Épilogue

La neige tomba toute la journée et les jours suivants sur Halstatt et ses environs. Hirtmann fut interrogé dans le petit commissariat qui semblait tout droit sorti de la Mélodie du bonheur. Reger et ses hommes débutèrent l’interrogatoire en allemand et Espérandieu leur demanda si, des fois, on ne pourrait pas le faire en anglais. Puis un type arriva de Vienne ou de Salzbourg et il prit les choses en main.

Il faudrait encore quelques jours pour décider ce qu’ils allaient faire du Suisse (il avait abattu un homme sur le territoire autrichien, il relevait donc de la justice autrichienne), et ils décidèrent de vider les cellules du petit commissariat et de le transformer en une sorte de Rio Bravo en attendant.

Servaz n’assista pas aux interrogatoires. Il avait été transporté à l’hôpital de Bad Ischl, comme tous les patients de la clinique. Elle était momentanément ou définitivement fermée et son directeur introuvable. À l’hôpital, il fut d’abord admis en soins intensifs puis en observation. Sa sortie intempestive avait causé des dégâts, moins cependant qu’on ne pouvait s’y attendre — et qu’il le redoutait —, mais il fallut tout de même lui ouvrir le ventre une seconde fois pour s’en assurer. La police autrichienne vint l’interroger longuement sur ce qui s’était passé dans la forêt : les dires d’Espérandieu, de Servaz, de Reger — et même d’Hirtmann — se recoupaient presque parfaitement, aux habituelles divergences près, mais les enquêteurs eurent les plus grandes difficultés à appréhender la chaîne des événements qui avait conduit quatre personnes à s’entretuer et un célèbre chef d’orchestre à se retrouver attaché nu et mort à un arbre.

Dans son lit d’hôpital, Servaz reçut quelques appels : de Margot trois fois par jour, de Samira, du juge Desgranges, de Cathy d’Humières et même de Charlène Espérandieu et d’Alexandra, son ex-femme. Vincent, lui, repartit au bout de deux jours, non sans être passé le voir matin, midi et soir.

— Ils ne veulent pas me lâcher, lui dit Servaz en souriant vaguement du fond de son lit, comme Vincent venait lui annoncer qu’il retournait en France. Ils en sont où avec Hirtmann ?

— Ils l’interrogent toujours. Il a quand même abattu un homme sur le territoire autrichien, ils ne vont pas nous le rendre de sitôt.

— Hmm.

— Prends soin de toi, Martin. Et reviens-nous vite.

Il songea que ce dernier point ne dépendait pas que de lui mais ne dit rien. Quelque part là-dehors, des cloches sonnaient. Le paysage était intégralement blanc. Il ne manquait plus que des chants de Noël mais il ne doutait pas que quelque Stille Nacht s’élèverait le moment venu dans l’hôpital. Il espérait bien en avoir fini avant.

Son téléphone sonna peu de temps après que Vincent fut parti.

— Comment vous sentez-vous ? demanda une voix trop familière.

— Qu’est-ce que vous voulez, Rimbaud ?

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Par laquelle je commence ?

— Vous n’avez pas un truc moins éculé ?

— La bonne, trancha son interlocuteur. On a reçu une clef USB. Elle a, semble-t-il, été expédiée le jour même de votre opération. D’Autriche. Vous voulez savoir ce qu’il y a dessus ?

Servaz sourit. Rimbaud ne pouvait s’empêcher de torturer les gens d’une manière ou d’une autre.

— Accouchez, dit-il.

— Un film, répondit le bœuf-carotte. Un film pris avec une GoPro fixée sur le torse de son auteur… La nuit où Jensen a été tué… Il montre tout : la tentative de viol… l’auteur du film qui se rue sur Jensen… qui lui tire dans la tempe à bout touchant… qui repart ensuite dans les bois… Après quoi, il retourne la GoPro vers lui et se filme… Et il nous fait un petit coucou, le con…

— Hirtmann ?

— Ouais, m’sieur.

Servaz laissa retomber sa tête en arrière, contre l’oreiller, et inspira à fond en contemplant le plafond.

— Cette vidéo vous innocente du meurtre de Jensen, Servaz, dit Rimbaud dans l’appareil. Même si je me demande bien pourquoi Hirtmann nous l’a envoyée.

— Mais… ?

— Mais ça ne vous exonère pas de votre comportement indigne d’un membre de la police nationale, de votre fuite du commissariat, de votre passage en Autriche sous une fausse identité, du meurtre de Kirsten Nigaard, officier de police de Norvège, avec une autre arme que votre arme de service…

— Légitime défense, dit-il.

— Possible.

— Tiens donc, on dirait que vous sautez moins vite aux conclusions, tout à coup.

— Je vais demander votre révocation, dit Rimbaud. La police française ne peut plus se permettre de compter des gens comme vous dans ses rangs. Et votre ami Espérandieu va faire l’objet de sanctions lui aussi.

Après quoi, il raccrocha.


Il neigea toute la nuit et le jour suivant. De son lit, Servaz regardait les flocons tomber. Il n’était pas encore question pour lui de se lever ni de marcher. Les médecins lui répétaient à l’envi qu’il était un miraculé : après cette opération au cœur, il n’aurait jamais dû en subir une autre au foie si vite. Quant au fait qu’il fût sorti abattre quelqu’un d’un coup de pistolet moins d’une heure après son réveil, ce fait d’armes entrerait probablement dans les annales de la médecine autrichienne. Il avait à présent deux énormes cicatrices qui faisaient de lui un vrai monstre de Frankenstein : l’une sur la poitrine, l’autre qui démarrait sous le sternum, descendait à la verticale sur six centimètres puis bifurquait brusquement vers le flanc. Il demandait régulièrement des nouvelles de Gustav, qui se trouvait dans un service voisin du sien : Gustav allait bien, mais il demandait à voir son papa — c’est-à-dire Hirtmann.

Le matin du cinquième jour, il put enfin se lever et marcher. Les agrafes tiraient encore un peu sous le bandage. Sa première visite fut bien sûr pour son fils. Le môme avait une sale tête et des yeux plus cernés que jamais, mais le médecin de service se voulut rassurant : les premiers signes étaient encourageants et Gustav acceptait bien le traitement immunosuppresseur qui avait pour but de réduire les risques de rejet du greffon. Servaz n’en fut qu’à moitié tranquillisé : il y avait tellement de choses encore qui pouvaient tourner mal.

Gustav dormait quand Servaz entra dans sa chambre. Il avait son pouce dans sa bouche et ses longs cils blonds frémissaient légèrement. Servaz se dit que des rêves devaient traverser son sommeil, à l’image des nuages sans cesse changeants qui traversaient le ciel au-dessus de l’hôpital — et il se demanda si c’étaient des rêves agréables. Il regarda un long moment la petite bouille tranquille, drap et couverture remontés jusqu’au menton, et la cage thoracique étroite qui se soulevait — en cet instant, Gustav avait l’air en paix —, puis il repartit aussi silencieusement qu’il était venu.


Noël arriva, et Servaz comme Gustav le passèrent à l’hôpital, au milieu des cris enjoués des infirmières, des guirlandes clignotantes et des petits sapins synthétiques. Puis ce fut le tour d’un mois de janvier glacial — en Autriche comme en France, s’il en croyait les infos sur Internet — tandis que Donald Trump s’asseyait dans son fauteuil du Bureau ovale. En février enfin, il put rentrer chez lui. Il passa aussitôt en conseil de discipline et écopa d’une exclusion temporaire de trois mois, non rémunérée, et d’une rétrogradation au grade de capitaine. Il se démena pendant des mois pour obtenir la garde de Gustav, qu’on avait confié à une famille d’accueil. La France avait un nouveau président quand il l’obtint et il se retrouva à essayer d’apprivoiser ce nouveau venu. Ce furent des jours difficiles, l’enfant pleurait, réclamait son vrai père, piquait des crises et Servaz se sentait désemparé, dépassé et incompétent. Charlène, Vincent et leurs deux enfants vinrent heureusement à sa rescousse — Charlène presque tous les jours, pendant qu’il reprenait le chemin de l’hôtel de police — et, petit à petit, Gustav parut s’acclimater à sa nouvelle situation et même l’apprécier. Ce fut alors pour Servaz un bonheur comme il n’en avait pas connu depuis longtemps.

En Autriche, Julian Hirtmann fut transféré à la prison de Leoben, une prison ultra-moderne en verre surnommée « la prison 5 étoiles ». La France réclamait son extradition mais le Suisse devait d’abord passer en jugement là-bas. Un autre Noël approchait quand, une nuit, il se plaignit de nausées et de crampes à l’estomac. On alla chercher le médecin. Le toubib ne trouva rien qui justifiât de tels maux de ventre sinon peut-être un léger gonflement abdominal et, croyait-il, le stress. Il donna deux cachets au Suisse et rédigea une ordonnance. Peu de temps après son départ, Hirtmann demanda au jeune surveillant de service un nouveau verre d’eau.

— Comment vont vos enfants, Jürgen ? demanda-t-il en saisissant le verre d’eau et en s’assurant que personne d’autre ne pouvait entendre. Comment vont Daniel et Saskia ?

Il vit le jeune officier pâlir.

— Et votre femme, Sandra, elle fait toujours les petites classes ?

Il neigeait derrière les vitres noires. Le vent accompagnait de sa mélopée lointaine la voix bien trop distincte du Suisse. Un rire s’éleva quelque part puis le silence revint.

— Comment vous connaissez le nom de mes enfants ? demanda Jürgen en sursautant.

— Je connais tout de chacun de vous ici, répondit le Suisse, et je connais beaucoup de monde dehors. Désolé, je voulais juste être poli.

— Je ne crois pas, non, dit le jeune surveillant d’une voix qui se voulait ferme mais qui peinait à l’être.

— En effet, vous avez raison. J’ai un tout petit service à vous demander…

— Oubliez ça, Hirtmann, je ne vous rendrai aucun service.

— J’ai beaucoup d’amis dehors, susurra le Suisse, et je ne voudrais pas qu’il arrive malheur à Daniel ou à Saskia…

— Qu’est-ce que vous avez dit ?

— C’est vraiment un tout petit service… Il s’agit juste de me procurer une carte de Noël… et ensuite d’envoyer cette carte à l’adresse que je vous indiquerai. Rien de bien méchant, vous voyez.

— Qu’est-ce que vous avez dit avant ? gronda le jeune homme, furieux. Vous pouvez répéter ?

Il fixait le Suisse avec colère — mais sa colère se transmua en inquiétude, puis en une vague de terreur pure, quand il vit les traits de celui-ci changer, se métamorphoser littéralement sous ses yeux, l’ombre noire qui coulait dans les pupilles et l’éclat maléfique du regard. Et comment l’horrible changement donna à ce regard, dans les rayons froids et chirurgicaux du néon, une insoutenable intensité — et fit de ce visage celui de quelqu’un qui n’avait plus rien d’humain, un visage comme seule la folie pouvait en engendrer. La voix qui jaillit ensuite en un murmure puissant de cette bouche presque féminine prononça des paroles qu’il n’oublierait jamais :

J’ en dis que si tu ne tiens pas à retrouver ta jolie petite Saskia crevée dans la neige, sa jupette relevée par un monstre dans mon genre, tu ferais bien de m’écouter


La résilience est une qualité mystérieuse. Elle désigne la faculté qu’ont un corps, un esprit, un organisme, un système de recouvrer un état d’équilibre après une grave altération, de continuer à fonctionner, à vivre et à avancer en surmontant des chocs traumatiques.

Martin Servaz mit du temps à recouvrer un état d’équilibre — mais il se remit. Un événement l’y aida, qui se passa peu de temps après ceux qu’on vient de conter. Le jour de Noël 2017, on sonna à la porte des Espérandieu. Ce matin-là, au pied du sapin, dans le living-room, il y avait beaucoup de monde et encore plus de cadeaux, mais le plus gâté fut sans nul doute Gustav.

Son père biologique le regardait les ouvrir un par un, la figure illuminée de joie, sous les encouragements de Margot qui tenait son bébé dans ses bras, de Vincent, de Charlène et de leurs deux enfants. Il déchiquetait les papiers multicolores de ses doigts menus, ouvrait les boîtes avec des gestes vifs et impatients, extirpait les jouets en poussant des exclamations de surprise un peu surjouées. Et chaque sourire sur sa frimousse était un sourire dans le cœur de Servaz. Mais, l’instant d’après, celui-ci caressait des idées bien plus sombres et tout à coup, il se sentait une responsabilité écrasante sur les épaules, une responsabilité bien trop grande, en vérité, pour un homme comme lui.

Ce matin de Noël, il pensa également à Kirsten. Il pensait à elle tous les jours depuis un an, en réalité. Une fois de plus il s’était laissé prendre. Il s’en voulait terriblement d’avoir baissé la garde et d’avoir laissé une fois encore le mensonge entrer dans sa vie sous une apparence fausse ; il s’en voulait d’avoir nourri des espoirs absurdes, des espoirs qui ne pouvaient qu’être déçus. En même temps, il se demandait s’il y avait eu un moment où Kirsten Nigaard avait été sincère. Elle était venue à lui en vérité que pour le guider vers son amant et son maître. Elle l’avait entraîné dans un piège comme elle l’avait fait pour ce chef d’orchestre et son homme de main. Il essayait de ne pas penser aux moments d’intimité partagée, de les effacer de sa mémoire. Mais devait-il nier ce qu’il avait ressenti parce que en face on n’avait pas éprouvé la même chose ?

— Martin, Martin, dit Charlène joyeusement.

Il leva les yeux. Vit Gustav debout devant lui, lui tendant le camion Transformers. Servaz sourit. Attrapa le jouet. La sonnette de l’entrée venait de retentir. Vincent sortit de la pièce.

Il entendit qu’on discutait dans le vestibule, perçut la voix d’Espérandieu disant : « Un instant. »

Il tripotait le jouet dans tous les sens, sous les yeux attentifs et, lui sembla-t-il, quelque peu sceptiques de Gustav, quand Vincent l’interpella depuis le seuil :

— Martin, tu peux venir ?

— Je reviens tout de suite, dit-il à son fils.

Il se leva, marcha vers le vestibule.

Avisa le type dans l’entrée. Un employé qui portait l’uniforme brun d’UPS. Apparemment, l’entreprise postale avait décidé de faire travailler son personnel le 25 décembre.

Puis il vit le visage de son adjoint et il sentit son pouls s’accélérer.

— ça vient d’Autriche, dit Espérandieu. C’est à ton nom. Quelqu’un sait que tu es ici

Il regarda l’enveloppe. La prit. L’ouvrit.

Une carte de Noël : du houx, des guirlandes et des boules brillantes. Une carte bon marché. Il souleva le rabat.

Une photo à l’intérieur… Il la reconnut d’emblée. Elle portait la même robe-tunique kaki avec une ceinture tressée que l’une des dernières fois où il l’avait vue, avait les mêmes cheveux blonds bouclés et la même mèche retombant sur le côté gauche du visage, le même soupçon de rouge à lèvres. Elle ne semblait pas avoir changé après toutes ces années, malgré le journal qu’elle lisait et qui indiquait clairement que le cliché avait été pris à peine trois mois plus tôt. Elle souriait.

— L’espèce d’ordure, rugit Espérandieu à côté de lui. Le salopard. Le jour de Noël ! Bazarde ce truc. C’est un putain de montage !

Servaz fixait son adjoint sans le voir. Certain, en cet instant précis, qu’il avait tort : que ce n’en était pas un et que l’analyse le démontrerait. C’était bien Marianne qu’il avait sous les yeux.

Lisant un journal du 26 septembre 2017.

Et soudain, il comprit la phrase du Suisse : « Disons que son foie n’est pas disponible. » Bien sûr, la drogue, l’alcool — comment aurait-il pu l’être ?

Marianne — vivante…

Son cœur tombait dans sa poitrine — une chute sans fin.

Bergen, Norvège, décembre 2015 ; San Luis Potosí, Mexique, juin 2016.

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