Lorsqu’il ouvrit les yeux, il distingua une silhouette noire, debout près de lui. Il ouvrit la bouche pour appeler, mais aucun son n’en sortit. A cet instant, il s’aperçut qu’il avait un mouchoir enfoncé dans la gorge et maintenu par quelque chose qui ressemblait à sa cravate.
Au prix d’une affreuse douleur dans le cou, il parvint à tourner la tête vers la lumière. Il était toujours dans la pièce où Tania avait exécuté son strip-tease, mais maintenant il faisait jour. Il voyait même un bout de ciel bleu, par la porte entrouverte.
Il se retourna vers la silhouette, debout au pied de son lit. C’était un homme vêtu de sombre, un Persan, qui le regardait avec un détachement total. Il portait une sorte de pyjama de soie noire, boutonné jusqu’au cou, et avait un pistolet automatique glissé dans la ceinture. Il fumait une cigarette, appuyé au mur.
Malko essaya de bouger. Il put à peine soulever la tête. Ses deux mains étaient attachées par des menottes à des crochets, vissés au divan sur lequel il avait espéré apprendre à Tania l’amour à l’autrichienne… Quant à ses pieds, ils étaient liés ensemble par une grosse corde, et le tout était fixé sous le lit. Il essaya la résistance de ses liens, mais cessa tout de suite : une sueur glaciale lui couvrit le front et sa tête se mit à tourner. Dégoûté, il ferma les yeux et sombra dans l’inconscience.
Il fut réveillé brutalement par une main qui lui arrachait le bâillon. L’homme en noir lui tendait une écuelle. Malko décida de manger, pour reprendre des forces. C’était aussi, peut-être, une occasion de s’échapper. Mais l’autre avait prévu le coup. Il ne le détacha même pas. Il lui souleva seulement la tête et le fit boire comme un enfant une sorte de purée de soja très liquide, écœurante à souhait.
Ensuite, il lui donna, de la même façon, un verre d’eau, et sortit de la pièce.
Le cerveau de Malko recommençait à fonctionner. Sa première pensée fut pour Tania. « Quelle garce ! » se dit-il. Elle l’avait bien eu ! Comme un enfant ! Mais pourquoi avoir agi ainsi ? Elle l’avait rencontré par hasard, pourtant ! Au Hilton. Elle ne pouvait pas savoir qu’il se lèverait de sa place et l’aborderait. Alors ?
Saadi ! Cette idée lui fit passer une névralgie dans la tête. Comment ne s’était-il pas méfié de leurs manigances de jeunes filles vicieuses ? Saadi avait tout fait pour le jeter dans les bras de Tania, pour qu’il ne se méfie pas. Et Saadi était la fille de l’homme qu’il poursuivait, Teymour Khadjar. S’il avait été mis hors circuit, c’est que quelque chose allait se passer. Qui viendrait le chercher là ? Même Derieux penserait qu’il s’offrait deux jours de détente avec la belle Tania.
Il éprouva de nouveau la solidité de ses liens. Il n’y avait même pas cinq centimètres de jeu du côté des menottes, et il se sentait allongé tellement on avait tiré sur les liens des pieds. Ce n’était sûrement pas Tania qui l’avait attaché comme cela. Plutôt une des barbouzes du général.
À tout hasard, il tenta de faire basculer le divan, pour voir, et réussit tout juste à se meurtrir les poignets. Le sofa était beaucoup trop lourd.
A trois mètres, la porte était ouverte sur le parc. Il regarda autour du lit : aucun objet pouvant se briser et servir ensuite à user les liens ! De toute façon, il lui faudrait un petit mois pour user les bracelets des menottes. Évidemment, s’il avait les pieds libres, il pourrait toujours sortir avec le divan sur le dos !
Une charmante apparition s’encadra dans la porte : Tania !
Vêtue d’une légère robe verte d’été, elle s’approcha et se pencha sur Malko pour effleurer sa bouche d’un baiser léger. À travers la soie du tissu, il sentit le poids des seins.
— Comment vas-tu, ce matin ? Pas trop mal au crâne ?
Sa voix était aussi naturelle que si elle lui avait apporté son petit déjeuner après une nuit d’ivresse.
— C’est une plaisanterie ? demanda Malko aigrement.
Tania pouffa :
— Presque !
— Détache-moi et explique-toi.
Elle s’assit près de lui, ne le détacha pas, lui caressa distraitement la poitrine de ses longs doigts, et sourit :
— Tu sais que tu me plais beaucoup, prince Malko ? Ce doit être ton sang royal…
— Alors détache-moi.
— Je ne peux pas te détacher. Et d’ailleurs cela vaut mieux pour toi…
— Pourquoi m’as-tu joué ce tour ? Tu t’es bien foutue de moi !… Bravo pour la comédie du charme. J’ai marché comme un seul homme.
Elle se pencha et l’embrassa encore.
— Ce n’était pas de la comédie. Je t’ai dit que tu me plaisais beaucoup. Seulement on m’a demandé de te tendre ce piège. Je l’ai fait parce que je savais qu’ainsi il ne t’arriverait rien. D’ailleurs, si tu veux, demain matin, quand je t’aurai détaché, nous partirons en voiture pour le Karaj…
— Pour quoi faire, au Karaj ? Pour me jeter dans le lac avec un tonneau de ciment ?
— Que tu es méchant ! Non, j’ai une maison au Karaj. En ce moment, il y fait beau. Nous serions tranquilles, et personne ne viendrait nous déranger. Pendant une semaine, si tu veux.
— Tu sais que tu es complètement inconsciente ?
— Pourquoi ? Ce n’est pas ce que tu comptais faire ici avec moi ? Tu me jouais la comédie !
Malko leva les yeux au ciel. Elle était impossible !
— Bien sûr que non. Mais, depuis, il s’est passé autre chose, figure-toi !
— Quoi ?
— Il s’est passé que je suis sur ce lit, ficelé comme un saucisson. Ce n’était pas prévu au programme…
— Bien sûr. Mais ce n’est pas moi qui t’ai attaché.
— Non, tu t’es contentée de me guider jusque dans la gueule du loup.
— Je te l’ai dit : c’était pour ton bien. On voulait te faire du mal. Peut-être qu’on t’aurait tué. Moi, je ne voulais pas.
— Qui ça « on » ? Ta petite camarade Saadi, peut-être ?
— Pourquoi me le demandes-tu, si tu le sais ?
— Je m’en doutais seulement. Mais pourquoi as-tu accepté ?
Du coup, Tania éclata franchement de rire.
— Tu plaisantes ? Tu sais qui est le père de Saadi, non ? Quand il demande un service, il vaut mieux faire preuve de bonne volonté. L’année dernière, un type qui lui avait désobéi a été retrouvé en morceaux dans la montagne. Il avait été scié entre deux planches, dans les deux sens…
— Ainsi, c’était prémédité, notre petite soirée ?
— Non, pas quand je t’ai invité. Mais le lendemain, quand j’ai parlé de toi à Saadi, elle m’a dit que cela pourrait intéresser son père.
— Et alors ?
— Il est venu me voir lui-même. Il m’a dit qu’il fallait te retenir ici pour deux jours, que c’était très important et qu’il ne te serait pas fait de mal.
— Sauf pour le coup de matraque…
Elle tâta la bosse et sourit.
— Tu es assez fort pour t’en remettre. Si tu veux, je te le ferai oublier demain.
— En attendant, détache-moi. Ou au moins desserre mes liens, qu’on croie que je me suis détaché tout seul. Comme ça, tu n’auras pas d’ennui.
Elle secoua la tête.
— Impossible. De toute façon cela ne servirait à rien. Tu as vu l’homme qui t’a nourri. Ils sont trois qui se relaient dans la pièce à côté. Ils surveillent la porte et ont ordre de tirer sur toi à vue. Même si tu échappais à ceux-là, le parc est plein de chiens féroces de la police, qui te mettraient en pièces. Et si tu arrivais au mur, il y a encore un poste de garde sur la route, à l’entrée. De l’autre côté, c’est la montagne avec des précipices à pic. Non, crois-moi, il vaut mieux prendre ton mal en patience. Ce ne sera plus long.
Malko ferma les yeux, découragé. Elle ne mentait sûrement pas. Khadjar était un homme de précautions et avait bien fait les choses. S’il ne la prenait pas comme alliée, il était fichu.
— Écoute, reprit-il d’une voix très douce. Sais-tu qui je suis ?
— Oui, tu me l’as dit : le prince Malko Linge.
— Bon, mais sais-tu ce que je fais ?
— Non.
— Tu ne t’es pas posé la question ?
— Si. Je pense que tu es dans la politique, puisque tu connais Teymour.
— Je ne suis pas dans la politique. Tu sais ce que c’est qu’un agent secret, Tania ?
— Un espion ?
— Si tu veux. Pas tout à fait. Je travaille pour le gouvernement américain, dans les services de Sécurité. Mon patron, c’est notre Teymour à nous.
— Je vois.
— Bien. Tu sais que l’Amérique et l’Iran sont alliés ?
Elle éclata de rire.
— Bien sûr ! Vous nous donnez assez de dollars pour cela !
— Parfait. Et cela ne t’étonne pas, que le général Khadjar veuille me garder prisonnier et même me tuer ?
— Oh, tu sais, moi, je suis une fille ! Je ne comprends rien à la politique.
— Écoute, je vais te dire ce qu’il y a. Le général Khadjar est un traître à ton pays. Il a projeté d’assassiner le chah pour prendre le pouvoir à sa place. Et ce serait très grave pour mon pays.
Elle le regarda avec intérêt :
— C’est vrai, ce que tu dis ?
— Oui. Il faut empêcher cela.
Elle battit des mains.
— Tu es fou. Ce serait épatant, si Teymour était au pouvoir !
— Pourquoi ?
— Parce que Saadi est une de mes meilleures amies. Alors, tu penses à ce que j’aurais, comme avantages !
— Mais enfin, s’il assassine le chah ?
— Oh, tu sais, le chah en fait assassiner tellement ! Tout ça, c’est de la politique. Mais je serais bien contente que Teymour gagne. C’est un si bel homme ! L’as-tu déjà vu avec sa tunique blanche et ses décorations, au palais du Goulestan ?
— Tania, tu te moques de moi ?
Elle ouvrit de grands yeux :
— Mais pas du tout ! Pourquoi ?
— Tu es complètement amorale ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Rien. Détache-moi.
— N’insiste pas.
— Ils me tueront après. Je sais trop de choses sur eux. Tu auras ma mort sur la conscience.
— Non, je ne les laisserai pas faire.
— Tu es une enfant.
Elle l’embrassa.
— Pas tout à fait. Tu le sais bien.
— Porte au moins un message à quelqu’un.
— Je n’ose pas. Teymour me tuerait, s’il l’apprenait. Écoute, je te quitte jusqu’à ce soir. Je vais travailler. Demain, c’est fête, je passerai toute la journée avec toi.
Avant qu’il ait pu la rappeler, elle s’éloigna, avec son inimitable balancement. Il laissa retomber la tête, découragé. Quelques minutes plus tard, l’Iranien qu’il avait déjà vu entra et vint éprouver la solidité des liens. Ils ne prenaient vraiment aucun risque.
— Est-ce que tu veux gagner beaucoup d’argent ? murmura Malko en persan.
L’autre le regarda en dessous, intéressé.
— C’est facile, continua Malko. Détache-moi seulement les jambes. Je te donnerai dix mille tomans.
Le Persan grogna :
— Et le général me fera tuer. Non, je préfère vivre pauvre que mourir riche.
Il ressortit. Pour qu’un Iranien ne cherche même pas à gagner une somme pareille, il fallait qu’il ait vraiment peur. Ce n’était pas encourageant.
Devant cette situation sans issue, Malko prit le parti de somnoler. De toute façon, il valait mieux attendre la nuit pour tenter quelque chose. Quand l’autre reviendrait vérifier ses liens, il pouvait essayer de l’assommer d’un coup de tête. S’il réussissait, il parviendrait peut-être à prendre une arme ou un couteau dans les poches de l’homme. S’il échouait, il en serait quitte pour un passage à tabac…
Un bruit de voiture le réveilla. Puis il entendit une conversation en iranien. Il ne comprit pas le sens, mais un point était certain : l’une des voix était celle de Teymour Khadjar.
Malko ferma les yeux, faisant semblant de dormir. Quelques instants après, de lourds pas firent frémir le plancher. Une main le secoua rudement. Il rouvrit les yeux.
Le général était debout près du lit, encadré de deux gorilles aux mines patibulaires.
— Comment allez-vous, monsieur Linge ?
L’intonation était aussi mondaine que celle de Tania.
— J’irais beaucoup mieux si vous me faisiez détacher, répondit sèchement Malko. Je pense que vous savez à quoi vous vous exposez en séquestrant un citoyen autrichien et, qui plus est, fonctionnaire du gouvernement ?
Khadjar rit de bon cœur et tira de sa poche une boîte de cigarillos.
— Monsieur Linge, vous avez le sens de l’humour. Je vous ferai détacher. Bientôt. Quand vous ne risquerez plus de vous évader.
Le ton n’était pas rassurant. Malko préféra ne pas chercher à comprendre.
— Je dois vous féliciter d’abord de votre perspicacité, cher monsieur. Car, pour un étranger à notre pays, vous vous êtes remarquablement bien débrouillé.
— Merci.
— Oui, vous avez même failli me causer de sérieux ennuis. Si votre ambassadeur était un peu plus intelligent…
Malko ironisa :
— Et si vous disposiez de meilleurs techniciens. Parce qu’enfin, la farine qui fait boum, ce n’était pas mal, pour expédier le chah…
Khadjar rit jaune.
— Encore bravo ! Décidément, il était temps de vous mettre hors circuit.
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Mais je vais vous tuer, naturellement !
— Vous n’êtes pas bien sûr de vous, Général.
— Allons, ne me prenez pas pour un enfant. Je vais vous expliquer pourquoi je vais vous tuer. Pas pour ce que vous savez. Dans quelques dizaines d’heures, je serai le chef légal de ce pays. Donc tout ce que vous pourrez dire ne me touchera pas. En politique, la vengeance n’existe pas. Et puis, connaissez-vous beaucoup de chefs d’État de pays jeunes qui n’ont pas un peu de sang sur les mains ? Autrement, on ne les prend pas au sérieux.
— Alors ?
— Alors, je suis un homme prudent. Je suis votre ennemi. Et il ne faut jamais laisser un ennemi vivant lorsqu’on peut le tuer. C’est ainsi que l’on vit très vieux. Disons que c’est une précaution élémentaire… Et puis, je vais vous avouer un petit secret : j’aime bien tuer.
Il soupira :
— Je fais un travail tout à fait administratif, maintenant, vous savez. Il y a quelques années, j’ai fait des études passionnantes sur la psychologie humaine, en interrogeant moi-même les prisonniers politiques. Maintenant, où voulez-vous que je prenne le temps de descendre une heure dans mes caves ? Et puis, de vous à moi, la plupart des gens que nous attrapons sont des imbéciles. Et ce n’est absolument pas amusant, de tuer un imbécile. J’ai rarement, comme maintenant, une heure à perdre agréablement.
— Je suis sûr que vous ferez un très bon chef d’État, dit Malko ironiquement. Si vous réussissez votre petit plan.
— Ça devrait marcher, fit pensivement le général. Je vais d’ailleurs vous dire en quoi cela consiste, car cela n’a plus aucune importance pour vous. Et après tout, comme on dit au poker, vous avez payé pour voir.
— Je vous en prie.
— J’ai décidé de faire d’une pierre deux coups, c’est-à-dire d’éliminer, avec le chah, ceux qui le touchent de près. J’avais pensé au fusil à lunette, mais nous ne disposons pas de tireur d’élite et les lieux ne s’y prêtent pas. De plus, un coup malheureux est toujours à craindre.
« D’autre part, depuis l’attentat contre Hitler, je ne crois plus à la petite bombe. Aussi ai-je décidé d’employer les grands moyens : je vais bombarder sa Majesté.
— Bombarder ?
— Eh oui ! Demain, il y a une grande parade de gymnastique, présidée par le roi. Bien entendu, il sera soigneusement gardé, mais cela ne me gêne pas. Au moment où il prendra place dans la tribune, un petit avion décollera des environs du stade, chargé d’une centaine de kilos de dynamite, assez pour volatiliser la tribune.
« Cet avion a une particularité : il n’y aura personne à bord. Pas par sentimentalité, rassurez-vous ! Parce qu’un pilote peut changer d’avis au dernier moment, avoir peur. Tandis qu’une radio ne réfléchit pas. Mon avion sera téléguidé à partir d’un poste d’observation. Cela, grâce à l’obligeance du général Schalberg, qui m’a fourni un excellent technicien. Nous avons procédé à plusieurs dizaines d’essais, et ce garçon est précis comme un horloger. Il amène sa bombe volante sur la cible, à un mètre près. Cela ne peut pas rater. Au cas improbable où l’on repérerait cet innocent avion de tourisme, la chasse n’aurait pas le temps d’intervenir.
— Je suppose que vous vous abstiendrez d’apparaître à cette charmante manifestation ?
— Disons que j’arriverai en retard…
— Bien entendu, cet attentat sera l’œuvre de l’horrible parti Toudeh ?
— Tout juste ! Si l’on retrouve des débris, on découvrira les lambeaux de quelques tracts communistes. Vous comprenez qu’après un tel attentat il sera urgent de former un gouvernement solide, afin d’éviter des désordres plus sérieux…
— Au besoin, certaines tribus vous donneront un coup de main, pour liquider les derniers partisans du chah…
— Tiens, vous savez cela aussi ?… Encore bravo !
Malko voulait en avoir le cœur net.
— Dites-moi, mon cher Khadjar, les Russes, eux, sauront parfaitement que leurs amis ne sont pour rien dans… disons dans ce changement brusque de gouvernement. Vous ne craignez pas qu’ils ne réagissent un peu brutalement ? Je vous vois mal tenir tête à quelques divisions blindées sibériennes.
Khadjar haussa les épaules.
— La Maison Blanche ne tient pas à voir le drapeau soviétique flotter sur le golfe Persique. Les rapports du général Schalberg éclaireront le gouvernement américain sur le complot communiste qui aura coûté la vie au chah. C’est là que votre élimination dépasse le cadre de la simple fantaisie. Vous disparu, personne ne pourra contredire Schalberg.
— Eh bien, bonne chance ! J’espère que vous me rejoindrez très bientôt en enfer.
Teymour Khadjar sourit sans répondre. Il appela :
— Ara.
Un des gorilles apparut. Le général lui dit quelques mots en persan. Malko en comprit le sens et sourit amèrement. L’autre avait reçu l’ordre de prendre les mesures du prisonnier, pour une tombe…
Il revint d’ailleurs avec un mètre de menuisier et, très sérieusement, mesura le corps de Malko.
— Je fais environ un mètre quatre-vingts, précisa celui-ci sans rire. Et j’aime être à l’aise.
Un étrange détachement l’envahissait. Il était complètement impuissant. Alors à quoi bon se rebeller contre son sort ? Il n’avait pas grand peur de la mort, et il savait que dans son métier elle arrivait plus souvent qu’à son tour. Quant à s’abaisser, à supplier Khadjar, autant essayer d’ouvrir un char avec une lime à ongles.
Avec regret, il pensa à la belle Tania. Si Khadjar savait vivre, ce serait un beau cadeau d’adieu. Mais Khadjar ne savait pas vivre.
— Monsieur Linge, dit Khadjar aimablement, mes hommes sont en train de creuser votre tombe dans le parc. Il vous reste peu de temps à vivre. Désirez-vous quelque chose en particulier ?
— Oui. Que vous me laissiez seul une heure avec notre amie commune, Tania.
Le général sourit :
— J’aime les gens comme vous. J’ai horreur de ceux qui vivent comme des seigneurs et meurent comme des chiens. Vous avez toute mon estime. Je veillerai à ce qu’un jour votre corps soit ramené dans votre pays. Malheureusement nous n’avons plus le temps de bavarder.
Les deux gorilles étaient revenus, accompagnés d’un militaire en uniforme ; probablement le chauffeur du général. Ce dernier s’approcha en tirant de son ceinturon une baïonnette. Puis il fit signe aux trois hommes de sortir.
Malko le regarda venir, la baïonnette à la main. Les yeux jaunes de Khadjar brillaient d’un éclat lugubre. Malko soutint ce regard.
Le général s’assit près du prisonnier et, posément, ouvrit sa veste. Puis, avec la pointe de la baïonnette, il ouvrit la chemise de Malko, sur une longueur de vingt centimètres. Le froid de la lame fit frissonner l’Autrichien.
— Dans notre tribu, il y a très longtemps, dit Khadjar, on plongeait un poignard dans le cœur de celui que l’on soupçonnait d’être invulnérable.
S’il survivait à l’épreuve, il avait droit aux plus grands honneurs… Vous croyez-vous invulnérable, prince Malko Linge ?
Tenant la baïonnette à deux mains, Khadjar en appliqua la pointe sur la poitrine de Malko, à l’endroit du cœur, et commença à enfoncer lentement. Malko eut une nausée et ressentit une douleur brûlante. La lame aiguë avait déjà pénétré de deux centimètres entre deux côtes. Il se raidit et tenta de se débattre. En vain.
Son cri se confondit avec une explosion sourde. La baïonnette de Khadjar sembla s’envoler, frappa le mur et retomba sur le lit. Le général jura et porta la main à sa ceinture.
— Levez les mains, Général. Et ne bougez plus.
Malko n’en crut pas ses oreilles. C’était la voix de Derieux !
Il tourna la tête. Le Belge était debout dans l’encadrement de la porte. Dans chaque main, il avait un colt 38, terminé par une sorte de gros cylindre ressemblant à une boîte de conserve : un silencieux.
— Levez-vous et placez-vous face au mur, ordonna Derieux au général. Et ne jouez pas au petit soldat.
Rapidement il vint jusqu’au lit, et, ramassant la baïonnette, scia les liens qui attachaient les jambes de Malko.
— Mes mains, dit Malko. J’ai des menottes. Il faut trouver les clefs. Comment êtes-vous là ?
— Plus tard, répondit Derieux. Les clefs doivent être sur un des deux types qui étaient dans la pièce à côté. Vous, dit-il au général, passez devant et marchez lentement, sinon…
Il sortit, avec un clin d’œil à Malko. Trois minutes plus tard, il était de retour, toujours poussant le général devant lui. Il n’avait plus qu’un colt à la main. De l’autre, il tenait un trousseau de clefs.
— Détachez-le. Sans mouvements brusques.
Il jeta les clefs sur le lit. Khadjar hésita une fraction de seconde, puis prit les clefs et chercha à tâtons la menotte. Son visage était absolument impassible.
Malko se redressa avec un soupir. Il n’avait jamais été aussi près de terminer sa carrière…
— Reculez-vous et mettez-vous contre le mur.
La voix de Derieux était froide et sans passion, mais les deux autres sentaient qu’il n’hésiterait pas à tirer. Il tendit sa seconde arme à Malko.
— Prenez-le. Nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Pour arriver jusqu’ici, j’ai dû liquider trois clébards. Plus les deux types de la pièce à côté.
— Attention ! Il y en a un troisième. Il est dans le parc, en train de creuser ma tombe.
Le Belge sourit en coin.
— Elle va servir quand même. Attendons-le.
Ils poussèrent Khadjar dans un coin. Malko resta derrière lui, l’arme à vingt centimètres de son dos. Derieux se mit de l’autre côté de la porte, de façon que le battant le cachât en s’ouvrant.
L’attente ne fut pas longue. Ils entendirent des pas et la porte s’ouvrit.
— Général…
L’homme ne continua pas sa phrase : il avait vu le lit vide.
Il se précipita, en tirant de sa ceinture un pistolet. Il y eut un « plouf » sourd ; l’homme s’arrêta, comme frappé par la foudre, et s’effondra en pivotant sur lui-même. La balle de Derieux l’avait touché en plein dans les reins. Le Belge tira une seconde fois, sur le corps par terre, qui eut un sursaut. Un autre trou apparut dans la chemise.
— Et de trois, fit Derieux.
— Il est temps de filer, dit Malko. On ne sait pas ce qui peut nous tomber dessus.
— J’ai une idée. Ce salaud-là a sa voiture. Elle va nous servir. On le prend avec nous. Moi je fais le chauffeur, et vous vous mettez à l’arrière avec lui. S’il bronche, vous l’assaisonnez en douceur. Avec nos engins, c’est discret. En avant !
— Vous avez entendu ? dit Malko.
Khadjar haussa les épaules.
— Vous êtes complètement stupides, tous les deux. Même si vous parvenez à sortir d’ici, vous n’irez pas loin. Et si vous me tuez, ce sera encore pire. Nous ne sommes pas en Europe, ici ! On ne sort pas d’Iran comme de Suisse. Vous devriez le savoir, monsieur Derieux.
Il se tut, puis reprit :
— Je vous laisse une dernière chance. Donnez-moi vos armes et je vous promets que vous aurez la vie sauve. Il faudra seulement que je vous garde quelques jours.
— Trêve de bavardage ! coupa Derieux. On s’en va et vous aussi. Je trouve que vous êtes une excellente assurance sur la vie… Pourtant, moi, pour récupérer une ordure comme vous, je ne donnerais pas cher.
Ils sortirent tous les trois. Une Chrysler noire était garée devant la maison. Derieux ouvrit la portière arrière et Malko s’installa. Le général monta à côté de lui, affectueusement poussé par le canon du colt de Derieux. Puis celui-ci se mit au volant.
La grosse voiture s’ébranla doucement. Au passage, Malko reconnut la terrasse où avait débuté son flirt avec Tania. La grande villa paraissait déserte. L’allée serpentait en pente douce à travers le parc. Ils arrivaient à la sortie. Derieux jura :
— Merde ! La grille est fermée. Et il y a des gardes.
— Normalement, ils doivent laisser passer le général sans difficulté, dit Malko. Et je pense que le général est assez intelligent pour ne pas nous créer une difficulté qui pourrait lui être fatale.
Khadjar ne répondit pas.
La Chrysler arrivait à la grille. Derieux stoppa doucement. Un garde en uniforme s’approchait, la mitraillette braquée sur le conducteur.
— Le général est pressé, grogna le Belge en persan. Ouvrez vite la grille, idiot !
L’homme se mit au garde-à-vous. Il allait parler, lorsque Khadjar hurla :
— N’ouvre pas ! Tire, tire !
Il y eut une seconde de flottement, pendant laquelle il se passa beaucoup de choses. Khadjar ouvrit la portière et bondit, roulant par terre, hors de la voiture. Le soldat arma sa mitraillette. Derieux essaya de sortir son arme. Malko tira deux fois au moment où le soldat lâchait sa rafale. Les deux coups frappèrent l’homme en pleine poitrine, et il tomba. La volée de balles balaya la voiture, les glaces arrière s’étoilèrent et Derieux poussa un cri.
Malko tira encore, sur Khadjar. Il y eut un bruit sec. Le barillet du revolver était vide. Khadjar se releva et détala en zigzags dans le parc, appelant à l’aide.
Le second garde jaillit de la guérite. Derieux avait appuyé le silencieux de son arme sur la glace baissée ; il tira deux fois. Une des balles frappa à la gorge l’homme qui s’effondra. Malko bondit de la voiture et ouvrit la grille. Il remonta à côté de Derieux.
C’est à ce moment qu’il vit une grande tache rouge sur la chemise du Belge.
— Vous êtes blessé ?
— Ça va, fit Derieux, d’une voix sourde. C’est le premier type. J’en ai pris une dans le cou. Je ne peux pas tourner la tête. Mais ça ne doit pas être trop grave.
Ses mains, sur le volant, étaient toutes blanches. La douleur, petit à petit, irradiait dans tout son visage. Une balle de neuf millimètres, ça fait du dégât.
— Je vais conduire, proposa Malko.
— Non. Vous ne connaissez pas la route. Il faut faire fissa, pour redescendre en ville avant que Khadjar n’alerte tout le monde. Heureusement qu’ils n’ont pas de voitures radio, et qu’ils sont plutôt lymphatiques ! Parce qu’il n’y a que deux routes. De l’autre côté, c’est la montagne.
— Où voulez-vous aller ?
— Nous planquer. Avant tout. Khadjar va retourner la ville pour nous rattraper. Plutôt morts que vifs.
— Et encore, vous ne savez pas tout ! Malko lui raconta rapidement ce qu’il avait appris. Pendant ce temps, Derieux descendait à tombeau ouvert vers Téhéran. Ils passèrent devant l’hôtel Darban et prirent l’avenue Pahlavi.
— Dans ce cas, conclut le Belge, ils vont nous tirer à vue. Pour Khadjar et les autres, c’est une question de vie ou de mort. Nous ferions bien de sortir du pays avant qu’il ne prenne le pouvoir. Parce que là, on est cuits. Le mieux c’est de filer en Russie par la Caspienne. À Babolsar, je connais un pêcheur clandestin d’esturgeons. Il a un bon petit bateau. On s’arrangera toujours avec les Russes. J’ai des relations.
— Mais il ne faut pas que Khadjar réussisse ! protesta Malko. Ce serait une catastrophe.
Derieux étouffa un cri de douleur. Il avait dû faire un mouvement brusque. Pour la première fois, il fut familier avec Malko !
— Mon vieux, je suis en train de me vider comme un poulet. Dans le meilleur des cas, je n’ai plus qu’à me coucher. Quant à vous, tous les flics de Téhéran auront votre photo ce soir. Et vous pouvez être sûr que le Palais, votre ambassade et votre hôtel sont bourrés de gars qui vous flingueront avant que vous n’ayez eu le temps de dire « pouce ».
Malko ne répondit pas. Tout cela était vrai. Tout le monde croirait Khadjar et Schalberg. Il était hors-la-loi. Il se plongea dans ses pensées tandis que Derieux passait partout en troisième file.
Un policier les vit et stoppa l’autre file, d’un sifflet impératif, puis fit signe à Derieux de passer.
— De mieux en mieux ! ricana le Belge. Ils connaissent la voiture. Bientôt, ils vont nous donner une escorte de motards. Jusqu’à la morgue !
Coup sur coup, il tourna dans de petites rues, puis arrêta.
— Il faut laisser la voiture ici, dit-il. Elle est trop repérable. On n’a pas longtemps à marcher.
Il descendit de la voiture et faillit tomber. Il s’appuya contre l’aile et cracha.
— Le salaud ! Il m’a bien eu !
Malko le prit par le coude. Une longue traînée de sang suintait de la manche.
Clopin-clopant, les deux hommes se mirent en marche. La rue se fit impasse et une affreuse odeur d’ordures ménagères les prit à la gorge. Derieux frappa deux coups, puis cinq, à une porte en bois.
Le battant s’entrouvrit et une femme sans âge jeta au-dehors un coup d’œil méfiant. En voyant Derieux, elle ouvrit un peu plus.
— Le docteur est là ? demanda-t-il en persan.
Elle fit un signe affirmatif. Les deux hommes entrèrent dans une pièce au sol de terre battue. Il n’y avait qu’une lampe à pétrole, posée sur une table branlante, et quelques caisses qui servaient de sièges. Une tenture cachait une autre porte. Derieux s’assit par terre et s’appuya au mur.
Presqu’aussitôt, un petit homme voûté entra. Ignorant Malko, il s’agenouilla près de Derieux et écarta avec précaution la chemise. Puis il palpa le cou et le thorax. Derieux serrait les dents ; de grosses gouttes de sueur perlaient à son front.
— C’est une sale blessure. Il faut que je vous opère, dit-il d’une voix douce, en français. La balle est encore à l’intérieur. En bas, vous serez bien.
Il déplaça la table et s’accroupit. Il y avait un anneau caché par le pied de la table. Il le tira et ouvrit une trappe. Un trou noir apparut. Le docteur s’y glissa, descendant par une échelle. Malko se pencha. Une forte odeur de médicaments le frappa. L’autre remontait.
— Aidez-moi, dit-il à Malko. Il faut le descendre.
À eux deux, ils soutinrent le Belge, pendant qu’il se laissait glisser le long des barreaux. Malko fermait la marche. Au bas de l’échelle, il y avait une pièce nettement plus propre que celle du dessus, aménagée en salle d’opération, avec un scialytique et, dans un coin, des bouteilles d’oxygène. Derieux s’étendit sur une des deux couchettes.
Le docteur prit une seringue et lui fit une piqûre au bras.
— Un peu de morphine ne vous fera pas de mal, murmura-t-il. Je vais vous opérer mais il faut que j’envoie chercher des antibiotiques.
Il remonta. Malko s’assit près du Belge.
— Qui est-ce ? Il est sûr ?
— Comme moi-même. C’était le médecin de Mossadegh. Il hait Khadjar. Sa tête est mise à prix. C’est lui qui fait avorter toutes les filles de bonne famille et les putains de Téhéran. Avec lui, je me sens plus tranquille.
La morphine faisait son effet. Derieux reprenait des couleurs. Malko en profita pour lui poser la question qui lui grillait la langue depuis longtemps.
— Dites-moi, comment m’avez-vous sorti de ce pétrin ?
Derieux eut un sourire satisfait.
— Un coup de pot et votre charme ! Ce matin, je suis passé à votre hôtel. On m’a dit que vous n’étiez pas rentré. Je savais que vous étiez allé hier soir à une réception. Vous m’aviez dit le nom de la petite. J’ai quelques copines, qui m’ont aidé à la retrouver. À l’heure du déjeuner, je suis allé la chercher à son boulot. Je lui ai demandé de vos nouvelles. Elle a fait une sale gueule et m’a raconté une salade, que vous étiez parti très tôt hier soir. Or, comme la pépée était là, vous ne pouviez pas non plus être plongé dans une partie de jambes en l’air.
Je me suis dit que le mieux était d’aller faire un tour là-haut. J’ai pris un taxi et mon artillerie. Et je suis venu. Ça a failli se gâter dans le parc, à cause des clébards. Heureusement, ils ne sont pas venus tous ensemble. J’ai commencé vraiment à me dire que j’étais sur la bonne piste quand un mec m’a braqué avec sa mitraillette, à côté de votre chambre.
— Et alors ?
— Il avait oublié de l’armer… C’est là qu’on voit l’avantage des silencieux. Ça n’ameute pas les populations… J’ai pu faire la petite surprise au général.
L’échelle trembla. Le toubib redescendait, chargé de médicaments.
— Je préférerais que vous restiez en haut pendant l’opération, dit-il à Malko.
Celui-ci préférait aussi. Il remonta et s’assit sur une caisse. La vieille était tassée dans un coin, silencieuse. La trappe refermée, aucun bruit ne filtrait du bas.
Trois quarts d’heure plus tard, le médecin remonta, en manches de chemise et le visage en sueur.
— C’est terminé, dit-il. Il s’en tirera. Mais il ne peut pas bouger pendant une semaine. Je le garderai ici, en bas. Vous pouvez aller le voir.
Malko descendit. Derieux fumait une cigarette, torse nu. Toute son épaule gauche était bandée. Près de lui, il y avait une soucoupe avec un petit morceau de plomb : la balle qui avait failli le tuer.
— Ce toubib est un as, fit le Belge. Je n’ai rien senti. C’est quand il va falloir sortir d’ici que ça va se gâter. L’Iran, c’est foutu pour moi. Comme j’ai déjà été viré d’Égypte…
Malko plissa ses yeux d’or :
— Tout n’est pas perdu. Je vais tenter une dernière chance demain. J’irai voir l’ambassadeur.
— Vous êtes fou ! Khadjar vous a déjà monté un turbin. Vous allez vous faire descendre bêtement.
— Non, il faut que j’y aille. Il n’y a plus que moi qui puisse empêcher le complot de réussir.
— Comme vous voudrez ! Vous n’avez pas une chance sur un million. Reposez-vous ce soir, en tout cas.
Malko en avait sérieusement besoin, de repos.
Un peu plus tard, la vieille leur apporta un plat de riz à la sauce safran et quelques bandes de viande séchée. Ils mangèrent avec leurs doigts et burent de l’eau dans une cruche. Puis Malko s’étendit tout habillé sur son lit et s’endormit, sans même s’en rendre compte. Le lendemain serait vraiment pour lui le jour le plus long.