Par la suite personne ne serait capable d’expliquer comment la nouvelle avait pu fuiter si vite. Est-ce que la fuite venait de la gendarmerie, du parquet ou de la police ? Pourtant, avant la fin de la journée, la rumeur avait fait le tour des services, s’était enrichie d’un certain nombre de variantes avec toutefois un substrat commun : en gros, un flic avait fumé cette petite merde de Jensen alors qu’il s’apprêtait à commettre un nouveau viol.
Comme dans ces BD Marvel ou DC Comics où des justiciers masqués surgissent in extremis de la nuit pour venir à la rescousse des bons citoyens de Gotham ou de NYC.
Dans certaines versions, le viol était consommé, dans d’autres pas. Jensen avait été buté d’une balle dans la tête, ou bien dans le cœur, ou encore — dans une variante des plus audacieuses — le justicier-flingueur lui avait d’abord explosé les couilles. Tout le monde s’accordait pour dire que personne sur cette terre — à part peut-être sa vieille mère — ne pleurerait la mort de cette ordure et qu’elle rendrait sans doute l’air plus respirable et les chemins plus sûrs pour nombre de femmes de la région, néanmoins l’inquiétude grandissait dans les rangs des forces de l’ordre, car le justicier (personne ou presque n’employait le mot « assassin ») était un des leurs et la police des polices allait s’en donner à cœur joie.
Et puis, un autre nom revenait dans toutes les conversations.
Servaz.
Aucun flic de Toulouse n’ignorait ce qui s’était passé sur le toit de ce wagon, ni le coma du chef de groupe après que Jensen lui eut tiré dessus. Et il ne fallut que quelques heures pour que les hypothèses les plus hardies commencent à circuler. Mais personne au sein du SRPJ n’était plus inquiet et plus perturbé que le commissaire divisionnaire Stehlin. Il ne cessait de se repasser cette conversation qu’il avait eue avec Martin lorsque celui-ci était sorti du coma et lui avait fait part de sa conviction que c’était Florian Jensen qui avait tué la femme de Montauban. Cette histoire ridicule de chat blanc auquel il manquait une oreille.
Et puis, il ne lui avait pas échappé non plus que Martin avait changé depuis son coma. Cela n’avait du reste échappé à personne — même si on évitait d’en parler. Du moins devant lui, car il était sûr que, par-derrière, les langues se déliaient. Si vous voulez garder un secret, évitez de le confier à un flic. Quelque chose s’était passé pendant ce coma, quelque chose qui avait fait que l’homme ressorti du CHU de Rangueil n’était pas le même que celui qui y était entré. Se pouvait-il que cet homme fût devenu un assassin ? Stehlin avait du mal à le croire — mais le doute ne le quittait jamais complètement, et le doute est un poison bien plus redoutable que toutes les certitudes, même négatives.
Stehlin savait que jamais le Martin d’avant n’aurait pu commettre un tel acte. Mais celui d’aujourd’hui ?
Il avait lu quelque part qu’armés d’un scanner et d’un ordinateur, des scientifiques avaient pu décoder les signaux cérébraux émis par plusieurs sujets et reconstituer les images du film qu’ils visionnaient, que d’autres savants avaient mis au point une interface cerveau-ordinateur qui permettait de reconstituer de la même façon les mots lus par un sujet. « Notre prochaine étape sera de décoder les mots lorsque les gens les imaginent », avait déclaré l’un de ces chercheurs. On était tout près de pouvoir lire dans les pensées… Un cauchemar absolu : une vie sans secrets, sans possibilité de mentir, de dissimuler. Sans le mensonge ou du moins quelques arrangements avec la vérité, la vie deviendrait vite insoutenable. Mais ce serait un sacré progrès pour la police. Sauf qu’on pourrait bientôt remplacer les enquêteurs par des machines et des techniciens. Ce jour-là, pourtant, Stehlin aurait bien aimé disposer d’une telle technologie.
Il se sentait fatigué et inquiet lorsqu’il quitta l’hôtel de police en fin de journée. Il avait rendez-vous au tribunal de grande instance pour une de ces innombrables réunions grâce auxquelles l’administration française se donne l’illusion du mouvement. En émergeant du parking du SRPJ et en filant le long de l’avenue de l’Embouchure avant de franchir le canal du Midi en direction des boulevards, il sentit le poison du doute ressurgir. Quelle part de vérité et quelle part de mensonge y avait-il dans le récit de Servaz ? Une chose était sûre : celui-ci s’était bien rendu à Saint-Martin-de-Comminges cette nuit. Il avait approché Jensen. Et cette même nuit, quelques heures plus tard, ce dernier avait été abattu par une arme de flic.
Personne au sein du SRPJ n’était plus inquiet et plus perturbé que le commissaire divisionnaire Stehlin — à part peut-être Vincent Espérandieu et Samira Cheung. Comme tout le monde, ils avaient entendu la rumeur. Jensen fumé, Martin qui l’avait rencontré, seul, la même nuit. Ils partageaient le même bureau et, depuis que la rumeur était parvenue jusqu’à eux, ils évitaient soigneusement de prononcer le moindre mot. Mais elle n’en occupait pas moins la moindre de leurs pensées.
Finalement, ce fut Samira qui se racla la gorge.
— Tu crois qu’il a pu le faire ?
Espérandieu écarta de ses oreilles les écouteurs dans lesquels M83 déployait ses dentelles sonores.
— Quoi ?
— Tu crois qu’il a pu le faire ?
Il lui lança un regard noir.
— Tu plaisantes.
— J’en ai l’air ?
Espérandieu fit pivoter son siège.
— Putain, Samira ! C’est de Martin qu’on parle, là !
— Je le sais très bien, s’énerva-t-elle. La question c’est : de quel Martin, exactement ? celui d’avant le coma ou celui d’après ?
Il balaya l’argument d’un geste et se retourna vers son écran.
— Laisse tomber. J’ai pas envie d’entendre.
— Me dis pas que tu l’as pas remarqué…
Il soupira. Fit de nouveau volte-face.
— Remarqué quoi ?
— Qu’il a changé…
— …
— Il nous calcule même plus…
— Laisse-lui le temps. Il vient à peine de reprendre du service.
— Et cette nana, qu’est-ce qu’elle fout là ?
— La Norvégienne ? T’as entendu comme moi.
— N’empêche qu’il n’y en a plus que pour elle, me dis pas que tu l’as pas remarqué ça aussi.
— T’es jalouse ?
Il vit Samira se rembrunir.
— Putain, qu’est-ce que tu peux être con parfois. Tu ne trouves pas bizarre qu’il fasse plus confiance à une étrangère qu’à nous ?
— Je sais pas…
Samira secoua la tête.
— Ça me fout les boules, ça me fout vraiment les boules. Même si c’est pas lui, ils vont tout lui mettre sur le dos, putain. C’est couru d’avance.
— Sauf si on trouve qui a fait ça, rétorqua Vincent.
— Ah oui ? Et comment on fait ça ? Et si on découvre que c’est lui ?
Le lendemain, Olga Lumbroso, substitut du procureur près le tribunal de grande instance de Saint-Gaudens, affichait un visage harassé. Elle ne cachait pas sa lassitude. Une affaire pareille, c’était le rêve de tout juge d’instruction — mais justement la magistrate qui officiait en tant que tel au TGI de Saint-Gaudens ne l’était pas. Lumbroso venait d’écouter le gendarme assis en face d’elle et de lire son rapport et, selon elle, la jeune juge qui s’occupait ordinairement des affaires familiales n’avait pas les épaules pour s’occuper de ça. Elle avait été déléguée à l’instruction en l’absence d’un véritable magistrat instructeur. Lors de la réouverture du tribunal en 2014, un grand quotidien régional avait titré triomphalement sur « le retour de la justice en Comminges », mais depuis, le petit tribunal faisait avec les moyens du bord.
Onze fonctionnaires en tout et pour tout. Et la charge de travail ne cessait de croître ; les dossiers s’entassaient et on se les répartissait tant bien que mal. Et voilà que leur tombait dessus cette histoire XXL.
— Un policier, vous dites ?
— Ou quelqu’un qui veut se faire passer pour tel, nuança Morel. Mais cette hypothèse est assez peu vraisemblable : qui dispose de telles munitions et porte un étui sur la hanche à part un fonctionnaire de police ?
— Ou de gendarmerie, fit-elle observer.
— Oui.
Morel se referma un peu. La femme qui lui faisait face se replongea dans le rapport. Morel nota qu’elle avait la marque plus claire d’une alliance à l’annulaire gauche, mais que l’alliance avait disparu. Il ignorait que la surcharge de travail et l’investissement du procureur dans le sien avaient eu raison de son mariage. Et que les statistiques des divorces au TGI de Saint-Gaudens étaient assez stables : autour de cent soixante par an, avec une mystérieuse baisse en 2002.
— Et il a surgi de la forêt à 3 heures du matin par plusieurs degrés au-dessous de zéro pour tirer sur ce type, Jensen, avant de s’évanouir dans la nature ?
Elle avait lu cette partie du rapport comme elle aurait lu un conte de Perrault à son fils.
— Je sais, je sais… J’ai pensé comme vous : dit comme ça, ça a l’air insensé. Mais c’est pourtant ce qui s’est passé.
— Une sorte de foutu justicier nocturne, en somme. Comme dans un de ces films à la con. Qui intervient en plein milieu d’un viol… Rien que ça.
Elle n’aurait pu être plus ouvertement sceptique.
— Il n’avait pas de cape ni de justaucorps de couleur vive, au moins ?
Morel ne releva pas. Il se souvint de sa propre attitude quand le capitaine Saint-Germès lui avait exposé les faits. Et l’humour n’était pas son fort.
Elle referma la chemise et posa fermement ses mains tavelées dessus comme si elle pouvait se rouvrir contre sa volonté.
— C’est du ressort de la cour d’appel, trancha-t-elle. Nous n’avons pas les moyens techniques ni humains pour gérer un dossier pareil ici. Je vais appeler Cathy d’Humières à Toulouse. À mon avis, ils vont saisir l’IGPN et l’IGGN.
L’Inspection générale de la police nationale et celle de la gendarmerie. Les polices des polices. Morel acquiesça prudemment. Cette affaire sentait le soufre, la merde et les ennuis. Des emmerdes XXL elles aussi. Le substitut en face de lui en était bien conscient.
— Combien de personnes sont au courant pour l’arme et l’étui ?
— Trop, répondit-il. Il y avait un paquet de monde sur la scène de crime. On a essayé de limiter les dégâts, mais impossible de dire qui a capté quoi.
Il la vit se renfrogner.
— Donc, tôt ou tard, ça va fuiter dans la presse. (Elle saisit son téléphone.) Il faut faire vite. Au moins montrer qu’on n’a pas été pris de court, et qu’on a agi tout de suite…
Elle suspendit son geste une seconde.
— Mais, de toute façon, ne nous faisons pas d’illusions : l’ouragan approche et il va tout emporter. Un flic qui joue les justiciers la nuit, quel merdier : la presse va s’éclater.
À Toulouse, Cathy d’Humières déjeunait aux Sales Gosses d’un œuf parfait et d’une souris d’agneau quand son téléphone sonna dans son sac à main. Qu’avait dit son horoscope déjà ? « Vous allez devoir prendre une décision en urgence. Assurez-vous que vous disposez de toutes les cartes. »
La présidente du TGI de Toulouse croyait dur comme fer aux astres et, dans la mesure du possible, faisait le thème astral de tous ceux qu’elle côtoyait dans le cadre de son travail, des magistrats aux flics. Elle était partie d’en bas, avait gravi tous les échelons, substitut, premier substitut, procureur adjoint, en commençant par le parquet de Saint-Martin-de-Comminges, où l’affaire du cheval décapité et celle de la colonie de vacances lui avaient valu une notoriété passagère. Mais Saint-Martin était un bien trop petit parquet, bien trop éloigné des feux de l’actualité pour son ambition dévorante, et elle s’était hissée en quelques années à la tête du parquet de Toulouse, une tâche plus à la mesure de son appétit.
Physiquement, elle était presque un cliché : visage sévère, profil d’aigle, regard étincelant, bouche mince et menton volontaire. La plupart de ceux qui ne la connaissaient pas la trouvaient intimidante, ceux qui la connaissaient l’admiraient ou la craignaient, souvent les deux à la fois. Il existait une troisième catégorie : ceux qu’elle avait humiliés — pour l’essentiel des incompétents et des intrigants — et qui la détestaient.
Cathy d’Humières sortit son téléphone et écouta le substitut de Saint-Gaudens sans prononcer un mot. Quand Olga Lumbroso eut terminé, elle dit simplement :
— Très bien, faites-moi parvenir le dossier.
Une ride supplémentaire était apparue sur son front.
— Votre dessert préféré ? lui proposa le serveur.
Il s’agissait d’un mélange de banoffee pie et de feuillantine avec de la glace au Carambar.
— Non, pas cette fois. Un double expresso. Non : triple. Merci. Et si vous avez une aspirine…
— Vous avez mal à la tête ?
Elle sourit devant la perspicacité du jeune homme.
— Pas encore. Mais ça ne va pas tarder.
Dans Le Principe de Lucifer[8], Howard Bloom, un ancien publicitaire devenu spécialiste des comportements de masse, a émis l’hypothèse que mère Nature est une chienne sanglante et que la violence et le mal font partie intégrante de son plan, que, dans un monde évoluant vers des formes toujours supérieures de complexité, la haine, l’agression et la guerre sont des moteurs et non des freins à cette évolution. Dans ce cas, songea Cathy d’Humières, qui gardait toujours le livre de Bloom sur ses étagères, l’évolution devait connaître ces derniers temps un sacré coup d’accélérateur. À Toulouse, par exemple, la violence avait atteint un seuil inquiétant avec trois mille cinq cents procédures au cours de l’année écoulée, dont des agressions à l’arme blanche en centre-ville dues en grande partie au fait que, la nuit venue, l’alcool et la came circulaient dans les rues du centre avec la même générosité que l’EPO dans les veines de Lance Armstrong. Et ce alors que, dans le même temps, le nombre des magistrats était tombé de 23 à 18 au TGI. Il faut dire que la chancellerie avait toujours relégué Toulouse au rang de juridiction de province et que le parquet manquait cruellement de moyens alors que la démographie galopait et que la délinquance ne cessait de progresser. En suite de quoi, le TGI se trouvait confronté à toutes sortes de défis insurmontables, par exemple le trop petit nombre d’audiences pour faire face à l’inflation des affaires pénales. Faute de moyens, la capacité des trois tribunaux correctionnels ne suffisait plus à absorber leur nombre croissant. S’ajoutait à cela l’inflation des affaires civiles, beaucoup plus rémunératrices pour ces messieurs du barreau. Conséquence : ces dernières années le taux de classement sans suite avait fortement progressé, atteignant même 95 % pour les affaires de vol aggravé et 93 % pour l’ensemble des autres affaires.
Un casse-tête permanent pour une présidente de tribunal.
Quand on écope sur un navire qui prend l’eau de toutes parts au beau milieu d’une tempête et d’un vent à soixante nœuds, on n’a pas besoin d’une grosse vague vous arrivant par tribord. C’était pourtant exactement ce qui venait de se passer, se dit Cathy d’Humières en lisant le rapport.
Metzger, le procureur de la République, était assis en face d’elle. Comme toujours, il était tiré à quatre épingles, nœud de cravate impeccable et passage récent chez le coiffeur. Il avait eu le temps de le lire avant de venir et elle surprit une lueur gourmande dans ses yeux. Cet enfoiré se réjouissait. Metzger, comme beaucoup de procureurs de la République, adorait le cirque médiatique, lire son nom dans les journaux, et surtout passer à la télé. Une notoriété bidon, mais qui attirait tous les papillons avides de se brûler les ailes à la lumière des médias.
— Ne me dites pas que ça vous réjouit, Henri, dit-elle.
Il se redressa sur sa chaise comme s’il venait d’être insulté.
— Comment ? Bien sûr que non ! Comme si on avait besoin de ça !
Il était aussi crédible qu’un gamin surpris par sa mère avec du Nutella autour de la bouche juste avant le dîner.
— Qui voyez-vous pour conduire l’instruction ? demanda-t-elle prudemment.
— Desgranges.
Elle hocha la tête. Oui, Desgranges… Qui d’autre ? Un choix logique. Elle plissa les yeux en les fixant sur Metzger : lui et Desgranges se détestaient. Avec ses cheveux blancs un peu trop longs, ses vestes colorées et son tempérament de feu, Desgranges était l’antithèse physique et psychologique du proc. Il portait haut l’étendard de l’indépendance de la justice et considérait tout procureur de la République comme un ennemi en puissance. Metzger, de son côté, obsédé par sa carrière et son carnet d’adresses, était l’incarnation parfaite de tout ce que Desgranges abhorrait. Combien de fois l’un avait-il fait irruption dans son bureau pour se plaindre de l’autre ? Elle voyait bien où Metzger voulait en venir : cette affaire était un cadeau empoisonné. Mais, en l’occurrence, Desgranges lui paraissait le meilleur choix. Il mènerait son instruction tambour battant, apparaîtrait aux yeux des médias pour ce qu’il était, un juge droit dans ses bottes et farouchement indépendant, et c’était cette image-là que la justice avait besoin de donner dans un moment pareil. Et puis, Desgranges était sans doute le plus compétent de ses juges d’instruction.
— Desgranges, approuva-t-elle. Je suppose qu’il va saisir l’IGPN à Bordeaux.
L’Inspection générale de la police nationale comptait sept délégations : Paris, Lyon, Marseille, Lille, Bordeaux, Rennes et Metz.
— Je ne vois pas ce qu’il pourrait faire d’autre, l’approuva Metzger, fielleux. Et l’IGGN.
Il rêvait probablement déjà au futur embourbement de son meilleur ennemi dans un marécage judiciaire — une tache durable sur un CV.
— Il va falloir modifier ton rapport, dit Stehlin qui venait de rentrer d’une autre réunion au parquet et s’était entretenu avec le procureur de la République.
Servaz ne dit rien.
— Tôt ou tard, ils vont s’intéresser à toi — et à tes déplacements cette nuit-là. S’ils s’aperçoivent que tu t’es rendu à Saint-Martin et que tu as omis d’en parler, tu imagines les conséquences ?
— Je sais.
— Une chance que je ne l’aie pas encore envoyé, ce rapport…
Servaz sentit croître sa colère. Il avait perçu d’emblée la méfiance de Stehlin à son retour du tribunal. Comme s’il s’était dit là-bas des choses qui avaient modifié son point de vue. N’aurait-il pas dû d’emblée accorder le plus grand crédit à son subordonné, quelqu’un avec qui il travaillait depuis des années ? Servaz se demanda ce qui se passerait si ça se gâtait vraiment. Est-ce que Stehlin se battrait pour lui ou, au contraire, est-ce qu’il essaierait de se couvrir et penserait d’abord à sa carrière ? Stehlin était un type droit, pas comme Vilmer, son prédécesseur, et Servaz s’entendait bien avec lui. Mais c’est dans les moments difficiles qu’on juge ses amis, les chefs aussi.
— Martin…
— Oui ?
— Il y a deux nuits, à Saint-Martin, est-ce que tu l’as vu ou pas ?
— Jensen ? Non. (Il hésita.) Enfin, j’ai bien vu une silhouette… je le répète : j’ai couru après quelqu’un qui pourrait être Jensen. Ou pas. Je n’ai aperçu que cette silhouette, qui m’observait depuis le jardin public. Quand je me suis dirigé vers elle, elle s’est barrée. Je lui ai couru après, mais elle a disparu dans la forêt derrière les thermes. Il était plus de minuit. Je suis revenu à ma voiture et j’ai trouvé un mot sur mon pare-brise.
— Un mot ? Tu ne m’as pas parlé de ça la dernière fois.
— Oui. Ça disait : « Tu as eu peur ? »
— Seigneur.
Stehlin semblait avoir vu le fantôme de sa femme, morte deux ans plus tôt.
— Jensen a été fumé par une arme de flic, dit-il. Ils vont chercher le mobile. Et celui qui va leur sauter aux yeux, c’est le tien.
Servaz se raidit. Il songea à la première chose qu’il avait faite après avoir appris que Jensen avait été tué par une arme de flic : vérifier que la sienne était toujours à sa place.
— Quoi ? Quel mobile ?
— Bon Dieu, Martin ! Ce type t’a tiré une balle dans le cœur et tu as failli y passer ! Tu m’as dit toi-même en sortant du coma que tu étais convaincu qu’il était le meurtrier de la femme de Montauban. Or, il a échappé à la justice. Et il a menacé ta fille !
— Il a juste fait une allusion à…
— Et toi, tu as foncé dare-dare à Saint-Martin, le coupa Stehlin. En pleine nuit, putain ! Et tu as vu Jensen quelques heures avant qu’il soit descendu, bordel !
Le directeur ne les avait pas habitués à cette sorte de langage. Il fallait qu’il soit sacrément en colère — ou aux abois.
— On est dans la merde, ajouta-t-il sombrement.
Et voilà, Stehlin avait déballé ce qu’il avait vraiment sur le cœur. Il entendait la petite musique de la peur dans la voix de son patron. Ce n’était pas la première fois que Servaz le trouvait trop prudent, trop timoré — et le soupçonnait de vouloir à tout prix éviter de faire des vagues. Même quand ça nuisait à l’efficacité du service. Tout à coup, il eut l’intime conviction que Stehlin n’hésiterait pas à le lâcher pour sauver sa peau. Il le regarda. Le patron avait le teint gris, il était déjà rentré dans sa coquille.
— Je prendrai mes responsabilités, dit-il fermement.
— Je veux un nouveau rapport sans la moindre zone d’ombre, intervint Stehlin en levant les yeux vers lui comme s’il se réveillait. Tu dois dire exactement ce qui s’est passé.
— Dois-je te rappeler que ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de passer sous silence le déplacement à Saint-Martin ? répliqua Servaz en se levant et en repoussant sa chaise un peu trop violemment.
Stehlin ne releva pas. Il était de nouveau ailleurs. En train de préparer ses arrières, probablement. En train de réfléchir aux conséquences pour sa carrière jusqu’ici joliment ascendante et linéaire.
Comment couper la branche pourrie avant qu’elle contamine l’arbre.
Comment élever un pare-feu entre Servaz et lui.
— Alors ? demanda Kirsten à la terrasse du Cactus.
— Alors rien, dit Servaz en s’asseyant. Il va y avoir une enquête interne.
— Oh.
La dernière enquête interne dont elle se souvenait en Norvège, c’était celle qui avait été diligentée après la tuerie d’Utøya — cette petite île où Anders Breivik avait débarqué et fait soixante-neuf morts, la plupart des adolescents — pour savoir pourquoi la police norvégienne était arrivée si tard. Avertie d’une fusillade sur l’île, elle avait mis une heure et demie à s’y rendre, abandonnant les ados présents à la fureur meurtrière de Breivik. La police avait dû expliquer pourquoi elle était arrivée par la route et en bateau au lieu d’emprunter un hélico et pourquoi son bateau était tombé en panne. (Il était trop petit pour le nombre de personnes et le matériel chargé à bord et il avait commencé à prendre l’eau !)
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Que je dois faire un rapport. Dans lequel j’expliquerai que j’ai rencontré un type tué par une arme de flic en pleine nuit trois heures à peine avant qu’il meure, un type qui m’a envoyé à l’hôpital quelques semaines plus tôt, qui a menacé ma fille et que je soupçonnais d’un meurtre non élucidé… En gros…
Il avait prononcé ces paroles avec fatalisme. Kirsten s’abstint de lui faire remarquer que les onze mille agents de la police norvégienne n’avaient dégainé qu’à quarante-deux reprises au cours de l’année écoulée et que seules deux balles avaient été tirées en tout et pour tout. Sans faire le moindre blessé ! La dernière fois que la police norvégienne avait abattu un homme remontait à treize ans…
— Je crois que je vais rentrer en Norvège, dit-elle, je n’ai plus rien à faire ici. Nous sommes dans un cul-de-sac.
Il la regarda. Ses doigts touchèrent instinctivement la photo au fond de sa poche, celle de Gustav.
— Tu repars quand ?
— Demain. J’ai un vol pour Oslo à 7 heures du matin, avec une escale d’une heure à Paris-Charles-de-Gaulle.
Il hocha la tête. Ne dit rien. Elle se leva.
— Je vais faire un peu de tourisme en attendant. On dîne ensemble, ce soir ?
Il acquiesça. La regarda s’éloigner, ses jolies jambes dépassant de son manteau sombre et strict, lequel était cependant suffisamment bien coupé pour mettre ses hanches en valeur. Servaz se fit la réflexion que beaucoup d’hommes, voyant ce dos, devaient avoir envie de savoir quel visage lui était associé. Dès qu’elle se fut éloignée, il sortit son téléphone.
— L’imagination va du normal au pathologique. En font partie les rêves, les fantasmes, les hallucinations…, dit le Dr Xavier, assis dans son fauteuil.
— Je ne parle pas d’hallucination mais d’amnésie, répondit Servaz. C’est le contraire de l’imagination, l’amnésie, non ?
Il entendit Xavier bouger légèrement derrière lui. Une odeur de savon de Marseille montait de l’endroit où se tenait le psy.
— De quoi parle-t-on exactement ?
Il avait mis une seconde à poser la question. Servaz eut l’impression que le psy choisissait ses phrases comme on choisit des couleurs dans un nuancier.
— Admettons… Admettons que je sois venu une nuit à Saint-Martin — et que je croie avoir fait une chose mais qu’en réalité j’en aie fait une autre, bien plus grave, que j’ai oubliée…
Un silence à l’arrière.
— Tu ne peux pas être un peu plus précis ?
— Non.
— OK. Il existe plusieurs formes d’amnésie. Celles qui pourraient correspondre à ce que tu décris — du moins compte tenu du peu d’informations dont je dispose —, ce sont : l’amnésie partielle, un trouble de la mémoire dans un laps de temps donné, généralement consécutif à un traumatisme crânien ou à une confusion mentale… Tu as subi un traumatisme crânien cette… hum… fameuse nuit ?
— Non. Du moins pas à ma connaissance.
— Oui, bien sûr. Ensuite, il y a, deuxièmement, l’amnésie parcellaire qui, elle, porte sur un ou des faits très précis. Pareil pour l’amnésie élective. Cette sorte d’amnésie s’observe chez les patients présentant une… hum… névrose ou des troubles psychiatriques.
Xavier marqua une pause.
— Enfin, il y a l’amnésie de fixation, qui est l’impossibilité de fixer un souvenir… Cette chose que tu penses avoir faite et oubliée…
— Non, non. Je ne pense pas l’avoir faite. C’est une question purement théorique.
— D’accord, d’accord. Mais cette « hypothèse purement théorique », est-ce qu’elle a un rapport avec le fait qu’un type a été abattu près d’ici avec une arme de flic il y a deux nuits de cela ?
Dix-sept heures. Quand il ressortit du cabinet du Dr Xavier, le soir descendait déjà sur les rues de Saint-Martin, et l’air embaumait à la fois les sapins de la montagne proche, le feu de bois et les gaz d’échappement. Quelques flocons voletaient dans l’air froid. Les balcons en bois ouvragé, les frontons imitation chalet et les petites rues sombres et pavées conféraient à cette partie de la ville une atmosphère mi-enfantine mi-sinistre de conte de fées. Il avait garé sa voiture près de la rivière, et il sentit la fraîcheur et l’humidité monter des eaux rapides en contrebas de la promenade, dans l’obscurité.
En s’asseyant au volant de sa voiture, il se figea un instant. Qu’est-ce que c’était ? Il y avait une odeur à l’intérieur de l’habitacle… On aurait dit le souvenir d’un après-rasage. Il se retourna vers l’arrière, mais bien sûr il n’y avait personne. Se pencha vers la boîte à gants — mais l’arme était toujours là, dans son étui. Est-ce que l’odeur provenait de l’extérieur ? L’avait-il fait entrer en ouvrant la portière ?
Il mit le contact, fit le tour du square devant la mairie et se glissa dans les petites rues adjacentes pour rejoindre les allées d’Étigny, puis il se dirigea vers la sortie de la ville. Il contournait le dernier rond-point enneigé et allait bifurquer devant le panneau indiquant la direction de la plaine et de l’autoroute lorsqu’il ressentit une démangeaison à l’arrière du crâne. Il dépassa le panneau. Puis la sortie suivante, qui menait vers des campings et une petite zone industrielle. Il emprunta la troisième. Aussitôt après, la route s’éleva. Après deux virages en épingle à cheveux, il aperçut les toits de Saint-Martin en contrebas.
La démangeaison augmenta. Il n’était pas passé par ici depuis des années. La nuit tombait carrément, à présent. Au-dessous, les petites lumières de Saint-Martin posées sur le drap blanc de la neige ressemblaient à une rivière de diamants dans la vitrine d’un joaillier, cernées de toutes parts par l’écrin noir des montagnes. Il songea que cette sorte de paysage devait être familière à Kirsten, et regretta tout à coup qu’elle ne fût pas là. Puis les lumières disparurent. Il se retrouva à rouler au milieu des bois, sous le couvert des arbres.
Il traversa un hameau composé de quatre maisons. Puis un deuxième un kilomètre plus loin, toits blancs et volets clos — cette manie qu’on avait dans ce pays de s’enfermer, de se claquemurer dès que la nuit tombait, comme si dehors des brigands attendaient le crépuscule pour se jeter sur le pauvre monde. À la fourche suivante, il prit à gauche et la route s’abaissa en épousant une légère déclivité. Les prairies enneigées avaient un doux éclat bleuté dans la pénombre du soir et des bancs de brume commençaient à monter des creux. Il dévala la côte pour entrer dans un nouveau bourg un peu plus grand mais tout aussi endormi que les précédents. À part le café sur la place, où il aperçut les silhouettes des habitués serrées derrière les vitres illuminées, les rues étaient totalement désertes. Il en ressortit aussitôt, s’enfonça derechef dans les bois.
Il les devina bientôt sur la gauche de la route, au loin, entre les arbres : les bâtiments en ruine de la Colonie des Isards — mais le panneau rouillé à l’entrée du chemin avait disparu. L’obscurité, dans les bois, était de plus en plus profonde. Servaz sentit un frisson courir le long de son échine. Mais il n’était pas venu pour elle. Il dépassa la colonie. Ses phares creusaient un tunnel de lumière au milieu des sapins, sculptant comme des découpages en papier les branches basses chargées de neige qui frôlaient la route, trouant le brouillard de plus en plus dense. La seule autre source de clarté était la lueur bleue des cadrans de son tableau de bord. Toutes notions d’espace et de temps lui semblèrent soudain abolies.
Mais pas la mémoire…
Les images surgissaient comme si on avait installé un écran à l’intérieur de sa tête. Bientôt, il s’enfonça dans un tunnel taillé à même la roche.
Il se demanda si le panneau était toujours là, juste après. Il y était. Fixé au parapet du petit pont qui enjambait le torrent : « CENTRE DE PSYCHIATRIE PÉNITENTIAIRE CHARLES WARGNIER ».
C’était comme si, en empruntant cette route qui s’éleva hardiment, les quelques lacets au milieu des sapins, bordés de hautes congères, puis, au sortir de la forêt, la partie moins pentue, avec les montagnes en arrière-plan et les bâtiments au milieu, il avait emprunté une machine à remonter le temps.
L’incendie déclenché par Lisa Ferney, l’infirmière en chef, n’avait laissé que des moignons de murs et, quand il sortit de la voiture dans l’air glacé de la nuit, sous le clair de lune, il pensa aux grandes pierres dressées de Stonehenge.
Il ne restait plus grand-chose — mais on devinait la taille imposante de l’ensemble, comme lorsqu’on se promène dans les restes du forum de Rome. Une de ces architectures cyclopéennes comme on en retrouvait un peu partout dans les Pyrénées, et qui dataient de la première moitié du xxe siècle : hôtels, centrales hydroélectriques, thermes, stations de ski… Mais ici, ce n’était pas des curistes ou des touristes qu’on avait accueillis. L’Institut Wargnier avait abrité pendant quelques années quatre-vingt-huit individus extrêmement dangereux, présentant des problèmes de santé mentale doublés de violence et de criminalité : des patients trop violents même pour une UMD — une unité pour malades difficiles —, des détenus dont les psychoses étaient trop graves pour qu’on les laisse en prison, des violeurs et des assassins reconnus déments par la Justice. En provenance de toute l’Europe. L’Institut Wargnier était un projet pilote. On les avait isolés dans ces montagnes, tenus à l’écart du monde. On avait essayé sur eux toutes sortes de traitements plus ou moins expérimentaux… Servaz se souvenait que Diane Berg, la jeune psychologue, les avait comparés à des « tigres dans la montagne ». Et, au milieu de la meute, le mâle alpha.
Le Roi Lion.
L’individu au sommet de la chaîne alimentaire.
Julian Hirtmann…
Servaz n’avait pas éteint ses phares et ils dessinaient deux cercles brillants sur le mur le plus proche, dans lesquels il distingua des graffitis. Au-dessus des montagnes immenses et menaçantes, la nuit était claire et étoilée, d’une froideur indifférente — et ces idoles de pierre évoquant sous la lune un passé de folie et de mort lui firent penser à ses lectures adolescentes de Lovecraft. Tout à coup, il sentit une couche de glace encercler son cœur en songeant à Gustav, qui vivait auprès d’un de ces monstres. Et à Jensen, tué par une arme de flic. Aux fantômes du passé et aux ombres du présent. L’inquiétude grandit. La manœuvre était claire : quelqu’un voulait qu’il porte le chapeau. Dans quel dessein ?
Un craquement de bois mort monta des ruines alors qu’il s’avançait vers elles en piétinant la neige fraîche et il s’arrêta net. Tous les sens en alerte. Il sentit la chair de poule se répandre sur tout son corps sous ses vêtements, soudain conscient qu’il était la seule personne vivante à des lieues à la ronde et que, la nuit venue, cet endroit désert devait attirer un paquet de dingos et de tordus amateurs de sensations fortes. Il tendit l’oreille, immobile — mais tout était silencieux. Sans doute un animal comme ceux qui avaient traversé la route devant ses phares, dans la vallée.
Pourquoi était-il venu ici ? Quelle mouche l’avait piqué ? Quel sens cela avait-il ? Et qu’est-ce qu’il espérait trouver ? Un calme absolu régnait mais, soudain, il perçut un bruit lointain et amorti en contrebas dans la vallée. Comme un bourdonnement d’insecte. Un bruit de moteur… Qui ne pouvait venir que de la route qu’il avait empruntée. Il porta son regard en amont du val, à la hauteur de la colonie de vacances désaffectée, et sursauta quand une lueur clignota brièvement entre les arbres — une première fois puis de nouveau quelques secondes plus tard.
Là, en bas, une voiture approchait.
Il plissa les yeux jusqu’au moment où les phares reparurent dans la forêt. Pendant plusieurs minutes, il scruta leur progression clignotante entre les arbres sur la petite route en contrebas ; puis ils disparurent dans le tunnel et il ne les vit plus, car cette partie de la route était masquée par l’épaulement de la montagne.
Il s’attendait à chaque instant à voir les phares émerger à cent mètres de là, et venir droit sur lui. Qui pouvait bien emprunter cette route à une heure pareille ? Avait-il été suivi ? Il n’avait pas une seule fois regardé dans son rétroviseur pendant tout le trajet entre Saint-Martin et la vallée. Pourquoi l’aurait-il fait ?
Il revint rapidement vers la voiture, ouvrit la portière côté passager puis la boîte à gants et en extirpa l’arme dans son étui. Quand il la sortit, il se rendit compte que sa paume était moite sur la crosse.
Il abandonna l’étui en Cordura sur le siège passager, entendit le bruit du moteur peinant dans la pente, de l’autre côté. Tout à coup, le vrombissement grandit quand il n’y eut plus d’autre obstacle que les sapins, et il vit les phares surgir entre les troncs quelques instants plus tard. Les rayons de lumière lui cisaillèrent les nerfs optiques quand la voiture vira et qu’ils se braquèrent sur lui, aussi brillants que le bouquet final d’un feu d’artifice. Il fit monter une cartouche dans le canon, ôta le cran de sûreté et garda le bras le long du corps.
La voiture roulait droit sur lui à présent. Avec les cahots, la lueur des phares dansait devant ses yeux comme des coups de fouet lumineux. Aveuglé, il mit sa main libre en écran.
Entendit le bruit de l’accélérateur quand le conducteur appuya sur la pédale.
Leva son arme.
La voiture fonçait à bonne allure dans sa direction, mais elle ralentit d’un coup. Il cligna des yeux à cause de la sueur qui coulait de ses sourcils sur sa cornée, et sa vue se troubla comme s’ils étaient pleins de larmes. Il n’était même pas sûr de pouvoir atteindre le véhicule s’il tirait : il n’y avait pas plus mauvais tireur que lui dans tout le SRPJ. Il essuya la sueur d’un revers de manche. Foutu coma, songea-t-il.
Brusquement, le bruit du moteur décrut, le conducteur rétrograda de troisième en seconde et la voiture ralentit, puis s’immobilisa dans un crissement de graviers et de neige. À une dizaine de mètres. Il attendit. Entendit sa propre respiration, lourde, malaisée. Il devina la portière qui s’ouvrait, au-delà de l’incendie des phares.
Il ne distinguait rien à part une silhouette qui se détachait nettement sur la nuit plus claire.
— Martin ! lança la silhouette. Ne tire pas ! Baisse ton arme, s’il te plaît !
Il s’exécuta. La brusque redescente de l’adrénaline lui flanqua le vertige et il dut s’appuyer au capot de sa voiture, jambes coupées. La silhouette de Xavier s’avançait vers lui dans la lueur des phares, son haleine soulevant un panache volatile.
— Toubib, souffla-t-il. Tu m’as flanqué une de ces frousses !
— Désolé ! Désolé !
Xavier semblait essoufflé, sans doute à cause du stress que lui avait causé la vue de l’arme braquée sur lui.
— Qu’est-ce que tu fous ici ?
Xavier s’avança encore. Il avait quelque chose à la main, mais Servaz n’aurait su dire quoi.
— Je viens souvent ici.
La voix de Xavier — étrange, tendue, hésitante.
— Quoi ?
— Très souvent… en fin de journée… je viens contempler ces ruines… Les ruines de ma gloire passée, les ruines d’un rêve avorté, mort… Cet endroit, tu comprends, il signifie beaucoup de choses pour moi…
Xavier avançait toujours. Le regard de Servaz s’abaissa vers la main, au bout du bras pendant le long du corps. Celle qui tenait un objet cylindrique. Il n’arrivait pas à voir ce que c’était. Xavier n’était plus qu’à trois mètres de lui.
— En découvrant qu’il y avait déjà quelqu’un, j’ai failli faire demi-tour. C’est arrivé déjà une fois et ça n’a pas été une rencontre agréable : un ancien pensionnaire… que cet endroit continuait à obséder. J’imagine que c’est le cas pour beaucoup. Ça l’est bien pour moi. Et puis… j’ai vu que c’était toi…
La main s’éleva. Servaz se sentit nerveux. Il regarda l’objet s’élever avec elle. Une torche électrique.
— Et si on allait faire un tour ? dit Xavier en l’allumant et en la braquant vers les ruines. Allons-y, j’ai un truc à te dire.
Une seule lumière brûlait au dernier étage de l’ancienne villa impériale, sur Elsslergasse, dans le quartier de Hietzing, à Vienne. Dans son bureau, Bernhard Zehetmayer, en robe de chambre damassée, pyjama de soie et mules, écoutait Trois nocturnes de Debussy avant d’aller dormir.
Ce petit palais était rempli de courants d’air, aussi le directeur d’orchestre avait-il aménagé le dernier étage en appartement de luxe avec deux salles de bains et condamné les autres parties. Des fontaines de marbre, un lierre échevelé sur la façade, des bow-windows et un jardin aux allures de parc conféraient à l’ensemble une noblesse un peu surannée.
Il était absolument seul dans son palais de courants d’air : Maria était rentrée chez elle deux heures auparavant, après lui avoir préparé son dîner, son bain et son lit. Tassilo, son chauffeur, ne serait pas de retour avant demain matin et Brigitta, l’infirmière — la vision de ses jambes l’émouvait chaque fois et l’emplissait de nostalgie —, ne repasserait pas avant le lendemain soir. Il savait que l’aube était loin, que la nuit serait longue, peu prodigue en sommeil et pourvoyeuse de pensées noires et de sombres ruminations. Au centre desquelles se tiendrait — comme toujours — le souvenir d’Anna. La prunelle de ses yeux. Son enfant chérie.
Sa lumière.
Lumière, elle l’avait été pendant toute son enfance et sa jeunesse et, à présent, elle appartenait aux ténèbres. Une enfant si belle, si douée. Née tardivement d’une mère qui cultivait une unique faculté : celle de savoir dire aux hommes ce qu’ils avaient envie d’entendre. Les fées de la beauté, de l’intelligence et du talent s’étaient toutes penchées sur son berceau. Elle était promise à un avenir qui ferait la fierté de ses parents et la jalousie de leurs amis. Il s’était parfois demandé d’où elle tenait cette lourde tresse de cheveux noirs, si différents de ceux de sa mère, et ses yeux marron qui lui faisaient ce regard à la fois si expressif et insondable. Il en souriait, sachant que, malgré les infidélités de sa femme, cette enfant ne pouvait être d’un autre : elle avait son caractère entier, son inflexibilité et surtout un don renversant pour la musique, supérieur au sien au même âge.
Pour ses trois ans, il avait lui-même découvert, au bord de l’extase, qu’elle avait l’oreille absolue. Anna avait ensuite montré des dispositions incroyablement précoces pour le piano, jouant, composant et improvisant dès le plus jeune âge. À quinze ans, elle intégrait le Mozarteum de Salzbourg. Salzbourg… une ville dans laquelle il n’avait plus mis les pieds depuis des décennies. Ville maudite, ville vénale, ville criminelle. C’était sans doute dans les rues de Salzbourg qu’Hirtmann l’avait repérée. Comment s’y était-il pris pour l’approcher ? À travers la musique probablement : Zehetmayer avait découvert un jour avec stupeur que le Suisse était comme lui admirateur de Mahler.
Ce qui s’était passé ensuite nul ne le savait, mais le directeur d’orchestre l’avait imaginé des milliers de fois : on avait découvert un journal intime dans lequel Anna parlait de ce « mystérieux inconnu » avec qui elle avait « un rendez-vous secret pour la troisième fois ». Elle se demandait si elle était « en train de tomber amoureuse », si c’était « folie à cause de leur différence d’âge ». Se demandait aussi pourquoi il ne l’avait encore « ni touchée ni embrassée ». Dix-sept ans, elle avait dix-sept ans… Un avenir tout tracé. Elle avait disparu quelques jours plus tard.
Là-dessus, on avait retrouvé le cadavre au bout d’un interminable mois, au creux d’un fourré, à portée de baskets d’un sentier de randonnée qui surplombait la ville. Nu. Et Zehetmayer avait bien failli devenir fou quand il avait appris le nombre et la nature des sévices qu’elle avait subis. Il avait maudit Dieu, Salzbourg, l’humanité, insulté policiers et journalistes, frappé l’un d’eux qui avait osé le questionner sur sa douleur, avait été tenté de se donner la mort. Celle d’Anna avait aussi séparé les époux, détruit son mariage — mais quelle importance à côté de la perte de l’être qui lui était le plus cher au monde ? Quand il avait appris l’identité de celui qui avait fait ça — ainsi qu’à des dizaines d’autres victimes —, il avait eu enfin quelqu’un contre qui tourner son courroux.
Il n’aurait jamais cru qu’on pouvait haïr autant. Que la haine fût un sentiment plus pur que l’amour, la littérature n’a cessé de nous en pénétrer depuis Caïn et Abel. Sans la musique il se serait perdu, songea-t-il en écoutant les dernières mesures du troisième Nocturne. Mais même elle n’avait pas réussi à éteindre la folie en train d’éclore comme une fleur empoisonnée, cette fureur digne de l’Ancien Testament, ce désir de vengeance shakespearien. Zehetmayer était un être arrogant, têtu et rancunier. Une fois sa femme emportée par le cancer, dans la solitude de sa tour d’ivoire, sa folie avait trouvé un terrain pour prospérer. Jusqu’à sa rencontre avec Wieser toutefois, il n’avait jamais envisagé qu’elle pût se traduire en actes.
Et voilà que l’espoir venait de renaître sous les traits d’un enfant. Il se leva, car les dernières notes s’éteignaient dans les deux enceintes sphériques et blanches disposées de part et d’autre de la pièce, seul élément futuriste qui jurait avec le reste du mobilier. Tandis qu’il s’approchait de sa chaîne hi-fi française ultra haut de gamme, il ressentit une violente douleur au ventre et s’immobilisa un instant en faisant la grimace.
Cet après-midi, il avait de nouveau trouvé du sang dans ses selles. Jusque-là cependant, il n’en avait rien dit à l’infirmière. Il n’était pas question qu’il se retrouve coincé pendant des semaines à l’hôpital, comme la dernière fois. Il éteignit l’appareil, puis les lumières, et enfila le long couloir vers sa chambre, tout au fond. Alors qu’en public il se montrait toujours vigoureux et plein d’allant, dans l’intimité de son palais il traînait un peu des pieds sur le parquet étoiles. En se glissant au fond de son lit, soudain ramené à la fragilité d’un simple mortel, il se demanda si ce même cancer qui avait emporté Anna-Christina et qui revenait le chercher, lui, Zehetmayer, lui laisserait le temps de savourer sa vengeance.
Kirsten Nigaard faisait du lèche-vitrines dans le centre pour tuer le temps lorsqu’elle surprit une nouvelle fois la silhouette dans le reflet. Était-ce la quatrième ou bien la cinquième fois ? Le type à lunettes… Avec sa mèche enfantine qui lui tombait sur les yeux. Il lui tournait le dos et faisait semblant de s’intéresser à une autre vitrine mais elle n’était pas dupe : par intervalles, il se retournait pour jeter un coup d’œil dans sa direction.
Martin lui avait-il mis un flic dans les pattes pour veiller sur elle ? Il lui en aurait parlé. Et le type ne ressemblait pas à un flic. À un pervers, ça oui, en revanche. Ses petits yeux ne cessaient de naviguer derrière les verres épais de ses lunettes, semblables à ceux d’un de ces personnages : les Minions. Elle sourit. Oui, c’était exactement à ça qu’il lui faisait penser. Elle était suivie par un Minion.
Kirsten reprit sa marche le long de la rue pavée bordée de magasins.
Jeta un bref coup d’œil en passant à une autre vitrine. Le vit dans le reflet : à moins de dix mètres derrière elle, il avait lui aussi repris sa progression. La nuit était tombée sur Toulouse, mais les rues du centre étaient encore noires de monde. Elle n’en éprouva pas moins un frisson désagréable. D’expérience, elle savait qu’une foule n’est qu’une maigre protection contre un viol ou une agression. Et puis, tôt ou tard la foule se tarirait et les rues se videraient. Avait-il jeté son dévolu sur elle au hasard ou s’agissait-il d’autre chose ?
Un prédateur sexuel ? Un timide maladif ? Ou bien… Il y avait une autre hypothèse, mais non : c’était impossible.
Elle déboucha place Wilson, se dirigea vers l’une des terrasses. S’assit à une table et fit signe au serveur. Pendant une minute, elle chercha le type des yeux et crut qu’il s’était évanoui. Puis elle le repéra. Assis sur l’un des bancs au centre du square, près de la fontaine. Seule sa tête dépassait par-dessus les haies qui encerclaient le square. On aurait dit que quelqu’un l’avait décapité et avait posé sa tête sur un buisson. Un fluide glacé la parcourut. La première fois qu’elle avait repéré sa présence, c’était alors qu’elle déjeunait place Saint-Georges. Il était assis trois tables plus loin, mordait dans un énorme cheese burger sans la quitter des yeux.
Elle détourna un instant le regard quand le serveur lui apporta son Coca Zero. Le chercha des yeux aussitôt après. Elle scruta l’endroit où elle l’avait aperçu mais il n’y était plus. Son regard balaya la place dans tous les sens. Évaporé. Une sensation aussi désagréable qu’une bouffée d’ammoniac fit se tendre chacun de ses muscles. Elle maudit Servaz qui lui avait fait faux bond et l’avait appelée en disant qu’il ne pourrait dîner avec elle ce soir mais qu’il serait là le lendemain pour lui dire au revoir. Elle sentit une tristesse inhabituelle l’envahir. Elle allait rentrer en taxi et elle demanderait au chauffeur d’attendre qu’elle eût disparu dans son hôtel. Elle n’avait aucune envie de rentrer à pied par une nuit pareille avec cette ombre dans son dos.
Roxane Varin n’en croyait pas ses yeux en fixant la lettre à en-tête officiel dépliée sur son bureau. Contre toute attente, la recherche de scolarité lancée auprès de la direction académique avait fait réagir un établissement : l’école élémentaire de L’Hospitalet-en-Comminges. Le directeur affirmait que Gustav était scolarisé chez eux. Il y avait un numéro de téléphone. Roxane décrocha le sien.
— Jean-Paul Rossignol, dit l’homme au bout du fil.
— Roxane Varin, Brigade des mineurs de Toulouse. J’appelle au sujet de cet enfant : Gustav. Vous êtes bien sûr qu’il est inscrit dans votre école ?
— Évidemment que j’en suis sûr. Qu’est-ce qui se passe avec cet enfant ?
— Pas au téléphone. On vous expliquera… La recherche de scolarité, qui d’autre l’a vue à part vous ?
— Le professeur de Gustav.
— Écoutez : surtout n’en parlez à personne d’autre. Et passez la consigne à son professeur. C’est très important.
— Est-ce que vous ne pourriez pas m’en… ?
— Plus tard, répondit Roxane en raccrochant.
Elle composa un autre numéro mais n’obtint qu’un répondeur. Nom de Dieu, où es-tu Martin ?
— La Norvège, j’ai toujours rêvé d’y aller, dit le type assis à sa table depuis trois minutes.
Kirsten lui adressa un sourire modéré. La quarantaine, en costume-cravate, et marié — comme l’attestait son alliance. Il lui avait d’abord adressé la parole depuis la table voisine avant de demander la permission d’apporter sa bière et de s’asseoir à la sienne.
— Les fjords, les Vikings, le triathlon, tout ça, quoi…
Cette fois, elle se retint pour ne pas lui demander s’ils mangeaient vraiment des grenouilles et des fromages moisis dans ce pays. Si la grève y était bien un sport national. Et s’ils étaient véritablement tous nuls en langues vivantes. À part ça, il avait un physique intéressant, pas banal mais intéressant. Elle pourrait peut-être faire d’une pierre deux coups : le ramener à son hôtel et dissuader Monsieur « Minion » de s’en prendre à elle. Oui, mais quand même… Le physique n’était pas tout, même pour une nuit… Et puis, c’était un autre Français qui hantait ses pensées depuis un certain temps déjà.
Elle était sacrément perplexe sur la conduite à tenir quand son téléphone bourdonna sur la table. Elle surprit le regard agacé du Frenchie. Tiens, tiens, Monsieur « le-roi-des-clichés-sur-la-Norvège » n’aimait ni la concurrence ni les contretemps.
— Kirsten, dit-elle.
— Kirsten, c’est Roxane, dit Roxane Varin dans un anglais approximatif. Tu sais où est Martin ? J’ai retrouvé Gustav !
— What ?
La lune — qui auparavant dardait ses rayons froids sur le squelette de l’édifice — avait à présent disparu derrière les nuages et il s’était remis à neiger. Au fil des minutes, le nombre des flocons qui descendaient en tourbillonnant entre les murailles de l’ex-Institut Wargnier ne cessait d’augmenter. Ils voletaient au milieu des grandes coursives éventrées en bataillons désordonnés, anarchiques, comme s’ils ne savaient pas où se poser. Des moignons d’escalier, des huisseries métalliques carbonisées et déformées par l’incendie, d’anciennes salles désormais ouvertes à tous les vents et ensevelies sous la neige… Xavier n’avait visiblement rien oublié de la topographie. Il s’orientait dans ce labyrinthe sans difficulté.
— Je crois que je l’ai vu, dit-il soudain alors qu’ils avançaient entre deux hauts murs.
— Pardon ?
— Hirtmann. Je crois que je l’ai vu un jour.
Servaz s’arrêta de marcher.
— Où ça ?
— À Vienne, il y a presque deux ans. En 2015. À l’occasion du 23e Congrès européen de psychiatrie : plus de mille délégués appartenant à l’EPA, l’European Psychiatric Association. L’association revendique plus de soixante-dix mille membres.
Vienne… Servaz avait la photo au fond de sa poche : celle où Gustav apparaissait devant l’un des paysages les plus célèbres d’Autriche.
— Je ne savais pas qu’il y avait autant de psychiatres en Europe, dit-il, tandis que le vent chargé de neige mugissait de plus en plus fort au milieu des ruines.
Il releva le col de son manteau, le vent glacial lui mordait la nuque.
— C’est que la folie est partout, Martin. Je dirais même que c’est elle qui gouverne le monde, qu’en dis-tu ? On essaie de rationaliser, de comprendre — mais il n’y a rien à comprendre : le monde est chaque jour plus fou. Bref, avec plus de mille délégués venus de toute l’Europe, pas difficile de passer inaperçu.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Parce que j’ai longtemps cru que j’avais tout imaginé. Que je m’étais fait un film. Mais plus j’y repense, plus je crois que c’était lui. Et j’y repense souvent…
— Raconte.
Xavier fit demi-tour et ils mirent leurs pas dans leurs propres traces, enjambant des tas de gravats et des poutres métalliques tombées au sol. Les flocons se déposaient comme des pellicules sur leurs épaules.
— J’assistais à une des conférences quand un type m’a demandé s’il pouvait s’asseoir à côté de moi. Il s’est présenté, il s’appelait Hasanovic. Il était très sympa et, rapidement, nous avons échangé quelques plaisanteries en anglais parce que la conférence était passablement ennuyeuse et le conférencier mauvais. Il m’a alors proposé d’aller boire un café à la buvette.
Xavier attendit d’être passé de l’autre côté d’un tas de décombres pour poursuivre.
— Il m’a dit alors qu’il était psychiatre à Sarajevo. Vingt ans après la fin de la guerre de Bosnie, il traitait encore des syndromes post-traumatiques très graves. Selon lui, plus de 15 % de la population bosniaque présentait ces syndromes et cela pouvait atteindre presque la moitié des habitants dans certaines villes assiégées pendant la guerre. À Sarajevo, l’association à laquelle il appartenait proposait des thérapies de groupe.
— Et tu penses que ce gars était Hirtmann ? Il ressemblait à quoi ?
— Il avait la taille et l’âge requis. Il était méconnaissable, bien sûr. La couleur des yeux, la forme du visage, du nez, l’implantation des cheveux — même la voix. Et il portait des lunettes.
Servaz s’était arrêté. Il essayait de contrôler les émotions qui l’agitaient.
— Il avait pris du poids ? En avait perdu ?
— De ce point de vue-là, je dirais qu’il avait à peu près la même corpulence. Le soir, nous nous sommes retrouvés à une réception. Il était accompagné d’une très belle femme, très classe, avec une robe qui faisait se retourner toutes les têtes. Nous avons continué à discuter de notre métier et, quand je lui ai avoué que j’avais dirigé l’Institut Wargnier, il a tout de suite montré un intérêt des plus vifs : il faut dire qu’avec tout ce qui s’est passé, l’Institut est presque devenu une légende dans la communauté psychiatrique… Il m’a dit que le sujet l’avait fasciné pendant longtemps et qu’il avait reconnu mon nom, mais qu’il ne savait pas si j’aurais envie d’en parler, alors il s’était abstenu de l’évoquer…
Une légende… Pas seulement chez les psys, songea Servaz. Mais il ne dit rien.
— Il m’a posé un tas de questions. Sur les traitements, les pensionnaires, la sécurité, ce qui s’était passé à la fin… Et puis, on en est venus à parler d’Hirtmann, bien sûr…
La voix de Xavier s’était faite plus ténue. La lueur de sa torche dansait sur les murs. Leurs semelles produisaient des craquements sourds en écrasant les monticules et Servaz vit que Xavier avait le bas de son pantalon tout blanc. Ils approchaient de la sortie.
— Et, au bout d’un moment, j’ai réalisé qu’il en savait énormément sur le sujet, tant sur ce qui s’était passé ici que sur le Suisse lui-même. Il ne se contentait pas de poser des questions, il avait des opinions bien arrêtées et des connaissances étonnantes. Certains détails en particulier ont attiré mon attention. Je ne me souvenais pas que la presse en eût parlé.
— Quels détails ?
— Par exemple, il connaissait la vue qu’Hirtmann avait depuis la fenêtre de sa cellule à l’Institut.
— Ça a pu sortir dans la presse…
— Tu crois ? Où ça ? Et l’info serait parvenue jusqu’à un psychiatre bosniaque ?
— C’est tout ?
— Non. Il m’a parlé avec insistance de ce grand sapin dont le Suisse voyait la cime depuis sa fenêtre, de la symbolique de l’arbre en général, « qui relie les trois niveaux du Cosmos : le souterrain, dans lequel il plonge ses racines, la surface et le ciel », de l’arbre de vie et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans la Bible, de l’arbre sous lequel Bouddha atteignit l’illumination et aussi de l’arbre de mort dans la Kabbale. Il était très pointu sur toutes ces questions de symboles.
— Et alors ?
— C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’Hirtmann m’avait un jour parlé de tout ça quasiment dans les mêmes termes…
Servaz s’arrêta une fois de plus. Il frissonna — peut-être de froid.
— Tu en es sûr ?
— Sur le moment j’en ai été sûr, oui. Ça m’a flanqué un choc. Et j’ai bien vu qu’Hasanovic prenait un malin plaisir à voir mon trouble. Ensuite, tu sais comment c’est : je me suis mis à douter de ce que j’avais entendu exactement. J’aurais dû prendre des notes, mais je ne l’ai pas fait. On était à une soirée, bon sang. J’ai commencé à me demander si ma mémoire ne me jouait pas des tours, s’il avait dit exactement ça ou si c’est moi qui reconstruisais son discours a posteriori. Plus les jours passaient et plus je doutais.
— Tu aurais dû m’en parler.
— C’est possible, oui. Mais ça aurait changé quoi ?
Ils émergèrent des ruines. Il neigeait à gros flocons à présent. Ils étaient très nombreux, des milliards dans la nuit : serrés et duveteux, et la neige avait blanchi les voitures.
— Et aujourd’hui, tu crois quoi ? demanda Servaz en s’avançant vers son véhicule à travers le blizzard.
Xavier s’arrêta de marcher et il dut se retourner.
— Je crois que c’était lui, dit le psychiatre en le regardant.
— Tu n’as pas vérifié s’il existait bien un Dr Hasanovic, psychiatre, à Sarajevo ?
— Si, je l’ai fait. Il existe.
— Et à quoi ressemble-t-il ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas poussé mes recherches plus loin. À ce moment-là, je m’étais déjà persuadé que j’avais affabulé.
— Mais aujourd’hui tu penses le contraire ?
— Oui.
Soudain, le téléphone de Servaz retentit plusieurs fois dans sa poche : il avait récupéré le signal. Pendant que celui-ci avait été interrompu, le flic avait reçu plusieurs appels. Il le sortit. Il avait aussi deux messages enregistrés.
Son pouls s’accéléra.
Kirsten et Roxane.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Il leva les yeux. Margot était debout à l’entrée de la chambre, l’épaule contre le chambranle.
— Je dois partir quelques jours, répondit-il en pliant un chandail et en le posant sur ses autres vêtements, dans la valise. Le boulot.
— Tu quoi… ?
Il leva les yeux. Elle était rouge de colère. Et les yeux de sa fille étincelaient. Margot avait toujours été ainsi : elle pouvait entrer en fureur en une demi-seconde, pour un détail ou un motif tout à fait inattendus — ou, en tout cas, qui n’auraient jamais déclenché chez lui un tel emportement de fureur.
Il suspendit son geste.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il en soupirant.
— Tu t’en vas ?
— Quelques jours seulement.
Elle secoua la tête.
— Je n’arrive pas à le croire. Depuis que je suis là… je ne te vois quasiment jamais. Tu disparais, tu rentres au milieu de la nuit. Tu es rentré il y a moins d’une heure, papa… Et maintenant tu fais ta valise et tu m’annonces que tu ne reviendras pas avant plusieurs jours ! Tu peux m’expliquer ce que je fous là ? À quoi je sers ? Je passe mon temps toute seule, bordel ! Je te rappelle qu’il n’y a pas si longtemps tu étais dans le coma et que les médecins t’ont dit d’y aller doucement !
Il sentit à son tour la colère le gagner. Il ne supportait pas d’être rabroué. Et pourtant, il savait qu’elle avait raison.
— Ne t’inquiète pas, dit-il en essayant de garder son calme. Je vais bien. Tu ne devrais pas t’en faire. En vérité, tu devrais reprendre ta vie d’avant, ta vie de jeune femme. Tu n’es pas heureuse ici.
Il regretta aussitôt cette dernière phrase. Il savait qu’elle allait se jeter dessus comme un chien sur un os. Margot avait la capacité d’isoler une phrase de son contexte dans une conversation et de vous la renvoyer comme un boomerang. Elle aurait fait un excellent avocat général.
— Quoi ?
Sa voix était encore montée d’un cran.
— Putain, je le crois pas !
Il aurait dû se mordre la langue à ce moment-là, il le savait. Au lieu de ça, tout en enfournant un pantalon d’hiver dans la valise, il lâcha :
— Arrête de jouer les mères poules, s’il te plaît. Je vais bien.
— Va te faire foutre !
Il l’entendit qui s’éloignait rapidement. Referma la valise et ressortit de la chambre.
— Margot !
Il la vit saisir sa vareuse sur le dossier d’une chaise et son iPod sur la table du living.
— Où tu vas ?
Elle lui tournait le dos. Il devina qu’elle manipulait son appareil, car, tout à coup, un son infernal jaillit de son casque. Un grincement de guitares électriques qui, à travers les écouteurs, ressemblait au bruit, mille fois amplifié, d’un termite grignotant du bois. Elle les écarta un instant de ses oreilles.
— Sois tranquille. Quand tu rentreras, je ne serai plus ici.
— Margot…
Elle ne l’entendit pas. Elle avait remis les écouteurs en place et elle évitait son regard. Il se demanda ce qu’il pourrait bien lui dire en cet instant ; elle était au bord des larmes et il n’avait jamais été très doué pour gérer les sentiments des autres. Encore moins la tristesse itérative de sa fille.
— Margot ! lança-t-il plus fort, mais elle se dirigeait déjà vers la porte.
Il la vit prendre ses clefs au passage. Elle claqua la porte derrière elle sans lui jeter un regard.
— Merde ! hurla-t-il. Merde, merde, merde !
Une demi-heure plus tard, elle n’était toujours pas reparue. Sa valise bouclée, il lui avait envoyé une bonne demi-douzaine de SMS. Son téléphone sonna et il se précipita pour faire glisser le bouton vert sur l’écran.
— Je suis en bas, annonça Kirsten.
— J’arrive, dit-il en cachant sa déception.
Il aurait voulu lui dire qu’il l’aimait — et qu’il allait s’efforcer de changer — mais, en dépit du fait qu’en cet instant il débordât d’amour pour sa fille et se sentît meurtri, il se contenta de refermer son téléphone. En se dirigeant vers la porte, il se souvint que Stehlin lui avait promis une protection pour Margot mais qu’il n’avait toujours rien fait.
Dès demain, il exigerait qu’il passe aux actes.
— Tu es sûre qu’il te suivait ?
Servaz avait posé la question en fixant le ruban noir de l’autoroute avalé par les phares, lignes blanches et pointillées comprises, lesquelles défilaient avec une intensité hypnotique. Dans l’obscurité de l’habitacle, la voix de Kirsten s’éleva à côté de lui :
— Oui.
— C’est peut-être juste un tordu qui s’amuse à suivre les femmes dans la rue…
— Possible. Mais…
Il lui jeta un coup d’œil. Elle fixait pareillement l’autoroute à travers le pare-brise, son profil souligné par la faible lueur du tableau de bord. Il y eut une seconde de silence au cours de laquelle il entendit seulement les vibrations du semi-remorque qu’ils doublaient. Il ne neigeait pas à cette altitude mais il n’allait pas tarder à pleuvoir : une grosse goutte de pluie s’était écrasée sur le pare-brise, puis une deuxième, une troisième…
— Mais toi, tu n’y crois pas, dit-il.
— Non.
— Parce que c’est quand même une drôle de coïncidence qu’un type te suive dans les rues de Toulouse en ce moment…
— C’est ça.
Ils avaient quitté Toulouse une heure plus tôt et ils filaient sur l’A64 en direction de l’Ouest, vers le village de L’Hospitalet-en-Comminges. En direction de la tempête aussi, apparemment, tant le vent tourmentait les arbres sur les remblais.
— Tu crois vraiment qu’on va trouver Gustav là-bas ? demanda-t-elle.
— Trop facile, pas vrai ?
— Disons que ça ne ressemble pas à Hirtmann.
Servaz hocha la tête, mais ne trouva rien à répondre.
— Et une fois qu’on est là-bas, on fait quoi ? voulut-elle savoir.
— D’abord, on se trouve un hôtel. Et demain matin, on recommence : mairie, écoles… Peut-être que cette fois quelqu’un saura quelque chose. Il y a deux cents habitants à L’Hospitalet. S’il est là, on le trouvera.
Est-ce qu’il y croyait lui-même ? Kirsten avait raison : trop facile. Quelque chose clochait. Ça ne pouvait être aussi simple. Ça l’était souvent, pourtant — mais pas avec le Suisse. Oh non : pas avec lui.
Assise derrière les vitres du VH Café, Margot regarda son père sortir de l’immeuble et rejoindre la policière norvégienne sur le trottoir. Elle les vit se mettre en marche en direction du parking, parlant avec animation. Ressentit un petit pincement au cœur. Jalousie. S’en voulut aussitôt d’éprouver un tel sentiment.
Elle avait agi sur une impulsion, pour mettre son père à l’épreuve. Elle avait voulu le forcer à réagir, l’obliger à choisir, pour une fois, entre elle et son travail. Avait espéré qu’il renoncerait à son expédition pour elle. C’était idiot. Elle baissa les yeux sur l’écran de son téléphone, posé près de son verre de vin, sur lequel le dernier de ses messages s’affichait encore :
Je dois y aller. Kirsten est là. Rappelle-moi s’il te plaît.
Elle avait sa réponse.
— Il faut qu’on s’arrête, dit-il soudain en montrant le panneau plein de symboles qui annonçait une aire à un kilomètre. On va manquer d’essence.
— Très bien. J’ai besoin d’aller aux toilettes.
Il remonta prudemment la petite bretelle inondée jusqu’au parking de la station-service, soulevant des gerbes d’eau là où la bretelle observait une légère déclivité avant de remonter vers le terre-plein, suivant de près un van bleu marine qui roulait à moins de vingt kilomètres/heure et résistant à l’impulsion de klaxonner. Il se gara sous l’auvent abritant les pompes. Les nuages avaient crevé, il pleuvait à verse. Le vent soufflait si fort qu’il faisait vibrer la carrosserie de la voiture. Il y avait une dizaine de véhicules garés devant la petite supérette, balayés par la pluie. Dès que Servaz eut coupé son moteur, Kirsten arracha sa ceinture, ouvrit sa portière, remonta son col et se précipita en direction des lumières. Il descendit à son tour. Même sous abri, le vent projetait des gouttes de pluie jusqu’à lui. En plus du van, deux autres voitures occupaient les pompes voisines. Il nota le numéro de la sienne et saisit le bec verseur ; pressant machinalement la détente, Servaz revint en pensée à ce que lui avait dit Xavier dans les ruines, tandis que la vibration du carburant passant de la pompe à son réservoir se communiquait à son poignet.
Bien sûr, c’était l’explication la plus simple : le Suisse avait changé d’apparence. Mais il songea à l’image sur la vidéo. Sur celle-ci, Hirtmann ressemblait à l’homme qu’il avait connu et cette image était postérieure à la rencontre entre Xavier et le psychiatre bosniaque. Peut-être Xavier se trompait-il ? Peut-être ce Dr Hasanovic n’était-il pas Hirtmann ? Peut-être en effet la mémoire de son ami lui jouait-elle des tours ? Ou bien le Suisse avait-il usé d’artifices : une barbe postiche, des lentilles de couleur, quelques prothèses amovibles comme on en utilise au cinéma au niveau de la mâchoire et du nez ?
Il regarda le van bleu marine avec des traces de rouille au niveau du châssis et des portières garé juste de l’autre côté des pompes. La porte latérale était restée grande ouverte et il faisait noir comme dans un four là-dedans.
Le conducteur devait être en train de payer à l’intérieur, car il n’y avait personne. Il jeta machinalement un coup d’œil vers les caisses, à travers les vitres ruisselantes de la supérette : personne non plus.
Servaz frissonna.
Il détestait les vans. C’était dans un engin semblable que Marianne avait été enlevée. Ils avaient retrouvé le véhicule sur une aire d’autoroute identique à celle-ci. Un van bleu marine… Avec des taches de rouille… Comme celui-ci. Il se souvenait qu’il y avait un chapelet avec des perles en olivier et une croix d’argent suspendu au rétroviseur intérieur.
Il déplaça son regard vers la cabine à l’avant.
Quelque chose était suspendu au rétroviseur. Dans l’ombre, à travers la vitre sale, il n’arrivait pas à voir ce que c’était.
Mais il aurait parié qu’il s’agissait d’un chapelet.
Il inspira.
Lâcha la poignée du bec verseur. Se glissa entre les deux pompes. Fit lentement le tour du véhicule. Jeta un coup d’œil à la plaque d’immatriculation et se figea.
Il y avait suffisamment de lettres et de chiffres effacés pour la rendre parfaitement indéchiffrable.
Kirsten, songea-t-il.
Il se mit à courir sous la pluie.
En entrant dans les toilettes pour dames, Kirsten nota le parfum qui flottait encore dans l’air ambiant, mêlé à l’odeur de nettoyant industriel. Un parfum masculin. Personne. Peut-être un employé ou un type qui était entré et ressorti en se rendant compte qu’il s’était trompé.
Il y avait visiblement un problème de fuite dans le toit, car un seau avait été placé au beau milieu, avec un balai-serpillière à l’intérieur, devant deux portes sur lesquelles était accroché le même écriteau « Indisponible ». Elle leva la tête mais ne vit pas de tache au plafond. En revanche la petite lucarne au fond était entrouverte et le bruit de la pluie arrivait jusqu’à elle. Sur les trois lampes censées éclairer les toilettes, une seule fonctionnait, dispensant une clarté chiche, intermittente et sinistre qui laissait les recoins dans une ombre profonde.
Elle tiqua mais s’avança jusqu’à la troisième porte, la seule disponible, la referma derrière elle, baissa son collant et sa culotte et s’assit. Elle pensa à ce que Servaz lui avait dit : trop facile. La photo de Gustav abandonnée sur la plate-forme et, à présent, l’école. Trop facile, pensait-il. Évidemment que c’était trop facile.
Elle sursauta. Elle avait cru entendre un bruit. Le gémissement d’une des portes. Il lui sembla que cela ne venait pas de la porte voisine mais de la première devant laquelle elle était passée. Elle tendit l’oreille. Mais le fracas de la pluie dehors couvrait tous les autres bruits.
Kirsten s’essuya, se rhabilla, se leva et tira la chasse. Hésita un instant avant d’ouvrir. Mais elle n’entendait plus le moindre bruit au-delà, à part le crépitement de l’averse. Elle sortit, regarda la rangée de miroirs et de lavabos face à elle. Vit la silhouette qui se reflétait dans l’un d’eux, sur sa gauche, en sus de la sienne.
Tourna la tête et retint son souffle.
Il se tenait debout à côté du seau, le balai-serpillière à la main — le grand binoclard qui l’avait suivie dans les rues de Toulouse. Sur quoi il leva le manche du balai et donna un coup sec dans la dernière lampe brillant au-dessus de lui.
Ténèbres.
Avant qu’elle ait pu faire quoi que ce soit, il était contre elle et l’avait plaquée contre le mur du fond, près de la lucarne entrouverte. À quelques centimètres d’elle, la pluie cinglait la petite fenêtre, et il pleuvait si fort que des gouttes effleuraient sa joue gauche, comme des postillons.
— Salut Kirsten.
Elle avala sa salive. Kirsten… Elle s’efforça de respirer calmement mais sans y parvenir. Le sang battait à ses tempes, faisant naître de petites étincelles devant ses yeux. Elle distinguait vaguement ses traits dans la clarté provenant du parking et son cœur bondit dans sa poitrine : maintenant qu’ils étaient tout proches, elle le reconnaissait. Il avait fait quelque chose à sa bouche et à ses yeux, changé l’implantation et la couleur de ses cheveux — à moins qu’il ne s’agît d’une perruque — mais, pas de doute, c’était lui.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle, la gorge étranglée.
— Chhhhh…
Brusquement, une main fut sous sa jupe et son manteau. D’abord au-dessus du genou droit, elle la sentit caresser sa cuisse à travers le collant puis remonter. Grande et chaude. Kirsten se mordit les lèvres.
— Il y a longtemps que j’avais envie de faire ça, dit-il dans son oreille.
Elle ne répondit rien, mais son pouls galopait et ses jambes se mirent à trembler. Les doigts la touchèrent à travers la culotte et le collant et elle serra mécaniquement les jambes. Elle ferma les yeux.
Servaz franchit l’entrée du magasin en courant, bousculant un couple qui tardait à s’écarter de son chemin.
— Hé ! gueula l’homme derrière lui, prêt à en découdre.
Mais il fonçait déjà vers les toilettes, s’engageant dans le renfoncement. Les hommes à droite, les dames à gauche.
Il poussa la porte. Entra. L’appela.
S’avança.
Il faisait noir là-dedans et il fut aussitôt complètement en alerte. Puis il la vit. Assise par terre, dans le fond, près d’une lucarne par où entraient la seule clarté et un peu de pluie. Elle sanglotait presque hystériquement. Tout en s’approchant d’elle, il surveilla les trois portes closes, dans l’ombre, face aux lavabos, les dépassa, s’agenouilla, tendit les bras, et, presque aussitôt, elle se blottit contre lui, tous deux à genoux sur le carrelage, enlacés en une étrange pantomime.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Elle était habillée et il ne vit aucune trace de lutte, de désordre dans ses vêtements.
— Il m’a… il m’a juste touchée…
— Il doit être loin, dit-il, après qu’ils eurent cherché un peu partout, dedans et dehors, et constaté que son propriétaire avait abandonné le van. Il avait tout prévu.
— On ne peut pas fermer l’autoroute ?
— Il y a une sortie à trois kilomètres d’ici. Il n’est plus sur l’autoroute depuis longtemps.
Quelques minutes plus tôt, pendant qu’ils fouillaient, un des clients de la supérette s’était plaint qu’il ne retrouvait pas sa voiture. Servaz avait envisagé de transmettre l’immat’ du véhicule aux gendarmes mais, le temps que les barrages se mettent en place, le Suisse se serait évaporé. Il avait hésité à appeler l’Identité judiciaire. Il savait que, s’il le faisait, Stehlin et toute la hiérarchie seraient aussitôt informés. Et qu’on lui retirerait l’enquête pour la confier à quelqu’un qui n’était pas « en convalescence ». Pas question. De toute façon, il n’avait pas besoin d’une confirmation : là, sur cette aire d’autoroute, il en était sûr, ils venaient de croiser la route du Suisse.
— C’est pas croyable. Comment a-t-il fait pour être ici en même temps que nous ? demanda-t-elle.
Elle avait encore les yeux humides. Servaz observait les voitures qui quittaient l’aire derrière les vitres ruisselantes, en soulevant de grandes gerbes d’eau sale. Ils étaient assis sur une des banquettes en plastique orange du coin restaurant, désert à cette heure.
— Il devait rouler devant nous depuis un moment. Avant ça, il a dû nous suivre. Je suppose que quand, dans son rétro, il m’a vu mettre mon cligno il a fait de même. Ensuite, c’est juste une question d’opportunité. Il a sauté sur l’occasion. Hirtmann est passé maître dans l’art de l’improvisation.
Il jeta un coup d’œil à la porte des toilettes.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il.
— Ça va.
— Tu en es sûre ? Tu veux qu’on rentre à Toulouse ? Tu veux voir quelqu’un ?
— Quelqu’un ? C’est-à-dire ? Un foutu psy ? Je vais bien, Martin. Je t’assure.
— OK. Allons-y, dit-il. On n’a plus rien à faire ici.
— Tu ne préviens pas les autres ?
— À quoi bon ? Il est loin à présent. Et si j’en parle, Stehlin va me retirer l’enquête, ajouta-t-il. On cherche un hôtel. On reprendra la route demain.
— En tout cas, on est au moins sûrs d’une chose : il est ici, tout près, commenta-t-elle. Et il nous suit à la trace…
Oui, pensa-t-il. Comme un chat suit une souris. Il regarda le SMS qu’il avait reçu quelques minutes plus tôt. Il avait appelé Margot deux fois après s’être garé sur l’aire. Chaque fois, il était tombé sur le répondeur.
Le message disait :
Arrête d’appeler. Je vais bien.
Il pleuvait toujours à verse derrière les vitres de l’hôtel et, en tournant la tête vers la nuit noire, Servaz vit son reflet dans la fenêtre. L’espace d’un instant, il surprit l’expression de son visage : celle d’un homme aux abois, mais aussi en colère. Il était seul. Non seulement à sa table, mais aussi le seul client dans tout le restaurant. Kirsten était montée directement dans sa chambre. Elle lui avait déclaré vouloir prendre une douche. Il dîna d’une entrecôte et de frites un peu trop grasses. Il n’avait pas plus faim que ça et il laissa la moitié de son assiette.
— Ça n’allait pas ? demanda la patronne.
Il la rassura comme il put, et elle comprit qu’il n’avait pas envie de quelqu’un pour lui faire la conversation et s’éloigna.
Soudain, il pensa à Gustav. Hirtmann savait-il où ils se rendaient, qui ils comptaient voir ? Il craignit tout à coup qu’il ne fasse disparaître le gamin, une fois de plus. Comme un prestidigitateur qui vous montre une colombe avant de l’escamoter. Et si, demain, le garçon ne se présentait pas à l’école ? Il eut envie d’appeler la gendarmerie la plus proche, de leur demander de retrouver le gosse et de le mettre en sécurité.
Mais il se sentait trop épuisé pour entreprendre quoi que ce soit ce soir.
Et puis, il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Hirtmann avait agi de la sorte. Quel intérêt ? S’il avait connu leurs plans, il aurait plutôt eu intérêt à agir avec discrétion et à emmener le gosse sans faire de vagues. À moins que cette question ne fût déjà réglée.
Auquel cas ils ne pouvaient rien de plus.
Penser à Gustav le mit mal à l’aise. Il lui vint une autre image, qui ne lui plut pas du tout. L’espace d’un instant, il s’imagina en train d’élever un petit garçon, mais il s’empressa de chasser cette idée tant elle le perturbait. Une autre pensée le hantait : la mort de Jensen. Cette munition de flic qu’on avait utilisée. Sa présence non loin de la scène de crime la même nuit. Et les soupçons qui, inévitablement, allaient se tourner vers lui.
Il se sentit alors très seul. Tout était silencieux et il se demanda s’ils n’étaient pas les seuls clients dans tout l’hôtel. Il avait la migraine depuis l’épisode de l’autoroute et son mal empirait. Il regardait le fond de sa tasse de café comme si la solution pouvait se trouver dedans quand son téléphone sonna.
C’était Kirsten.
— J’ai peur, dit-elle simplement. Tu peux monter, s’il te plaît ?
Il émergea de l’ascenseur et marcha jusqu’à la porte 13, juste en face de la sienne — la 14. Frappa. Pas de réponse. Il attendit quelques secondes avant de frapper de nouveau. Toujours pas de réponse. Il commençait à se sentir nerveux et allait tambouriner sur le battant quand il s’ouvrit. Kirsten Nigaard apparut, en robe de chambre, les cheveux mouillés.
Elle lui tint la porte, la referma derrière lui, se recula et appuya ses reins contre le petit bureau sur lequel se trouvaient une bouilloire et des sachets de Nescafé. Il ne savait que faire. Quel soutien lui apporter et sous quelle forme ? Et il ne se sentait pas très à l’aise dans cette chambre d’hôtel. C’était une femme vraiment attirante et, compte tenu de ce qu’elle venait de vivre, il voulait à tout prix éviter de la mettre dans l’embarras.
— Je serai juste de l’autre côté du couloir, dit-il. Enferme-toi à double tour et n’hésite pas à m’appeler. Je garderai mon téléphone près de moi.
— Je préférerais que tu dormes ici, répondit-elle.
Il regarda autour de lui. Ne vit guère qu’un fauteuil qui lui parut très inconfortable.
— On peut prendre une chambre communicante s’ils en ont, proposa-t-il.
Après coup, il se demanderait qui d’elle ou de lui avait fait le premier pas, brisé la glace. Il se souviendrait qu’il voyait le néon bleu de l’hôtel par-dessus son épaule, tandis qu’elle était blottie contre lui, et qu’il se reflétait dans les carrosseries des voitures. Qu’à l’entrée du parking, il y avait deux grands sapins noirs. Qu’il savait que les Pyrénées devaient se trouver quelque part au-delà, droit devant, mais que la nuit les dissimulait.
Au moment où ils s’embrassèrent, il vit ses yeux grands ouverts, comme si chacun attendait que l’autre les ferme en premier, si proches que leurs regards ne semblaient faire qu’un. Elle fouilla dans le sien, sans doute à la recherche d’une vérité enfouie sous les strates de civilisation. Puis, elle mordit et lécha le lobe et l’intérieur de son oreille, une fois, deux fois. Il écarta les pans de sa robe de chambre, caressa ses seins plus petits qu’il ne les avait imaginés. Elle posa une main sur la forme dure à travers l’obstacle du pantalon. Promena ses doigts vers le bas, vers le haut. Enfant, elle avait un jour enveloppé un galet trouvé dans la rivière dans un chiffon et l’avait conservé ainsi pendant des jours, à cause de cette même sensation de douceur et de dureté mêlées.
Puis elle recula vers le lit.