiffres et du numéro à six chiffres qui s’affiche sur cette clef de sécurité. Et l’adresse de connexion est différente pour chaque académie.
Servaz aperçut ensuite une page d’accueil. En haut se trouvait un bandeau avec trois couleurs : orange, bleu et vert. En dessous était écrit « École » (orange), « Élèves » (bleu) et « Gestion courante » (vert).
— Le module mairie ne concerne que les inscriptions, expliqua l’officier municipal.
Servaz le vit cliquer sur « Suivi des inscriptions et des admissions ».
— Comment s’appelle-t-il ?
— Nous n’avons que son prénom.
Le maire fit pivoter son siège pour se tourner vers eux, perplexe. Son regard aqueux alla de l’un à l’autre.
— Sérieux ? Rien que le prénom ? Jusqu’ici j’ai toujours entré nom et prénom. D’ailleurs, regardez : il y a un astérisque. Le champ « nom » est obligatoire.
Au temps pour Roxane. À peine entamée, leur piste aboutissait à une impasse.
— Il s’appelle Gustav, dit Servaz. Vous devez bien avoir des archives quelque part avec les classes de ces dernières années : il n’y a pas tant d’écoles que ça à Saint-Martin.
Le maire réfléchit.
— Vous avez une réquisition ? demanda-t-il soudain.
Servaz la sortit de sa poche.
— Je dois pouvoir vous trouver ça, répondit l’édile. En plus, Gustave, ça n’est pas un prénom courant de nos jours.
Servaz savait qu’il n’y avait que très peu de chances pour qu’Hirtmann l’eût inscrit sous son vrai prénom. Mais pourquoi pas, après tout ? Qui allait faire le rapprochement entre un enfant et un tueur suisse ? Qui pouvait imaginer qu’il eût laissé un enfant dans une école de Saint-Martin ? Existait-il cachette plus insoupçonnable que celle-là ?
Il jeta un coup d’œil à la place. Des nuages avaient dû apparaître sur les sommets, car elle s’était voilée d’ombre et une étrange teinte vert-de-gris se posait sur les choses, comme s’il les regardait à travers un filtre. Un petit éclat de lumière s’accrochait au toit du kiosque à musique.
— Je vais voir ce que je peux faire. Il y en a peut-être pour quelques heures, hein ?
— On reste sur place.
Il y avait un type, là en bas. À cause de la lumière voilée, Servaz le distinguait mal. Un type grand. En manteau d’hiver sombre, peut-être noir. Le visage levé vers les fenêtres de la mairie. Il sembla même à Servaz que l’homme le regardait.
— Try Gustav Servaz, dit soudain la voix de Kirsten derrière lui.
Il sursauta. Se retourna vivement. Le maire détaillait de nouveau la Norvégienne, l’air surpris, puis son regard se déplaça vers Martin.
— J’essaie Gustave Servaz ? traduisit-il.
— Yes. Gustav without e.
— Servaz, vous l’écrivez comment ? How do you write this ?
Elle l’épela.
— C’est bien votre nom ? lui dit le maire qui, visiblement, ne comprenait pas ce qui se passait.
Servaz non plus. Un bourdonnement dans ses oreilles. Il eut envie de lui dire d’arrêter, mais il hocha la tête.
— Faites ce qu’elle vous dit.
Son cœur se mit à battre plus vite. Il avait le plus grand mal à respirer. Il regarda par la fenêtre. Il était sûr à présent que c’était lui que l’homme observait. Il se tenait immobile et droit au beau milieu d’une des allées du square, le visage levé vers les fenêtres de la mairie, et adultes comme enfants passaient autour de lui comme le flot d’un ruisseau contourne une grosse pierre.
— C’est parti, prévint le maire.
Le silence ne dura qu’une poignée de secondes.
— Servaz Gustave : avec un e, annonça-t-il triomphalement.
Servaz fut parcouru par un frisson glacé. Il eut l’impression que la même ombre qui avait obscurci le paysage venait d’étendre son voile sur ses pensées. Il regarda dehors. Là où l’homme se tenait une seconde auparavant, il n’y avait plus personne, hormis le flot ordinaire des passants.
Qui était ce gamin, nom de Dieu ?
— Il a été inscrit à l’école Jules-Verne jusqu’à l’année dernière, déclara le maire comme s’il avait entendu la question. Mais il n’est plus ici.
— Et vous ne savez pas où il est ? demanda Kirsten.
— Ce que je sais, répondit le maire en anglais, c’est qu’il n’est nulle part dans l’académie. Sinon il apparaîtrait.
Il se tourna vers Servaz. Celui-ci vit les yeux du maire se plisser. Sans doute sa pâleur et son visage défait interpellaient-ils l’édile qui devait s’interroger sur ce qui se passait ici.
— L’école Jules-Verne, montrez-nous où ça se trouve, dit Kirsten en désignant le plan épinglé sur le mur.
Devant l’inertie et l’état de sidération de Servaz, elle prenait les choses en main. Il se demanda comment elle avait pu avoir une idée pareille. Visiblement, elle connaissait mieux le Suisse et son mode de pensée qu’elle ne voulait bien le dire.
— OK. Je vais vous montrer, dit le maire.
Une longue allée blanche entre deux rangées de vieux platanes déplumés par l’hiver précoce. Leurs grosses branches noueuses couronnées de neige évoquaient, comme dans les dessins animés Disney de son enfance, des personnages vivants, avec des branches en guise de bras, une nature anthropomorphe. Le chasse-neige était passé par là, et il avait dégagé le mitan de l’allée qui menait au portail de l’école. Ils passèrent devant un petit bonhomme de neige sans doute façonné par de très jeunes enfants, car il se tenait de traviole et avait une tête curieusement formée. On aurait dit un gnome disgracieux et méchant.
Au-delà de l’allée et du portail s’ouvrait un préau à l’ancienne — et Servaz pensa au Grand Meaulnes, à sa propre enfance dans le Sud-Ouest. Combien d’enfants étaient passés par ces lieux, combien de personnalités s’y étaient formées et définies, soudain jetées hors du cocon familial et découvrant que le monde existe — et qu’il est plein d’arêtes ? Combien en étaient sortis prêts à affronter la vie, à dompter l’infortune, ou au contraire futures proies de l’adversité qui seraient toujours ballottées par les aléas de l’existence et incapables de les surmonter ? À quoi cela tenait-il ? Était-ce ici que tout se jouait, comme le prétendaient certains ? Combien de gamins avaient vécu ici leur première vie sociale, connu la cruauté de leurs congénères ou exercé la leur ? Servaz lui-même n’avait presque aucun souvenir de cette période.
La cour était déserte, les gamins en classe. Le froid fomentait des panaches volatiles devant leurs bouches tandis qu’ils la traversaient, tous deux ébouriffés par le vent qui décrochait la neige des arbres. Une femme apparut sous le préau. Elle serra les pans de son manteau sur elle. Servaz lui donna la cinquantaine, des cheveux teints en blond, un visage franc mais sévère.
— Le maire m’a prévenue que vous alliez venir. Vous êtes de la police, c’est ça ?
— SRPJ de Toulouse, répondit-il en s’approchant d’elle et en dégainant sa carte. Et voici Kirsten Nigaard, de la police norvégienne.
La directrice fronça les sourcils. Tendit la main.
— Je peux voir ?
Servaz lui tendit sa carte.
— Je ne comprends pas, dit-elle en l’examinant. C’est bien ce que le directeur m’a dit. Vous portez le même nom que Gustave. C’est votre fils ?
— Coïncidence, répondit Servaz — mais il vit bien qu’elle ne le croyait pas.
— Hmm. Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce gosse ?
— Il a disparu. Il est peut-être en danger.
— Ah. Vous pouvez être un tout petit peu plus précis ?
— Non.
Il la vit se renfrogner.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— On ne pourrait pas entrer ? Il fait froid dehors.
Une heure plus tard, ils en savaient un peu plus sur Gustav. Le portrait qu’en avait brossé la directrice d’école était assez précis. Un gamin brillant mais qui connaissait parfois d’étranges sautes d’humeur. Un garçon mélancolique aussi, et assez solitaire, qui avait peu d’amis dans la cour de récréation et qui, par conséquent, avait été la tête de Turc des autres pendant un moment. Que Rousseau aille se faire foutre, pensa Servaz, les enfants n’ont besoin de personne pour être cruels, méchants, hypocrites : ils ont ça en eux, comme le reste de l’humanité. C’est l’inverse qui se passe : au contact des autres, on apprend parfois à devenir meilleur et, avec un peu de chance, on le reste toute sa vie. Ou pas. Servaz avait appris l’intégrité à dix ans, croyait-il, en lisant Bob Morane et en suivant les aventures des héros exemplaires de Jules Verne.
C’étaient les grands-parents de Gustav qui avaient été nommés responsables de l’enfant. Comme le maire, la directrice trouva l’info dans Base Élèves. Elle leur expliqua que les services de la mairie avaient validé l’inscription sans lui rattacher de parents responsables, de sorte qu’un message d’alerte était apparu le jour où elle avait consulté le dossier, car le champ devait toujours être renseigné.
Elle avait ouvert la fiche devant eux et ils avaient pu constater que seule la case des noms avait été complétée : il n’y avait pas d’adresse.
— M. et Mme Mahler, lut Servaz.
Il eut l’impression que son sang se figeait dans ses veines, qu’un grondement de cataracte montait dans ses oreilles. Il échangea un regard avec Kirsten et il fut sûr qu’il avait dans les yeux la même stupeur qu’il lisait dans ceux de la Norvégienne. À la rubrique « Informations du rattachement », les cases « Grand-père » et « Grand-mère » avaient été cochées.
C’était tout.
— Ses grands-parents, vous leur avez parlé ? demanda-t-il d’une voix si enrouée qu’elle fit le bruit d’une scie.
Il s’éclaircit la gorge.
— À lui seulement, répondit-elle en fronçant les sourcils devant son trouble. J’étais inquiète. Comme je vous l’ai dit, Gustave avait été plusieurs fois houspillé par ses camarades dans la cour et j’avais beau les séparer ça recommençait le lendemain. Il ne bronchait pas, ne pleurait pas. (Elle leur lança un regard douloureux.) C’était aussi un enfant chétif, maladif, d’une taille inférieure à la moyenne. Il paraissait avoir un an de moins que les autres. Il était très souvent absent. Une grippe, un rhume, une gastro : il y avait toujours une bonne raison. Et le grand-père avait toujours une explication. Et puis, cet enfant avait l’air triste. Il ne souriait jamais. C’était un vrai crève-cœur de l’observer dans la cour de récréation. Vous pouvez imaginer ça, vous : un enfant qui ne sourit jamais ? Quoi qu’il en soit, on voyait que quelque chose clochait. Et j’avais besoin de savoir quoi. Alors, j’en ai parlé au grand-père…
— Quel effet il vous a fait ?
— Comment ça ?
— C’était quel genre d’homme ?
Elle hésita. Servaz vit nettement une pensée précise affleurer dans son regard.
— Un papi, bien sûr… Le gamin se jetait toujours dans ses bras, il y avait beaucoup de complicité et d’affection entre eux, ça se voyait. Mais… (De nouveau, ils la virent hésiter.) Je ne sais pas… il y avait quelque chose d’autre chez lui, dans la façon dont il vous regardait… Il ne faisait aucun doute qu’il aimait beaucoup cet enfant mais, chaque fois que j’ai voulu creuser un peu… comment dire ?… son attitude a changé… Je me suis même demandé ce qu’il avait bien pu faire avant sa retraite.
— Comment ça ?
— Eh bien, ce n’était pas le genre de personne qu’on a envie de chatouiller, vous voyez ? Il était pas loin des quatre-vingts ans mais — je ne sais pas pourquoi — je me suis dit que si jamais des cambrioleurs entraient chez lui, ce serait eux qui devraient s’inquiéter…
Servaz lut la perplexité sur son visage. Il se rendit compte qu’il était en nage sous sa veste et son manteau. Était-ce les suites du coma ?
— Et il vous a donné des explications concernant Gustav ?
Elle hocha la tête.
— Oui. Il m’a dit que son fils était souvent et longtemps absent. À cause de son travail. Et que cela perturbait le gamin, qui le réclamait en permanence. Mais il m’a aussi dit que le père serait bientôt là, et qu’il avait beaucoup de vacances, ce qui lui permettait de passer du temps avec son fils.
— Il vous a dit quel métier exerçait le père de Gustav ?
Son débit était précipité, les mots se bousculaient.
— Oui, j’allais y venir. Il travaillait sur une plate-forme pétrolière. En mer du Nord, je crois.
Servaz et Kirsten échangèrent un nouveau regard, qui n’échappa pas à la directrice.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
— Cela corrobore certains éléments que nous avons.
— Et, naturellement, vous ne pouvez pas m’en dire plus, s’agaça-t-elle.
— C’est exact.
Le visage de la directrice s’empourpra.
— Ses grands-parents, vous n’auriez pas leur adresse autre part ?
— Non.
— Et la grand-mère, vous ne l’avez jamais vue ?
— Non. Jamais. Juste lui.
Il hocha la tête.
— Il va falloir que vous veniez à Toulouse, au SRPJ, pour établir un portrait-robot et répondre à d’autres questions. Vous demanderez le capitaine Roxane Varin, de la Brigade des mineurs.
— Quand ça ?
— Le plus tôt possible. Prenez une journée. La mère, vous lui avez parlé de la mère ?
— Bien sûr.
— Et qu’est-ce qu’il vous a dit ?
Le regard de la directrice s’assombrit.
— Rien. C’est un de ces moments dont je vous ai parlé, ceux où on sentait qu’il ne fallait pas aller plus loin.
— Et vous n’avez pas insisté ? demanda-t-il, étonné.
Le ton de Servaz la fit se redresser sur son siège.
— Euh, non…
Il la vit rougir.
— Gustave, dit-elle, il lui est arrivé quelque chose ? On a retrouvé son… ?
— Non, non. La presse en aurait parlé. Il a disparu, c’est tout… Merci de votre collaboration.
Ils se levèrent, lui serrèrent la main.
— Commandant, dit-elle, j’ai encore une question.
Ils étaient déjà au seuil de la pièce, il se retourna.
— Qu’est-ce qui vous lie à cet enfant ?
Il la regarda, interdit. Saisi d’une soudaine et effroyable intuition.
Ils retournèrent à la voiture en remontant l’allée aux platanes de dessin animé. Bizarrement, le bonhomme de neige avait été décapité — ou bien c’était le vent qui avait culbuté sa grosse tête, laquelle gisait à présent sur le sol — et, encore plus bizarrement, cela lui fit penser aux images de propagande de l’État islamique, qui avaient réussi à infecter l’imaginaire occidental avec la complicité passive ou active des médias. En d’autres temps, pas si lointains, ces images n’auraient jamais vu le jour, et seraient encore moins parvenues jusqu’au public. Était-ce une bénédiction ou une malédiction que chacun y eût accès ?
— Il a donc vécu ici, constata Kirsten après que Servaz lui eut traduit ce qui s’était dit dans le bureau de la directrice.
Sa voix était tendue.
— Servaz, Mahler… Il a tout mis en scène… Il savait qu’un jour vous retrouveriez sa trace ici. Comment est-ce possible ?
Il mit le contact sans répondre. Fit une marche arrière prudente sur la chaussée humide et même verglacée par endroits. Il allait passer la marche avant quand il se tourna vers elle :
— Comment, dit-il. Comment t’est venue cette idée d’associer son prénom et mon nom ?
Il conduisait en silence en longeant l’autoroute A61 — la « Pyrénéenne » — et il ne cessait de repenser à la réponse de Kirsten. « Une intuition. » Elle était comme un poison lent — ricine ou amatoxines — qui diffusait et finissait par contaminer toutes ses pensées. Une intuition semblable à celle qu’il venait d’avoir quand la directrice d’école lui avait demandé ce qui le liait à Gustav ?
Marsac… Claire Diemar, la prof de civilisation antique retrouvée morte noyée dans sa baignoire, une lampe allumée dans la bouche. Les poupées flottant par dizaines dans sa piscine. Et Marianne qui l’avait appelé au secours parce que c’était son fils, Hugo, qu’on avait retrouvé prostré devant la maison de la morte. Servaz avait carrément perdu les pédales au cours de cette enquête. Il avait renoué avec un passé qui l’avait déjà démoli une première fois et il avait couché avec la mère du principal suspect, il avait balancé par-dessus les moulins tous ses principes. Et il l’avait payé cash… Oh oui. Il lui avait fallu des mois pour s’en remettre. S’en était-il d’ailleurs jamais remis ?
Et si… si Marianne était tombée enceinte avant d’être kidnappée par le Suisse ? Une vague de terreur le traversa à cette idée — il se sentit nauséeux. Il ouvrit la bouche comme s’il avait besoin d’air. Non : ça ne pouvait pas, ça ne devait pas être arrivé. C’était hors de question. Il ne pouvait pas se le permettre, le psy l’avait dit : il était trop fragile, trop vulnérable.
Il laissa son regard dériver sur les poids lourds qu’il doublait. Une chose était sûre : Hirtmann avait semé les indices à leur intention comme autant de petits cailloux. Il avait donc séjourné ici, le grand-père l’avait dit à la directrice : il venait régulièrement voir son fils quand il était en congé — et les ouvriers des plates-formes en ont beaucoup. Il était donc probable qu’il ait changé de tête pour passer inaperçu dans Saint-Martin. À moins qu’il se contentât de quelques artifices. Et Marianne, se dit-il, où était-elle ? Était-elle seulement encore en vie ? Il l’avait cru quand il avait découvert que le cœur dans la boîte isotherme n’était pas le sien — mais aujourd’hui il commençait à en douter. Pourquoi le Suisse l’aurait-il gardée en vie si longtemps ? Ce n’était pas dans ses habitudes. Et c’était matériellement très compliqué. En même temps, ne lui aurait-il pas fait savoir qu’elle était morte, d’une manière ou d’une autre ? Il n’aurait certainement pas passé sous silence un événement si fondamental pour son « ami » policier.
Les doigts crispés sur le volant, il avait l’impression que son crâne allait exploser.
— Eh, oh ! dit Kirsten à côté de lui. Doucement !
Il regarda le compteur de vitesse. Nom de Dieu ! Cent quatre-vingts kilomètres/heure ! Il leva le pied de la pédale et le rugissement du moteur s’apaisa.
— Tu es sûr que ça va ? demanda-t-elle.
Il hocha la tête, la gorge serrée. Lui jeta un coup d’œil. Elle l’observait calmement, froidement. Sa jupe était un peu remontée sur ses genoux mais son manteau sombre la corsetait et il était soigneusement boutonné jusqu’en haut. Il y avait une raie bien nette dans ses cheveux blonds aux racines sombres et ses ongles nacrés étaient impeccables. Il se demanda ce qui se cachait sous cette froideur. Était-ce courant en Norvège, ce tempérament rigoriste et spartiate ? Ou bien était-ce elle ? Quelque chose enfoui dans son enfance, dans son éducation ?
Elle semblait donner peu de prise à la chaleur humaine et au contact. Elle avait dit qu’elle avait cinq jours devant elle. Qu’espérait donc la police norvégienne dans un délai si court ? C’était sans doute une question de budget, comme ici. Tant mieux : il ne se sentait guère la force de supporter cette présence janséniste plus longtemps, même si lui-même était loin d’être un moulin à paroles et un boute-en-train. Il se sentait observé et jaugé en permanence et il n’aimait pas ça. Elle lui faisait penser à une maîtresse d’école ou à une supérieure hiérarchique qui doit se faire respecter dans un milieu d’hommes. Était-ce dans sa nature ou adaptait-elle son comportement à la situation ? Quoi qu’il en soit, plus vite elle rentrerait en Norvège, mieux ce serait.
— C’est moche, dit-elle soudain.
— Quoi ? Qu’est-ce qui est moche ?
— Si ce gamin est son fils… c’est moche.
Il médita cette phrase. Oui, c’était moche — mais il y avait peut-être pire encore.
Le soir tombait lorsque les randonneurs parvinrent au refuge. Il était presque 18 heures et il faisait un degré au-dessous de zéro. Il y avait plusieurs heures que le soleil s’était caché derrière les montagnes — et bien plus encore qu’ils suivaient la piste blanche dans la forêt. Ils avançaient l’un derrière l’autre, au cœur du silence, entre les arbres, dans le jour déclinant : cinq silhouettes emmaillotées dans des anoraks remplis de duvet, des capuches et des bonnets, des écharpes et des gants fourrés, glissant sur leurs skis. Traçant leur route. Solitaires dans ce désert blanc. Cela avait été une longue, une très longue journée et ils avaient cessé de parler. Trop fatigués. Ils se contentaient de respirer de plus en plus vite, leurs souffles dessinant des origamis de buée blanche devant leurs bouches.
La vue du refuge les revigora. Sa forme sombre posée dans la clairière enneigée leur donna un ultime coup de fouet.
Des rondins, de l’ardoise, de la pierre, des sapins tout autour : une carte postale du Canada avançant vers eux — même si c’était eux qui avançaient — dans l’obscurité précoce. Gilbert Beltran pensa à Croc-Blanc, à L’Appel de la forêt, à ces lectures d’enfance pleines d’aventures, de grands espaces et de liberté. À dix ans, il avait cru que c’était cela la vie : de l’aventure et de la liberté. Au lieu de quoi, il avait découvert que les marges de manœuvre sont faibles, qu’une fois qu’on a pris telle direction il est presque impossible d’en changer et que tout cela est somme toute bien moins excitant que ça en avait l’air au départ. Il avait passé les cinquante ans et il venait de se séparer de sa petite amie qui en avait vingt-six (ou, plutôt, c’était elle qui venait de le quitter). Une jeune femme des plus dépensières qui, avec les pensions alimentaires qu’il versait à ses trois ex-femmes, l’avait quasiment ruiné et qui lui avait fait savoir avant de claquer la porte qu’il n’était qu’un imbécile. En fait, elle avait été bien plus grossière que cela. Il était proche de l’épuisement, ses muscles le brûlaient, tout comme ses poumons affamés d’oxygène. Il respirait, respirait.
Il était en cure thermale à Saint-Martin-de-Comminges, comme tous les participants à la randonnée, pour soigner une dépression et des troubles du sommeil, et il ne jouissait pas encore d’une forme physique optimale, loin s’en fallait. Il se souvint que, dans les livres et les bandes dessinées de son enfance, les héros — animaux ou humains — étaient tous courageux, droits, honnêtes. Aujourd’hui, il ne voyait que des séries télé ou des films dont les héros étaient veules, menteurs, manipulateurs, cyniques. À la Bourse des valeurs fictionnelles, la droiture, le courage physique, l’élégance morale n’avaient plus la cote.
La voix de la femme derrière lui le tira de ses pensées.
— Je suis morte.
Il se retourna. C’était la blonde. Un joli brin ; saine, sans chichis. Dans les trente-cinq ans. Il se dit qu’il aurait bien aimé l’entendre dire ça au lit. Et pourquoi pas ? Il était un cœur à prendre, après tout. Il allait tenter une approche ce soir. À condition, bien sûr, qu’ils aient assez d’intimité là-dedans.
Il devina que le refuge était plus grand qu’il n’y paraissait. Sur un côté, son toit descendait presque jusqu’au sol, où quatre-vingts centimètres de neige s’étaient accumulés depuis l’automne. De l’autre, il frôlait une haute paroi rocheuse dont le sommet était masqué par les sapins. L’ombre coulait entre eux, pareille à une encre mêlée d’eau ; elle semblait descendre du massif montagneux. La nuit tombait très rapidement à présent, et la masse sombre du refuge qui se détachait sur toute cette grisaille bleutée ne lui paraissait guère plus engageante que les bois eux-mêmes.
Tout à coup, il se sentit comme le petit garçon qui lisait Jack London au fond de son lit. Bon sang, qu’est-ce qui lui prenait de s’apitoyer sur son sort de la sorte ? Qu’est-ce que c’était que ces conneries de lectures d’enfance ?
Leur guide, un jeune homme blond qui avait à peu près l’âge de son ex-copine, ouvrit le refuge et tourna un interrupteur. Aussitôt, une flaque jaune franchit la porte pour se plaquer sur la neige labourée par leurs traces. Les leurs — mais aussi d’autres traces, de raquettes et de pas, récentes et plus profondes : il les voyait faire le tour du refuge, se croiser et se chevaucher. Quelqu’un était venu avant eux. Sans doute mettre en route le groupe électrogène. Ou vérifier qu’il y avait encore de l’électricité, malgré l’épais matelas de neige qui recouvrait les panneaux solaires. Ou bien effectuer de menues réparations avant l’ouverture de la saison d’hiver, quand le refuge n’était pas gardé, comme en été, mais qu’on pouvait tout de même y trouver des matelas et des couvertures, un peu de vaisselle, du bois de chauffage pour le poêle et une radio de secours.
En tout cas, des traces fraîches…
Il regarda autour de lui. S’arrêta sur l’autre type, bizarre — celui qui portait des traces de brûlures autour de la bouche et sur la joue gauche, sous sa capuche toujours rabattue, et qui avait un regard un peu dément. Il avait entendu dire aux thermes que ces brûlures étaient consécutives à une électrocution par une caténaire. Beltran s’était laissé dire qu’il avait passé des semaines d’abord dans un centre pour grands brûlés, puis dans un centre de rééducation spécialisé dans le traitement des cicatrices de brûlures avant d’atterrir ici. En temps normal, il aurait ressenti de la compassion pour quelqu’un dont une partie du visage était défigurée mais il y avait quelque chose chez lui qui vous glaçait le sang presque autant que la nuit d’hiver. Peut-être était-ce ce regard un peu dingue qui s’attardait sur les uns et les autres avec ce qui s’apparentait pour Beltran à de la malveillance pure. Ou cette façon de mater les fesses et les seins des deux filles du groupe, la blonde et la brune, à tout bout de champ ? Ou encore cette autre de lécher ses cigarettes roulées d’une langue un brin obscène en vous regardant droit dans les yeux ?
Beltran remarqua que le type l’observait sous sa capuche et il frissonna. Il fut le premier à entrer. Il se sentait mal à l’aise au milieu de la forêt avec la nuit qui tombait ; il était le petit Gilbert lisant Jack London au fond de son plumard. En pleine régression, mon pauvre vieux…
Emmanuelle Vengud sourit au jeune guide et sortit le paquet de cigarettes de son anorak. En griller une dans cet air pur lui parut tout à coup la chose à faire. Un acte délicieusement transgressif. Ça faisait une heure au bas mot qu’elle en avait envie. Tout cet oxygène dont elle avait empli ses poumons pendant l’effort l’avait enivrée, de même que l’altitude. Une ivresse générale. Soudain, un cri lugubre, aigu et rouillé comme la morsure d’une scie, déchira l’obscurité grandissante.
— Qu’est-ce que c’était ?
Matthieu, leur jeune guide, regarda les bois et haussa les épaules.
— Aucune idée. Je ne connais rien aux oiseaux.
— Parce que c’était un oiseau ?
— Quoi d’autre ?
Il tendit ses doigts gantés vers le paquet de cigarettes.
— Je peux ?
— Un jeune homme sain et sportif comme toi, ça fume ?
Avait-elle eu recours au tutoiement d’une manière un peu trop évidente ? Dans ce cas, tant pis.
— Ce n’est pas mon seul vice, répondit-il en la regardant.
Elle lui rendit son regard. Est-ce que c’était un appel du pied ? Ou rien qu’un jeu innocent ? Si ç’avait été son mari, elle n’aurait pas hésité un seul instant. Dans le Scrabble mental de ce dernier, le mot « innocence » ne rapportait pas un point — contrairement à « adultère, tromperie, baise, chatte, pornographie » et surtout « trahison ». Scrabble de huit lettres, à placer avec le s de « baise » si celui-ci était déjà dans le jeu. Voilà qui pouvait rapporter un paquet de points. Trahison. Mot compte double, en vérité. Quand votre meilleure amie couche avec votre mari, vers qui vous tourner ? Votre animal de compagnie ? Votre belle-sœur ? Elle inhala la fumée, l’enfonça au plus profond de ses poumons.
— Votre mari n’aime pas la rando à skis ?
Elle frissonna — il était derrière elle et il avait prononcé les mots tout près de son oreille.
— Non, pas vraiment.
— Et vous, ça vous a plu ?
Elle frissonna de nouveau, mais différemment cette fois. À cause de la voix… Ce n’était pas celle de tout à l’heure. Celle du jeune guide. Celle-là chuintait et sifflait comme… Elle sursauta. Le visage brûlé. Celui qui avait un regard bizarre et des cicatrices autour de la bouche et sur la joue gauche. Alors seulement, elle s’aperçut qu’ils étaient seuls dehors. Que le jeune guide l’avait plantée là et était rentré. Il faisait froid et humide, mais elle eut tout à coup chaud dans le cou, les joues et l’entrecuisse. Une chaleur qui n’avait rien d’agréable. Une poussée d’adrénaline qui lui donna un peu le vertige. Elle sentit son cœur pomper son sang à grands coups violents sous sa combinaison, le souffle chaud qui caressait le pavillon de son oreille. Elle évita de tourner les yeux pour ne pas être tenté de regarder les cicatrices.
— Ton mari, pourquoi il n’est pas venu ?
Elle fut surprise, à la fois par le tutoiement et par l’indiscrétion assumée de la question. Ce fut à son tour de hausser les épaules.
— Il aime son petit confort. Dormir dans un sac de couchage au milieu d’une salle commune et des ronflements, très peu pour lui. Et puis, je le répète, il n’est pas très ski de randonnée. Il préfère la descente. (Et les gifles, songea-t-elle.)
— Et qu’est-ce qu’il fait pendant ce temps ?
Elle se raidit. Ça allait trop loin, cette fois. (Il couche avec ma meilleure amie, pensa-t-elle. Peut-être que ça lui fermerait son clapet.) Et puis, elle avait remarqué la façon qu’avait le brûlé de lui reluquer les seins et les fesses pendant la randonnée. Elle avait beau être désolée de ce qui lui était arrivé — quoi que ce fût — elle ne l’en trouvait pas moins bizarre et, pour tout dire, malsain. Elle se retourna et le dévisagea, pour éviter surtout de le sentir la frôler par-derrière. Le tissu cicatriciel lui sauta aussitôt au visage et elle eut du mal à le regarder dans les yeux.
— Pourquoi tu veux le savoir ?
— Comme ça… Tu sais qu’il s’est passé quelque chose de terrible dans ce refuge il y a dix ans ? Quelque chose d’horrible…
Elle frémit. Il avait prononcé ça d’une voix tellement étrange : plus basse, plus grave. Jouissive… Oui, c’est ça. Tu te fais des idées, ma vieille. Un vent léger caressa les sapins. Qui frissonnèrent à leur tour, lâchant quelques paquets de neige comme une vache inquiète lâche des bouses. Il faisait de plus en plus noir. Tout à coup, elle eut envie de rentrer.
— C’est quoi, cette chose horrible dont tu parles ? demanda-t-elle.
— Une femme a été violée. Ici. Par deux randonneurs. Sous les yeux de son mari… Ça a duré presque toute la nuit jusqu’à ce que les deux types s’écroulent de fatigue.
L’appréhension lui mordit le ventre.
— C’est horrible, dit-elle. Les deux types, ils ont été pris ?
— Oui. Quelques jours plus tard. Ils avaient tous les deux des casiers judiciaires longs comme le bras. Et tu sais quoi ? Ils avaient bénéficié de remises de peine pour bonne conduite.
— Et la femme, elle est morte ?
— Non. Elle s’en est tirée.
— Tu sais ce qu’elle est devenue ?
Il fit signe que non, dans la grisaille de plus en plus épaisse.
— On dit que son mari s’est suicidé. Mais ce n’est sans doute qu’une rumeur à la con. Les gens par ici adorent les rumeurs… Merci pour la cigarette, dit-il de sa voix douce et sifflante. Et pour le reste.
— Quel reste ?
— Nous deux, là, tranquilles… parlant librement… Tu me plais.
Il s’était encore rapproché. Elle leva les yeux vers lui et n’aima pas ce qu’elle vit.
C’était comme si la nuit qui circulait entre les troncs avait brutalement coulé à l’intérieur de ses pupilles. Elles avaient dévoré tout l’iris. Un regard noir et mat comme un puits sans fond. D’une concupiscence si pure, si avide qu’elle fit un pas en arrière.
— Eh, oh, doucement, s’entendit-elle dire.
— Doucement quoi, Emmanuelle ? (La façon dont il prononça son prénom lui déplut également.) Tu m’allumes depuis tout à l’heure.
— Quoi ?
Il y avait quelque chose de plus violent, de plus sauvage dans la voix du brûlé maintenant, et son rythme cardiaque s’accéléra.
— Non, mais vous êtes malade !
Elle vit la colère remplacer la bestialité dans son regard. Puis le petit sourire moqueur revint. Ses lèvres s’entrouvrirent, étirant les cicatrices autour de sa bouche, et elle attendit les mots qui allaient la souiller, la mettre plus bas que terre, mais ils ne vinrent pas. Il se contenta de tourner les talons et se dirigea vers l’entrée du refuge en haussant les épaules.
Son pouls battant jusque dans sa gorge, elle dirigea son regard vers la forêt et, au-dessus, vers le profil noir de la montagne. L’oiseau hulula de nouveau au fond des bois, et le froid courut de sa nuque à ses reins, tout le long de sa colonne vertébrale. Jusqu’à son coccyx. Comme une impulsion électrique. Elle se dépêcha de rejoindre les autres.
Beltran regarda la femme blonde se déchausser à l’entrée. Cela faisait plus de cinq minutes que le cramé et elle étaient dehors, et elle était aussi rouge que les carreaux de la nappe sur laquelle il s’accoudait. Il s’était passé un truc, là-dehors, pourtant elle n’avait pas l’air de trouver ça amusant ni même plaisant.
— Tout va bien ? lui demanda-t-il.
Elle lui répondit d’un hochement de tête affirmatif, mais son expression disait le contraire.
Emmanuelle Vengud étala son sac de couchage sur le matelas en silence, à l’écart. Il n’y avait pas assez de place sur les couchettes et elle supportait difficilement les odeurs et les ronflements la nuit. Et puis, elle n’avait pas envie de dormir près du visage brûlé. Six jours sur sept, elle était expert-comptable. Elle travaillait à domicile, au calme. C’était sa première cure et sa première randonnée en groupe. Elle avait pensé que tout le monde serait fatigué en arrivant au refuge — trop fatigué pour parler, en vérité — mais ça n’arrêtait pas de bavasser là-dedans. Surtout les trois types.
— Tu dis qu’ils l’ont violée devant son homme ? demanda celui qui était dans la cinquantaine et qui s’appelait Beltran.
— Ouaip, après l’avoir attachée ici.
Le brûlé montra la poutre centrale qui supportait le toit du refuge. Il leur resservit à boire.
— Au poteau de torture, quoi, dit le jeune guide d’un air dégoûté en sifflant son verre comme si c’était de l’eau.
Elle se rapprocha du poêle. Sentit la douce chaleur qui en émanait détendre ses muscles remplis d’acide lactique.
— Et ça s’est passé quand ? voulut savoir Beltran.
— Il y a dix ans.
Le brûlé leur adressa un sourire sadique. Il n’avait pas retiré sa capuche, sans doute pour cacher un cuir chevelu à nu par endroits ou des blessures plus profondes, se dit Beltran.
— Un 10 décembre, exactement.
— On est le 10 décembre, fit remarquer avec un tremblement dans la voix la femme brune aux cheveux courts et au visage bronzé qui s’appelait Corinne.
— Je blague, dit-il en lui décochant un clin d’œil.
Personne ne parut trouver ça drôle et le silence s’installa.
— Comment tu connais cette histoire ? demanda Beltran.
— Tout le monde connaît cette histoire.
— Moi, je la connaissais pas, dit la femme brune, et pourtant je suis du coin.
— Je veux dire parmi les guides, les montagnards. Tu es dentiste.
— S’il faut, je l’ai eue comme patiente… Comment elle s’appelait ?
— J’en sais rien.
— On pourrait pas parler d’autre chose ? intervint brusquement Emmanuelle.
Sa voix exprimait un mélange d’agacement et de quelque chose de plus profond : de la peur. Soudain, un grand bruit se fit entendre au-dessus d’eux, sur le toit. Emmanuelle et les autres sursautèrent et levèrent la tête. Tous sauf le brûlé.
— Qu’est-ce que c’était ? dit-elle.
— Quoi ?
— Me dites pas que vous n’avez pas entendu.
— Entendu quoi ?
— Ce coup sur le toit.
— Sans doute un paquet de neige, répondit le jeune guide.
— Un paquet de neige ne fait pas ce bruit-là.
— Alors, une branche qui a cassé sous le poids de la neige, lança la brune en jetant à la blonde un regard dédaigneux. Qu’est-ce que ça peut foutre ?
Ils se turent un instant. Le vent sifflait contre les bardeaux, dehors ; les flammes chantaient dans le poêle. Emmanuelle visualisa le toit recouvert d’un épais matelas de neige au-dessus de leurs têtes, les branches des sapins au-dessus du toit, les cimes silencieuses et glacées au-dessus des sapins, et les étoiles muettes au-dessus des cimes. Et eux, minuscules, dérisoires, tapis au fond de cette vallée — tels les premiers hommes des cavernes.
— Elle n’a pas seulement été violée, reprit le brûlé dans l’ombre de sa capuche de sa curieuse voix chuintante et sifflante. Ils ont aussi été torturés, elle et son mari. Toute la nuit. Laissés pour morts… C’est un guide qui les a trouvés le lendemain. Un ami à moi.
Emmanuelle vit que les yeux de la femme brune brillaient de curiosité. Et aussi de convoitise pour le jeune guide.
— C’est horrible, dit-elle, mais, dans sa voix, il y avait autre chose — une deuxième strate qui disait au jeune guide : « C’est horriblement excitant de parler de ça ici avec toi, de savoir qu’on va dormir l’un près de l’autre… »
Elle avait dans les quarante-cinq ans, les cheveux coupés suivant un carré court et en bataille, presque une coupe d’homme sur les oreilles, la peau mate et des yeux noisette un peu bridés. Son coude ne cessait de frôler celui du guide, et elle aperçut son pied sous la grande table qui faisait de même. Emmanuelle sentit son visage s’empourprer. Ils n’allaient quand même pas faire ça ici, cette nuit, devant tout le monde !
— Le pire, ajouta le guide, c’est que…
— Ça suffit, merde !
Elle vit les quatre autres se tourner vers elle. Le jeune guide souriait d’un air moqueur.
— Désolée, dit-elle.
— Je crois que tout le monde est fatigué, intervint Beltran. Si on allait se coucher ?
La brune lui lança un regard irrité. Le guide et elle n’avaient pas encore suffisamment flirté.
— Bonne idée, dit l’homme au visage brûlé de sa voix froide et aiguë.
— Je vais m’en fumer une dernière avant de dormir, dit le jeune guide en se levant. Tu viens avec moi ? demanda-t-il carrément à la brune.
Elle hocha la tête en souriant et le suivit. Elle avait bien quinze ans de plus que lui. Salope, pensa Emmanuelle. Le jeune guide ouvrit la porte et, l’espace d’une seconde, tous entendirent le bruit du vent dans les branches des sapins. Puis il referma la porte.
— Ça fout quand même un peu les jetons, son histoire, reconnut la brune une fois dehors.
Il sourit et sortit une cigarette du paquet. Elle tendit la main pour s’en saisir, mais il l’écarta de ses doigts avant de sucer le bout-filtre ostensiblement. Elle sourit à son tour. Elle ne quittait pas des yeux les jolies lèvres du jeune guide, rouges comme un fruit au milieu de sa barbe blonde. Il glissa ensuite la cigarette dans sa bouche à elle, et approcha la flamme vacillante du briquet, sans la lâcher une seconde du regard.
— Matthieu, c’est ça ? demanda-t-elle.
— Yeap.
— Je n’aime pas dormir seule, Matthieu.
Ils étaient très proches, pas aussi proches cependant qu’elle l’aurait voulu, à cause des cigarettes. Elle était divorcée, libre de ses mouvements, et elle ne se privait pas de mettre à profit cette liberté chaque fois que l’occasion s’en présentait.
— Tu es loin d’être seule, répondit-il, tu auras trois mecs autour de toi…
— Je veux dire : seule dans mon sac de couchage…
Ils écartèrent presque simultanément leurs cigarettes, et leurs visages se rapprochèrent. Elle sentit son souffle et son haleine fleurant le vin sur sa figure.
— Tu veux faire ça avec les autres qui pioncent à côté, constata-t-il. C’est ça qui t’excite.
Ce n’était pas une question.
— J’espère surtout qu’il y en aura au moins un qui ne dormira pas, répondit-elle.
— Et si on le faisait là, tout de suite ?
— Trop froid.
Elle plongea ses yeux dans les siens. Son regard : vacant, vide de toute expression ; il envahissait presque tout le champ de vision de la femme brune et pourtant elle vit quelque chose bouger dans les fourrés derrière lui, dans l’angle formé par le cou et l’épaule : une ombre mouvante — et elle tressaillit, son cerveau brutalement déconnecté de leur parade amoureuse.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Quoi ? dit-il, alors qu’elle se glissait hors de l’étroit espace entre le mur et lui.
— J’ai vu quelque chose…
Il se retourna à contrecœur, contempla la forêt obscure.
— Il n’y a rien.
— Je suis sûre d’avoir vu quelque chose ! Là, dans les bois.
Sa voix vibrait de panique à présent.
— Je te dis qu’il n’y a rien. Tu auras vu une branche bouger avec le vent, c’est tout.
— Non, c’était autre chose, insista-t-elle.
— Un animal, alors… Merde, à quoi tu joues ?
— Rentrons, dit-elle en jetant son mégot dans la neige.
— Il y a quelqu’un là-dehors, dit-elle.
Ils la regardèrent tous et le jeune guide derrière elle leva les yeux vers le plafond.
— J’ai vu quelqu’un, insista-t-elle de nouveau. Il y avait quelqu’un.
— Des ombres, dit le jeune guide en passant devant elle et en rejoignant les autres. Des ombres dans la forêt, des arbres remués par le vent. Il n’y a personne. Enfin, qui resterait dehors dans la forêt avec un froid pareil ? Et pour quoi faire ? Nous piquer nos iPhone et nos skis ?
— Je suis sûre d’avoir vu quelqu’un, insista-t-elle, contrariée et sans plus aucune envie de flirter avec ce petit con.
— Allons voir, dit Beltran. Il y a des torches ?
Le guide soupira, alla jusqu’à son sac et en sortit deux.
— Allons-y, dit-il.
Les deux hommes se dirigèrent vers la porte.
— J’avais raison, dit le jeune guide. Il n’y a personne.
Les faisceaux de leurs torches dansaient entre les arbres un ballet saccadé, stroboscopique, révélant les profondeurs inquiétantes de la forêt. La nuit, au bout, était sans fond. La nuit, comme la neige, nivelle tout, absorbe, dissimule.
— Il y a des traces, là. Elles ont l’air récentes.
À contrecœur, le jeune guide s’approcha. Effectivement, il y avait des traces de pas, profondes, à l’orée de la forêt. À quelques mètres du refuge, là où la neige était la plus épaisse, là où la brune avait cru voir quelque chose. La neige scintillait dans le faisceau de leurs torches.
— Et alors ? Quelqu’un est passé par ici. Si ça se trouve, ces traces datent d’hier. Avec ce froid, rien ne bouge, elles ne sont peut-être pas si récentes que ça.
Beltran regarda le guide en tiquant. Il n’aimait pas ça, mais le jeune homme avait sans doute raison. Et puis, qu’est-ce que ça pouvait bien foutre ? Est-ce qu’il y avait des habitations pas très loin, une ferme ? Des traces dans la forêt : et après ? Sans l’histoire racontée par l’autre dingo, ils ne seraient pas tous en train de se faire des films.
— Bon, on y va ? demanda le jeune guide.
Beltran opina.
— Ouais, rentrons.
— On n’a rien vu, OK ? Pas de traces. Nul besoin d’affoler les autres.
Kirsten réintégra sa chambre d’hôtel peu avant minuit. Elle fila sous la douche, se savonna longuement sous le jet bouillant en insistant sur les parties intimes. Martin l’avait laissée dans le centre-ville avant de rentrer chez lui, car elle lui avait expliqué qu’elle avait besoin de prendre l’air.
Elle revit l’étudiant dans ce bar de la place Saint-Georges. Tandis qu’elle buvait seule, assise à une table ronde dans un coin, un kamikaze — vodka, triple sec, sweet & sour —, il l’avait longuement regardée, assis au milieu des autres. Non, pas regardée : couvée, convoitée, visée, dévorée des yeux, avec une sorte d’avidité frémissante et juvénile. Elle avait fini par lui retourner son regard. Il lui avait souri. Elle n’avait pas souri en retour, mais elle n’avait pas détourné le regard non plus. Il s’était alors détaché de sa bande de potes pour s’approcher d’elle entre les tables. Il ne semblait pas intimidé par son abord froid et austère qui, en général, dissuadait les hommes.
Il avait prononcé quelques mots en français, avec un sourire qu’il devait croire irrésistible — et, de fait, qui n’était pas loin de l’être.
— Je ne parle pas français, avait-elle répondu.
Il était aussitôt passé à un anglais plutôt scolaire teinté d’accent du Sud-Ouest.
— Vous attendez quelqu’un ?
— Non.
— Alors, c’est moi que vous attendiez.
Elle s’était efforcée de sourire à cette tentative plutôt minable.
— Who knows ? avait-elle-même dit, encourageante — et elle avait aussitôt vu une lueur s’allumer dans ses yeux.
Il avait un air d’innocence, un visage à peine sorti de l’enfance, mais la lueur sombre qui était alors passée dans ses pupilles chantait une tout autre chanson. Il avait montré la chaise vide.
— Je peux m’asseoir ?
Une heure plus tard, elle savait tout de lui. Et elle commençait déjà à le trouver ennuyeux. Il préparait un master of science — si elle avait bien pigé son anglais approximatif — à l’ISAE, l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace de Toulouse. Il voulait travailler sur les lanceurs de satellites ou quelque chose comme ça. Il était intarissable sur son futur métier et, pendant un moment, elle avait feint d’être intéressée, puis elle avait renoncé. Elle avait sorti son iPhone 6 et consulté ses messages pendant qu’il parlait.
— Ben quoi, je vous ennuie ?
— Un peu.
Il avait blêmi. Et elle avait lu dans ses yeux qu’il avait été sur le point d’être désagréable. Qu’il n’était pas forcément si gentil que cela. Elle avait alors frôlé sa cheville de la pointe de sa chaussure, sous la table. S’était penchée vers lui. Il l’avait imitée. Leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre. Elle avait plongé son regard dans le sien.
— J’ai envie d’autre chose.
Elle avait aussitôt vu l’effet physiologique à la dilatation de ses pupilles, deviné l’accélération de son rythme cardiaque, l’augmentation de sa pression artérielle. La pointe de sa chaussure s’était glissée entre le bas de son jean et sa jambe et elle avait presque visualisé l’afflux sanguin vers la zone génitale au moment où son visage juvénile s’empourprait.
— On change d’endroit si vous voulez, avait-il dit.
Une façon élégante de demander : « Chez toi ou chez moi ? »
— Non, avait-elle répondu. Ici. C’est bien.
Du menton et du regard, elle lui avait montré la porte des toilettes, dans le fond. Puis elle s’était levée. Elle l’avait attendu dans le minuscule espace entre les toilettes « hommes » et « femmes », les reins appuyés contre l’unique lavabo de céramique blanche, et il s’était jeté sur elle dès qu’il avait franchi la porte. Ses mains trop fébriles et directes entre ses cuisses, sous la robe. Fini la politesse. Elle n’était plus qu’un objet de plaisir et il était bien décidé à trouver le sien à travers elle. Elle les avait laissées aller partout où elles voulaient et elle avait senti son vagin se lubrifier. Il l’avait prise debout, dans un des cabinets, ses mains à elle à plat contre la cloison, au-dessus de la lunette des W.-C., après qu’elle l’eut aidé à enfiler son préservatif. Pas de fioritures, il l’avait pénétrée violemment, se hâtant de prendre son plaisir. Elle avait eu à peine conscience du gémissement qui montait du fond de sa gorge, de ses hoquets et de ses ongles griffant le bois à tel point qu’une écharde s’était plantée dans son index gauche, sous l’ongle. Elle avait joui très vite. Lui aussi. L’avait embrassé, remercié et était ressortie dans la nuit pluvieuse.
En ressortant de la douche, elle récupéra son téléphone qu’elle avait branché sur le chargeur et retourna s’asseoir sur le siège des W.-C.
— Salut Kasper, dit-elle quand on eut répondu à l’autre bout.
— Alors, où vous en êtes ? demanda le flic de Bergen.
Servaz fumait une cigarette au pied de son immeuble, place Victor-Hugo, après avoir déposé Kirsten dans le centre. En levant la tête, il pouvait voir son propre balcon et son living éclairé et, de temps à autre, une silhouette qui passait derrière la baie vitrée : Margot. Elle l’attendait. Elle préparait le repas. La nuit au-dessus des toits était sans nuages et, dans son dos, il sentait la présence qui lui avait toujours paru un brin inquiétante du marché Victor-Hugo fermé jusqu’au lendemain et des quatre étages de parking déserts au-dessus. C’était la vue qu’il avait depuis chez lui : des rangées de voitures comme des animaux endormis.
Il fumait et pensait à Gustav.
Il repensait à la phrase de la directrice d’école : « Qu’est-ce qui vous lie à cet enfant ? » Et à ce doute effroyable, cette horrible appréhension qui lui était venue dans la voiture et qui depuis poursuivait secrètement son travail de sape : et si Marianne était tombée enceinte avant d’être kidnappée par le Suisse ? Non, impossible. Il ne pouvait cependant pas s’empêcher de ressortir la photo et de contempler le visage du gamin à tout bout de champ. Il préférait ne pas compter combien de fois il avait fait ce geste aujourd’hui, car il aurait alors compris qu’il était au bord d’une sorte de folie. Que cherchait-il dans ces traits ? Une ressemblance ou, à l’inverse, l’absence de celle-ci, la preuve que c’était bien Hirtmann le père ?
Il avait le cliché dans sa main, à cet instant précis, et, malgré le faible éclairage de la place, il regardait le gamin qui le regardait en retour quand son téléphone bourdonna au fond de son pantalon. Il regarda l’écran illuminé : le numéro lui était inconnu — non répertorié.
— Allô ?
— Ce cœur, comment va-t-il ?
Il sursauta, regarda autour de lui la place déserte, les trottoirs vides. Personne à l’horizon — avec ou sans téléphone.
— Pardon ?
— Une sacrée nuit que cette nuit-là, hein, Martin ? Sur ce wagon…
Il connaissait cette voix, il l’avait déjà entendue.
— Qui est à l’appareil ?
Un deux-roues passa, sa pétarade couvrit la voix au téléphone, si bien qu’il ne fut pas tout à fait sûr de ce qu’il avait entendu :
— … bien failli griller tous les deux…
— Jensen ?
— À cause de toi, je ressemble à Freddy Krueger, putain. J’ai la gueule de l’emploi maintenant, pas de doute.
Servaz retint son souffle et prêta l’oreille.
— Jensen ? Où es-tu ? On m’a dit que tu suivais une cure, que…
— Exact. Dernière étape de ma rééducation. Saint-Martin-de-Comminges, ça te parle ? Je t’y ai vu aujourd’hui, mon ami. Entrer et sortir de la mairie…
La silhouette dans le square, en manteau noir, le visage levé, que contournaient les passants… Pourtant, l’homme lui avait paru grand alors que Jensen était petit.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Une seconde de silence.
— Je veux qu’on parle.
Servaz résista à l’envie de raccrocher. Qu’il aille au diable. Il devait se tenir éloigné de ce type. À tout prix. Il avait été blanchi, légitime défense, mais il était sûr que les bœufs continuaient de renifler de son côté, qu’ils attendaient un faux pas. Il s’enfonça dans l’ombre de la galerie qui courait autour du marché, comme s’il voulait échapper à d’éventuels regards.
— De quoi ?
— Tu le sais.
Il ferma les yeux, serra les mâchoires. C’était du bluff. Jensen voulait le piéger, l’accuser de harcèlement.
— Désolé, mais j’ai autre chose à faire.
— Ta fille, je sais…
Cette fois, il eut l’impression qu’une chaleur familière irradiait de son plexus : la colère.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Il faut combien de temps pour être à Saint-Martin ? Je t’attendrai devant les thermes, à minuit. À tout à l’heure, amigo.
Un bref silence.
— Et le bonsoir à ta fille.
Il regarda son portable avec l’envie de le fracasser contre le mur de béton du marché. Jensen avait raccroché.
Il fit le trajet beaucoup trop vite. L’autoroute était déserte à part quelques poids lourds dont les feux arrière se rapprochaient trop rapidement. Il les dépassait sans quitter la voie de gauche, filant à plus de trente kilomètres au-dessus de la vitesse autorisée, la rage au ventre.
Il songea qu’il devrait sans doute faire un rapport. Que mettrait-il dedans ? Qu’il n’avait pas eu le choix parce que Jensen avait parlé de sa fille ? Aucun bœuf-carotte ne voudrait entendre un tel argument. Il n’avait pas à aller là-bas, diraient-ils. Il aurait dû prévenir sa hiérarchie et surtout ne pas agir seul. Ben voyons… Qu’allait-il se passer à présent ? Que lui voulait Jensen ?
Dès qu’il quitta l’autoroute, il se retrouva plongé dans la campagne noire et lugubre, là où le lien entre les individus se distendait, où la lune était bien souvent la seule clarté visible. Puis la nuit des montagnes l’engloutit. Il remonta la même vallée ample que précédemment, comme s’il filait entre de grands temples en ruines, écrasé par cette double présence : celle de la nuit et celle des montagnes.
Les rues de Saint-Martin étaient désertes quand il y entra. Pas âme qui vive sur les trottoirs, fenêtres noires à quelques rares exceptions près. Le centre-ville dormait du sommeil lourd, plein de secrets et de rêves des petites villes de province. Il remonta les allées d’Étigny, longeant les terrasses éteintes des cafés et les rideaux de fer baissés des commerces en direction des thermes, tout au bout. Il y avait dans ce sommeil provincial quelque chose qui était comme un avant-goût de la mort. Mais celle-ci ne lui faisait plus peur désormais. Il l’avait regardée en face.
Il se gara à l’entrée de la vaste esplanade. Personne en vue. Sur sa gauche, les arbres et les buissons noirs du jardin public, où quelqu’un pouvait aisément se cacher ; sur sa droite, la colonnade d’inspiration vaguement gréco-romaine des thermes, avec la montagne en arrière-plan ; dans le fond, la nouvelle aile, tout en verre, parallélépipédique, dont les vitres brillaient sous la lune.
Tout à coup, il eut envie de s’enfuir. Il ne voulait pas être là. Il ne voulait pas parler à Jensen sans témoin. C’était une très mauvaise idée.
« Le bonsoir à ta fille. »
Il descendit.
Ferma sa portière aussi doucement que possible. Tout était silencieux. Il s’attendait à voir Jensen émerger de derrière une colonne. S’il s’était trouvé dans un film, cela se serait passé ainsi. Il se serait avancé, silhouette inquiétante mise en valeur par le contre-jour savant d’un éclairagiste. Au lieu de ça, il scruta les buissons et les ombres du jardin public, à l’opposé. Le vent était tombé et les branches nues des arbres aussi inertes que les membres d’un squelette.
Il s’avança sur l’esplanade, se retourna pour observer la longue perspective derrière lui qui, en plein jour, était le cœur vivant de la ville mais qui, à cette heure, évoquait un décor abandonné par l’équipe de tournage sur un plateau de cinéma.
— Jensen !
Cet appel lui en rappela un autre, identique, par une nuit d’orage, et la peur descendit sur lui. Comme cette fois-là, il avait laissé son arme dans la boîte à gants. Il fut tenté de retourner au véhicule mais, au lieu de ça, il avança vers les bâtiments et la colonnade sur sa droite. La lune était le seul témoin de ses gestes. À moins que… Il frissonna en pensant que Jensen était peut-être tout près. Tout à coup, il eut un flash : la pluie déferlant sur le toit du wagon, les éclairs dans le ciel et Jensen se retournant, la flamme qui jaillissait du canon de son arme et le projectile qui lui transperçait le cœur. Il n’avait presque rien senti sur le moment… un simple coup de poing dans la poitrine… Est-ce qu’il allait lui tirer dessus comme la dernière fois ? « Ce cœur, comment va-t-il ? » Il n’avait aucune raison de le faire. Il avait été blanchi pour les trois viols. La dernière fois, il s’était senti pris au piège, acculé. Mais alors pourquoi Jensen voulait-il le voir ? Et pourquoi ne se montrait-il pas ?
— Jensen ?
La galerie derrière la colonnade était pareillement déserte. Il ressortit sur la vaste esplanade, entre deux colonnes, scruta de nouveau les ombres du jardin. Soudain, son regard s’arrêta sur l’une d’elles, à trente mètres environ. Ce n’était pas un arbuste. Une silhouette. Noire. Immobile. À la lisière du jardin public. Il plissa les yeux. La silhouette se fit plus précise entre les arbres : une forme humaine.
— Jensen !
Il entreprit de traverser l’esplanade dans sa direction. C’est alors que la silhouette bougea. Non pas pour s’approcher de lui — mais pour s’éloigner au contraire à l’intérieur du jardin. Il sursauta. Bon sang, bon sang ! Où allait-il comme ça ?
— Hé !
Il se mit à courir. La silhouette marchait très vite à présent, entre les haies du jardin public, en se retournant de temps en temps pour évaluer la distance qui les séparait. Servaz s’enfonça à son tour dans les allées. Comme il gagnait du terrain, la silhouette se mit elle aussi à courir. Il accéléra. Tout à coup, il la vit bifurquer sur la droite et foncer vers l’arrière du grand bâtiment de verre. Elle grimpa l’allée gravillonnée en pente qui se transformait ensuite en sentier de randonnée, et s’enfonça dans la forêt. Il courut derrière elle, sentit naître un point de côté comme un clou planté dans son flanc, ralentit après avoir contourné le bâtiment de verre en voyant devant lui le mur de sapins noirs.
La montagne boisée se dressait au-dessus de lui, le ciel était dégagé et le clair de lune découpait sa masse immense.
Tout n’était qu’ombres et obscurité. Il reprit son souffle, les mains sur les genoux, conscient de sa piètre condition physique. Réfléchit. S’il s’enfonçait là-dedans, il serait aveugle. Il n’avait ni arme ni lampe sur lui. Il pouvait se passer n’importe quoi là-dedans. Que voulait Jensen ? À quoi rimait ce petit jeu ? Tout à coup, il se fit la réflexion que Jensen avait une bonne raison de lui tirer dessus une deuxième fois, qu’à sa place il aurait eu la haine. Car Jensen devait le tenir pour responsable de ce qui lui était arrivé : le visage défiguré à jamais. Sa vie avait changé pour toujours et c’était lui, Servaz, qui était à l’origine de ce changement. Sans doute était-il caché là, à l’attendre. Mais pour quoi faire ? Envisageait-il de le faire payer ? Si oui, de quelle façon ? Était-il désespéré au point de commettre l’irréparable ?
Servaz sentit la chair de poule sur ses avant-bras. Il s’avança néanmoins. Suivit le sentier qui s’enfonçait dans les ombres profondes de la forêt. Il faisait noir comme dans un four là-dedans. Il ne fit que quelques mètres à l’intérieur des bois, s’arrêta. Personne. Il n’y voyait goutte. Il eut soudain conscience que sa respiration accélérée n’était pas seulement due à sa course. Qu’il était la seule personne vivante ici à part une autre qui ne lui voulait pas que du bien.
— Jensen ?
Cette fois, le son de sa voix ne lui plut pas du tout. Il avait essayé de masquer son inquiétude, mais il était sûr que sa voix l’avait trahi, que, planqué tout près, Jensen devait se délecter de la frayeur qu’il suscitait.
Il resta presque vingt minutes au même endroit, sans bouger. Attentif à chaque mouvement des ombres quand le vent se levait dans les frondaisons. Quand il eut acquis la conviction qu’il était tout seul, que Jensen était parti depuis longtemps, il ressortit de la forêt et retraversa le jardin public en direction des thermes, frustré mais soulagé, et retourna à la voiture. C’est alors qu’il le vit, le mot sur le pare-brise, coincé sous l’essuie-glace :
Kasper Strand attendit minuit. Il habitait un trois-pièces avec balcon sur les hauteurs de Bergen, non loin du funiculaire, d’où la vue embrassait la ville et le port. C’était le principal atout de son appartement hors de prix. Même quand il pleuvait — ce qui, à Bergen, arrivait pour ainsi dire un jour sur deux —, il ne se lassait jamais de voir la ville aux sept collines et aux sept fjords s’illuminer quand le soir tombait. Et Dieu sait que le soir tombait vite, l’hiver, à Bergen.
Il savait qu’il était en train de fouler aux pieds tous les principes qui l’avaient jusqu’ici guidé dans sa vie professionnelle — et qu’il ne pourrait plus se regarder dans une glace après ça. Mais il avait besoin de ce fric. Et l’info qu’il s’apprêtait à monnayer valait de l’or, il en était parfaitement conscient, pour les bonnes personnes. Ce que Kirsten Nigaard venait de lui apprendre était tout bonnement incroyable. À présent, il fallait voir combien ça allait lui rapporter.
Il contempla le chantier au milieu du salon : un de ces foutus meubles en kit à monter soi-même qui avaient fait la fortune des vendeurs de mobilier suédois. Après deux heures d’efforts, il s’était aperçu qu’il avait monté les rails supportant les tiroirs à l’envers. Pas sa faute : ces notices étaient dessinées par des types qui visiblement n’achetaient jamais de meubles en kit. Panneaux en aggloméré, vis, tournevis, chevilles : tout gisait en vrac au milieu du salon, comme si une explosion avait eu lieu. En balançant le tournevis dans un coin, il se dit que c’était à ça que ressemblait sa vie depuis son veuvage : une existence en kit accompagnée d’une notice incompréhensible. Il n’était pas armé pour vivre seul. Encore moins pour élever une jeune fille de quatorze ans en pleine crise existentielle. Il y avait un tas de choses qu’il faisait de travers depuis que sa femme était morte.
Il regarda sa montre. Marit aurait dû être rentrée depuis plus d’une heure. Comme d’habitude, elle était en retard. Elle ne s’en excuserait même pas. Il avait tout essayé : les remontrances, les menaces de privation de sortie, la pédagogie, la conciliation. Rien n’y avait fait. Sa fille était imperméable à tout argument. C’était pourtant pour elle, pour conserver cet appartement qu’elle adorait mais largement au-dessus de leurs moyens — le salaire de sa défunte femme, bien supérieur au sien, avait payé les traites de son vivant — qu’il s’apprêtait à passer ce coup de fil. Et aussi pour éponger quelques dettes de jeu…
Il marcha jusqu’au balcon entièrement vitré où il avait installé un fauteuil et une petite table pour poser son whisky. À travers le crachin, Bergen brillait de mille feux, ses lumières mouillées dédoublées dans les eaux noires du port, ses vénérables maisons de bois repoussant la laideur des structures métalliques de celui-ci.
Une fois assis, il sortit de sa poche le numéro de téléphone qu’il avait relevé sur Internet et avait noté sur un bout de papier. Pourquoi ne l’avait-il pas directement entré dans son répertoire ? Est-ce que cela ferait une différence si, un jour, on lui demandait des comptes ?
Il se concentra sur l’argent — il en avait besoin, un besoin urgent, il ne pouvait se permettre de jouer les jeunes filles effarouchées — et composa le numéro, le ventre noué.
Dans le refuge, elle fut réveillée par leurs halètements et leurs soupirs.
Elle avait mal au crâne, l’impression que tout tournait autour d’elle à une vitesse folle, bien qu’il régnât une obscurité presque totale. De nouveau, les halètements et les soupirs, dans le noir. Probablement la brune et ce connard de guide. Elle avait vu leur manège avant qu’ils sortent fumer. À la réflexion, les halètements émanaient d’une seule personne : un homme. L’autre demeurait silencieuse. Et ils étaient tout proches, à peine à quelques centimètres d’elle.
Tout à coup, elle eut peur. Envie de hurler. Mais pour qui la prendrait-on si elle réveillait tout le refuge pour rien ? Et puis, les halètements avaient brusquement cessé. Elle n’entendait plus rien, à part le bourdonnement du sang dans ses oreilles.
Est-ce qu’elle avait rêvé ?
Plus tard, Emmanuelle crut distinguer un autre bruit. Malgré sa fatigue — et à cause de la peur — elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il faisait noir, mais elle était sûre que quelqu’un bougeait là-bas, du côté de la cuisine. Quelqu’un qui se déplaçait sans bruit ou presque, furtivement, comme un voleur…
Pour ne pas les réveiller ou pour une tout autre raison ? Elle sentit son pouls s’accélérer. Il y avait quelque chose dans la façon de bouger de l’ombre qui la paralysait, la collait à son matelas. Comme si elle pouvait percevoir les ondes négatives qui en émanaient. Quelque chose de cauteleux, de dissimulé : d’hostile… Elle déglutit, se rendit compte que son estomac faisait des nœuds. Elle pensa au bruit qu’ils avaient entendu la veille au soir, à la brune persuadée d’avoir vu quelqu’un dehors. Elle s’enfonça un peu plus dans le matelas. En se disant qu’au réveil cette réaction lui paraîtrait ridicule, irrationnelle, infantile — imputable aux fantasmes de la nuit. Mais, pour autant, cela ne la rassura pas. Au contraire. Elle aurait voulu disparaître, ou réveiller les autres… Mais elle était incapable d’émettre le moindre son. Car, à présent, elle distinguait parfaitement l’ombre dans la grisaille — et l’ombre venait vers elle…
La main se plaqua sur sa bouche en même temps que quelque chose de pointu s’enfonçait dans son cou.
— Chut.
Elle renifla l’odeur métallique, âcre, de la main qui la bâillonnait. L’associa, bizarrement, à l’odeur d’un tuyau en cuivre : elle avait réparé elle-même la vieille tuyauterie de sa maison, elle connaissait cette odeur. Puis elle comprit que c’était l’odeur du sang qu’elle sentait, et qu’elle l’avait dans les narines : comme souvent quand elle était en proie à une émotion violente, elle saignait du nez.
La voix dans son oreille — mais encore plus chuintante, plus sifflante que précédemment :
— Si tu cries, si tu essaies de te débattre, je te tue. Et après je tue tous les autres.
Comme pour l’en convaincre, la pointe s’enfonça un peu plus dans son cou et elle ressentit la morsure de la lame. Elle eut l’impression qu’on posait une grosse dalle sur sa poitrine, qui l’empêchait de respirer. Elle entendit la fermeture du sac de couchage qu’on ouvrait, dans le noir.
— Tu vas sortir de là sans faire de bruit et te lever…
Elle essaya, elle voulut — mais ses jambes tremblaient tellement qu’elle trébucha et cogna son genou contre le banc de bois. Elle émit une petite plainte, un couinement. Aussitôt, il la rattrapa au vol et sa poigne broya son bras maigre à travers le pyjama.
— Tu te calmes, maintenant ! gronda-t-il à voix basse. Sinon tu vas crever !
Elle le voyait à présent assez distinctement dans la pénombre, sa silhouette toujours encapuchonnée. Il n’avait même pas dû se déshabiller, juste attendre que les autres dorment. Des ronflements s’élevaient des couchettes. Sous ses pieds nus le sol du refuge était glacé. Il la tenait par le bras.
— Allons-y.
Elle savait où ils allaient : dehors. Là où il pourrait la violer sans crainte d’être dérangé. Et après, est-ce qu’il allait la tuer ? C’était le moment de faire quelque chose. Il dut sentir sa résistance, car la lame s’enfonça de nouveau sur le côté gauche de son cou.
— Au moindre geste, au moindre cri, je t’égorge.
Elle songea, l’espace d’un instant, qu’elle était comme cette gazelle ou cet éléphanteau que les fauves réussissent à isoler du reste du groupe. Ne jamais sortir du cercle. Le froid extérieur traversa son pyjama d’hiver. Ses orteils se recroquevillèrent quand ses pieds s’enfoncèrent dans la neige et elle trembla encore plus violemment. Elle ne s’était jamais sentie aussi seule.
— Pourquoi vous faites ça ? demanda-t-elle.
Elle eut conscience de son ton plaintif, pleurnichard. Elle avait besoin de parler, de l’arrêter, peut-être, si elle parvenait à lui faire entendre raison…
— Pourquoi ? Pourquoi ?
— Ta gueule !
À présent qu’ils étaient dehors et que le vent chargé de flocons hurlait autour d’eux, il ne se gênait plus pour élever la voix.
— Ne faites pas ça ! Je vous en prie ! Je vous en supplie ! Ne me faites pas de mal !
— Tu vas la fermer !
— Je vous donnerai de l’argent, je dirai rien… Je veux bien vous…
Elle ne savait plus ce qu’elle racontait, un flot de paroles incohérentes, désordonnées.
— Tais-toi, merde !
Elle reçut un coup de poing au ventre qui lui coupa le souffle et elle tomba à genoux dans la neige, les poumons vidés. La bile remonta dans sa gorge puis redescendit, son abdomen la brûlait. Soudain, elle sentit qu’on la tirait par les pieds et elle tomba en arrière. L’arrière de son crâne heurta le mur de pierre du refuge et elle vit trente-six chandelles, se retrouva allongée sur le dos, ses fesses traçant un sillon dans la neige. Aussitôt l’homme fut sur elle. Elle sentit qu’il cherchait fébrilement à descendre le pantalon de son pyjama sur ses jambes et que la neige lui rentrait dans les fesses. Elle voyait ses yeux de bête fauve luire dans l’ombre de sa capuche, il avait mauvaise haleine et elle eut un haut-le-cœur. D’une main il appuyait la pointe froide du couteau sur sa gorge, lui bloquant presque la respiration ; de l’autre, il commença à se défaire.
Derrière lui, les bois étaient noirs mais ils bougeaient dans le vent.
Quand elle sentit la main de l’homme entre ses cuisses, elle se débattit, fit : « non, non, non, non ! » mais la pointe de la lame s’enfonça un peu plus, lui coupant à la fois le sifflet et la respiration. Elle demeura la bouche ouverte — et le type allait se pencher pour l’embrasser quand quelque chose se passa derrière lui. Tout d’abord elle n’aurait su dire ce que c’était, sinon que cela lui fit encore plus peur que le brûlé lui-même. Son œil perçut une ombre noire qui se détachait des autres ombres pour fondre sur eux, elle traversa l’espace qui les séparait des bois et grandit à une vitesse hallucinante. Son agresseur ne vit rien venir, ne comprit rien à ce qui se passait, n’eut pas le temps de réfléchir, encore moins de l’embrasser. L’ombre surgie des bois se jeta sur lui et se coucha presque sur son dos — comme si elle voulait à son tour le violer —, et elle vit une main gantée de noir avec, dans le prolongement de cette main, une arme dont le canon s’appuya sur la tempe droite du brûlé.
C’était la première fois qu’elle en voyait une en dehors des films, mais elle n’eut pas le moindre doute sur ce qu’elle voyait. Le cinéma et la télévision nous ont habitués à un monde que la majorité d’entre nous ne connaît pas : celui de la violence, des armes à feu et du sang versé.
— Qu’est-ce que… ? eut à peine le temps de dire le visage brûlé en sentant le poids d’un autre corps sur son dos.
L’instant d’après, l’univers entier bascula : une flamme jaillit entre le canon de l’arme et la cagoule et — BANG ! — une seule détonation, énorme, assourdissante, qui fit vaciller la nuit. Elle perçut la pression sur ses tympans, qui se mirent aussitôt à siffler. Le cou de son agresseur parut se briser, basculant sur le côté, comme celui d’une poule morte, et le sombre nuage de particules — sang, os, cervelle — jaillit à l’opposé de la capuche, semblable à un geyser noir, avant que le corps tout entier ne verse dans la neige, raide mort, la libérant de son poids. Cette fois, elle crut bien hurler, encore que, a posteriori, elle ne serait plus aussi sûre si son cri était sorti de sa gorge ou non. Ses tympans bourdonnaient comme si elle avait un essaim dans chaque oreille. Dans les aigus. L’ombre s’était déjà relevée, l’arme fumante à bout de bras.
Elle crut l’espace d’une seconde que l’ombre qui la toisait allait la tuer elle aussi. Au lieu de cela, elle disparut comme elle était venue.
Alors, cette fois, elle en était sûre : elle hurla.
L’énorme détonation et ses hurlements hystériques réveillèrent tout le refuge. Les uns après les autres, les occupants se redressèrent sur leurs couchettes, attrapèrent leurs anoraks et se précipitèrent dehors. D’abord, ils l’appelèrent et — comme elle ne répondait pas — ils firent le tour du refuge.
— Putain ! s’exclama le jeune guide qui fut le premier à les découvrir, elle, en pyjama, et le cadavre, et il fit un pas en arrière.
La neige buvait le sang, si bien que la flaque qui s’était formée sous le crâne du violeur n’était pas si étendue que cela : au contraire, la cervelle et le sang chauds avaient creusé une petite cuvette, un entonnoir presque vertical dans la neige fraîche.
Emmanuelle était parcourue de tremblements violents à cause du choc comme du froid ; la bouche grande ouverte, elle émettait à la fois des sanglots et des hoquets. On aurait dit qu’elle se noyait et cherchait de l’air. Le guide s’agenouilla auprès d’elle et la prit aux épaules.
— C’est fini, dit-il. C’est fini.
Mais qu’est-ce qui était fini ? Il n’avait pas la moindre idée de ce qui s’était passé, putain. De toute évidence, quelqu’un avait explosé le crâne de ce type. Il attira Emmanuelle à lui et la serra pour la rassurer et la réchauffer.
— C’est toi ? demanda-t-il doucement. C’est toi qui as fait… ça ? Qui as tiré ?
Elle secoua vigoureusement la tête en signe de dénégation, sans cesser de hoqueter et de sangloter contre lui, incapable d’articuler un mot. Les autres les entouraient à présent. Ils regardaient tour à tour le cadavre et Emmanuelle, et aussi les bois, avec des yeux d’animaux apeurés.
— Il ne faut toucher à rien, dit soudain Beltran. Et il faut appeler la police.
Il sortit son portable, regarda l’écran.
— Merde, j’ai pas de réseau. Ça passe pas.
— Utilise le téléphone de secours dans le refuge, lui répondit le jeune guide, toujours à genoux, en levant la tête vers lui — puis il reporta son attention sur Emmanuelle.
— Tu peux te lever ?
Il l’aida à se redresser, la soutint, car les jambes d’Emmanuelle tressautaient et menaçaient de se dérober sous elle. Ils contournèrent soigneusement le cadavre, l’angle du mur, et il la ramena à l’intérieur, où les deux autres s’étaient déjà réfugiés.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda la brune, avec le plus de douceur possible dans la voix.
— Tu… Tu avais… raison : il y avait bien… quelqu’un.
Les dents d’Emmanuelle claquaient bruyamment.
— Oui. Il est là-dehors, dit le jeune guide en frémissant. Et en plus, il est armé.
Les premières lueurs du jour teintaient de rose le ciel entre les sommets des montagnes et les nuages quand les TIC[7] de la gendarmerie nationale apparurent enfin, en même temps que les gens de la Section de recherche. Le capitaine Saint-Germès ne fut pas mécontent de voir les phares clignoter entre les arbres : il avait effectué les premières constatations, isolé le périmètre avec son équipe avec la peur au ventre. Celle de foirer. Ce n’était pas tous les jours que la brigade de gendarmerie de Saint-Martin-de-Comminges se voyait confier une mission de cette nature.
L’air matinal était froid et vif, il piquait les joues et embaumait les sapins. Le ciel s’éclaircissait rapidement à présent, et chaque détail des montagnes sortait de l’ombre. Il regarda le cortège approcher en cahotant sur la neige. Cinq véhicules, dont un fourgon au toit surélevé dans lequel il reconnut le laboratoire ambulant de la Section de recherche de Pau. Saint-Germès n’avait encore jamais vu un débarquement pareil. Comme tout le monde ici, il avait entendu parler des événements de l’hiver 2008–2009 — ils faisaient partie de la légende locale, et les anciens aimaient à les évoquer, surtout à l’approche de l’hiver — mais, à l’époque, il n’était pas encore en poste. C’était son prédécesseur, le capitaine Maillard, qui avait géré toute l’affaire avec la SR de Pau et le SRPJ de Toulouse. Maillard avait été muté, comme bon nombre des gendarmes présents à l’époque. Depuis, c’était la première mort violente à laquelle le service était confronté. Ce qui s’était passé cette nuit ? Il n’en avait pas la moindre idée. Tout cela était extrêmement confus. Un chaos total. Les auditions des témoins n’avaient fait qu’ajouter à la confusion. Ce qui s’en dégageait n’avait aucun sens : un randonneur qui avait traîné l’une des filles du groupe dehors pour la violer dans la neige à 3 heures du matin et une ombre surgie de nulle part qui lui avait tiré dans la tempe avant de disparaître. Ça n’avait ni queue ni tête.
Les véhicules se garèrent devant le refuge et Saint-Germès vit plusieurs membres de la Section de recherche en descendre. Celui qui allait en tête était un type à lunettes et à la mâchoire carrée. Il portait comme les autres un gros pull sous son gilet tactique plein de poches. Ses yeux bleu clair détaillèrent Saint-Germès à travers les verres de ses lunettes tandis qu’il s’avançait vers lui, et il broya consciencieusement la main du capitaine dans la sienne.
— C’est où ?
— Voyons voir. Elle dit que la victime l’a entraînée dehors pour la violer sous la menace d’un couteau et qu’un type a surgi des bois et lui a tiré une balle dans la tête, c’est bien ça ?
— C’est exact.
— Je n’ai jamais rien entendu d’aussi absurde, conclut le type aux yeux bleus qui s’appelait Morel.
— Pourtant on a bien retrouvé le couteau, objecta Saint-Germès qui détestait déjà le bonhomme et ses grands airs.
— Et après ? Elle a très bien pu le mettre là elle-même. Il faut vérifier si cette fille a des antécédents psychiatriques, si elle est inscrite à un club de tir, si elle a déjà eu des problèmes relationnels avec les mecs et si elle et la victime se connaissaient avant la randonnée. Toute cette histoire ne tient pas la route.
Sous-entendu : « Vous avez mal auditionné les témoins. »
Saint-Germès haussa les épaules : ce n’était plus son problème. Il observa le maelström autour d’eux. Des câbles électriques couraient un peu partout, les lampes avaient été allumées, elles illuminaient la scène de crime et le refuge a giorno comme s’il s’agissait d’un putain de monument historique. Leur halo brillant butait sur le mur des sapins couverts de neige ; il soulignait chaque pierre, chaque ardoise du toit, chaque trace, chaque branche, chaque silhouette. Les techniciens en combinaison blanche se confondaient presque avec la neige, comme s’ils avaient revêtu des tenues de camouflage. Ils allaient et venaient autour d’eux, pelletaient la neige, effectuaient des relevés d’empreintes et de résidus de tir, des prélèvements biologiques, prenaient des mesures, s’interpellaient… Une impression de chaos trompeuse : chacun savait ce qu’il avait à faire. Drôle de métier, songea le capitaine, ils s’étaient levés ce matin, avaient pris leur petit déjeuner à l’arrache en sachant qu’un cadavre et un nouveau témoignage de l’infinie violence de l’humanité les attendaient. Accroupi devant la tête de la victime, le légiste leva la sienne vers eux et abaissa son masque bleu sur son menton, une petite lampe au xénon à la main.
— La balle a pénétré la boîte crânienne et est ressortie, mettant fin aux fonctions vitales. Le type n’a pas eu le temps de sentir quoi que ce soit. Comme si on tournait un interrupteur. On/Off. Apparemment, ce n’était pas la bonne année pour lui, ajouta-t-il en montrant de son doigt ganté les marques de brûlures autour de la bouche et sur une joue, à peine cicatrisées. Compte tenu de la température à peu près constante au cours de la nuit, je dirais que ça s’est passé entre 3 et 5 heures du matin.
Ce qui confirmait les témoignages.
— Il y a des traces de pas ici qui ne correspondent ni aux chaussures de la victime ni à la pointure de la femme, leur lança un technicien un peu plus loin. Quelqu’un est sorti du bois, s’est approché d’eux et est reparti par le même chemin. (Il montrait les traces du doigt.) Et il a couru à l’aller : la pointe est nettement plus enfoncée que le talon. Ensuite, il est resté planté là sans bouger : les traces sont uniformes. Il s’est tourné vers lui (il désignait le cadavre) et il est reparti par là, d’où il est arrivé. Sans courir, cette fois.
Saint-Germès jeta un coup d’œil à Morel, qui ne moufta pas.
— La brigade cynophile, lança celui-ci, elle est où ?
— Elle arrive, répondit quelqu’un.
— Hé ! venez voir ! les héla une autre voix à quelques mètres de distance.
Ils se tournèrent vers un technicien qui manipulait une caméra thermique. Thermographie infrarouge, songea Saint-Germès. Il vit le technicien poser la caméra à côté de lui, sortir une pince de sa combinaison et s’accroupir en leur faisant signe d’approcher. L’homme se redressa. Il tenait une douille percutée au bout de sa pince, dans sa main gantée de bleu. La douille — puisqu’un seul projectile avait été tiré.
— C’est quoi ? demanda aussitôt Morel.
Le technicien fit glisser son masque bleu sur son menton, comme le légiste avant lui. Il fronçait les sourcils d’un air perplexe.
— Munition expansive, répondit-il.
Saint-Germès tiqua. La vente des munitions expansives était interdite en France, sauf pour les chasseurs, les tireurs sportifs — et les flics…
— C’est du 9 para, ajouta le technicien en la faisant tourner lentement devant ses yeux, l’air de plus en plus préoccupé. Capitaine…, dit-il soudain d’une voix altérée.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Morel.
— Il y a que c’est une Speer Gold Dot, putain de merde…
— Vous en êtes sûr ?
Le TIC hocha lentement la tête. Saint-Germès et Morel échangèrent un regard. Tiens, tiens, cette fois Morel avait perdu de sa superbe. Il sent venir les emmerdes, se dit Saint-Germès. Pas bon ça. Pas bon du tout. Il n’y avait quasiment qu’une seule catégorie de personnes en France pour tirer des Speer Gold Dot : les flics et les gendarmes.
— Vous dites que la victime vous a entraînée dehors sous la menace d’un couteau pendant que les autres dormaient ?
— Oui.
— Qu’elle vous a donné un coup de poing et vous a allongée dans la neige dans l’intention de vous… violer ?
— Oui.
— Qu’elle s’est allongée sur vous et a descendu le pantalon de votre pyjama ?
— Oui.
— Et que c’est à ce moment-là que quelqu’un a surgi des bois avec une arme et a tiré sur elle ?
— C’est ça.
— En lui plaçant le canon de son arme sur la tempe ? Comme ça ?
Il fit le geste.
— Oui.
— Il était relou, dit Beltran. Il avait un air… je ne sais pas… malsain. Un regard carrément bizarre. Flippant même. Ouais…
— Ça se voyait que ce type était dingue, dit la brune. On aurait dû davantage se méfier. Quand je pense à ce qu’Emmanuelle a… (Un sanglot.) Mon Dieu ! Je leur avais bien dit qu’il y avait quelqu’un dehors. Ils n’ont pas voulu me croire.
— Il s’est inscrit à la randonnée comme tous les autres, expliqua le jeune guide. Ce sont tous des curistes. Ils sont aux thermes de Saint-Martin. Chacun est là pour des raisons différentes. J’ai un peu hésité. Il avait été victime d’une grave électrocution, il avait suivi une rééducation, je me demandais s’il avait la condition physique. Mais il a insisté pour participer à la randonnée. Alors, vous comprenez, un type comme ça, avec ce qu’il avait traversé — je n’ai pas eu le courage de dire « non ».
— Alors ? demanda Saint-Germès à l’issue de la deuxième salve d’auditions.
Morel lui lança un regard par en dessous.
— Tout colle, admit-il à contrecœur.
— Vous voulez dire par rapport à ce que je vous ai dit ?
Pas de réponse. Saint-Germès hésita à poser la question suivante.
— Vous croyez ? Vous croyez que c’est un… flic qui a fait ça ?
Toujours pas de réponse.
Kirsten prenait son petit déjeuner en terrasse place du Capitole malgré le froid — au moins, il ne pleuvait pas —, un petit déjeuner français : café crème, croissants, jus d’orange, lorsqu’elle vit Servaz approcher à travers l’esplanade. Elle comprit aussitôt que quelque chose s’était passé.
Et qu’il n’avait pas beaucoup dormi.
Il avait ce qu’il est convenu d’appeler la tête des mauvais jours, bien qu’elle l’eût rarement vu sourire depuis leur première rencontre dans le bureau du directeur de la PJ.
Et, à l’évidence, quelque chose le turlupinait.
Quand il s’assit sur la chaise en face d’elle, elle se rendit compte que c’était plus grave que ça : il avait l’air déboussolé. On aurait dit un enfant qui a perdu ses parents dans la foule.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle en anglais.
Il paraissait avoir grandement besoin d’une tasse de café, aussi en commanda-t-elle deux nouvelles au garçon. Martin tourna son regard vers elle, et elle eut l’impression qu’il la regardait sans la voir, qu’en cet instant elle était transparente. Puis, d’un timbre atone, il lui raconta non seulement les événements de la nuit, mais ce qui s’était passé avant l’arrivée de la Norvégienne à Toulouse.
— Pourquoi tu ne m’as pas demandé de venir avec toi cette nuit ? lui demanda-t-elle quand il eut terminé.
— Parce que ça n’a rien à voir avec la raison de ta venue à Toulouse.
— Tu en as parlé à Stehlin ?
— Pas encore.
— Hmm. Mais tu vas le faire ?
— Oui.
Le serveur s’approcha avec leurs cafés et elle vit que sa main tremblait quand Martin porta la tasse à ses lèvres, au point que des gouttes de café tombèrent sur la table et sur ses cuisses.
— Alors comme ça, tu es resté dans le coma pendant tout ce temps ? C’est à cause de ça que je t’ai trouvé un peu… bizarre au début ?
— Possible.
— Merde alors, c’est une putain d’histoire.
Il ne put s’empêcher de sourire.
— Je te l’accorde.
— Martin…
— Oui ?
— Tu dois me faire confiance, et surtout je voudrais que tu me considères comme une partenaire, pas seulement comme une policière venue du froid et qui ne parle pas un mot de français. Tu m’entends ?
Cette fois, il sourit franchement tandis qu’elle le regardait sévèrement, car il savait que cette sévérité cachait une affection nouvelle.
— Martin, putain, tu es allé là-bas en pleine nuit sans prévenir personne, nom de Dieu !
Stehlin avait l’air sur le point d’exploser. Littéralement. Une veine grosse et sinueuse était apparue sous la peau de sa tempe gauche et son visage avait la couleur d’une pastèque.
— Je n’avais pas le choix, se disculpa Servaz. Il a menacé de s’en prendre à Margot.
Ce n’était pas exactement ce que Jensen avait fait, mais passons.
— Si, tu l’avais ! aboya le directeur de la PJ avec quelques postillons en prime. Tu aurais dû nous prévenir. Merde alors, on aurait envoyé quelqu’un à ta place !
— Je voulais savoir ce qu’il avait à me dire.
— Ah bon ? Excuse-moi, mais il me semble que ce type t’a baladé et que tu n’es pas plus avancé, corrige-moi si je me trompe.
Servaz ne répondit pas.
— Le problème, c’est que si les bœufs l’apprennent, tu vas être dans la merde, et moi avec, poursuivit le directeur.
On y vient, songea-t-il.
— Pourquoi est-ce qu’ils l’apprendraient ? Qui va le leur dire ? Jensen ? Il va leur expliquer qu’il s’est amusé à me faire courir dans la nuit et qu’il m’a parlé de ma fille au téléphone ?
Stehlin jeta un coup d’œil prudent à Kirsten, comme si sa présence l’empêchait de dire certaines choses.
— Martin, on n’a pas le choix : tu dois faire un rapport et Florian Jensen doit être auditionné. Et, à ton avis, qu’est-ce qu’il va dire ?
— Pas la moindre idée.
— Toute cette histoire ne me plaît pas.
— À moi non plus.
— Tu crois que c’est du bluff, pour ta fille ?
— J’en sais rien. Ce type m’en veut. Il pense que s’il s’est pris cette décharge et s’il a cette tronche aujourd’hui, c’est à cause de moi.
— Tu veux que je mette quelqu’un sur ta fille ?
Servaz hésita. Il pensa à Hirtmann.
— Oui, finit-il par dire. Pas seulement à cause de Jensen. Si Hirtmann est dans le coin, je ne tiens pas à ce que Margot finisse comme Marianne Bokhanowsky. Le temps de la convaincre de rentrer au Québec. Là-bas, elle sera en sécurité.
À Vienne, Bernhard Zehetmayer contemplait par une fenêtre les jardins du musée du Belvédère que la pluie balayait. Ils descendaient en pente douce vers la Rennweg, ponctués de haies taillées, de bassins et de sculptures. Sur la grande terrasse, les mystérieux sphinx affichaient comme chaque jour un sourire différent pour chacun, insensibles à la pluie qui déferlait. C’était la Vienne qu’il aimait, cette Vienne éternelle qui avait à peine changé depuis Canaletto. Indifférente aux modes, à la décadence, à l’avilissement des mœurs et à la laideur qui, selon lui, gouvernaient le monde moderne. Cependant, il semblait au directeur d’orchestre que quelques motifs d’espoir s’étaient fait jour dernièrement : partout en Europe, un mouvement de fond se levait qui n’allait pas tarder à restaurer les anciennes valeurs, un mouvement irrésistible qui ne faisait que grandir d’année en année. Ici même, en Autriche, un candidat de la réaction n’était pas passé loin de la victoire la semaine précédente. Il ne l’aimait pas plus qu’il aimait ce crétin d’écologiste qui l’avait emporté au terme d’un interminable processus électoral de trois cent cinquante jours de campagne, mais il savait que l’heure viendrait où les forces de la réaction s’imposeraient un peu partout en Europe — et il attendait ce jour avec impatience.
Zehetmayer se retourna.
Une foule d’anoraks se pressaient en s’égouttant sur les planchers du musée. Venus pour la plupart admirer les œuvres mineures de Klimt. Une telle dévotion pour un vulgaire décorateur d’intérieur. Quel tas d’imbéciles. Encore un Gustav. Mais un gnome à côté de l’autre… Au Baiser de Klimt, il préférait de loin Mort et Jeune Fille de Schiele. Schiele, au moins, ne saupoudrait pas ses tableaux de confettis dorés, de poudre aux yeux et d’artifices à peine dignes d’une affiche de cabaret. Son trait était cru, sans fioritures, brutal, souverain. Les dernières œuvres de Schiele avaient été des dessins de sa femme Édith, enceinte de six mois et agonisante, sur son lit de mort, exécutés avant qu’il soit lui-même emporté par la grippe espagnole trois jours plus tard. Il fallait en avoir, bon Dieu… Que Klimt fût devenu l’artiste le plus emblématique de Vienne montrait à quel point cette ville était tombée bas.
Il vit la silhouette courte et ramassée de Wieser approcher dans la foule.
Tout ce cinoche, ces rencontres dans des lieux publics commençaient à le fatiguer. Ils auraient aussi bien pu se parler dans un café, non ? Qui, sacrebleu, se serait intéressé à leur conversation ? Cependant, les nouvelles qui venaient de lui arriver dissipaient sa mauvaise humeur.
— Salut, dit Wieser en parvenant à sa hauteur. Du neuf ?
Le milliardaire non plus ne semblait pas ravi d’être là. Zehetmayer réprima un mouvement d’humeur. Qu’est-ce que Wieser croyait ? Qu’il avait du temps à perdre ? Qu’il faisait ça pour s’amuser ? Ou pour lui demander des nouvelles de cette pétasse que Wieser s’apprêtait à épouser en quatrièmes noces — histoire de se faire plumer une nouvelle fois mais, après tout, c’était son fric… ?
— On a retrouvé la trace de Gustav, dit-il.
Wieser tressaillit.
— L’enfant ?
Zehetmayer haussa les épaules avec agacement. Non : Gustav Klimt, connard.
— Il a séjourné dans le Sud-Ouest de la France, dans une petite ville de montagne. Il est même allé à l’école là-bas, jusqu’à l’été dernier.
— Comment on sait que c’est lui ?
— Il n’y a pas le moindre doute : la directrice a reconnu sa photo, et il portait le nom de ce policier qui semble obséder Hirtmann.
— Quoi ? Je ne comprends pas.
Ça ne m’étonne pas, pensa l’Empereur.
— L’important, c’est qu’on se rapproche, dit Zehetmayer en s’efforçant de garder son calme. On n’a jamais été aussi proches, en vérité. C’est une chance unique. Il est probable qu’Hirtmann rendra visite à l’enfant dès qu’il le pourra. Si nous retrouvons sa trace, nous saurons où, tôt ou tard, le Suisse apparaîtra. Cette fois, il faut mettre le paquet. Cet enfant, c’est un cadeau du ciel.
— Vous avez vu son visage ?
Emmanuelle Vengud fronça les sourcils. Morel la vit fouiller dans sa mémoire.
— Il portait une capuche comme… comme l’autre, répondit-elle après un temps de réflexion. Et il faisait sombre. Je n’ai pas vu grand-chose. Mais je l’ai aperçu, oui, dans l’ombre de sa capuche… Vous comprenez, il était très proche et…
— Quel âge vous lui donneriez ?
De nouveau, elle hésita.
— Dans les quarante-cinquante, je dirais… Pas un jeune, en tout cas.
— Blond, brun ?
— Il portait une…
— … capuche, oui, je sais, dit-il d’un ton compréhensif mais néanmoins impatient. Vous ne connaissez rien aux armes ?
— Non. Rien du tout.
Il soupira et pianota quelque chose sur son clavier.
— Attendez, dit-elle.
Morel releva les yeux.
— J’ai cru voir quelque chose…
Le ton de la voix le mit aussitôt en alerte. Il fit pivoter son siège et acquiesça discrètement pour ne pas la distraire de ses pensées.
— En rapport avec l’arme, je veux dire.
— Oui ?
— Je crois qu’il portait un étui… Je l’ai aperçu quand il s’est relevé et qu’il s’est penché vers… la victime.
— Un… Un étui ?
Morel eut la sensation d’avoir reçu un coup de poing. Il respira un bon coup, fit craquer les jointures de ses doigts croisés.
— Oui. Là, sur la hanche, ajouta-t-elle en lui montrant l’emplacement.
Cette fois, Morel blêmit.
— Vous êtes sûre ?
Il eut conscience que le ton de sa voix l’avait alertée à son tour.
— Pourquoi, c’est important ?
— Plutôt, oui, répondit-il.
— Oui, j’en suis sûre. Il avait un étui attaché à la ceinture, à cet endroit.
Seigneur !
— Un instant, s’il vous plaît.
Il décrocha son téléphone.
— Mon colonel, dit-il après quelques secondes d’attente, ici le capitaine Morel, il faut que je vous parle, mais pas au téléphone. Le plus vite possible.
Puis il se tourna vers la jeune femme.
— On va essayer d’établir un portrait-robot. Avec capuche, précisa-t-il. Ne vous inquiétez pas, ne vous mettez pas la pression : c’est juste pour faire ressurgir quelques souvenirs enfouis, d’accord ? On ne sait jamais. Peut-être que vous en avez vu plus que vous ne le pensez.
Stehlin était très pâle quand il raccrocha. Il venait d’appeler la gendarmerie de Saint-Martin pour leur demander de mettre Jensen en garde à vue. D’un commun accord, ils avaient finalement décidé que Servaz ferait un rapport : il mentionnerait l’appel de Jensen et sa menace indirecte concernant Margot — mais il nierait si celui-ci prétendait avoir vu Servaz à Saint-Martin. Après tout, il n’y avait pas de témoin. Le seul danger venait du portable de Martin, qui avait dû activer quelques bornes sur son passage, mais Stehlin estimait qu’aucun avocat n’obtiendrait une réquisition sur le seul témoignage de son client.
C’était un risque à courir. Un risque faible. Et si cela arrivait, Stehlin se couvrirait en disant qu’il n’était pas au courant. Servaz avait accepté le deal.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda ce dernier en voyant la tronche du directeur.
À présent, celui-ci le regardait comme s’il avait en face de lui un étranger. Un mystère. Servaz eut la sensation qu’on lui injectait un liquide froid dans la moelle épinière. De toute évidence, le directeur de la PJ réfléchissait à toute vitesse, mais il ignorait à quoi.
— Qu’est-ce qu’ils ont dit ?
Stehlin parut se réveiller. Il dévisagea tour à tour Servaz, Kirsten, et de nouveau Servaz.
— Jensen est mort. Quelqu’un lui a tiré dessus. Cette nuit. En pleine tête, à bout touchant. Ils pensent que c’est un flic.