CHAPITRE VII

Un voyant rouge clignotait devant un gigantesque Persan au crâne rasé, tenant une mitrailleuse qui crachait feu et flammes. Il se rapprochait en ricanant…

Malko se dressa en sursaut dans son lit. La sonnerie du téléphone lui vrillait les oreilles. À tâtons, il saisit le récepteur.

— Allô.

— Monsieur Linge ?

— Oui.

— Pouvez-vous venir dans le hall, d’ici une heure ?

— Qui êtes-vous ?

— Mon nom ne vous dirait rien. Mais je crois que nous avons des intérêts communs, en ce moment.

— Je ne comprends pas.

— Du blé, par exemple…

Il y eut un petit silence. L’inconnu parlait l’anglais avec un léger accent. C’est cet accent qui décida Malko à répondre « oui ». C’était l’accent russe.

Il se leva aussitôt et se jeta sous la douche. Il avait dû dormir deux heures, car il était midi. La veille, Derieux avait conduit à un train d’enfer, pour arriver à Téhéran dans la matinée.

Pendant que le jet d’eau brûlante lui fouaillait la peau, l’Autrichien pensait à Van der Staern. Le pauvre type ne reverrait jamais sa Belgique natale ! Involontairement, il avait pourtant rendu à Malko un immense service. Sans lui, jamais on n’aurait eu vent de cette histoire d’armes. C’était la preuve absolue que toutes les informations de la CIA étaient exactes : Khadjar et Schalberg préparaient bien leur révolution.

Khadjar, tout au moins. Malko ne pouvait arriver à croire que Schalberg trahissait délibérément ses chefs, avec les conséquences incalculables que cela pouvait avoir.

Il fallait tenter une dernière chance : prévenir le général américain de ce qui se passait. S’il était dans le coup, cela n’avait aucune importance, car alors il était déjà au courant de la bagarre de Khurramchahr. Si Khadjar avait mené en bateau le général, c’était le moment d’ouvrir les yeux à ce dernier.

Une serviette autour des reins, Malko décrocha le téléphone. Il eut rapidement le bureau de Schalberg, et le général en personne lui répondit. Malko se nomma, et l’autre fut très aimable :

— Vous me téléphonez pour les dollars, je parie. Je ne sais rien encore, mon vieux.

— Ce n’est pas pour cela, Général. J’ai besoin de vous voir au plus vite, pour une affaire extrêmement importante.

Schalberg parut surpris, mais non ennuyé.

— Dans ce cas, passez à mon bureau en fin d’après-midi. Vous m’exposerez votre affaire.

Malko remercia et raccrocha. Dans quelques heures, il serait fixé. Cette certitude lui donna envie de se détendre. Il demanda le numéro de Tania Taldeh.

Après plusieurs erreurs, il finit par tomber sur la jeune fille. Elle éclata de rire, quand Malko eut dit son nom.

— Je croyais que vous étiez mort, dit-elle. Si vous aviez téléphoné avant-hier, je vous aurais emmené à une grande partie chez les Massoudi. C’était très bien.

Malko s’excusa et ajouta :

— Voyons-nous aujourd’hui. À la sortie de votre bureau. Nous prendrons un verre.

— C’est difficile. Il n’y a pas beaucoup d’endroits à Téhéran.

Il insista. Finalement elle lui fixa rendez-vous dans un club près du Tachtejamchid, la Belougette. À cinq heures.

Malko appela ensuite Derieux. Le Belge dormait encore.

Mais l’heure du rendez-vous dans le hall approchait. Malko s’habilla rapidement. Il ne se sentit vraiment lui-même que lorsqu’il eut enfilé un complet d’alpaga presque noir, irréprochablement repassé et qu’il eut noué sa cravate de soie. Il se regarda dans la glace : à son âge, il pouvait encore se permettre de courtiser une jeune fille de l’âge de Tania. Ses cheveux blonds contrastaient avec les rides légères du visage qui en accentuaient la virilité.

Avec ce complet ajusté, impossible de prendre le colt. Malko enferma l’arme dans sa petite valise.

Il descendit. Le hall grouillait de monde. Un convoi de vieilles Américaines piaillait à la réception, et tous les divans étaient occupés par des groupes de businessmen. Près de la paroi vitrée qui surplombait la piscine, il faisait très chaud, beaucoup de gens étaient dehors, se baignant ou prenant des bains de soleil.

Malko était plongé dans la contemplation d’une blonde, qui devait être une hôtesse de l’air suédoise, lorsqu’on lui parla.

— Voulez-vous que nous allions prendre un verre au bord de la piscine, monsieur Linge ?

Malko se retourna. L’homme qui lui parlait avait une quarantaine d’années et l’air sérieux des hauts fonctionnaires des pays de l’Est. Il ne souriait pas, mais son attitude était amicale. Malko remarqua avec amusement la largeur inusitée des bas du pantalon : les Russes savaient fabriquer des fusées, mais s’habillaient comme des galapiats…

Sans mot dire, il se dirigea vers l’escalier.

Ils choisirent une table à l’écart, et Malko, qui n’avait pas encore déjeuné, commanda une portion de caviar et de la vodka. L’autre se contenta d’un thé vert. Quand le garçon se fut éloigné, le Russe parla :

— Vous devez être étonné de mon intervention, SAS, puisque c’est ainsi qu’on vous appelle. Vous n’avez pas tellement l’habitude d’être en rapports avec nous.

Malko sourit. Inutile de jouer les idiots. L’autre savait très bien à qui il avait affaire.

— J’ignore encore de quelle intervention il peut s’agir, répliqua-t-il. J’ignore même qui vous êtes.

L’autre s’inclina légèrement :

— Vladimir Micalef Sederenko, troisième secrétaire à l’ambassade d’Union soviétique.

— Vous connaissez mon nom, donc…

— Parfaitement. Et je sais aussi pourquoi vous êtes ici.

— Ah !

La surprise de Malko n’était pas feinte. En principe il n’y avait que deux personnes qui étaient au courant de sa mission, le Président des États-Unis et le patron de la CIA.

— Oui, vous êtes venu enquêter sur une tentative de révolution, fomentée par ce fasciste de Schalberg et par cet assassin de Khadjar.

— Comment pouvez-vous affirmer cela ?

— Le blé, mon cher SAS ! Nous le suivons depuis son départ. Une telle quantité d’armes ne passe pas inaperçue. Nous avons été prévenus de la commande, mais nous ignorions à qui elle était destinée. Pas au chah. Pas à vous non plus, vous avez d’autres moyens, plus pratiques. Et ce n’était pas pour nous, acheva-t-il dans un sourire. Cela laissait peu de possibilité… Votre arrivée nous a ouvert les yeux, ainsi que les petits incidents qui l’ont accompagnée. Maintenant, nous savons à quoi nous en tenir. Et il faut agir vite.

Il se pencha en avant.

— Monsieur SAS, vous savez peut-être que nos gouvernements respectifs ont conclu un accord en vue de neutraliser l’Iran. Le chah est au courant. Si le plan du fasciste Khadjar se réalisait, l’équilibre n’existerait plus. Nous serions obligés d’intervenir, ce qui ne manquerait pas de créer une situation explosive… Imaginez-vous des chars de l’armée rouge entrant dans Téhéran ?

— Mais des problèmes aussi graves doivent être résolus à l’échelon gouvernemental, protesta Malko.

— Je sais. Seulement, pour l’instant, le gouvernement américain ne peut rien faire. Schalberg est trop engagé, il ne reculera pas. Khadjar non plus. Le problème doit se résoudre sur place.

— Que puis-je faire ?

— Prévenir le chah. De nous, il ne croira rien. Khadjar est son homme de confiance depuis dix ans. Il a écrasé notre parti, le Toudeh. Vous, il vous croira. Ou du moins il prendra certaines précautions qui empêcheront le plus grave.

— Vous êtes certain que Schalberg marche avec Khadjar ?

— Absolument. Et c’est lui qui a décidé d’assassiner le chah.

Malko ne broncha pas. Ça, c’était nouveau !

— Mais ces armes, à quoi doivent-elles servir ?

— A provoquer des désordres, de façon à justifier la proclamation de la loi martiale. Après, les conjurés agiront plus facilement. Quand l’armée se rendra compte qu’elle a été manœuvrée, il sera trop tard.

— Je vois.

— Il faut que vous rencontriez le chah.

— Je vais essayer. Est-ce que je peux vous joindre ?

— Il vaut mieux pas. Je vous contacterai moi-même, mais agissez vite.

Le Russe se leva et s’éloigna, après s’être incliné.

On apportait le caviar de Malko. Il pressa un citron sur les grains grisâtres et les étala sur un toast. C’était vraiment le meilleur caviar du monde. Il valait une révolution.


Quand il eut fini de déjeuner, Malko remonta dans sa chambre où il rédigea un câble à l’intention de Washington. Le tout c’était de le faire parvenir. S’il passait par les services du chiffre de l’ambassade, Schalberg en aurait sûrement connaissance. Malko récrivit trois fois le texte, et finalement s’arrêta à une formule sibylline, qu’il enverrait en clair de la grande poste.

Il avait juste le temps d’y passer avant de se rendre au rendez-vous de Tania. Il choisit un taxi un peu moins délabré que les autres, et se détendit. Mais il arriva dix minutes en retard à la Belougette.

C’était un endroit étrange, au premier étage d’un immeuble peu reluisant, près de la grande avenue Tachtejamchid. L’intérieur ressemblait à un bar américain un peu démodé.

Tania était là, sur une banquette. Il n’y avait personne d’autre dans la salle. Malko eut une bouffée de chaleur. Cette fille respirait l’amour, avec ses longues jambes et sa poitrine agressive. Elle portait une robe noire de soie imprimée, qui découvrait ses genoux gainés de bas très foncés et lui moulait la poitrine.

— J’allais partir, dit-elle d’une voix basse.

— Je ne m’en serais jamais consolé, répliqua Malko, en lui baisant la main.

Il commanda une vodka-lime et elle l’imita. Les consommations posées, le garçon disparut, et ils restèrent seuls dans la petite salle, avec un fond de musique douce.

— Voulez-vous dîner avec moi ? demanda Malko. Après, je vous emmène danser au Colheh.

La jeune fille secoua la tête :

— Impossible. Je ne peux pas sortir seule avec un étranger.

— Et ici ?

— Ce n’est pas pareil. Personne ne nous voit.

— Si quelqu’un venait ?

— Impossible. J’ai loué la salle pour une heure.

Malko resta songeur devant cette secrétaire qui louait un bar entier pour ses rendez-vous…

Elle continuait :

— Si vous êtes libre après-demain, je vous emmène à une soirée amusante chez des amis.

— D’accord. Mais j’espère que nous ne resterons pas toute la soirée avec vos amis ?

— Que voulez-vous dire ?

Il lui prit la main, la porta derechef à ses lèvres et la garda entre les siennes.

— Que vous me plaisez terriblement.

Elle rit.

— Ce que vous êtes charmeurs, vous autres, Européens ! Vous faites la cour à toutes les femmes.

— Pas à toutes. Vous êtes la première Iranienne à qui j’adresse la parole.

C’était honteusement faux, mais ce qu’elle avait envie d’entendre.

— Alors, entendu pour après-demain. Je vous enverrai ma voiture à votre hôtel, parce que vous ne trouveriez pas tout seul. C’est loin dans la montagne…

— Vous voulez m’enlever ?

Ils rirent tous les deux. Insensiblement, Malko s’était rapproché ; sa jambe touchait maintenant celle de Tania. Elle ne se retira pas.

— Si nous dansions ?

Elle le regarda avec un sourire indéfinissable et se leva sans mot dire, dégageant une bouffée de Diorissimo.

Ils étaient de la même taille. Tout de suite elle incrusta son corps dans le sien, avec naturel, comme s’ils avaient toujours dansé ensemble. Le léger complet d’alpaga ne protégeait guère Malko des formes agressives de sa partenaire. Il la serra un peu plus. Elle appuya sa joue contre celle de son danseur.

Il laissa traîner ses lèvres dans le cou de la jeune fille, qui eut un petit frisson. La bouche de Malko remonta lentement et atteignit celle de Tania. La bouche était déjà entrouverte, et c’est elle qui prit violemment l’initiative du baiser, qui fut interminable. Ensuite, ils restèrent enlacés, titubant. Malko caressait doucement la poitrine de la jeune fille et la sentait frémir sous ses doigts.

Elle s’écarta de lui, avec un sourire un peu moqueur.

— Il faut que je m’en aille, maintenant, murmura-t-elle.

— Déjà ?

— Nous nous reverrons. Dans deux jours.

Les yeux de Tania, très brillants, avaient une expression avide. En dépit de son jeune âge elle n’avait pas l’air d’une petite pensionnaire. Malko mourait d’envie de la basculer sur la banquette et de lui faire l’amour, là, tout de suite. Il était sûr qu’elle ne se défendrait pas et presque certain que c’était ce qu’elle attendait. Mais un vieux fond de civilisation le retint. Plus le sens du devoir : Schalberg devait déjà l’attendre…

Il se contenta de la prendre aux épaules, au moment où elle allait sortir, et de la plaquer brutalement contre lui. Elle lui rendit son étreinte, sans mot dire. Ils redescendirent sans avoir vu personne.

Dans la rue, elle redevint la jeune fille bien élevée et un peu distante qu’il avait déjà rencontrée. Elle lui tendit la main et monta dans une grosse voiture noire conduite par un chauffeur.

Celui de Malko attendait au volant du taxi, en écoutant son transistor.

Cinq minutes plus tard, Malko était à l’ambassade américaine, un peu plus loin, sur le Tachtejamchid. En face, il y avait la carcasse rouillée d’un immeuble en construction, en panne depuis plus d’un an, faute d’argent. Avec un intérêt de vingt pour cent par mois, les promoteurs avaient vu trop grand. La carcasse servait maintenant d’abri à de pauvres diables qui y passaient leurs nuits autour d’un brasero. Et les putains, qui hantaient le Tachtejamchid dès la nuit tombée, y entraînaient leurs clients trop radins pour s’offrir une chambre.


On introduisit Malko immédiatement dans le bureau de Schalberg.

Le général avait l’air soucieux. Il désigna un siège à Malko, alluma une cigarette sans lui en offrir et attaqua :

— Vous avez fait des bêtises, mon cher SAS. De grosses bêtises. J’ai un mal fou à réparer cela.

— Quelles bêtises ?

Tendu, Malko attendait la suite. Quelque chose ne tournait pas rond. Le général le regarda ironiquement :

— Voulez-vous ramener vous-même à l’ambassade de Belgique le corps de M. Van der Staern ?

Du coup, Malko retrouva tout son sang-froid.

— Ça ne me dérangerait pas. Il a été tué par des soldats iraniens, agissant au mépris du droit le plus élémentaire.

— Vous oubliez de dire combien vous en avez tué et blessé, vous-même ?

— Après qu’ils ont tenté de nous assassiner.

— Que faisiez-vous en pleine nuit dans un dépôt de l’armée iranienne ?

— Je vérifiais une information.

— Quelle information ?

— Vous le savez aussi bien que moi. Ce convoi de blé était en réalité un convoi d’armes.

— Et alors ? Pourquoi avez-vous fourré votre nez là-dedans ? C’est notre métier. C’est parfait, de faire du zèle, mais pas en cachette. Vous voulez avoir le fin mot de l’histoire ?

— Je le voudrais.

— Grâce à des fuites, nous savions depuis quelque temps que le parti communiste clandestin, le Toudeh, allait tenter de faire entrer des armes en Iran. Nous les avons repérées, et suivies à travers l’Europe. Malheureusement, il y avait aussi des traîtres dans nos services. Ce qui explique l’attaque dont vous avez été l’objet.

— Le lieutenant Tabriz ?

— Était un communiste. Parfaitement. Ses complices avaient besoin d’argent pour payer leurs armes. Nous avons laissé faire, pour ne pas les effaroucher. Qu’importaient quelques dollars si nous pouvions, le général Khadjar et moi, mettre la main sur tout le réseau clandestin du Toudeh ?

— Mais alors, que faisaient les armes dans un dépôt de l’armée ?

— Vous ne comprenez rien !

Le général secoua la tête et écrasa sa cigarette dans un cendrier.

— Nous avions pu détourner ces armes de leur destination primitive. Les services de mon ami Khadjar avaient l’intention de « purger » les sacs de blé avant leur arrivée à Téhéran. Ce qui aurait jeté la confusion chez nos adversaires. Car ils avaient besoin de ces armes. De plus, ils se seraient retournés contre leurs fournisseurs, persuadés d’avoir été bernés, ce qui faisait d’une pierre deux coups.

— Pourquoi les soldats ont-ils tenté de nous abattre et pourquoi ont-ils tué Van der Staern qui se rendait ?

— Ils avaient l’ordre de ne laisser approcher personne des wagons. Ils vous ont pris pour des communistes qui venaient prendre livraison des armes.

— Ils pouvaient nous faire prisonniers.

Schalberg sourit très légèrement :

— Mon cher SAS, vous êtes bien naïf ! Tous les Toudeh que nous avons pu attraper sont au cimetière de Téhéran. Là, ils ne gênent plus personne.

Malko approuva distraitement. Toutes ses hypothèses s’écroulaient. Le général l’avait devancé et il avait réponse à tout. Et si la CIA avait été « intoxiquée » par des agents soviétiques, désireux de se débarrasser de Schalberg et de Khadjar ? Il décida de ne pas dévoiler toutes ses batteries.

— Je suis désolé, mon Général, dit-il d’un ton contrit. En effet, j’ai voulu faire cavalier seul. Ayant rencontré par hasard ce Van der Staern, je me suis dit que ce serait amusant de vous apporter cette belle affaire sur un plat d’argent.

— Bien sûr, bien sûr, fit Schalberg, protecteur. Mais ça a mal tourné. Surtout pour Van der Staern.

Schalberg était plus détendu, comme si l’apparente humilité de Malko l’avait rassuré. Celui-ci en profita.

— Je compte quitter bientôt l’Iran, enchaîna-t-il. À vrai dire je partirais aujourd’hui même si je n’avais pas rencontré une ravissante créature, qui m’a invité après-demain à une petite réception des Mille et Une Nuits…

Le général éclata de rire.

— Vous faites bien de vous détendre. Puisque vous en avez le temps. Mais attention aux beautés locales. Elles sont farouches et bien gardées. Vous allez vous retrouver marié à l’iranienne.

— Je ferai attention.

— Bon, encore une chose. Les Iraniens font un barouf du diable à cause des gens que vous avez descendus à Khurramchahr. Le général Khadjar essaie de vous couvrir. Je lui ai expliqué le malentendu. Mais il se peut que vous soyez interrogé par la Sécurité Militaire d’ici. Dans ce cas, niez tout. Ils ont l’ordre de ne pas trop insister.

Schalberg se leva et tendit la main à Malko.

— Bonne chance dans vos conquêtes. Et ne faites pas trop de mauvaises rencontres, comme celle de votre déjeuner. Ce sont des gens de mauvais conseil. Laissez-nous résoudre tous ces problèmes, et dites à Washington que nous avons la situation bien en main.

La porte du bureau se referma sur le géant. Malko, pensif, descendit l’escalier. En sortant, il se heurta à quelqu’un qui entrait : un grand type blond, aux cheveux rasés et à l’air fermé ; un des gorilles de l’ambassade, probablement.

Il marcha un peu sur le Tachtejamchid avant de prendre un taxi. L’histoire était de plus en plus embrouillée. Pourquoi Schalberg le surveillait-il ? Ce n’était pas la première fois que les Russes essayaient un coup pareil. Pour s’éclaircir les idées, il décida de retrouver Derieux.

L’hôtel Séfid était à deux pas. Il entra et appela le Belge.

— Je suis content de vous entendre, fit celui-ci. J’ai des nouvelles pour vous.

— Parfait, je viens.

Malko sauta dans un taxi et, cinq minutes plus tard, il débarquait rue Soraya. Derieux vint ouvrir lui-même, son molosse sur les talons.

Il ramena Malko au salon et alla chercher une bouteille de Champagne, du Moët et Chandon.

— C’est celui de l’ambassade de France, souligna-t-il. Le meilleur. Ça vaut les potins que j’ai glanés.

— Quoi ? C’est la guerre ?

— Non, la révolution. Je me suis promené au Bazar toute la journée. Ça remue ferme. Les gens sont très montés. Ils ont décidé une grève générale pour demain. C’est toujours comme cela que ça commence. Les mollah appuient à fond.

— Les mollah ?

— Oui, les chefs religieux. Ils accusent le gouvernement, et donc le chah, de saper l’esprit religieux des paysans et de vouloir faire le jeu des communistes. Ça paraît sérieux, parce que cette fois ils auraient des armes. Les nôtres…

Malko était abasourdi.

— Mais qui est derrière cela ? Les communistes ? Enfin… le Toudeh ?

— Vous êtes fou ! Tout, mais pas eux ! Pour l’instant, c’est impossible de savoir qui tire les ficelles. On verra demain, après les premiers morts…

— Charmant… Mais bien embrouillé !

Et Malko raconta son entrevue avec Schalberg. Derieux l’écoutait en faisant furieusement tourner son œil droit, atteint de strabisme divergent.

— Il vous a mené en bateau, conclut-il. Ou alors, je ne connais plus rien à ce pays. Le Toudeh est incapable d’une action d’envergure. Comme vous l’a dit le général, ils ont matraqué si énergiquement les communistes iraniens qu’ils ont même liquidé les voisins et les parents éloignés de tous ceux qu’ils soupçonnaient… On va bien voir demain.

— Le mieux, si nous voulons suivre le coup, c’est de filer très tôt au Bazar, vers les six heures. Nous prendrons le thé chez un ami sûr et nous attendrons… Couchez ici. On ne sait jamais. Au cas où la Sécurité aurait justement l’idée de vous interroger demain…

— D’accord.

Derieux leva son verre :

— A la révolution et au pognon, les deux mamelles de l’Iran !

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