La chaleur était devenue étouffante dès que le soleil était monté à l’horizon. À perte de vue, la route s’allongeait dans le désert, bordée par des cailloux verdâtres. De temps en temps on croisait un camion chargé à craquer, ou un vieil autobus couvert de signes cabalistiques et bourré de passagers. Presque pas de voitures particulières, sauf les taxis collectifs, chers au Moyen-Orient.
Malko somnolait, étendu sur la banquette arrière. Derieux conduisait très vite. La grosse Mercedes filait à plus de 150. Le seul problème était de ne pas s’endormir. Le paysage offrait peu de distractions, à part d’étranges montagnes bleuâtres qui paraissaient posées sur le désert comme un jeu de construction.
— Si on buvait quelque chose ?
Van der Staern tirait littéralement la langue. C’était l’alternative : ou fermer les glaces et crever de chaleur, ou tout ouvrir et mourir étouffé par la poussière.
Derieux ne dit rien, mais ralentit et stoppa au village suivant. Il y avait une épicerie-buvette-boucherie. Les trois hommes se jetèrent sur de la bière tiède et du lait de brebis aigre. On leur offrit des morceaux de viande baptisés chiche-kebab, mais ils refusèrent poliment. C’était vraiment le bled. Ici, au cœur de l’Iran, ni téléphone, ni télégraphe ; encore moins de train. Pendant la saison des pluies, la route disparaissait sous un mètre d’eau.
La Mercedes repartit, sous les regards curieux d’un groupe de gamins décharnés, aux yeux fermés par le trachome.
Encore six cents kilomètres jusqu’à Khurramchahr !… Ils traversaient maintenant une zone dévastée par les tremblements de terre. Plusieurs villages avaient été entièrement détruits et abandonnés par leurs habitants. C’était sinistre.
Soudain, au milieu de cette désolation, Derieux aperçut sur la route un point noir. En approchant, ils reconnurent un homme en uniforme, monté sur un mulet. Par curiosité, Derieux freina et s’arrêta. Enchanté de trouver un peu de compagnie, l’homme s’approcha et se mit à bavarder en persan avec Derieux. Celui-ci éclata de rire.
— Vous savez ce que c’est ?
— Non, dit Van der Staern.
— Un petit télégraphiste.
— Pas possible !
— Si. Il porte un télégramme à un camp de prospecteurs italiens perdus dans le désert. Il est parti depuis trois jours et il en a encore pour autant, plus le retour…
— Le courrier marche vite, dans ce pays ! ricana Van der Staern. Si c’est pareil pour les mandats !…
Comme son colt le gênait pour se recroqueviller sur la banquette, Malko l’avait glissé discrètement sous le siège. Avant de partir, Derieux lui avait montré, avec un large sourire, un énorme Smith et Wesson à canon long, caché dans la boîte à gants. C’était un garçon prévoyant.
Malko en avait par-dessus la tête de l’Iran. Il avait expliqué à Derieux l’histoire du vieux et des dollars. Derieux avait dit :
— Ça sent mauvais. Pour qu’ils soient aussi féroces, c’est que c’est grave. Si le téléphone marche mal en Iran, le téléphone arabe fonctionne parfaitement. Nous serons peut-être attendus là-bas.
Malko s’étira. Il était six heures du soir. Ils roulaient comme des fous depuis douze heures. Khurramchahr était à une heure de distance. La chaleur était lourde et grasse, et pourtant le soleil disparaissait à l’horizon. Ça promettait. Il faut dire qu’en été le thermomètre grimpe facilement à 60-65…
Maintenant ils étaient dans les faubourgs. La Mercedes, jaune de poussière, devait se faufiler au milieu des bicyclettes, des chariots et des taxis.
— Je connais un hôtel où la climatisation marche à peu près, dit Derieux, le Vanak. De plus, c’est en plein centre. Si on peut appeler ça un centre…
L’hôtel ressemblait plutôt à une gare désaffectée. Mais, en effet, les grilles du conditionneur laissaient filtrer une senteur de pétrole glaciale. Malko s’effondra immédiatement sur son lit, après avoir glissé le colt sous le matelas et verrouillé la porte. Il était trop tard pour faire quoi que ce soit d’utile et ils étaient trop crevés.
Un bruit inhabituel le réveilla. Le soleil était déjà haut et la sirène d’un navire gémissait en cadence. Un pétrolier quittait Khurramchahr.
Malko s’habilla rapidement – une chemise et un pantalon – et descendit. Derieux et Van der Staern étaient déjà attablés devant le petit déjeuner : toasts, fromage blanc, thé et caviar. Van der Staern le mangeait à la petite cuillère. Derieux ricana :
— Vous allez voir votre foie !
— Laissez mon foie tranquille. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— Vous avez tous vos papiers ? demanda Malko.
— Oui.
— Alors nous allons essayer de découvrir l’entrepôt où se trouve votre blé, pour le regarder d’un peu plus près. Après, nous verrons. Ça dépend de ce que nous découvrirons…
Derieux se renseigna auprès de l’hôtelier qui lui indiqua l’emplacement de la gare de triage où aboutissaient tous les trains en provenance de la frontière.
Il leur fallut dix minutes pour y arriver. Derieux prit la direction des opérations. Malko et Van der Staern le suivirent, dans des pérégrinations d’un bureau crasseux à l’autre. Impossible de savoir où était le blé ! À chaque employé, il répétait sa petite histoire, glissait un billet de dix riais et attendait. Inévitablement, l’autre revenait en hochant la tête de bas en haut tout en claquant la langue, ce qui veut dire « non » en persan.
Enfin, quand ils eurent dépensé deux cents riais, un petit vieux brandit triomphalement une liasse de papiers couverts de cachets et d’inscriptions. C’était le récépissé de la douane pour le blé. On sut enfin que celui-ci se trouvait, toujours en wagon, dans un parc contenant des marchandises prêtes à être expédiées sur Téhéran, au sud de la ville. Derieux laissa royalement un pourboire de cinquante riais et ils repartirent.
Un panneau à demi effacé leur indiqua leur destination. C’était une espèce de gare de triage, entourée de clôtures, en plein désert. Il faisait environ 50 degrés.
— Il doit être beau, mon blé ! gémit Van der Staern.
L’entrée était gardée par un Iranien abruti de chaleur, qui regarda à peine leurs papiers.
— C’est au fond, dit-il. Vous verrez, il y a une autre clôture. Là, il faut demander.
Il se rendormit, la casquette sur le nez. Derieux reprit le volant et la Mercedes serpenta parmi d’innombrables voies de garage, encombrées de wagons. Tout était désert. Brusquement ils se trouvèrent devant un poste de garde militaire. La sentinelle abaissa la mitraillette et vint vers eux. Derieux s’arrêta pile et sortit lentement de la voiture. Il brandit les papiers sous le nez du troufion.
— Nous venons voir le blé de M. Van der Staern, annonça-t-il.
Le soldat secoua la tête.
— Personne n’entre.
— Va chercher ton chef.
— Je n’ai pas le droit de bouger d’ici.
— Alors laisse-moi passer.
— Je n’en ai pas le droit.
Et la mitraillette se fit plus menaçante. Suant à grosses gouttes, le soldat était de mauvaise humeur. On l’avait sorti de son troupeau pour le mettre dans l’armée, et il n’aimait pas discuter les ordres. Ces gens l’agaçaient. Sans plus s’occuper des étrangers, il rentra dans la guérite.
— On entre quand même ? proposa Van der Staern.
— Vous voulez être enterré ici ? fit Derieux. Ce type-là ne connaît que la consigne. Le seul truc, c’est d’attendre qu’un officier se montre… J’ai une idée.
Retournant à la voiture, il se mit à klaxonner longuement. Le soldat sursauta et braqua sa mitraillette sur la voiture. Mais il n’avait pas d’ordre pour empêcher les gens de faire du bruit. Et puis cette belle voiture l’impressionnait. Il avait appris que la force est toujours du côté des riches. Mieux, l’idée que son lieutenant serait réveillé en sursaut au milieu de sa sieste l’amusa beaucoup. Il éclata de rire, montrant des dents éblouissantes sous la grosse moustache noire.
Derieux redoubla le vacarme. Rien. Il essaya des coups rapides et des coups lents.
Une silhouette sortit en courant d’un bâtiment de bois et vint vers eux.
C’était un officier à la cravate défaite, qui rebouclait son ceinturon en courant. Il arriva à la grille, l’air mauvais, et fonça sur la Mercedes.
— Vous avez fini ? hurla-t-il à Derieux.
— Cet imbécile a refusé d’aller vous chercher, dit le Belge calmement.
— Il a eu raison.
— Oui, mais nous n’allons pas vous attendre toute la journée. Nous sommes venus de Téhéran exprès.
Désignant Malko, sur la banquette arrière, Derieux ajouta :
— Mon patron est un homme très important, qui n’aime pas attendre.
— Qu’est-ce qu’il veut ? maugréa l’officier.
— Il attend une cargaison de blé. Il veut voir dans quel état elle se trouve.
— Du blé ? Il n’y a pas de blé ici ! C’est un entrepôt militaire.
Il tournait déjà les talons. Derieux le rappela :
— Ce blé est ici. Voici les papiers qui le prouvent. Mon patron est l’ami du général Khadjar.
De mauvaise grâce, l’officier tendit la main et prit les documents.
— Attendez, dit-il.
Il s’en alla avec les papiers. L’intérieur de la voiture était brûlant, Malko en sortit. Il eut l’impression qu’on versait un chaudron de plomb bouillant sur ses épaules. L’image d’une bouteille de bière fraîche lui apparut, flottant entre les barbelés…
Van der Staern fit aussi quelques pas et retourna s’effondrer dans la voiture en laissant la portière ouverte. Il tournait au rouge cardinal.
Derieux regardait la sentinelle avec admiration. L’homme transpirait à grosses gouttes, mais il tenait bon.
— S’ils nous laissent mijoter une heure, on va crever, gémit Derieux.
Malko ne répondit même pas. Pour économiser sa salive.
L’attente parut interminable. En réalité, il ne se passa pas plus d’un quart d’heure. Enfin le lieutenant revint. Cette fois il souriait. Il leva lui-même la barrière et invita les trois hommes à le suivre.
Derieux remit la Mercedes en route et l’arrêta devant une petite baraque de bois, servant de corps de garde.
À l’intérieur, il faisait presque frais. Ils s’assirent tous autour d’une table. Un soldat apporta un plateau avec quatre tasses de thé brûlant.
— Ah non ! gémit Van der Staern.
L’officier sourit et dit en persan :
— Si, si, buvez ! Vous verrez, après on se sent très bien. C’est meilleur que de boire froid.
Ils burent en s’arrachant le palais. Et, miracle, au bout de cinq minutes, leur soif était apaisée.
L’officier se gratta la gorge et s’adressa à Derieux.
— Je suis très heureux de rencontrer des étrangers. Nous n’avons pas beaucoup de visites. C’est gentil, d’être venu jusqu’à Khurramchahr.
— C’est-à-dire, coupa Derieux…
— Vous parlez très bien persan. Il y a longtemps que vous êtes dans notre pays ?
— Quelques années, mais…
— Ainsi vous vous occupez de blé ?
— Non. Pas moi. Mais M. Van der Staern ne parle pas votre langue.
L’officier se tourna vers Malko :
— Monsieur aussi s’occupe de blé ?
Malko parut ne pas comprendre. Derieux sauta sur l’occasion :
— M. Linge est un acheteur important. C’est pour cela qu’il aimerait jeter un coup d’œil sur ce blé.
— Je vois, je vois…, conclut le lieutenant.
Mais il n’ajouta pas un mot. Il voyait, mais il ne comprenait pas, apparemment. Derieux mit les points sur les « i ».
— Vous vous êtes assuré que ce blé était bien ici, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est exact.
— Alors, pour ne pas vous déranger plus longtemps, vous pourriez nous y faire conduire.
— Bien sûr, bien sûr. Mais il y a un petit problème. Rien de grave, d’ailleurs.
— Oui ?
Ils étaient tous les trois suspendus à ses lèvres.
— Eh bien, il sourit de toutes ses dents, pour vous permettre d’accéder à cette marchandise qui est sous le contrôle militaire, il me faut une autorisation du ministre de l’Armée. Simple formalité.
— Où pouvons-nous l’avoir ?
— Au ministère.
— Au ministère ? À Téhéran, vous voulez dire ?
— Bien sûr. Ici, nous ne sommes qu’une toute petite bourgade sans responsabilités.
Derieux serra les poings, mais se contint.
— Vous voulez dire qu’il faut que nous retournions à Téhéran chercher un bout de papier ?
— Cela peut s’arranger autrement.
— Comment ?
— Je crois que le mieux serait d’écrire. En quelques jours, vous auriez une réponse. Pendant ce temps-là, vous visiterez notre beau pays.
Les trois Européens se regardèrent. Le lieutenant souriait toujours innocemment. Il se moquait d’eux avec une rare maîtrise. Une lettre aller et retour, étant donné le rythme des postes iraniennes, cela voulait dire quinze jours minimum. Quinze jours à 60 degrés…
Derieux, le premier, retrouva la parole.
— Ne croyez-vous pas que ce serait plus simple de téléphoner ? Car nous n’avons pas beaucoup de temps à perdre.
— Bien sûr ! L’officier soupira. Je voudrais bien vous rendre service, mais l’Iran n’est pas un pays très moderne. Dans nos régions, le téléphone marche très mal. En ce moment, justement, la ligne avec Téhéran est interrompue. Les termites…
— Les termites ?
— Oui, les termites ont mangé les poteaux et les fils, sur plusieurs kilomètres. Et nous n’avons pas de crédits pour les remplacer. Il faut attendre qu’un nouveau budget soit voté.
— Mais vous avez bien une liaison radio militaire ?
Derieux s’énervait. L’officier rit poliment :
— C’est une bonne idée.
— Alors ?
— Alors il faut que je demande l’autorisation à mon chef. Une simple formalité.
— Je vous en prie.
On touchait au but. L’officier se gratta la gorge.
— C’est ennuyeux. Parce qu’il est en manœuvres et ne rentrera pas avant quelques jours. Si vous pouviez attendre…
Van der Staern suivait ce dialogue de fous sans rien y comprendre. Mais Malko ne se faisait guère d’illusions. L’autre obéissait à des ordres. Décidément, ce blé était bien curieux !
Derieux était aussi coriace que son adversaire. Il but une gorgée de thé et réattaqua.
— Je pense que nous nous égarons. Car, de toute façon, ce blé appartient à M. Van der Staern, ici présent, et personne n’a le droit de l’empêcher de voir son blé.
— Vous avez absolument raison. Seulement ce blé n’appartient plus à ce monsieur. Il a été acheté par le gouvernement iranien, et nous en assurons la protection.
— Le gouvernement ? Le blé est vendu à un marchand du Bazar.
— Peut-être. Mais lui l’a revendu à un organisme officiel. D’ailleurs, voici les papiers.
Il tendit à Derieux une liasse de documents en persan, d’où il ressortait que le blé appartenait maintenant au ministère de la Guerre.
En quelques mots, Derieux expliqua la situation à Van der Staern.
— Mais je n’ai pas été payé ! s’écria le Belge. C’est du vol !
Derieux traduisit. Le lieutenant hocha la tête, compatissant :
— C’est une situation bien compliquée ! C’est pour cela qu’il me faut un papier du ministère.
Et voilà, on était revenu au point de départ !
Derieux sourit et, comme par magie, un billet de mille riais apparut dans sa main. Il jouait à le plier et le déplier.
— Cela nous rendrait un très grand service, si vous pouviez nous accompagner jusqu’à ces wagons, rien que pour y jeter un coup d’œil.
L’officier soupira.
— Je voudrais tellement vous rendre service !…
— Nous aimerions aussi laisser un bon souvenir de notre visite.
— Mais il y a des plombs sur les wagons…
— Ça peut s’arranger. Il suffit de les remettre en place après.
Le lieutenant demanda doucement :
— Mais pourquoi tenez-vous tellement à voir ce blé ?
— Question de qualité, affirma Derieux. M. Linge veut voir si ce blé supporte le voyage.
— Je pense que nous pourrons arranger cela, conclut l’officier. Mais pas maintenant. Voulez-vous revenir demain ?
— À quelle heure ?
— Vers onze heures.
— Bien. Je vous remercie. Vous êtes très aimable.
Tout le monde se leva, le sourire aux lèvres. Le lieutenant serra les trois mains, en s’inclinant profondément. Derieux sortit le dernier. Il oublia sur la table le billet de mille riais.
— Alors ? interrogea Van der Staern.
— On s’en va, dit Derieux. Je vous raconterai après.
Ils remontèrent dans la voiture. Derieux jura en touchant le volant : il était brûlant. Jusqu’à la sortie du camp, les trois hommes restèrent silencieux. La sentinelle les salua impeccablement.
— Il nous a donné rendez-vous pour demain, en douce, annonça Derieux.
— Demain, c’est très bien, conclut Van der Staern.
Derieux ricana.
— Vous avez déjà oublié mon explication ? Demain, ça se dit farda. C’est le mot qu’on entend le plus souvent ici. Et farda ça veut dire jamais.
— Ah !
Il était tout confus et déçu, le Belge ! Derieux enchaîna :
— Ce type est bien décidé à ne jamais nous laisser voir ce blé, mais il nous l’a dit à l’iranienne. C’est tout.
— Pourquoi lui avez-vous laissé de l’argent, alors ?
— Parce que je préfère qu’il croie que je le crois. Comme ça, il dormira sur ses deux oreilles.
— C’est foutu, conclut Van der Staern. Eh bien, deux mille kilomètres pour rien ! Vous auriez mieux fait de demander cette fichue autorisation avant de partir.
— Si on l’avait eue, il aurait demandé un papelard de la griffe du chah, si j’ose dire, ricana Derieux. Il n’y a plus qu’une solution : aller voir sans sa permission.
— C’est aussi ce que je pense, dit Malko.
Van der Staern les regarda, effaré.
— Vous êtes fous ? On va se faire tirer comme des lapins.
— Pas la nuit. Ils dorment. Je connais les Iraniens.
La voiture entra en ville.
— Moi, je n’y vais pas, fit fermement Van der Staern.
— Mon cher, vous nous ferez gagner un temps précieux en venant reconnaître votre marchandise, souligna Malko.
— Vous n’êtes pas venu jusqu’ici pour rater la partie la plus intéressante de la balade, renchérit Derieux.
Pas convaincu, le Belge grommela. Ils arrivaient à l’hôtel.
— Je vous laisse là, dit Derieux. J’ai deux ou trois emplettes à faire pour ce soir…
La nuit était claire. Les trois silhouettes se découpaient nettement sur le fond du désert. La Mercedes était restée derrière une cabane abandonnée, à un kilomètre de là. Maintenant, ils longeaient la clôture barbelée du camp militaire, du côté opposé au poste de garde.
— Là, ça va, souffla Derieux.
Il tira de sa ceinture une énorme paire de cisailles et enfila de gros gants de cuir. Il y eut quelques claquements secs et les barbelés s’écartèrent. Derieux passa le premier ; il remit les cisailles à sa ceinture et s’assura que son Smith et Wesson coulissait bien dans sa gaine. Malko avait son colt à la main.
Au loin il y avait une masse noire.
— Voilà la voie de chemin de fer, dit Malko. Suivons-la.
A la queue leu leu, ils s’engagèrent entre les rails. Le camp était silencieux. De temps à autre, le désert renvoyait l’aboiement d’un coyote.
Il était deux heures du matin.
Soudain les wagons apparurent, en longue file, isolés des bâtiments. Les trois hommes avancèrent, protégés par l’ombre des wagons. Des cailloux crissaient sous leurs chaussures, mais il n’y avait âme qui vive.
Malko arriva à la hauteur du premier wagon. À tâtons, il chercha les portes. Un gros cadenas les verrouillait. Il n’était même pas sûr que ce soient bien les wagons chargés de blé.
— Attendez-moi là, murmura-t-il.
Il suivit la file des wagons, en les comptant. Quand il fut à dix, brusquement les masses noires changèrent d’aspect : c’était maintenant des plates-formes, avec des chars et des camions. Il marcha encore pour arriver à la fin du convoi. Il n’y avait plus de wagons couverts. Donc, les dix premiers devaient contenir le blé.
Revenant sur ses pas, il retrouva les deux autres. Van der Staern s’était accroupi près d’un boggie et paraissait plus mort que vif. Derieux gardait un œil sur les baraques du camp.
— Il faut ouvrir le premier wagon, dit Malko.
Sans mot dire, Derieux tira sa pince et commença à triturer le cadenas. Il s’acharna pendant plusieurs minutes, jurant à voix basse et donnant de furieux coups de poignet. Ça résistait.
Enfin il y eut un claquement sourd. Un des pitons avait cédé.
Avec d’infinies précautions, Derieux et Malko entreprirent de faire glisser la porte, ce qui causa un grincement effroyable. Les deux hommes s’arrêtèrent. Il y avait de quoi réveiller tout le monde à un kilomètre !
Ils recommencèrent, avançant millimètre par millimètre. Cette fois, cela se fit presque en silence. Mais une odeur désagréable s’échappa du wagon.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? souffla Derieux. Il y a des cadavres, là-dedans !
C’était une senteur fade et humide, avec des relents aigrelets de yoghourt tourné.
— Van der Staern, venez voir.
Le Belge quitta l’abri du boggie et rejoignit les deux hommes.
— C’est le blé, dit-il après avoir humé la puanteur.
— Le blé ! Ils l’ont fait pousser dans un cimetière !
— Non, il est complètement pourri. Ça n’a rien d’étonnant avec la chaleur qu’il fait. Il doit germer dans les sacs.
Maintenant la porte était complètement ouverte et l’odeur était épouvantable. On distinguait vaguement les contours des sacs entassés.
— Dites-moi, fit Malko, du blé comme ça, c’est comestible ?
Van der Staern secoua la tête :
— Même des Indiens affamés n’en voudraient pas. Il est complètement impropre à la consommation.
— Et ça ne vous étonne pas, qu’on vous le paie à prix d’or ?
— Peut-être que les autres wagons sont meilleurs.
— On va voir.
Derieux reprit ses tenailles et attaqua le second wagon. Il avait la technique ; cela dura beaucoup moins longtemps.
La puanteur était la même.
Les troisième et quatrième wagons étaient pourris aussi.
— Inutile de continuer, dit Malko. Van der Staern, vous avez fait la meilleure affaire de votre vie, ou la plus mauvaise… Venez, ouvrons quelques sacs pour voir de plus près ce blé qu’on paie si cher.
Ils retournèrent au premier wagon. Derieux tira à lui un sac et le jeta par terre. Avec un couteau il coupa la ficelle. Malko et Van der Staern retinrent leur respiration. On avait l’impression d’être sur un charnier. Surmontant son dégoût, Derieux plongea la main dans la masse.
— C’est plein de vers, grogna-t-il.
Le bras enfoncé jusqu’à l’épaule, il farfouillait.
— Il y a quelque chose.
— Quoi ?
— Je ne sais pas. Comme une boîte à chaussures métallique.
— De la drogue ? demanda Van der Staern.
— Ça m’étonnerait. Ici, on en exporte plutôt. Non, il y a une poignée et c’est très lourd.
— Essayez de le sortir, suggéra Malko.
Derieux allait répondre quand, près des baraques, s’alluma un projecteur, braqué droit sur le wagon qui les cachait.
— Bon Dieu !
Malko était furieux. Tout avait été trop facile ! On les attendait. Ce n’est pas par hasard que ce projecteur s’allumait en pleine nuit.
— Filons, ordonna-t-il. On a peut-être encore le temps.
Ils se lancèrent vers la clôture. S’ils parvenaient à la voiture, ils étaient sauvés.
Derieux se faufilait déjà, quand Malko le retint :
— Couchez-vous.
Au même instant une rafale de mitraillette claqua au-dessus de leurs têtes ; un groupe de soldats arrivaient de l’extérieur pour les prendre à revers : ils étaient cernés.
Plusieurs rafales suivirent la première. Heureusement les soldats tiraient au jugé. Mais une volée de balles s’enfonça dans le sable tout près de Malko, et une autre ricocha sur des cailloux avec un sale miaulement.
Soudain une fusée monta dans le ciel, au-dessus du désert et retomba lentement, suspendue à un parachute. Elle éclairait comme en plein jour l’endroit où ils se trouvaient.
— Filons aux wagons, on pourra mieux se défendre, ordonna Malko. Ils ne veulent pas nous prendre vivants.
Ils foncèrent, cassés en deux. La lueur de la fusée se rapprochait d’eux. Au moment où leurs silhouettes se détachaient, une longue rafale claqua dans leur dos : ils étaient déjà à plat ventre.
— Saloperie, c’est une mitrailleuse ! gronda Derieux.
La fusée toucha le sol avec un grésillement et s’éteignit. Ils bondirent et atteignirent le premier wagon au moment où une seconde fusée montait gracieusement dans le ciel.
Cette fois, il n’y eut pas de rafale. Mais Malko vit distinctement une petite colonne qui franchissait les barbelés, par le trou qu’ils avaient fait, et venait droit sur eux.
— Il faut ouvrir l’autre porte, autrement ils vont nous prendre à revers.
Heureusement les sacs ne remplissaient pas tout le wagon. Derieux se mit à les empiler comme un fou et parvint à la porte. Celle-là s’ouvrait de l’intérieur. Il la tira et la referma aussitôt, ne laissant qu’une étroite meurtrière. Avec son Smith et Wesson, il tira trois coups dehors. On entendit un cri et une grêle de balles s’abattit sur le wagon.
— Les salauds, ils arrivaient en catimini, expliqua Derieux. Maintenant, ils vont faire attention ; ils savent qu’on peut se défendre. Faut s’organiser.
En quelques minutes, ils eurent aménagé au milieu du wagon un petit blockhaus, fait de sacs de blé. Les deux portes du wagon étaient ouvertes, pour surveiller l’extérieur. Malko tira en même temps que Derieux, pour montrer à leurs adversaires qu’ils avaient deux armes.
Ils virent s’approcher un projecteur, vraisemblablement monté sur jeep. D’un coup précis Derieux l’éteignit. Aussitôt un feu violent frappa le wagon. Le bois se déchiquetait sous l’impact des balles et le blé encaissait le reste. Plusieurs armes automatiques tiraient.
— C’est Stalingrad, fit Derieux.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? gémit Van der Staern. Si on tentait une sortie ?
— Avec deux pistolets contre des mitrailleuses ? Nous n’irions pas loin. Gagnons du temps. Si nous tenons un peu, ils n’oseront peut-être pas nous abattre en plein jour.
Accroupis dans le noir, les trois hommes scrutaient intensément l’obscurité. Leurs adversaires se tenaient prudemment à une cinquantaine de mètres.
Il y eut un autre déluge de feu. À plat ventre, Malko sentait les balles s’enfoncer tout autour de lui. Il sentait aussi le bras de Van der Staern trembler convulsivement.
Une voix métallique venant du dehors les fit sursauter. C’était un haut-parleur.
« Rendez-vous. Sortez du wagon les mains sur la tête, il ne vous sera fait aucun mal. »
L’annonce fut répétée en persan et en anglais puis le feu cessa.
Van der Staern se leva d’un bond.
— J’y vais. Je ne veux pas mourir ici.
— T’es dingue ! hurla Derieux. Ils vont te descendre comme un lapin.
Mais, avant qu’il ait pu saisir Van der Staern, celui-ci escalada le parapet de sacs et se laissa tomber par terre, hors du wagon. Puis il se mit à courir maladroitement, les mains croisées sur sa tête, tout en criant :
— Je me rends, je me rends. Je suis belge. Ne tirez pas.
Une longue rafale de fusil mitrailleur partit devant lui. Les balles frappèrent d’abord le sol, puis s’enfoncèrent dans le corps, en un pointillé mortel.
Il s’arrêta net, sembla se tasser sur lui-même et fit encore quelques pas, les bras ballants. Une nouvelle rafale secoua son corps impitoyablement. Il tomba lourdement sur le côté. De rage, Derieux tira deux fois dans la direction du FM.
— Les salauds. Il ne lui ont pas donné une chance.
— Ça va bientôt être notre tour, dit Malko sombrement.
Comme pour lui donner raison, une mitrailleuse prit le wagon en enfilade. De nouveau, ils plongèrent le nez par terre. Ils ne sentaient presque plus l’insupportable odeur.
Une explosion sourde secoua le wagon. Profitant du tir de la mitrailleuse, un soldat avait lancé une grenade. Le sac qui protégeait Malko se vida d’un coup, éventré. Instinctivement, l’Autrichien avança la main pour le rattraper. Elle s’enfonça dans le blé et rencontra un objet dur et long, comme un tuyau. Malko tira et ce qu’il tenait sortit du sac.
C’était un canon de mitrailleuse.
En un éclair, l’inscription qu’il avait lue sur la feuille trouvée sur le cadavre du marchand lui revint en mémoire. La première ligne disait : 12 MG 42 6 BZ 20 000 CA 30.
Des MG 42 ! Qu’il était bête ! C’était des mitrailleuses allemandes, avec vingt mille cartouches. Les six BZ, c’étaient des bazookas. Le blé servait à passer un important stock d’armes. Voilà pourquoi il était si précieux, et pourquoi Khadjar voulait s’en emparer !
Une joie sauvage envahit Malko.
— Mon vieux, nous sommes dans un véritable arsenal ! dit-il à Derieux.
En quelques mots, il lui expliqua ses déductions et lui montra le canon de la mitrailleuse.
— Faut trouver le reste, répliqua le Belge. Et vite !
Fiévreusement, ils éventrèrent les sacs. Leurs recherches ne furent pas longues. En cinq minutes, ils se trouvèrent à la tête de deux mitrailleuses et d’une pile de boîtes de cartouches.
Derieux jubilait :
— Qu’est-ce qu’on va leur mettre ! Ils ne s’attendent pas à celle-là. Si l’autre corniaud était resté, on lui en aurait donné une aussi…
— Attendez, cherchons encore. Vous savez vous servir d’un bazooka ?
— Ça m’est arrivé en Égypte.
Derieux vida un barillet en direction des autres, pour qu’ils ne s’inquiètent pas. Entretemps, Malko mettait à jour un superbe bazooka. Dans le sac voisin, il y avait un container avec quatre obus et les piles de mise à feu…
Ils mirent encore une dizaine de minutes pour s’équiper. Malko s’était passé autour du cou quatre bandes de mitrailleuses. Derieux en avait fait autant et maintenant il glissait une fusée dans le bazooka.
— Paré, dit-il enfin. Comment fait-on ?
— Il faut tenter une sortie, côté baraques. On aura le bénéfice de la surprise. Il y a certainement une bagnole dans le camp. Sinon on va s’engager dans un combat à pied, en rase campagne.
— Bon. J’ai repéré une mitrailleuse sur la jeep. J’essaie de me la payer. Ensuite on les arrose et on y va.
Ils engagèrent chacun une bande. Le claquement sec des culasses fit un bruit d’enfer.
— On y est ?
Derieux visa soigneusement. La silhouette de la jeep était assez visible. Il appuya doucement sur la détente du bazooka, en retenant son souffle.
Il y eut une flamme aveuglante, suivie d’une explosion violente, dont la lueur éclaira tout le champ de bataille. Malko eut le temps de voir les deux groupes de soldats qui cernaient le wagon.
Déjà, dans leurs rangs, la mitrailleuse crachait la mort. C’était une arme terrible. L’Autrichien la sentait tressauter dans sa main, tandis que la bande de cinq cents cartouches se déroulait sans à-coups. Presque sans viser, il balayait le sol devant lui. La jeep brûlait. Derieux avait fait mouche. Plusieurs Iraniens tombèrent. Les autres reculèrent en désordre. Un officier cria :
— Tirez ! Mais tirez donc !
La mitrailleuse de Derieux répondit. Par petites rafales courtes, il arrosait chaque groupe. Puis il lâcha une longue rafale sur les soldats qui s’enfuyaient.
— En avant ! cria Malko.
Les deux hommes sautèrent du wagon, chacun tenant son arme par la poignée supérieure. Malko fut surpris de la légèreté de la sienne. La MG 42 avait été étudiée par les Allemands en 1942 pour arrêter les vagues d’assaut russes et sa légèreté et sa cadence de tir sont proverbiales…
Les deux hommes parcoururent près de cent mètres sans essuyer un coup de feu. Ils dépassèrent la jeep en feu et parvinrent à un groupe de bâtiments en bois. Ils se laissèrent tomber par terre et regardèrent l’espace éclairé devant eux.
C’était une sorte de cour de caserne bordée de bâtiments en bois. Leurs adversaires étaient à l’autre bout. Ils eurent à peine le temps de mettre leurs mitrailleuses en batterie. Un officier, revolver au poing, surgit à vingt mètres, suivi d’une douzaine d’hommes.
— À moi, murmura Derieux.
La MG 42 cracha de courtes flammes. La rafale balaya les soldats. L’officier tomba le premier. Les autres refluèrent, laissant plusieurs corps par terre. Derieux finit de vider sa bande et en changea rapidement.
— Il faut trouver une voiture, dit Malko. Continuons.
Derrière eux, plusieurs coups de feu claquèrent. Le second groupe venu de l’extérieur s’était reformé et arrivait dans leur dos. Malko retourna son arme et envoya une longue rafale au jugé. Il écoutait avec volupté le bruit de crécelle. Pauvre Van der Staern !
Les deux hommes repartirent, courbés en deux, et traversèrent l’espace découvert.
Après, il y avait une longue allée sans lumière, avec au fond un lampadaire ; le poste de garde, sans doute.
— Allez-y, fit Malko. Je vous couvre.
Il s’allongea derrière un arbre et attendit.
Derieux partit en courant. Devant la baraque où on les avait reçus dans l’après-midi, trois camions et une jeep étaient garés.
Une rafale jaillit de l’endroit où il avait laissé Malko. Derieux vit la lueur des départs ; de petites flammes courtes et jaunes. Rapidement, il fit le tour des véhicules. Pas de sentinelle. Il monta dans la jeep, tâtonna pour trouver le contact et mit en marche.
Avant de démarrer, il disposa la mitrailleuse de façon à pouvoir tirer sur sa droite.
Tout doucement, il contourna le bâtiment et reprit l’allée par laquelle il était venu. Il n’avait pas fait cent mètres que Malko, sans arme, surgit et bondit dans le véhicule.
— Il était temps. Je viens de tirer ma dernière balle.
— La mienne a encore une bande toute neuve.
Tous phares éteints la jeep fonçait à travers le dépôt. Enfin ils virent la grille. Elle était fermée.
Malko descendit en vitesse et tourna la poignée. La grille s’ouvrit. Il fit de même pour l’autre battant et remonta dans la jeep. Un homme sortit de la guérite et courut vers eux.
Il n’eut que le temps de faire un saut de côté, pour ne pas être écrasé.
— J’espère que ma voiture est encore là-bas, dit Derieux. On risque de se faire remarquer, si on doit regagner Téhéran dans une jeep militaire.
Sur la grand-route, près de l’endroit où ils avaient laissé la Mercedes, Derieux ralentit. Malko braqua la MG 42 sur la maison et sauta à terre. Derieux stoppa la jeep et les deux hommes firent le tour de la maison.
La voiture était toujours là et il n’y avait personne.
En dix secondes, ils avaient démarré, laissant jeep et mitrailleuse.
Ils roulaient maintenant vers Khurramchahr, sur la route déserte.
— Quittons la ville au plus vite, dit Malko. Nous n’avons plus rien à faire ici. Nous ne sommes pas officiellement recherchés pour l’histoire de cette nuit. Les Iraniens peuvent difficilement ébruiter l’affaire des armes. Khadjar a eu vent de notre voyage et a tenté de nous éliminer discrètement. Mais ça lui est peut-être difficile de nous faire arrêter. Regagnons Téhéran au plus vite et contactons le chah.
— Bon. Alors on passe à l’hôtel et on file.
Un quart d’heure plus tard, ils stoppaient devant le Vanak. Un portier endormi vint leur ouvrir.
Malko prit la clef de la chambre de Van der Staern. Il empaqueta rapidement toutes les affaires du Belge et il fit ses propres bagages. Il prit quand même le temps de regarnir le chargeur de son colt.
Derieux était déjà dans le hall. Il avait expliqué au veilleur de nuit qu’ils étaient obligés de partir et il avait réglé les trois chambres.
Il était trois heures et demie du matin. Ils s’arrêtèrent à la sortie de la ville pour prendre de l’essence, et enfilèrent la route du nord.
Les premiers kilomètres furent tendus. Mais il n’y avait pas le moindre barrage sur la route. Ils ne croisèrent pas un véhicule avant cinq heures du matin, un vieil autobus qui allait au marché.
Malko s’endormit avec les premiers rayons du soleil levant. Ils avaient décidé de rouler sans interruption jusqu’à Téhéran. Derieux était une force de la nature ; après une nuit pareille, il était capable de conduire toute la journée. Et, à l’arrivée, ils avaient encore beaucoup à faire.