CHAPITRE IX

C’est encore le téléphone qui le réveilla. La voix de son ami russe était anxieuse.

— Camarade Malko, il faut que je vous voie immédiatement. Je suis en bas dans le hall. Puis-je monter ?

— D’accord. La clef sera sur la serrure.

Malko n’eut que le temps de se donner un coup de peigne. Après avoir frappé discrètement, son interlocuteur de la veille entrait et posait son chapeau sur la table.

— Vous savez que vous êtes surveillé ? fit Malko.

L’autre sourit modestement.

— Bien sûr, mais nous y sommes habitués. Vous avez vu le chah ?

— Non.

— Khadjar ?

— Non plus. Schalberg. Il m’a expliqué que vous vous prépariez à prendre le pouvoir, grâce à des armes de contrebande.

— Le général est trop optimiste. Je voudrais qu’il dise vrai. Mais il y a autre chose de plus urgent. Savez-vous que le chah a failli être assassiné hier ?

— Comment cela ?

Le Russe alluma une cigarette et s’assit sur le lit. Malko prit le fauteuil en face. À ce moment on frappa à la porte.

— C’est pour moi. Enfin, pour vous ! dit le Russe.

Malko alla ouvrir. Une femme de chambre apportait un gros paquet. Elle le lui tendit et s’en alla. Cela ressemblait à un petit sac de pommes de terre, qui pesait bien six ou sept kilos. Il y avait une étiquette avec le nom et le numéro de chambre de Malko.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ouvrez, répondit le Russe en souriant. C’est un cadeau pour vous.

Malko défit l’emballage. Il y avait un sac en plastique avec une fermeture Éclair. Il la fit glisser. Le sac était plein de farine, d’une blancheur immaculée.

— C’est une partie de votre fameuse « farine » que nous avons pu nous procurer, déclara le Russe. Elle ne vous était pas destinée.

— Pourquoi m’apporter cela ? Cette farine n’a aucune importance. C’est ce qui était dedans qui comptait.

Le Russe sourit mystérieusement.

— Voulez-vous faire une expérience ? Prenez une pincée de cette farine, très peu, mettez-la sur une feuille de papier sur l’appui de votre fenêtre et allumez le coin de cette feuille avec, mettons, votre briquet.

Intrigué, Malko se conforma aux prescriptions du Russe et se recula un peu, après avoir allumé le papier.

La flamme atteignit la farine : il y eut une violente explosion ; la vitre vola en éclats. Malko fit un saut en arrière. Le Russe n’avait pas bougé et souriait.

— Alors, monsieur SAS ?

— Qu’est-ce que c’est que cette farine ? Vous n’allez pas me faire croire que cet explosif est notre farine !

— Pas toute. Mais une petite partie de la farine pourrie de feu M. Van der Staern n’est autre, en effet qu’un violent explosif. Qui plus est, de fabrication américaine…

— Américaine ?

— Absolument. Il y a quelques années, durant la guerre, vos services secrets avaient demandé qu’on leur mette au point un explosif ressemblant à s’y méprendre à de la farine, afin d’échapper aux fouilles de la Gestapo[2]. Vous en avez devant vous un exemple : le contenu de ce sac ne ferait peut-être pas un pain très croustillant, mais creuserait un entonnoir à la place de cet hôtel.

— Pourquoi me l’avoir apporté ?

— Pour que vous ne mettiez pas en doute ma parole.

— D’où vient cette farine ?

— Je ne sais pas. Probablement d’un stock de guerre demeuré en Europe, que l’acheteur d’armes a joint au lot. En revanche, je sais où elle allait. Ce sac devrait se trouver depuis hier sur le bureau du chah. Il était censé contenir un échantillon du blé le plus pur des provinces du nord, en hommage au souverain. C’était une présentation des produits de l’agriculture iranienne.

Un officier d’ordonnance aurait tiré la fermeture Éclair du sac, afin que le roi puisse voir la blancheur de neige de cette farine royale. Et toutes les personnes présentes se seraient retrouvées transformées en chaleur et en lumière, ainsi que le Palais de Marbre. Il n’y aurait pas eu assez de morceaux du chah pour remplir un cercueil d’enfant.

— Comment ? Cette farine n’explose pas spontanément !

— Non. Mais la fermeture Éclair était reliée à ceci.

Le Russe montra un objet, ressemblant à un crayon, qu’il avait tiré de sa poche : un détonateur.

— C’est un détonateur à traction, confirma le Russe. Cela fonctionne très bien.

— Et alors, que s’est-il passé ? Comment avez-vous cela entre les mains ?

— Je ne peux pas vous le dire. Nous avons quelques hommes à nous dans l’entourage du chah. Cette fois ils se sont montrés utiles. Nous savions que quelque chose se tramait. C’est un peu grâce à vous que nous avons pu déjouer cet attentat. Vous nous avez permis de découvrir une piste qui nous manquait. Si vous regardiez la liste des personnalités présentes à cette touchante cérémonie, vous vous apercevriez qu’il en manquait une, excusée au dernier moment. On peut avoir ses convictions, sans être héroïque pour cela.

— Ce n’est pas donné à tout le monde, coupa doucement Malko, devant l’air ironique du Russe.

— Chez nous, reprit-il, la personne chargée de convoyer un objet de ce genre l’aurait suivi jusqu’au bout. Ainsi, en cas d’enquête, on ne peut soupçonner personne… Bref, revenons à nos moutons. Nous avons pu subtiliser cette dangereuse farine et la remplacer par de la vraie. La valise que l’on vient de vous apporter – c’était trop dangereux de le faire moi-même – contient le stock complet. Ne le jetez pas par la fenêtre, vous risqueriez de ne pas avoir le temps de descendre avant de recevoir le Hilton sur la tête…

— Pourquoi ne l’avez-vous pas gardé ?

— Pour quoi faire ? Nous ne sommes pas des terroristes… Comme cela, vous me croirez peut-être à l’avenir. Si toutefois il y a un avenir pour vous.

— Vous êtes optimiste !

Le Russe se leva et écrasa son mégot dans un cendrier.

— Non, réaliste. Vous représentez un danger pour Khadjar. La petite révolution d’hier ne constitue que la première partie de son plan.

— Quelle est la seconde ?

— L’élimination du chah. Sans nous, c’était fait hier. Le chah disparu, il aura la voie libre. En travers de la réalisation de ces grandioses projets du général Khadjar, il n’y a que vous.

— Merci.

— Je vous souhaite bonne chance. Si nous pouvons vous aider, nous le ferons.

Malko fronça les sourcils.

— J’ai bien envie de prendre le premier avion pour Washington et d’aller expliquer tout cela au Président. D’autant que je possède certaines preuves…

Le Russe secoua la tête.

— Ce sera trop long. Je connais les hommes politiques. Khadjar est soutenu par des lobbys puissants à Washington. Jamais on ne le désavouera en quelques jours, même avec votre témoignage. Et après, ce sera trop tard… Il n’y aura plus qu’à reconnaître son gouvernement.

— Que me conseillez-vous, alors ?

— Agissez ici. Voyez le chah. Ou empêchez Khadjar d’agir. Vous-même. Avant qu’il ne vous empêche d’agir vous, définitivement.

Il avait la main sur le bouton de la porte.

— Je vous signale, à tout hasard, que notre VIe Armée, commandée par le camarade-général Kerenski, vient d’entreprendre des manœuvres blindées le long de la frontière d’Iran, entre Tabriz et Babolsar… Nous prenons cette affaire très au sérieux, SAS.

La porte se referma doucement.

Sans le sac posé sur le lit, Malko aurait pu croire qu’il avait rêvé. Il alla au réfrigérateur et se versa une bonne ration de vodka, qu’il avala avec une grimace.

Ainsi, il était pratiquement tout seul, pour empêcher un coup d’État qui risquait de déclencher une guerre ! Ses alliés étaient une barbouze d’occasion et des gens pour le moins peu sûrs… Il ne pouvait compter, ni sur l’ambassade, ni, bien entendu, sur la CIA. Si seulement il avait pu parler dix minutes au téléphone ! On lui aurait envoyé du renfort.

Avant tout, il fallait se débarrasser du dangereux cadeau du Russe. Celui-là, impossible de savoir s’il avait dit la vérité. Puisque l’attentat avait échoué…

Il soupesa le sac. Difficile à croire, que cette poudre innocente puisse détruire un immeuble de vingt étages ! Comment s’en défaire ? L’idéal aurait été d’aller l’enterrer dans un endroit désert. Si son taxi avait un accident, ça ferait un beau feu d’artifice… Soudain, Malko eut une inspiration : les toilettes. Il vérifia la chasse d’eau : elle marchait.

Avec mille précautions, il versa le tiers du sac dans la cuvette, laissa la « farine » se diluer dans l’eau et tira la chasse. La purée blanchâtre disparut, avec des glouglous inoffensifs. Il ne restait qu’à répéter l’opération, jusqu’à ce que le sac soit vide. Ensuite Malko le plia soigneusement et le mit dans sa valise. Encore une pièce à conviction : les chimistes y verraient bien quelque chose…

Satisfait d’être débarrassé de cet encombrant cadeau, il décida d’aller un peu se détendre au bar. Pour l’instant, il n’y avait rien à faire qu’à attendre la réponse de Rhafa. Et puis, en plus, il venait peut-être, au bar, des gens intéressants.

Il s’installa dans un coin. Le barman lui apporta une vodka-lime. Presque tout de suite, un garçon vint s’incliner devant lui :

— Monsieur Linge ?

— Oui.

— On vous demande au téléphone, dans le hall.

C’était son ami russe.

— J’ai pensé que vous étiez au bar. Je veux vous avertir au sujet de la farine… Il ne faut à aucun prix la jeter dans les toilettes, comme vous avez dû en avoir l’idée. J’ai consulté un de nos techniciens.

Malko sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

— Pourquoi ?

— Parce que les matières organiques des vidanges peuvent causer une réaction hautement explosive avec la farine, et faire éclater les tuyaux, et l’immeuble avec…

— Vous me téléphonez un peu tard, dit Malko.

Le Russe eut un rire sans joie :

— Dans ce cas, mon cher, je ne saurais trop vous conseiller d’aller dîner dehors… Le plus loin possible.

Et il raccrocha. Malko retourna au bar, mais la vodka avait un drôle de goût, maintenant. À chaque instant, il s’attendait à être soulevé de terre par une gigantesque explosion. Une porte claqua et il décolla presque de son fauteuil. Il jugea meilleur pour ses nerfs de prendre un peu de recul. Si le Hilton devait sauter, autant que ce soit sans lui.

Il décida d’aller au Palais. Ce serait plus efficace qu’un coup de téléphone.

Cette fois, il entra sans difficulté. La révolution était finie. Rhafa le fit attendre cinq minutes avant de le recevoir. Il était toujours aussi affable. Pendant plusieurs minutes, il entretint Malko de la beauté des poèmes de Hafiz, qu’il était en train de traduire en français. Comme Malko n’accordait visiblement qu’une attention lointaine à ce cours de littérature persane, le fonctionnaire sembla soudain se réveiller.

— Ah oui, j’ai vu Sa Majesté ce matin, je lui ai fait part de votre demande d’audience.

— Et alors ?

— Sa Majesté sera très heureuse de vous recevoir.

— Quand cela ?

— Dès que cela lui sera possible. Combien de temps comptez-vous rester à Téhéran, monsieur Linge ?

Dès qu’il clignait des yeux, Rhafa ressemblait à un oiseau de nuit surpris par le jour. Malko posa ses mains à plat sur le bureau.

— Là n’est pas la question. Je dois voir le roi au plus vite. Vous comprenez ?

Rhafa cligna frénétiquement des yeux.

— Je fais l’impossible. Je vois encore le roi ce soir ; je lui parlerai de vous. Je vous promets de plaider votre cause. Mais, vous savez, Sa Majesté est très prise en ce moment. Si je pouvais lui dire de quoi il s’agit…

— Pas question !

Malko en avait assez de ce chafouin.

— À demain. Je serai là à la même heure.

Il avait parlé en persan. Rhafa bredouilla un « au revoir » inquiet, servile comme un bon courtisan. Cet étranger blond lui faisait peur. Pourquoi voulait-il tellement voir le roi ? D’autres ne voulaient pas qu’il le voie…

En sortant du Palais, Malko se fit conduire directement à l’ambassade américaine. Au passage il acheta les journaux dans un kiosque. Il y avait une grande photo du général Khadjar, le vainqueur de la révolte communiste. L’Université était fermée et le couvre-feu régnait de dix heures à six heures du matin. Tout était mis sur le dos du Toudeh, « Tous les leaders ont été arrêtés », disait l’article…

L’ambassadeur fit attendre Malko près d’une heure. Il devait être furieux que l’agent secret ne soit pas venu le voir plus tôt. C’était un petit homme rougeaud, presque chauve, avec deux yeux bleu délavé. Le parfait diplomate de carrière sans envergure. Il ne devait sortir de son ambassade que pour courir les cocktails. Il serra sans chaleur la main de Malko.

— Robert Kiljoy.

— Prince Malko Linge.

Il tiqua un peu sur le titre, mais n’insista pas.

— Schalberg m’a parlé de vous. En quoi puis-je vous être utile ?

Malko tira sa lettre de créance et la lui tendit. Pendant que le diplomate lisait, l’agent secret expliqua brièvement la situation. Sa mission exigeait qu’il eût d’urgence un entretien avec le chah. Est-ce que l’ambassadeur pouvait l’aider ?

L’ambassadeur se ferma aussitôt.

— La voie normale, c’était par Rhafa et Alah, le ministre de la Cour, expliqua-t-il, mais ils ne sont jamais pressés. Je peux cependant vous donner un mot pour Rhafa.

— Vous n’avez rien de plus rapide ? coupa Malko.

— Peut-être par le général Khadjar… Si Schalberg le lui demande personnellement, il fera un effort. Il est très bien placé.

Malko eut un geste d’agacement.

— Comment feriez-vous, vous, fit-il avec exaspération, si vous deviez voir le chah dans les vingt-quatre heures ?

L’autre le regarda, effaré.

— Mais, mais… Cela ne s’est jamais produit. Et il y a des usages, des coutumes. Je verrais le ministre des Affaires étrangères, qui transmettrait. Mais, au fond, pourquoi ne voulez-vous pas recourir au général Khadjar ? Il est très aimable avec nous.

— J’ai des raisons de ne pas me fier entièrement à sa gentillesse, répliqua sèchement Malko.

Kiljoy le regarda comme s’il lui avait annoncé que le président des USA était inscrit au parti communiste.

— Mais c’est l’homme le plus sûr que nous ayons dans ce pays ! s’écria-t-il. C’est lui qui nous a remis en selle en 1951. Je l’aime beaucoup, ajouta-t-il avec chaleur.

Ce n’était plus la peine d’insister. Et encore moins de dévoiler les vraies raisons de la visite.

— Pouvez-vous néanmoins, par vos contacts personnels, tenter de m’obtenir une entrevue avec le roi dans les plus brefs délais ? conclut Malko en se levant. C’est de la plus haute importance. Bien entendu, je vous demande de garder le secret le plus absolu sur notre conversation. Même avec vos collaborateurs les plus proches. Cela ne regarde que la Maison-Blanche, vous et moi.

Kiljoy acquiesça avec ardeur. Malko le quitta sans illusion. Les diplomates n’ont jamais aimé les barbouzes, et il était sûr que Kiljoy lui mettrait des bâtons dans les roues. De plus, il avait une vénération pour les deux généraux, qui représentaient l’autorité légale. Pour le diplomate, Malko n’était qu’un agent secret un peu louche, doté de pouvoirs beaucoup trop étendus, une sorte d’homme de main amélioré.

Il avait promis d’appeler Malko le lendemain, pour le rendez-vous avec le chah. Il ne restait plus à Malko qu’à se tourner vers le fidèle Derieux. Sans prendre la peine de lui téléphoner, il sauta dans un taxi et se fit conduire chez le Belge.

Celui-ci vint ouvrir, toujours escorté de son molosse. Avant même que Malko lui ait dit bonjour, il l’interrogea :

— Vous avez bien envoyé un câble hier ?

— Oui. Pourquoi ?

— Il n’est pas parti. Ordres supérieurs. J’ai su cela par mes informateurs à la poste.

Ça promettait !… Malko décida d’oublier ses soucis pour quelques heures, avec le Moët et Chandon de contrebande de Derieux.

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